La religion, vue par un athée italien du XXIe siècle

Enrico Nevolo

Traduction assortie de quelques considérations évoquées dans un dialogue maïeutique par Marco Valdo M. I.

La dernière livraison du périodique italien L’ATEO (l’athée), bimestriel de l’UAAR[1], édité à Rome, publication au titre sans équivoque, était consacré au sujet brûlant : « Che cose è la religione ? », ce qui se traduit[2] par : « Qu’est-ce que la religion ? ». J’écris sujet brûlant, car à le lire, on se dit que certains ont été brûlés pour moins que ça. Du reste, c’est un brûlot qui descend le Tibre jusqu’au-devant du Vatican. Mais procédons.

Dans ce numéro spécial, il y a un article qui a retenu mon attention. Il s’intitule « Religione. Due o tre cose che penso di lei » – « Religion. Deux ou trois choses que je pense d’elle »[3]. L’auteur, Enrico Nivolo est originaire d’Asti (né en 1988) et pour l’heure, prépare une thèse sur « laïcité et pluralisme dans l’école italienne » auprès de l’Université de Turin.

Il est intéressant à plus d’un titre de découvrir ce qu’un Italien lettré contemporain peut bien avoir à penser de la « religion » : c’est l’objet de la première partie de ce texte et en profiter (odieusement) pour glisser quelques considérations impies supplémentaires, à la suite.

L’édification de la Religion

Après quelques réflexions introductives d’ordre historico-philologiques, on en vient à ceci : « Au niveau général, la religion peut être comprise comme un aspect de la vie des êtres humains, utile à la compréhension des rapports socioculturels, qui jette « ses racines dans quelque chose (le sacré) ou quelqu’un (êtres surhumains, dieux, Dieu), qui transcende la dimension humaine, se présentant en même temps comme son fondement. Les religions sont des productions qui s’efforcent de donner un sens au monde, des créations de l’homme en tant qu’animal symbolique et créateur de culture et d’histoire »[4]. En termes anthropologiques, selon les définitions de la religion fournies par Melford Elliot Spiro et Clifford Geertz, les religions peuvent être comprises comme des institutions qui, en créant un système articulé de symboles, coordonnent les relations entre les êtres humains et les êtres surnaturels postulés par eux-mêmes, grâce à la stimulation d’états d’âme et de motivations fondés sur une série de concepts concrets élaborés sur l’existence, qui rendent les états d’âme et les motivations absolument réalistes.[5]

La Religion comme pharmakon

La raison de la naissance de ces institutions (religieuses) peut s’expliquer en reprenant le concept de nausée élaboré par Jean-Paul Sartre – (c’est-à-dire) le malaise que ressentent les êtres humains lorsqu’ils réalisent l’absence de fondement de la réalité et l’absurdité qui les entoure[6]. Les religions, grâce à leurs propriétés d’attribution de sens, peuvent dès lors être décrites comme un puissant pharmakon contre la nausée. Un pharmakon, qui, comme le suggère Jacques Derrida, peut avoir deux effets, celui du remède et celui du poison[7]. Par le biais de la religion, dont la capacité principale est précisément celle de pouvoir donner un sens à tout, les êtres humains ne remarquent pas le Réel, ils l’évitent et entrent, pour ainsi dire, dans une forme de schizophrénie collective qui est capable de réparer tout ce qui ne fonctionne pas, de lui donner du sens. En d’autres termes, la religion rejette le Réel quand il devient trop agressif, quand ce qui ne va pas risque d’écraser le sujet et triomphe quand elle réussit à l’éloigner totalement du Réel, le mettant en sécurité dans son illusion[8] ; les religions, au moyen de dispositifs efficaces d’attribution de sens permettent de rejeter l’émergence de ce que Jacques Lacan définit comme le réel – ce qui perturbe l’unité plus ou moins cohérente de la réalité et de son sens.

La Religion contre le réel

Maintenant, il est bon de s’arrêter et de réfléchir un instant aux conséquences qui peuvent survenir au moment où un sujet entre dans cette illusion : que se passe-t-il quand le Réel est obscurci et que la fiction du Symbolique religieux est complètement oubliée ? Même si chaque sujet a besoin d’atteindre une certaine stabilité, il y a des cas où cette stabilité atteint des degrés inhumains : cela se produit chaque fois qu’on tente de transformer l’ensemble des accords socioculturels qui composent une religion en réalités immuables qui doivent être tenues préservées de tout changement social. À la religion est ainsi conférée une existence autonome et indépendante par rapport à la réalité sociale et les fidèles oublient que ce en quoi ils croient est seulement une tentative humaine de donner un sens au Réel en commençant à penser qu’il est la Vérité absolue, révélée par un être divin, suprême et infaillible. Ces religions se considèrent elles-mêmes, leurs valeurs et leurs propres origines comme détachées de la culture humaine dans laquelle elles circulent et qu’elles considèrent comme quelque chose d’autre dont il faut se dissocier… Selon Olivier Roy, cette tentative de séparer les religions du contexte politique et culturel dans lequel elles sont immergées est un phénomène aujourd’hui plus que jamais important en Europe, où les principales religions sont unies par une tentative de déterritorialisation et de déculturation[9].

