Des miracles au paranormal

Patrice Dartevelle

La question des miracles, à laquelle on peut joindre au moins celle des apparitions, continue de faire couler de l’encre. Émile Zola qui avait visité Lourdes en 1892 et en avait tiré son roman Lourdes, sévère pour l’Église mais empreint de compassion pour les malades, est pourtant bien loin.

Dans le monde occidental, il n’y a pas que les rationalistes à soutenir que les miracles n’existent pas et n’ont jamais existé et il est bien rare que l’on affirme leur réalité avec force et conviction. Croire aux miracles, ce n’est possible, pense-t-on, que dans la religion populaire, la religion-superstition comme l’appelle Jean Bricmont, surtout présente dans les milieux de l’immigration.

Néanmoins la question peut encore être posée ou se métamorphoser sans disparaître. La production continue de « dossiers » sur la question montre qu’il ne faut pas trop se hâter à la ranger dans le rayon des affaires classées, comme le dit, dans une des publications que je vais citer, l’anthropologue Jean-Pierre Albert, qui précise ironiquement qu’il en va tout autrement du sexe des anges.

Pour nous en tenir – sans même de recherche exhaustive – au domaine francophone, on voit la revue Science & Vie consacrer un numéro au sujet en 2006[1] et reprendre la question en septembre 2018[2]. Entre les deux, Pierre Gillis a dirigé un volume de même thème, publié en 2011[3].

Le récent Cahier de Science & Vie est parfois prudent, laisse la parole à des croyants, à des « guéris-miraculés » de Lourdes, mais contient essentiellement des positions sceptiques et critiques. Il laisse la conclusion au spécialiste rationaliste de ce type de question, Henri Broch, fondateur de la zététique.

Un seul article, destiné peut-être à sauver ce qui pourrait l’être des Évangiles, est « limite » ou en deçà. Jean-Christian Petitfils déclare que l’auteur de l’Évangile de Jean, qu’il identifie à un personnage décédé en 101, est un témoin oculaire de la Passion, qu’il situe en 33. C’est assez difficile même si je peux marquer mon accord sur le titre de sa contribution « L’existence d’un homme nommé Jésus n’est pas douteuse » et lorsqu’il donne tort à Michel Onfray sur ce dernier problème.

Le clin d’œil de Dieu ou comment sauver la position traditionnelle

Même du côté des théologiens, l’enthousiasme pour une vue traditionnelle, de type impérial, de ce que peut être le divin est assez restreint. À force de remplacer l’omnipotence divine par un Dieu faible, à l’instar par exemple de Gabriel Ringlet, certaines affirmations ne sont plus possibles.

Pourtant, même s’il est à mon sens souvent mieux inspiré – par exemple quand il écrit que les preuves de l’existence de Dieu n’ont jamais convaincu que ceux qui y croyaient d’avance, Mgr Léonard tient aux miracles. Il y voit essentiellement un signe, ce qui est conforme au texte des Évangiles. Ceux-ci n’utilisent pas de terme correspondant à notre « miracle » et parlent de « sèmeion », c’est-à-dire de signe. Le prodige n’a pas ce statut pour le haut prélat, mais il est le moyen de lancer l’argumentation sur les limites de la science, même moderne, qui « ne pénètre [pas] au cœur ultime du réel en discernant les particules élémentaires de la matière… Le cœur du monde est créé dans l’esprit ».

Et Mgr Léonard de définir le miracle comme « un prodige se produisant dans un contexte religieux, qui exprime dans la nature physique une intervention spéciale de la causalité divine ».

Confondant l’indémontré et l’indémontrable, Mgr Léonard n’hésite pas à déclarer, parlant des miracles post-bibliques qu’« ils jouissent dans le constat et le témoignage, de telles garanties d’authenticité que seul un esprit prévenu par ses préjugés peut en nier la réalité ». Bref « les miracles sont un clin d’œil (c’est l’expression qu’il emploie) du monde nouveau à l’adresse de l’ancien ».

