La liberté d’expression en islam ou la quête du Graal
Patrice Dartevelle
La réputation d’intolérance qui est liée à l’islam, qui empire depuis un demi-siècle, pourrait faire croire que l’ouvrage que l’universitaire Hamadi Redissi a consacré à la question sous le titre S’exprimer librement en islam[1] est un paradoxe. C’est en fait très largement un constat de carence – dressé par un incontestable partisan de la liberté d’expression et du droit au blasphème –, une analyse et une conclusion incisive : « dire que l’islam n’a rien à voir avec les attentats est un déni du réel ».
Une analyse du refus de la figuration humaine, de celle du prophète Mahomet[2] en particulier et de la condamnation du blasphème est révélatrice à la fois que des divergences ont pu exister par rapport aux tabous traditionnels, mais dans d’étroites limites, et qu’un retournement de tendance contemporain rend bien maigres les espoirs d’évolution de l’islam vers la modernité et la liberté d’expression.
Le refus de la figuration humaine
Suivons l’auteur et commençons par la question de la représentation humaine dans l’art.
Remarquons préalablement que l’islam n’a pas le monopole du tabou de la représentation humaine. Le cas juif est bien pire[3] et le christianisme n’est pas vraiment indemne. Le VIIIe siècle byzantin a connu des volontés iconoclastes, venant certes de l’autorité impériale chrétienne, qui ont entraîné des manifestations et des luttes publiques pour un sujet purement théologique d’une ampleur qui peut sembler étonnante pour nous, habitués que nous sommes à croire, quelle que soit notre position politique, que tout est dirigé par l’économie. À Byzance, l’aniconisme sera finalement vaincu.
En islam, on retrouve un art figuratif dès le VIIIe siècle. Son existence sera théorisée, et donc un temps légitimée, par des artistes avançant la théorie des « deux calames », du nom d’un roseau taillé, utilisé pour écrire pendant des siècles. Des lettrés, des peintres l’ont élaborée en signifiant qu’avec le calame, on pouvait aussi valablement dessiner qu’écrire.
Des mosquées elles-mêmes ont pu contenir des exceptions à l’interdiction. C’est le cas de celle de Cordoue, mosquée du VIIIe siècle jusqu’en 1236. Les fouilles du complexe architectural de Qusayr Amrah, près d’Amman, réalisées en 1879, montrent dans les restes des bâtiments du VIIIe siècle des êtres humains et même des femmes nues.
De fait, le Coran n’est pas explicite sur le sujet. Il interdit les « pierres dressées », c’est-à-dire les statues païennes. Par contre, les hadiths comptent cinq à six injonctions à ne pas usurper le pouvoir de Dieu en créant des images, en imitant l’acte créateur.
Autres exceptions au tabou : les Perses et plusieurs dynasties du XVIe et du XVIIe siècles, tant sunnites que chiites, ignorent l’interdit de l’image figurée. Des ateliers de miniatures avec représentations humaines se développent dans ces cas.
Mais en gros, le fond iconophobe de l’islam est dominant à partir du XIIe siècle et le restera jusqu’au XVIIIe siècle.
La suite immédiate sera différente. En Turquie, des cours de dessin sont introduits en 1795. En Iran, au début du XIXesiècle, le shah commande un portrait de lui-même selon les canons de la peinture européenne. En Égypte, Mehmet Ali fait réaliser son portrait en 1844.
Curiosité, mais il faut parfois du temps pour construire une doctrine, le fondateur des Frères musulmans ne parle pas de la question. Le théoricien des Frères, Sayyid Kotb, se borne à condamner l’idolâtrie païenne.
Ce qui va changer les choses, c’est l’apparition et l’expansion du wahhabisme. Dès la fin du XVIIIe siècle, son fondateur, Ibn Abd al-Wahhab, dans son principal ouvrage, La vérité de Dieu condamne la figuration et, à deux reprises en 1803-1806 et 1924, ses émules rasent des édifices religieux jugés non conformes, à La Mecque et à Médine. À partir de 1926, le clergé wahhabite proclame une cinquantaine de hadiths sur le sujet. Seules restent autorisées les images sur les pièces de monnaie, les pièces d’identité et les fichiers de police.
On comprend dès lors aisément d’où viennent les motivations des talibans et de Daech à Bagdad, Bâmyân ou Palmyre. Ils n’ont fait qu’appliquer une doctrine officielle.
La représentation de Mahomet
J’en viens maintenant avec Hamadi Redissi à un point particulièrement sensible de la représentation figurée, celle de Mahomet. Elle conduira directement à la question du blasphème.
Jusqu’au début du XIIIe siècle, c’est plus qu’un tabou, c’est un impensé. Nul besoin d’interdiction prescrite, celle-ci n’est nécessaire que s’il y a infraction à la règle[4].
C’est le cas à partir du XIIIe siècle. Vers 1250, on trouve deux planches représentant Mahomet dans un roman persan. À l’époque, les royaumes khans et mongols commencent à dépecer le califat. Vers 1307-1308, l’ouvrage Vestiges du passé comprend cinq miniatures mettant en scène Mahomet. À la même époque, la version arabe d’un ouvrage persan comporte treize planches représentant en un cycle la vie de Mahomet. À cette époque, la question n’est évidemment pas la recherche d’une conformité au Mahomet réel. Il s’agit le plus souvent d’un Mahomet représenté en guerrier, selon la volonté du pouvoir et le modèle d’un roi de l’époque.
Mahomet est normalement visible aux XIIIe et XIVe siècles mais à partir du XVe siècle, on tend à remplacer son visage par un vide ou à le dissimuler sous un voile. Au siècle suivant, il est remplacé par un halo lumineux.