Le Credo du crédit

De la même façon que la culpabilité capitaliste s’est émancipée des péchés et de leur rédemption, son culte s’est libéré des objets sacrés : les fidèles du capitalisme ne croient qu’en la foi, ils croient au crédit pur, autrement dit à l’argent. L’argent est devenu le Dieu du capitalisme, un Dieu qui ne vit plus dans les églises, mais dans les banques, lesquelles gouvernent le crédit et administrent la foi, qui est devenue substance en l’argent mercantilisé. Les adeptes du capitalisme sont incités par les banques-églises à vivre dans un état d’endettement continu qui ne doit pas pouvoir s’éteindre : emprunter de l’argent est le seul sacrement de la religion capitaliste et équivaut à un acte de foi dans un avenir qui les conduira à vivre dans un état d’impérissable désespoir.[10]

Le Sens unique

Alors, si cette tentative du capitalisme de s’imposer comme une religion globale a plongé ses fidèles dans un état de désespoir sans possibilité de salut, il est possible que le retour aux religions dont nous avons été témoins ces dernières décennies soit une requête de rédemption du désespoir et du chaos causés par le capitalisme lui-même. À bien y regarder, à partir du XVIIIe siècle, les critères de vérité élaborés par la religion ont commencé à disparaître et les êtres humains ont de plus en plus délégué au marché et aux banques la tâche d’en élaborer de nouveaux, mais la religion capitaliste ne s’est pas avérée être une voie suffisante pour le salut et ne semble pas avoir pleinement accompli la tâche traditionnelle de « rassurance »[11] sociale, historiquement assignée aux religions, semant au contraire le chaos et l’insécurité sociale. Pour ces raisons, de nombreux êtres humains ont commencé à réévaluer les instruments d’attribution de sens élaborés par les religions. Si le capitalisme a atteint le summum de sa gloire au cours du XXe siècle, il n’a cependant pas pu provoquer le déclin des religions, dont il n’a contribué qu’à modifier le statut de légitimité : dans le passé, tout dépendait de Dieu et de sa grâce, alors qu’aujourd’hui tout tourne autour de la liberté individuelle et des limites que lui imposent les lois des États. La recherche de sens à travers les possibilités offertes par la religion reste un chemin encore pratiqué par de nombreux sujets, dont beaucoup, cependant, mettent au premier plan l’expérience de la foi, laissant à l’arrière-plan les contenus dogmatiques. Wade Carl Roof souligne l’individualité des parcours de recherche de sens, lesquels s’écartent souvent de ceux indiqués par une religion particulière malgré le fait que le fidèle prétend y appartenir, et pour beaucoup d’entre eux préfère adopter la dénomination de spiritualité plutôt que celle de religion. En d’autres termes, le fidèle contemporain se construit aujourd’hui un système de sens ad personam sans rejeter en même temps l’appartenance à sa communauté religieuse[12].

Retour aux fondamentaux

Néanmoins, d’autres sujets retournent à la religion de manière traditionnelle et intégriste, à la recherche d’un sens de leur existence, d’une identité solide qui contraste le devenir chaotique du réel et la liquidité dont est faite la modernité. C’est le cas du fondamentalisme, produit de la modernité qui s’y oppose en refusant ses objectifs et ses principes, mais qui utilise ses instruments technologiques. Dans les différentes variantes religieuses (catholique, protestante, islamique, juive, hindoue…), les fondamentalismes sont tous unis par la question du fondement éthique et religieux de l’État : pour les fondamentalistes, le fondement d’un État doit résider dans une religion commune et aucune forme de laïcité n’est envisagée[13]. La religiosité individualisée et le fondamentalisme religieux sont les deux faces du retour contemporain à la religion, deux faces qui démontrent la validité de la définition de la religion comme un pharmakon qu’on utilise contre l’angoisse qu’on éprouve quand on constate l’absence du sens. Que ce soit le pharmakon comme remède ou le pharmakon comme poison, c’est toujours d’un médicament qu’il s’agit et toujours l’absence de sens est considérée comme une maladie.

