La Confession autobiographique de Jésus
Marco Valdo M.I.
Dans cette Confession autobiographique, comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie ou pire, d’athéisme – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Jésus Marie Joseph, dit Jésus-Christ, né à Nazareth en Galilée vers le début de l’ère actuelle. Il est connu comme l’idole de nombreuses religions qui ont en commun de se dire chrétiennes et comme un prophète dans d’autres religions, celles dites « du livre ».Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à la considérable documentation biographique, aux rumeurs, aux on-dit et à divers ouvrages concernant sa vie.
Bonjour, Monsieur Jésus. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[3] en mission spéciale. Je dois m’assurer de votre identité et vérifier que vous êtes bien Jésus Marie Joseph, dit Jésus-Christ, né à Nazareth en Galilée au tout début de l’ère chrétienne.
Bonjour, Monsieur l’Inquisiteur, avant d’aller plus loin, laissez-moi vous dire que pour une fois, c’est ma vraie voix et pas celle d’un de ces imposteurs qui prétendent parler pour moi. Eh bien oui, je suis Jésus Marie Joseph, dit Jésus-Christ, qu’on dit né à Nazareth en Galilée avant le début de l’ère chrétienne, entre -9 et -2 ; ce qui me fait naître avant moi-même. C’est à l’évidence une faribole que d’aucuns colportent, une énormité due aux évolutions des manières de compter le temps ; de surcroît, il n’y a jamais eu d’année zéro. Ce n’est d’ailleurs pas le seul paradoxe me concernant, comme vous allez pouvoir vous en rendre compte. Je suis le fils de Marie et de Joseph et de ce fait, mon nom de famille est Jésus Marie Joseph.
Comment ça, le fils de Joseph ? La religion atteste que votre mère était vierge à votre naissance ; en plus, elle était le fruit de l’immaculée conception.
Elle en a de bonnes, la religion, Monsieur l’Inquisiteur, car cette histoire de virginité et d’immaculée conception, c’est le résultat d’une invention postérieure ; en fait, c’est une fable pour les crédules ; ce sont des racontars fous. Non, je vous assure, traditionnellement, je suis le fils de Marie et de Joseph[4] et c’est bien Joseph qui était mon père et ma mère Marie n’a jamais mis un pied de travers ; quant à moi, à ma naissance, je devais être un assez beau bébé. Dans le petit bourg qu’était Nazareth, personne n’a jamais imaginé une naissance qui laisserait une femme vierge. Et d’ailleurs, qui aurait testé la véracité de cette virginité post-partum ? Et comment ? Imaginez un peu l’affaire. La vérité est quand même des plus nébuleuse ; le fait est qu’on n’a jamais vérifié la réalité de ces assertions lunaires. Puis, de toute façon, dans le cas où je serais né au village, il y aurait eu au moins une ou plusieurs femmes pour aider Marie à mettre au monde le bébé et celles-là auraient crié leur stupéfaction dans toutes les rues et même, pendant toute leur vie, si Marie avait été vierge et l’était restée. On l’aurait entendu : Vox populi, vox dei.
Mais au fait, dit l’Inquisiteur, est-ce bien ainsi votre nom de famille : Jésus Marie Joseph ?
Comme à l’époque, il n’y avait pas vraiment d’état civil dans nos villages de Galilée, on n’a pas gardé de traces exactes de mon identité comme le feraient les services publics maintenant. Cependant, mon nom complet et exact – car c’est ainsi qu’on faisait chez nous – reprend les noms de la mère et du père. Voilà pourquoi je m’appelle Jésus Marie Joseph. Mon cousin Brian, quant à lui, s’appelle Brian Marie-Madeleine.