Plus astucieux et devinant le péril qui le guette, mais toujours dans le même univers, Mgr Léonard proclame que « les miracles ne sont pas… une violation du réel : ils ne bousculent que la légalité du monde déchu »[4].

L’argumentation ne peut convaincre que ceux qui ont la foi, je dirais même la foi de ceux que le doute n’effleure jamais. Les arguments sont de pure autorité mais la discussion peut et doit aller plus loin, sur au moins deux plans.

Y a-t-il des miracles à Lourdes ?

La question des miracles de Lourdes ou de ce type est par exemple analysée de manière critique depuis longtemps. En 1748, David Hume indique déjà dans son ouvrage Enquête sur l’entendement humain, (section X)[5] :

Aucun témoignage ne suffit pour établir un miracle, sauf si le témoignage est de telle sorte que sa fausseté serait encore plus miraculeuse que le fait qu’il essaie d’établir et, même dans ce cas, il se produit une destruction mutuelle des arguments […] Lorsque quelqu’un me dit qu’il a vu un homme mort revenir à la vie, j’évalue immédiatement s’il est plus probable que cette personne se trompe ou ait été trompée, ou si le fait qu’elle rapporte pourrait s’être réellement produit. Je pèse un miracle par rapport à l’autre, et selon la supériorité que je découvre, je prononce ma décision, et rejette toujours le miracle le plus grand. Si la fausseté de son témoignage semble plus miraculeuse que l’événement qu’elle rapporte, alors […] peut-il prétendre commander à ma croyance ou à mon opinion.

En fait c’est un pur problème de probabilités, comme l’ont montré Safi Douhi[6], avec une certaine prudence devant les chiffres, et plus catégoriquement et plus récemment Gérald Bronner[7]. Suivons ce dernier.

On peut admettre que les guérisons reconnues à Lourdes ces dernières décennies (c’est la décision de l’évêque du lieu du « miraculé » après examen par l’Association médicale internationale de Lourdes) sont fiables, en ce qu’elles sont inexplicables. Mais il n’y a pas qu’à Lourdes qu’il y a des guérisons inexplicables. Une étude sur les guérisons du type de Lourdes en milieu hospitalier retient 1547 cas. On peut en retirer 30 %, ceux qui portent sur des cancers, ainsi qu’on le fait à Lourdes, parce que les cancéreux ont tous absorbé des médicaments. On arrive à une guérison pour 333 333 cas. Sur les mêmes bases, à Lourdes on trouve une guérison pour 30 millions de personnes. En réalité, dès qu’on a un grand nombre de personnes, on peut avoir des guérisons miraculeuses. Rien ne prouve une intensité particulière de miracles à Lourdes. Si on maintient qu’il s’agit bien de miracles, on est condamné à admettre que le dieu des catholiques est singulièrement inefficace.

Où est le problème ?

Pourquoi dès lors l’Église tient-elle encore aux miracles ? Malgré les propos de l’ancien archevêque de Malines-Bruxelles, je ne suis pas sûr que les autorités et théologiens catholiques d’Europe tiennent à ce point aux miracles post-bibliques, sauf quelques réalistes ou cyniques qui estiment qu’il le faut bien pour le « peuple » ainsi que le groupe des hiérarques et des prêtres traditionalistes.

Que ce soit par conviction intime ou par crainte des sarcasmes des rationalistes – et dans une certaine mesure du fait des progrès médicaux, les autorités religieuses sont d’une prudence certaine. Depuis 1858, il y a eu à Lourdes 7 000 déclarations de guérison, mais seulement 70 ont été reconnues comme miraculeuses et, avec les années, les chiffres vont decrescendo. Quant aux apparitions de la Vierge à Medjugorje en Croatie, l’évêque compétent, celui de Mostar, ne veut pas les reconnaître et le Vatican a condamné l’appellation de sanctuaire que les Franciscains ont donnée à l’église de Medjugorje.

Le nœud est dans les Évangiles, où on trouve un problème difficile et un autre insurmontable pour les croyants.