La voie humaine

Mais n’est-il pas possible de trouver une autre voie ? Une voie plus humaine ? Une proposition que je voudrais avancer ici pour surmonter les mensonges de survie élaborés par la religion est de se tourner vers la science … Si, dans le but d’essayer de donner un sens et une explication à la réalité, au lieu de retourner aux illusions des religions, les sujets s’adressaient à la science, ils découvriraient, par exemple, que l’absence de matière est une condition spécifique de nombreux modèles cosmologiques. À chercher des réponses sur la réalité dans un livre de physique, plutôt que dans La Sainte Bible, on découvrirait, par exemple, que la peur du néant et du vide sont injustifiées, car ils sont le berceau de l’existence et la nature ultime de la réalité, tant au niveau microscopique que macroscopique[14]. Pour situer l’approche logique d’Odifreddi, juste une courte citation : « La conclusione dell’ analisi logica [applicata agli argomenti della teologia razionale] è dunque che non solo non è razionale credere in Dio ma che è razionale non credervi. »[15] (La conclusion de l’analyse logique [appliquée aux arguments de la théologie rationnelle] est donc que non seulement il n’est pas rationnel de croire en Dieu mais qu’il est rationnel de n’y pas croire). Par l’adoption d’une approche scientifique de la réalité, on apprend à être sceptique, à remettre en question les vérités qui nous sont proposées, à en chercher des preuves empiriques qui en démontrent la validité, en trouvant des réponses plus humaines sur l’existence. Connaître la science et en adopter l’attitude de vérification des hypothèses annule les effets collatéraux les plus dévastateurs du pharmakon religieux – les poisons du fondamentalisme. À cet égard, Sam Harris souligne que si on enseigne aux jeunes que les propositions religieuses ne doivent pas être justifiées, alors que cette obligation vaut pour toutes les autres [propositions], la société se remplit d’êtres irrationnels et potentiellement capables de commettre n’importe quel acte pour défendre leur propre foi[16]. Éduquer les jeunes avec une mentalité religieuse pleine de dogmes les expose davantage au risque de l’intégrisme : la plupart des terroristes qui se font sauter dans les lieux publics en tuant des innocents ne sont pas des psychotiques, mais la plupart du temps des sujets motivés par un idéalisme religieux fort, des sujets qui ont consommé trop de pharmakon religieux.

Le doute scientifique, fondement de la démocratie

Alors, que faire ? Si la mentalité religieuse est peu habituée au doute et tend à écarter toutes les preuves qui fausseraient la vérité de la foi, une éducation scientifique saine et rigoureuse pourrait être un excellent antidote. Un scientifique croit en un paradigme qui s’est avéré sur la base de nombreuses preuves empiriques, mais quand apparaissent des preuves contraires, il n’hésite pas à abandonner ce paradigme et à en élaborer un nouveau. Ne serait-il pas venu de moment d’envoyer les jeunes à l’école de physique quantique, plutôt qu’au catéchisme ? Ne serait-il désormais pas venu le moment d’arrêter définitivement de continuer à tromper les générations en les poussant à entrer sur le territoire du Symbolique religieux et de commencer au contraire à leur fournir les instruments nécessaires pour gérer de manière humaine les urgences du Réel ? Ne réaliserait-on pas une société plus démocratique grâce à la valorisation du doute ?

Dialogue maïeutique

Et finalement, que conclure, Lucien l’âne mon ami.

Être athée ou ne pas être religieux, telle est la question, dit Lucien l’âne.

Être athée, dit Marco Valdo M.I., être défini athée est terriblement gênant, on a l’impression d’être trahi par le mot. Être athée ramène traditionnellement à l’affirmation de l’inexistence de Dieu, mais tout le monde sent bien que ça n’a pas de sens d’être défini par rapport à Dieu, à son existence ou à son inexistence.

Note, dit Lucien l’âne, en ce qui me concerne, Dieu en soi ne me dérange pas ! Il n’existe pas. Dieu n’existe pas, mais la religion, les religions, les religieux existent et drôlement. La religion, c’est la onzième plaie et elle intègre toutes les autres.

En effet, reprend Marco Valdo M.I., c’est la plaie de l’humanité. En fait, ce mot « athée » et tout ce qui s’ensuit, est une erreur de langage (volontaire ?), inventée par les religieux. En vérité, il s’agissait de maintenir Dieu intact, puisqu’il est par essence intouchable et dès lors, qu’il devait être nié, il devenait incontournable. Un athée sans dieu auquel s’opposer n’existe pas. En désignant l’athée, on désigne Dieu comme incontournable fondement. C’est un tour de passe-passe, on a inversé la réalité. La réalité, c’est que l’homme existe et qu’il invente dieu, les dieux.

Mais, demande Lucien l’âne, quel est le but de cette manipulation ?