Votre cousin ? demande l’Inquisiteur. Son nom est étrange…
Oui, Monsieur l’Inquisiteur, Brian était mon cousin. Enfin, pas à proprement parler un cousin germain, mais un cousin à la mode de Galilée. En Galilée, on est tous plus ou moins cousins. Son nom, que vous trouvez étrange, vient du fait que sa mère Marie-Madeleine était une jeune fille orpheline qui avait dû, à la mort de ses parents et pour des raisons de subsistance, accueillir et loger dans la maison familiale des officiers romains de passage. Au bout d’un certain temps, elle a accouché de Brian ; on n’a jamais su qui était le père et comme Marie-Madeleine vivait seule, Brian a reçu le nom de sa mère. Marie-Madeleine devait sans doute connaître le nom du géniteur, ce qui expliquerait le prénom de Brian, d’origine bretonne, mais elle n’a jamais voulu le révéler. Des Anglais en ont fait tout un film[5]. Je me souviens aussi qu’au village, on désignait sous l’appellation de « Marie-Madeleine » les dames qui, bien que célibataires, avaient des enfants. Au fond, il n’y avait là rien que de très ordinaire, car les invasions, les guerres et le commerce faisaient passer de nombreux hommes dans la région et il fallait loger les voyageurs quelque part. Et puis, croyez-moi, « faut bien qu’on vive »[6] est le principe essentiel de la vie, c’est la loi de l’évolution, chère à Monsieur Darwin[7]. Ainsi, ces dames observaient scrupuleusement ce principe et cette loi.
Soit, dit l’Inquisiteur, mais poursuivons. Quelle langue et quelle religion aviez-vous dans votre enfance ?
Chez les villageois de Nazareth, comme à la maison, on parlait araméen. Pour ce qui est de la religion, chez nous, on avait de la religion : celle du village, la religion juive. Avec mes cousins et d’autres enfants, on suivait l’enseignement d’un rabbin lequel nous racontait le Testament d’Abraham. En tout cas, c’est comme ça qu’on disait.
Vous voulez sans doute parler de l’Ancien Testament, dit l’Inquisiteur.
L’Ancien Testament ? Je ne sais pas. Pour nous, il n’y en avait qu’un, c’était celui avec Adam, Ève, Moïse, le Déluge, la traversée de la Mer Rouge et toutes ces sortes de choses et d’histoires bizarres. À propos, vous y croyez, vous, à ces légendes ? Moi, je vous le dis tout net, j’ai toujours trouvé que c’étaient des contes amusants, même si certains passages étaient effroyables. Pour ce qui est d’y croire, quand on était enfants et que le rabbin nous racontait tout ça, oui, bien sûr, on y croyait. Évidemment, à l’âge de raison, on ne croyait plus.
Vous avez affirmé, Monsieur Jésus, que vous étiez « le fils de l’homme » et on prétend même, le Fils unique de Dieu. Qu’en est-il exactement ?
On déforme toujours mes propos. C’est pour rectifier un tas d’insinuations stupides et malintentionnées ou même d’innocentes taquineries visant ma mère que j’ai clairement affirmé que je suis le fils de l’homme. Ce que je voulais signifier, c’était que j’étais le fils du charpentier, menuisier, maçon, le dénommé Joseph et je n’ai certainement jamais prétendu être le fils de Dieu et d’ailleurs, duquel ? En ce temps-là, on en comptait déjà des milliers. La religion qu’on m’a enseignée aurait trouvé une telle affirmation impie et comme, quand j’étais enfant, j’étais fort respectueux et très pieux, je n’aurais jamais osé imaginer une telle chose : être le fils unique de Dieu, pensez donc ! Du reste, de quoi parle-t-on quand on dit « l’homme » ? Chez les Marie Joseph, on était d’une famille populaire et ma mère avait coutume, comme faisaient vis-à-vis de leur mari les autres femmes du village, d’interpeller mon père en disant « l’homme » et elle disait aux gens : « Jésus, c’est le fils de l’homme » – comprenez, de Joseph. Alors moi aussi, je disais aux gens : « Je suis le fils de l’homme » – sous-entendu, de l’homme de ma mère, de l’homme de la maison ; je répondais ainsi aux insinuations qui visaient ma mère. C’était également la façon de parler à Nazareth ; il ne faut pas chercher plus loin. Tout le monde le comprenait d’ailleurs ainsi. C’était tellement évident que les gens du coin qui venaient chercher mon père pour des travaux disaient à Marie : « Où il est l’homme ? ». Elle-même disait volontiers de Joseph : « C’est mon homme » et mon père opinait. J’entends encore ma mère chantonner tout le temps « C’est mon homme », comme n’importe quelle Mistinguett[8]. Enfin, elle chantonnait en araméen et sur un air du temps.