Le difficile vient du poids des miracles opérés par Jésus dans les Évangiles. On y relève une trentaine de miracles (17 guérisons, 4 exorcismes, 5 qui entrent dans les deux catégories, plus des résurrections et des miracles de type multiplication des pains). Si on prend l’Évangile de Marc, 220 versets sur 661 traitent de miracles, de guérisons, etc. Les considérer comme autant de billevesées pose de sérieux problèmes à un chrétien. On peut s’essayer à l’interprétation, dire que les évangélistes ont quelque peu romancé, mais qu’il y a quelque chose. Mais c’est plus que difficile vu le personnage-clef qui est en cause et l’abondance des textes. Certes, les exégètes le relèvent tous, le Jésus des synoptiques ne semble pas réaliser des miracles d’initiative et semble plutôt céder à la demande, mais il cède…

Le problème insoluble est celui de la résurrection de Jésus : c’est le cœur même du message chrétien et il ne peut exister sans le miracle majeur.

C’est là que réside la contrainte pour Mgr Léonard. C’est pour cette raison qu’il prend le risque de dire que les miracles ne contredisent pas la science, mais appartiennent à un mode supérieur. Sur ce seul point, il est habile.

Cette question de Dieu et de la science est le problème même du Suaire de Turin. On trouve sa première trace en Champagne vers 1350. Aucun historien ne peut imaginer qu’une pièce jugée comme une parfaite reproduction du corps du Christ serait passée inaperçue pendant plus d’un millénaire de christianisme. Quand, au XIIIe siècle, saint Louis rachète aux Vénitiens les reliques de la Passion, il leur paie une somme représentant la moitié des revenus annuels du domaine royal et il consacre la même somme à l’édification de la Sainte Chapelle, qui va les abriter. Des historiens d’art de l’entre-deux-guerres ont montré qu’il s’agissait d’un travail byzantin des XIIIe-XIVe siècles. Il faut être très ignorant de l’art ancien et du talent de ses artistes (et même des plus récents) pour en douter[8].

Après la datation au carbone 14 réalisée en 1988 et aboutissant à une datation aux XIIIe-XIVe siècles, acceptée par Jean-Paul II, quelques inconditionnels se sont obstinés en disant qu’on ne peut appliquer à Dieu lui-même les règles de la science. Mgr Léonard voit bien là le péril. On peut théoriquement soutenir le point de vue de ceux qui refusent les résultats du carbone 14, mais les conséquences théologiques de pareille position ne sont plus supportables. Cela voudrait dire que la science entière n’est qu’un jeu dépourvu de signification, un simple jouet donné par Dieu. Au vu des maux terrestres, on devrait alors conclure qu’on a affaire à un Dieu méchant. Il ne resterait plus rien du christianisme à ce compte.

Tous crédules ?

Malgré tout, les apparitions (je veux dire proclamées et revendiquées) de la Vierge deviennent rares (Medjugorje en 1981 me semble la seule en Europe – il y en a au Rwanda – depuis 1945). Les 17 apparitions de la Vierge reconnues sont typiques d’une époque, la fin du XIXe siècle ou un peu plus tard, comme à Banneux et Beauraing (1932-1933), reconnues comme authentiques.

Tout irait-il donc pour un mieux dans le paradis rationaliste, où les croyances irrationnelles ne concerneraient plus que la population de la religion-superstition identifiée aux moins éduqués et de toute manière en diminution ?

Hélas tout se passe comme s’il y avait eu un déplacement pur et simple de ces croyances.

Sondés par Science & Vie en 2005, plus de deux Français sur trois déclarent croire en au moins une catégorie de phénomènes paranormaux (fantômes, extraterrestres, apparitions, sorties de son propre corps, prédictions de l’avenir…). Une enquête plus exhaustive menée par le sociologue Daniel Boy au début des années 2000 indique que seuls 4,3 % des Français ne croient en absolument aucun phénomène paranormal. Pour les autres, ils relèvent soit du « périreligieux » (croire à l’existence du diable, des anges, des démons, des miracles), soit du « parareligieux » (astrologie, réincarnation), soit du « parascientifique » (soucoupes volantes, yéti, monstre du Loch Ness).