Oh, répond Marco Valdo M.I., le sens de la manœuvre est clair : il s’agit de dévier les critiques sur un non-objet, un objectif factice de sorte à les rendre parfaitement vaines et d’empêcher de mettre en cause ce qui agit dans le réel : la religion, les religions, les religieux et les institutions correspondantes. En clair, il s’agit de focaliser le débat sur Dieu – son existence, son inexistence, sa toute-puissance, ses pensées, ses commandements, etc. et par ce leurre, empêcher d’atteindre la véritable cible de la critique : la religion.

Comment on en sort alors, interroge Lucien l’âne ?

Le seul moyen de déjouer ce piège est de s’en prendre à l’objet réel, aux objets réels que l’on entend critiquer : la religion et les religieux et non pas les croyances qui sont choses privées et fantasmatiques tant qu’on ne les fait pas intervenir dans le réel. Il ne s’agit pas d’être athées, si ce n’est peut-être par ricochet de l’usage, mais il s’agit certainement d’être anti-religion(s), anti-religieux, car les religions et les religieux sont les seuls à agir dans le réel et les vrais ennemis de l’humaine nation comme toutes les téléologies qui promettent un avenir radieux.

Et alors, dit Lucien l’âne, que faire ?

Mais, dit Marco Valdo M.I., même s’il pleut à Ostende et qu’on se pose des questions :

« Se sont perdus, se sont perdus
Comme à Ostende et comme partout
Quand sur la ville tombe la pluie
Et qu’on se demande si c’est utile
Et puis surtout si ça vaut le coup,
Si ça vaut le coup de vivre sa vie. »[17]

En réalité, c’est tout simple : bonne ou mauvaise, il s’agit de vivre sa vie.


Notes

  1. L’ATEO, bimestrale dell’UAAR, n°1/2019, Roma, 40 p. – UAAR : Unione degli Atei e degli Agnostici Razionalisti – Union des Athées et des Agnostiques et des Rationalistes.
  2. Toutes les citations de l’article originel sont traduites par l’auteur du présent article.
  3. Enrico Nivolo (enrico.nivolo@anche.no), Religione ; Due o tre cose que penso di lei, L’ATEO, 1/2019, pp.18-21.
  4. Giovanni Firolamo, Che cos’è la religione. Temi metodi problemi, Torino, Einaudi, 2004, p. 76.
  5. Melford Elliot Melford Elliot Spiro, 1966, Religion. Problems of Definition and Explanation, in Banton (a cura di) – Anthropological Approaches to the Study of Religion (1966), Londra, Tavistock et Clifford Geertz, 1987, Interpretazione di culture (1973), Bologna, Il Mulino.
  6. Jean-Paul Sartre, La Nausée, Gallimard, Paris, 1938, 249 p.
  7. Jacques Derrida, La farmacia di Platone (1972), 2007, Milano, Jaca Book. Voir en français Jacques Derrida, La pharmacie de Platon, repris dans La dissémination, Seuil, Paris, (1972), 416 p.
  8. Jacques Lacan, Il Trionfo della religione, Einaudi Torino, 1975 – voir Le Triomphe de la religion. Précédé de : Discours aux catholiques, Seuil, Paris, 2005, 112 p.
  9. Olivier Roy, La santa ignoranza. Religioni senza cultura, Milano, Feltrinelli, 2017. Voir en français : La Sainte ignorance – Le temps de la religion sans culture, Seuil, Paris, 2012, 384 p.
  10. Walter Benjamin, Il capitalismo come religione, (1920) in Lo straniero, Anno XVII, n° 155. Voir en français : « Le capitalisme comme religion », in W. Benjamin, Fragments philosophiques, politiques, critiques, littéraires, trad. de l’all. par Christophe Jouanlanne et Jean-François Poirier, Paris, PUF, 2000, p. 113.
  11. « Rassurance » au lieu de « rassurement », qui est le mot français usuel ; « rassurance » pour évoquer le lien avec la notion d’« assurance sociale » ; réassurance est un terme technique du secteur des « assurances », ce qui est évidemment tout autre chose.
  12. Wade Clark Roof, A Generation of Seekers, The Spiritual Journeys of the Baby Boom Generation, January 1994, Harper San Francisco Edition, 304 p.
  13. Giovanni Firolamo, op.cit.
  14. Piergiorgio Odifreddi, Il vangelo secondo la scienza. Le religione alla prove del nove, Einaudi, Torino, 1999.
  15. Ibid., p. 189.
  16. HARRIS Sam, La fine della fede. Religione, terrore e il futuro della religione, Nuovi Mondi Media, Bologna, 2006. Voir : The End of Faith: Religion, Terror, and the Future of Reason, W. W. Norton (USA), 2004.
  17. CAUSSIMON Jean-Roger, Comme à Ostende, Paris, 1961 ; voir video : Ostende – 1961.