Vous êtes connu et reconnu par des millions et même des milliards de gens comme étant le Christ, même par le Coran et les musulmans, qui font de vous un messie : qu’en dites-vous ?
En vérité, je vous le dis, Monsieur l’Inquisiteur, je n’en pense pas grand-chose et pour le peu que j’en pense, je n’en pense pas de bien. Être un christ, être le Christ, quelle drôle d’idée et pourquoi pas appelé à régner[9], comme un Pape. D’ailleurs, ce mot de Christ est synonyme de messie et la chose dont vous pouvez être certain, c’est que je n’étais pas un messie, ni un envoyé d’un Dieu et encore moins, son Fils unique. Pour moi, tout ça, c’est du délire. Revenons à la réalité et tentons d’élucider le mystère de ma naissance et en parallèle, celui de l’ange qui passe et celui de la paternité de mon père. Tout ça est lié. Je vous explique. Commençons par une petite anecdote que j’ai vécue quand j’avais environ sept ans. On est sur la place de Nazareth le jour du marché. De nombreuses villageoises sont là et ça bruit de la rumeur, ça cancane à qui mieux mieux. On entend des voix : « Tiens voilà la Marie avec son gamin. C’est le fils de qui ? (Un ange passe.) On ne sait pas. (Un autre ange passe.) Et la Marie vit toujours avec ce môme chez sa mère Anne. (Un troupeau d’anges passe.) » Toute l’affaire est dans ce dialogue anonyme. Mais il faut préciser que ça se passait avant le retour de mon père Joseph qui était parti, sept ans avant, faire son tour de formation professionnelle, jusqu’où, je ne sais trop, mais vraiment très loin : en Égypte, à Babylone ? Peut-être bâtir des temples, on n’arrêtait pas de bâtir et rebâtir des temples, en ce temps-là et bâtir un temple, ça prenait du temps, vous pouvez me croire. Avant son départ, lui et Marie s’étaient secrètement fiancés ; ils s’étaient promis l’un à l’autre dans leurs moments de grande intimité de se marier au retour de Joseph. Toutefois, Joseph est parti sans savoir que Marie était enceinte ; et l’était-elle d’ailleurs ? De cela découlent deux faits. Le premier est une incertitude : est-ce que Joseph reviendra ? Ce n’était même pas une question de mauvaise volonté de sa part ou de trahison de serment, mais les routes étaient fort dangereuses ; le second, c’est que se rendant compte de ce qu’allait poser comme problème cette naissance accidentelle, Marie, qui était une femme prudente, précautionneuse et patiente, avait réfléchi et décidé d’attendre la naissance de l’enfant, du fait que beaucoup d’enfants mouraient avant l’accouchement ou non viables, et ensuite surtout, d’attendre le retour de Joseph avant de le déclarer père de son enfant. J’ajoute que Marie n’avait pas voulu, comme elle me l’a expliqué plus tard, empêcher Joseph d’aller se former à l’étranger. En clair, elle se savait enceinte, mais elle ne lui a rien dit avant son départ. Entretemps, je suis né et comme je vous l’ai dit, elle n’a pas voulu révéler qui était le père avant le retour de Joseph. Donc, des années plus tard, alors que les parents de Joseph étaient morts entretemps et qu’à son retour, « l’homme de Marie » avait récupéré la maison et la petite entreprise familiales, Marie a enfin pu élucider le mystère de l’ange et révéler qui était mon père. C’est seulement à ce moment que Joseph a pu épouser Marie, me reconnaître et acter ma naissance avec un décalage de sept ans. Voilà tout.
En êtes-vous bien certain ? demande l’Inquisiteur.