Bien évidemment si cela existe, c’est que notre cerveau le permet, mais les tentations de montrer une programmation de notre cerveau en ce sens me paraissent peu convaincantes.

Henri Broch, dont l’interview clôture le Cahier de Science & Vie, admet tout cela : « Les croyances dans les phénomènes paranormaux augmentent ou restent stables à un niveau élevé. Elles ne reculent pas ».

Un progrès peut toutefois être observé selon lui. Aujourd’hui pratiquement plus personne ne croit que par l’esprit on peut faire bouger une statue de 60 à 80 tonnes, comme celles de l’île de Pâques. On ne croit plus qu’en des phénomènes paranormaux plus modestes, mais on est plus nombreux qu’autrefois à y croire. En fait, cette diminution d’ampleur facilite sans doute la croyance et augmente le nombre de croyants. Mais le pire reste à venir.

À l’inverse du sentiment instinctif d’un rationaliste, il faut constater que la croyance dans les phénomènes paranormaux est d’autant plus présente que le niveau d’éducation est élevé.

Dans un cadre plus large que les phénomènes paranormaux, le sociologue Gérald Bronner avait démontré cela en 2013 dans son ouvrage maintes fois primé, La démocratie des crédules.

D’après son analyse, les moins crédules, contrairement à toute attente, sont les agriculteurs et la crédulité augmente régulièrement avec le niveau du diplôme. Probablement la docilité proverbiale des agriculteurs s’est-elle transférée des curés aux autorités académiques les plus titrées. Seuls les scientifiques les plus diplômés (ingénieurs civils et docteurs en sciences) échappent à la règle.

H. Broch rapporte un propos de Jean Rostand, qui situe bien le problème : « ce qui est grave ce n’est pas que les gens croient en l’astrologie, c’est que ces mêmes personnes jugent ensuite de choses sérieuses avec des têtes qui croient en l’astrologie ». Et on ne peut dès lors s’étonner par exemple de la difficulté à faire comprendre qu’il ne faut pas confondre corrélation et causalité.

Voilà qui en dit long sur l’état réel de la culture scientifique et de la compréhension de la méthode scientifique, sur celui de la société et, last but not least, sur le bilan de notre enseignement.


Notes

  1. Les miracles. Concevoir l’inconcevable, Science & Vie, Hors-Série N° 236, septembre 2006, 162 pp.
  2. Miracles, apparitions et reliques face à la science, Science & Vie, Cahier N° 180, septembre 2018, pp.22-86.
  3. Pierre Gillis [éditeur invité], « Comment peut-on croire aux miracles aujourd’hui ? », La matière & l’esprit, Numéros 19-20 (2011), 128 pp., Université de Mons/Lansman Éditeur. On y trouve l’importante contribution de P. Gillis, « Au menu, la restauration de l’Ancien Régime, accompagnée de la surprise du chef », pp. 113-125.
  4. Mgr A.-J. Léonard, « Le miracle : un prodige où Dieu fait signe », op cit., note 3, pp.109-112, texte repris de l’ouvrage de l’auteur Les raisons de croire, 2010, pp. 190-196.
  5. Cité comme référence définitive par le philosophe des sciences Ian Hacking, op.cit. note 1, p. 62 et par Anne Staquet, op. cit., note 3, pp. 41-68 mais d’autres pensent qu’on peut aller plus loin.
  6. Safi Douhi, « Lourdes, l’impossible statistique, op. cit., note 1, pp. 64-65 et « Les règles de l’exception médicale », ibid. pp. 66-71.
  7. Gérald Bronner, « Comment faire un miracle », chapitre de son ouvrage Cabinet de curiosités sociales, PUF, 2018 que je cite d’après le site The conversation, 5 nov. 2018.
  8. Il y a dix ans, à la demande de Science & Vie, le docteur Jacques de Costanzo a pu obtenir le même résultat que le Suaire, cf. article non signé dans la publication en note 2, pp. 74-75.