Certain, certain… Monsieur l’Inquisiteur, vous demandez beaucoup. Pour ma naissance et la virginité post-partum de Marie, je me demande encore si mes parents ne m’ont pas caché quelque chose. De deux choses l’une : ou comme je viens de l’expliquer, ils ont postdaté ma naissance au retour de Joseph et on revient à ma précédente explication, ou Marie, ma bonne mère, est restée vierge. Admettons ça un instant, mais alors, comment ? Et là, j’ai encore l’impression aujourd’hui qu’il y avait eu une entourloupe. Marie accouche, dit-on, dans une étable, loin du village et de son domicile ; avec, pour seuls témoins, des animaux ; autrement dit, un accouchement clandestin. Personne avant cette révélation n’avait jamais vu grossir son ventre et ce n’est pas cette fable des Rois Mages et de l’étoile qui va éclairer notre lanterne.
Oui, jusque-là, dit l’Inquisiteur, je vous suis. Mais alors quoi ?
Donc, soudain, Marie, partie se cacher dans une étable, revient avec un enfant, un garçon, de surcroît. L’explication la plus rationnelle – et croyez-moi, j’ai eu le temps d’y songer – c’est que Marie a sorti de l’étable un enfant trouvé, qu’elle avait amené là, et est rentrée au village en exhibant le marmot. Ensuite, elle a laissé planer le mystère d’une intervention divine ; c’est toujours plus sûr de mettre Dieu dans le coup. Mais vraiment, cette histoire de vierge pourrait bien être exacte, mais celle d’enfantement divin ne tient pas. Par ailleurs, j’ai souvenir de certains qui parlent de Joseph comme d’un père adoptif et en vérité, je vous le dis, ceux-là ont raison.
Donc, selon vous, Jésus, vous seriez un enfant trouvé et Marie et Joseph seraient des parents adoptifs, demande l’Inquisiteur un peu ahuri.
Oui, Monsieur l’Inquisiteur, un enfant trouvé comme il y en a eu des millions dans le monde depuis que les hommes et les femmes existent et font des enfants. Oui, exactement, un enfant abandonné et trouvé et recueilli, élevé et aimé par Marie et Joseph ; dès lors, je les tiens pour mes vrais parents et peu importe le reste. C’est comme ça que je le sens. Que serais-je devenu sans eux ? Je n’en sais rien. Je rends grâce à ces gens modestes de m’avoir fait leur fils.
On raconte, Monsieur Jésus, qu’accompagné de vos disciples, vous prêchiez un peu partout, que vous faisiez des miracles sur demande.
Les prêches : ho là là ! Quel bazar ! Et les apôtres qui me poussaient à raconter des histoires aux gens ! D’abord, ces disciples étaient surtout une bande de zigotos qui me suivaient partout ; enfin, pas tous les jours, car il fallait quand même travailler. On passait des soirées à inventer ce que je devrais dire le lendemain. Et les miracles ? Ils en redemandaient, on aurait dit une troupe de cirque ambulant dans laquelle j’étais le prestidigitateur et le magicien, une sorte de sorcier, de guérisseur, un envoûteur. Et moi, je rêvais d’une vie tranquille et de m’installer avec Marie-Madeleine, une cousine de Brian. À propos de Marie-Madeleine, dites-moi, Monsieur l’Inquisiteur, avez-vous lu L’Évangile selon Jésus-Christ de José Saramago[10] ? Même si je ne suis pas d’accord sur la fin qu’il m’accorde, c’est assurément une pièce importante à joindre à votre dossier. Ces apôtres, c’était un clan de soiffards ; ils avaient même rêvé de me faire changer l’eau en vin ; tout le lac de Tibériade. Vous parlez d’une tamponne. Après ça, étonnez-vous qu’ils racontent des couillonnades à mon sujet ! Tenez, Ivan, oui, celui de l’Évangile selon Ivan d’Alexandre Zinoviev. Vous connaissez, Zinoviev[11], je crois ? Eh bien, Ivan disait : « Si je pouvais changer l’eau en vodka, tous les Russes seraient avec moi. » C’était un réaliste et comme moi, il savait que faire tout ce vin, toute cette vodka instantanément et sur commande, c’était au mieux un souhait ; en fait, c’était encore une fabulette, une galéjade, une rêverie d’alcoolique. Bref, avec les apôtres, des copains moins futés que ceux de Jules Romains[12], mais quand même de fameux gaillards, on faisait des virées et à chaque fois, on rejouait la dernière cène. Quand ils dansaient au son du Jésus Tango[13] que les musicos jouaient à la demande pour me charrier, on aurait dit les chevaliers de Terpsichore. Et pour tout dire, je n’ai pas inventé le ski nautique, n’en déplaise à mon ami et supporteur Jean Yanne[14], mais j’aurais bien aimé. Que voulez-vous, il n’y avait pas encore de hors-bords et à la rame, les apôtres ont refusé. Mais par contre, oui, j’ai marché sur le lac de Tibériade, mais pas loin du bord. Les apôtres avaient préparé le spectacle et je posais les pieds sur des rochers submergés.
On a dit aussi, Monsieur Jésus, que vous étiez un activiste et que vous semiez le trouble dans le pays.
Voyons, Monsieur l’Inquisiteur, je n’ai jamais été un activiste ; je me contentais de prêcher quelques principes simples, des préceptes de base que toutes les mamans et les bons instituteurs enseignent aux enfants, du genre « Tu ne tueras pas » (c’est une évidence), « Tu ne voleras pas » et qui ne mettaient pas en cause l’ordre public et j’évitais soigneusement tout ce qui touchait au sexe et à l’amour, du genre : « Aimez-vous les uns sur les autres », « Laissez venir à moi les petits enfants ! », « Croissez et multipliez ! » et ce genre de choses. Si sur ce point-là, les religieux m’avaient suivi, ils auraient moins d’ennuis maintenant. J’avoue que je faisais de temps en temps un petit miracle, mais rien de bien terrible : faire se lever un malade imaginaire, réduire un œdème, tuer un figuier… Moi, j’étais plutôt du genre prudent, mais mon cousin Brian était un fameux gaillard ; lui, c’était un activiste, c’était un fanatique, il ne rêvait que de faire exploser les Romains. Le seul problème, c’est qu’il n’a jamais eu d’explosif. À mon avis, avec un peu de patience, il en aurait trouvé et même, à voir ce qui se dessine, il aurait pu faire sauter la planète. Donc, j’ai été pris pour un autre et croyez-moi, c’est par erreur si j’ai été condamné à mort. Sans doute, fallait-il faire un exemple et à toute force, trouver un coupable. Mais quand même, je m’en suis bien tiré.
Nous verrons ça. Mais dites-moi, Monsieur Jésus, comment c’était votre vie avec Marie-Madeleine ?
Très simple, Monsieur l’Inquisiteur, familiale et casanière. On avait une maison assez grande avec beaucoup de chambres. D’abord pour les enfants, car on en a eu pas mal : une douzaine. Ensuite, pour accueillir les voyageurs de passage. Vu qu’elle avait dû abandonner sa profession, Marie-Madeleine s’était reconvertie en aubergiste et aidait les filles du village en leur fournissant des conseils, un emploi occasionnel ou à durée indéterminée, selon les cas. Moi, je mettais mes talents à leur disposition : j’aidais aux accouchements et aussi, en raison des mêmes talents, j’évitais aux jeunes filles de gros embarras de grossesse, rapport à leur profession, car un tel état les mettait au chômage technique, si vous voyez de quoi il s’agit. Je soignais aussi certaine maladie contagieuse fort embarrassante. Ces filles ont répandu, elles aussi, l’idée que je faisais des miracles et d’une certaine manière, c’en étaient. Ma thérapie était telle qu’on venait de loin pour mes soins gynécologiques, même des hommes atteints du mal honteux. Tant que je vous parle de ça, je me demande si ce ne sont pas des médecins jaloux de ma clientèle qui auraient ourdi une machination pour me faire abandonner cette activité lucrative. Tout ça, ça faisait du passage à la maison, je n’avais pas le temps de m’ennuyer et moins encore pour aller courir les routes à clamer des billevesées aux passants.
Mais enfin, Monsieur Jésus, il y a les Évangiles ; ce sont pourtant des textes sacrés, ce sont des preuves.
Rien n’est moins sûr, Monsieur l’Inquisiteur. D’abord, des preuves de quoi ? Comment peut-on tirer des preuves d’écrits compilatoires rassemblés longtemps après les faits dont ils font la légende ? C’est au mieux un paquet de on-dit. De toute façon pour ce qui est des Évangiles, moi, je n’ai rien à voir avec ces récits. Je n’en ai pas écrit une ligne – je ne savais d’ailleurs pas écrire et je n’ai même pas eu mon mot à dire vu que j’étais déjà mort depuis un certain temps. J’ai l’impression d’avoir servi de prétexte à une troupe de croyants manipulés par certains d’entre eux. Peut-être même par les agents de Rome, allez savoir. Cette croyance et cette religion, qu’ils ont finalement inventées, ont bien servi l’Empire romain et d’autres ensuite et j’ai l’impression que ce n’est pas encore fini. Ce qui est sûr, c’est que c’était une riche idée, une affaire rentable, une mine inépuisable de profits, la source d’innombrables escroqueries. Mais moi, tout Jésus que je suis, personnellement, je ne veux pas être mêlé à ces turpitudes, je ne peux pas avaliser ces calembredaines calembouresques, ni patronner ces fariboles frivoles, je ne veux pas cautionner ces idéologies évangéliques. J’affirme hautement que je n’ai jamais rien promis et encore moins, un paradis dans le ciel ou l’avenir radieux sur terre.
On a retrouvé votre tombeau vide peu après votre mort, Monsieur Jésus ; il y a là une disparition inexplicable et c’est ça, la résurrection. Qu’en dites-vous ?
D’abord, Monsieur l’Inquisiteur, vous vous rendez bien compte que tous les historiens et même les théologiens reconnaissent que tous les Évangiles – je dis bien : tous – ont été écrits après ma mort et la plupart, bien longtemps après ma disparition. Ce tombeau vide est une énigme digne d’un roman policier, car vue par les thuriféraires, ma disparition est une affaire qu’on n’a jamais pu élucider. Il y a dès lors d’insolubles questions : qui donc a eu l’idée saugrenue de voler mon cadavre ? Et surtout, pour en faire quoi ? Évidemment, si on suppose que ce sont des vampires nécrophiles qui ont mangé mon corps et bu mon sang, cela permet d’expliquer la tradition étrange et symbolique de la messe. Moi, je trouve que c’est pour le moins inquiétant quant aux mœurs et à la santé mentale de ces croyants. Cependant, les raconteurs des Évangiles en ont fait toute une histoire et à supposer qu’ils aient raison, que ma tombe ait été retrouvée vide et que, si je vivais maintenant, je soutienne cette absurdité d’une résurrection, je pense sérieusement qu’on m’enverrait aux urgences psychiatriques. Moi, je vous dis la vérité et je vais vous révéler le coup fumant de Marie-Madeleine. Oui, j’ai été crucifié et là aussi, cette affaire de clous est pure invention ; on utilisait des cordes. Donc, crucifié, mal en point, comateux à l’extrême, considéré comme mort et mis au tombeau par les amis qui étaient venus me décrucifier. Mais en fait, je n’étais pas mort du tout ; ce fut un tour de magie comme j’en faisais souvent ; même les animaux savent se faire passer pour mort quand c’est nécessaire ; la thanatose est un phénomène bien documenté du point de vue scientifique. Non, je n’ai pas ressuscité, je n’en avais pas besoin. Et désolé pour Alfred Jarry[15], je n’ai pas poursuivi mon ascension en aviateur ou en cosmonaute ; je n’avais même pas commencé cette course de côte à vélo ; d’ailleurs, la bicyclette n’avait pas encore été inventée.
Comment ? dit l’Inquisiteur qui n’y tient plus. Qu’est-ce que vous dites ? Pas mort, pas ressuscité ? Là, Monsieur Jésus, vous exagérez.
C’est comme je vous le dis, Monsieur l’Inquisiteur, et vous devez me croire, perinde ac cadaver[16]. Les apôtres, certains de ma mort, m’ont décroché de la croix et emmené au tombeau dans le plus grand secret. Peu après, d’autres amis sont venus me rechercher ; c’était une idée de Marie-Madeleine et c’est elle qui a combiné cette entourloupe géniale. Alléluia ! Les gars m’ont donc, de nuit, conduit chez Marie-Madeleine. C’est là que j’ai fini ma vie avec elle des années plus tard au milieu de nos enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Comme je vous l’ai laissé entendre déjà, avec Marie-Madeleine, on tenait une sorte d’hôtel où passaient les voyageurs, une auberge galiléenne où nous hébergions à demeure des dames accueillantes. J’avoue cependant que je suis mort plus tard.
Vous êtes quand même mort un jour, dit l’Inquisiteur. Et à quel âge ? Dites-moi aussi comment il se fait qu’on n’a jamais retrouvé votre corps, ni la trace d’un tombeau, hormis celui mythique.
En effet, Monsieur l’Inquisiteur, je suis bel et bien mort à plus de quatre-vingts ans ; c’était il y a longtemps, je ne me souviens plus de l’âge exact et puis, au fait, comment le fixer ; c’est que l’an de ma naissance est fort imprécis. Pour ce qui est des traces, c’est simple, il n’y en a pas, car on a brûlé mon corps et mis les cendres au pied des oliviers du jardin, où Marie-Madeleine m’a rapidement suivi. En ce qui me concerne, ce fut une grande fête, les pleureuses se lamentaient en un chœur rigolard et tout le monde dansait la bourrée araméenne.
Quand même, dit l’Inquisiteur, Monsieur Jésus, vous êtes une star. On en a fait un film dernièrement sous le titre « Jésus-Christ Super Star »[17].
Moi, une superstar ? Voyons, Monsieur l’Inquisiteur, ce n’est pas sérieux. Je suis un mec simple, le fils d’un petit entrepreneur et d’une ménagère. Je n’ai jamais voulu être une star et encore moins, une superstar. Je vais vous dire une bonne chose : ce n’est pas moi qui ai créé le christianisme ; c’est Paul, cet arriviste et les apôtres, avec lui ou après lui, que sais-je, je n’étais plus là, je ne faisais plus partie de la bande depuis ma résurrection. Je vivais à l’écart avec Marie-Madeleine ; on s’occupait des enfants et des petits-enfants et il y avait de quoi faire avec toute cette marmaille, croyez-moi. Il valait d’ailleurs mieux que je ne me montre pas, on aurait découvert la supercherie ; jusqu’à la fin de ma vie, au moins un demi-siècle après ma mort officielle, j’ai fait profil bas. Comme cadavre évadé, j’aurais sûrement été condamné à mort. Par contre, Paul, Pierre et les autres, ils ont fait un de ces foins ; il faut dire que tous ces disciples avaient de l’ambition. J’en suis encore à me dire que j’ai été phagocyté de tous les côtés, transformé en une sorte de produit de lavage de cerveaux et de consciences ; un produit multi-usages pour le grand public, assurément, car il se fait aussi que je suis recommandé comme un remontant, un psychotrope, un relaxant pour angoissés à la dérive ; sans compter ce que font de moi les margoulins en tous genres qui sévissent depuis deux millénaires. Ça vous irait vous d’être mangé à longueur de temps par des anthropophages ?
Et Dieu dans tout ça ? demande l’Inquisiteur.
Oh, Dieu ! Monsieur l’Inquisiteur, moi qui vous parle, je ne l’ai jamais vu, ni même entendu. Vous parlez d’un père ! C’est pour ça que je suis prêt à mettre ma main au feu que mon père, c’est Joseph ou alors, ce géniteur inconnu qui avait engrossé cette fille tout aussi inconnue, qui m’avait mis au monde et abandonné dans l’étable. D’ailleurs, on se ressemble comme tout le monde le disait au village ; à la vérité, tous les gens du coin se ressemblent. Ma mère Marie est du même avis que je ressemble à mon père, c’est tout dire. D’accord, tout le monde dit toujours ça en présence de la famille : si c’est une fille : « Comme elle ressemble à sa maman » et si c’est un garçon : « C’est son papa tout craché. » Au fait, si vous rencontrez jamais Dieu, demandez-lui de me faire un signe ou de me contacter par télépathie. Si, si, avec moi, ça marche ; j’entends très bien les voix.
Eh bien, Monsieur Jésus, je vous considère comme un véritable iconoclaste et comme un athée complet ; et s’il ne tenait qu’à moi, je vous retirerais votre croix.
Ce serait une bonne idée ça, Monsieur l’Inquisiteur, car elle commence à me peser drôlement cette foutue croix. Le fait est que ça me soûle toutes ces histoires qu’on raconte sur mon dos. C’est pas une vie d’être mort et ressuscité, croyez-moi ; ils m’ont transformé en logo, ils m’ont mis partout, j’ai l’impression d’être le cousin de la vache qui rit. Je vous assure que moi, j’en ai marre d’être un guignol et de plus, un guignol à poil ou tout comme, avec juste ce qu’il faut pour m’enlever ce qui me caractérise comme homme. Enfin, c’est quoi, cette loque ? Et là en haut, sur la croix, au vu de tous, imaginez un instant que je pense à Fernande[18], on ne le saura même pas. Alors, me retirer la croix, je vous en remercie grandement et je vous sais gré, Monsieur l’Inquisiteur, de me proclamer athée, peut-être qu’ils me laisseront tranquille.
[1] Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev, Edgar Morin, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Terry Pratchett, Marie Curie, Charles Darwin.
[2] Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
[3] OVRAAR : voir note dans Carlo Levi
[4] Robert Joly, Jésus – deuxième partie – Le fils de Marie et de Joseph, ABA, NL 41, juin 2023
[5] Brian : La Vie de Brian (Monty Python’s Life of Brian) film de Terry Jones, 1979.
[6] Faut bien qu’on vive est une chanson de Jean Gilles Villard, interprétée magistralement par les Frères Jacques (1958).
[7] Charles Darwin, voir La Confession évolutionniste de Charles Darwin, ABA, NL 43, janvier 2024.
[8] Mistinguett, Mon Homme, une chanson écrite en 1920 pour Mistinguett par André Willemetz et Jacques Charles, musique de Maurice Yvain.
[9] « Le Pape est mort, un nouveau Pape est appelé à régner. Araignée ! quel drôle de nom, pourquoi pas libellule ou papillon ? Vous n’avez pas bien compris, je recommence… », auteur présumé : Jacques Prévert, dans un court poème « Le Pape est mort » ; c’est du moins ce qu’on dit en se refilant la citation. Je ne sais pas trop où le texte originel se niche ; d’ailleurs, Internet et ses moteurs de recherche l’ignorent. Si quelqu’un le retrouve, prière de transmettre l’information à L’Association Belge des Athées qui fera suivre.
[10] José Saramago, L’Évangile selon Jésus-Christ, traductrice : Geneviève Leibrich, Le Seuil, Paris, 1993, 378 p.
[11] Alexandre Zinoviev, voir La Confession logique d’Alexandre Zinoviev, in L’Athée, revue de l’ABA, n°9 – 2022 – pp.183-194.
[12] Jules Romains, Les Copains, roman, première édition en 1913. Voir notamment, Les Copains, édition poche, Folio, Gallimard, Paris, 1972, 160 p.
[13] Jésus Tango est une chanson de Jean Yanne, interprétée par Ginette Garcin dans Tout le Monde, il est beau ! Tout le monde il est gentil !, film de Jean Yanne (1972).
[14] Jean Yanne est l’auteur et l’interprète de la chanson Alleluia ! (1972), où il révèle que Jésus a inventé le ski nautique, le self-service et (époque oblige) l’après-gaullisme.
[15] Alfred Jarry, La Passion considérée comme une course côte, in Spéculations, Fasquelle, Paris, 1911.
[16] « Perinde ac cadaver » est une expression tirée de la devise de l’Ordre des Jésuites. Elle est doublement appropriée en ce qu’elle est adressée à l’Inquisiteur, lui rappelant opportunément le devoir d’obéissance et du fait que dans toute cette confession, le cadavre occupe une place centrale.
[17] Jésus-Christ Superstar est un opéra-rock d’Andrew Lloyd Webber et Tim Rice qui raconte les derniers jours de la vie de Jésus de Nazareth selon le Nouveau Testament. Il est sorti comme album-concept en 1970, porté à la scène à Broadway l’année suivante, puis au cinéma en 1973 dans un film réalisé par Norman Jewison.
[18] Fernande : « Quand je pense à Fernande, je bande… », il s’agit du leitmotiv d’une chanson de Georges Brassens, intituléeFernande.
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