À partir de 1800, il n’y a pratiquement plus d’image de Mahomet. Progressivement, la censure religieuse se raidit mais l’interdiction officielle de la représentation du Prophète, prise à l’instigation de l’université al-Azhar, n’intervient qu’en 1973-1974. En 1976, le ministre égyptien de la culture interdit de montrer distinctement ou symboliquement l’image du Prophète, ainsi que, pour faire bonne mesure, la représentation imagée du Christ.
À l’objectif religieux, obscurantiste par lui-même surtout pour une religion qui se réclame d’une réalité historique, s’ajoute une conception ridicule de l’art : selon celle-ci, une représentation du Prophète n’est pas une représentation, c’est la présence même du Prophète. C’est la logique explicite de l’interdiction. Hamadi Redissi parle de « degré zéro » de l’art.
La conclusion est claire : après un temps d’hésitation, la tendance lourde est le refus de l’image humaine et de celle du Prophète. Ce refus s’est accentué ces cent dernières années.
La répression du blasphème
La répression du blasphème va suivre un modèle plus évident encore. En islam comme en christianisme, il n’existe pas de définition parfaitement claire du blasphème[5]. En arabe, le mot dont on dispose se traduit en français par « insulte », ce qui est beaucoup plus concret mais simpliste.
La doctrine se forme au XIIe siècle. La thèse centrale est claire et radicale : quiconque insulte Dieu, ses Livres et ses prophètes est puni de mort à moins de se repentir. Ne levons pas trop vite les bras au ciel : la dernière condamnation à mort exécutée pour blasphème en France date de 1766. Elle visait le chevalier de la Barre, pour une peccadille.
La condamnation peut viser un musulman, un fidèle d’une autre religion du Livre ou un infidèle sans Dieu.
Le blasphème contre Mahomet est également l’objet d’une discussion particulière. Les oulémas se disputent sur la repentance, certains d’entre eux voulant la gommer dans le cas de l’insulte à Mahomet. Deux des quatre écoles théologiques sunnites excluent la repentance dans ce cas. Le hanbalisme est divisé et le chiisme est également intraitable dans ce cas.
Regardons l’argumentaire des théologiens.
Première constatation, un verset du Coran (6,108) appelle les croyants à ne pas insulter ceux qui invoquent des divinités autres que le dieu de l’islam, afin qu’à leur tour, les mécréants n’insultent pas Dieu. Le modèle est assez pragmatique et facile à contextualiser : au début de l’islam, ses fidèles se savent entourés de chrétiens, de juifs, de « païens ». Quant au reste, le Coran contient quelques versets qui ont servi effectivement de base à la condamnation à mort pour injure à l’encontre de Mahomet. En 9,61-63, le Coran frappe de malédiction ceux font du tort à Mahomet, en le dénigrant par des propos blessants. En 2,285, la malédiction est étendue aux autres prophètes, aux anges et aux livres saints.
Encore faut-il passer à la condamnation à mort. Deux passages du Coran donnent la clé. Ceux qui se moquent de Dieu et du Prophète sont des incrédules (9,65-66) et dès lors les combattre est obligatoire (9,12).
Les hadiths sont contradictoires mais certains attribuent à Mahomet lui-même l’ordre de tuer les blasphémateurs.
Des théologiens importants en arrivent même à accepter la repentance à qui dénigre Dieu mais pas à ceux qui dénigrent Mahomet ! Maudire Dieu serait une simple impiété tandis qu’insulter Mahomet serait un crime objectif, sans rapport avec le blasphémateur, croyant ou incroyant.
Caricature et satire à la fin du XIXe siècle et retour du bâton
Avant d’en terminer avec la législation sur le blasphème, faisons un détour avec Hamadi Redissi par un moment très particulier dans quelques pays musulmans de la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
Vers 1870, on commence à trouver des caricatures politiques et sociales. La religion est presque toujours épargnée mais on trouve des cas de satire anti-religieuse.
L’Égypte est moins frileuse que la Turquie. Abou Nadhara y publie le premier dessin représentant un prophète caricaturé. Après quelques tribulations, il publie en 1879 un croquis comprenant un prophète dans une caricature. La légende est bilingue, en arabe et en français.
Un hebdomadaire satirique, Nasreddine, bénéficiera d’une audience exceptionnelle entre 1906 et 1931. Publié en Iran, il comptera jusqu’à 12 000 abonnés. En 1909, il sort le croquis le plus incisif : il représente un groupe de pèlerins qui va à La Mecque… sous la conduite d’un âne.
Nous sommes loin de tout ça aujourd’hui. En cas de problème, les islamistes le règlent. En 2010, un chrétien jordanien, Nader Hattar est assassiné devant le tribunal où il devait comparaître. Dans une caricature, il avait mis en scène Dieu lui-même qui demande à un djihadiste étendu sur un lit en agréable compagnie s’il a besoin de quelque chose. Le djihadiste réclame alors du vin, des noix de cajou et un domestique pour nettoyer la chambre.
On peut toujours chipoter : de quoi est-il interdit de se moquer ? De Dieu, du dieu de Daech, de Daech ? En pratique, mieux vaut se taire en terre d’islam.
La période de libéralisme prend fin au bout de quelques décennies. En 1934, le Grand Mufti de la maison de la Consultation d’Égypte (un organe religieux créé en 1896) prend une fatwa qui décrète que « Quiconque insulte la religion du Prophète est un impie-renégat ». Une série de condamnations s’ensuit.
En 1974, les wahhabites prennent la direction de ces choses et le président de l’université islamique de Médine, dans une fatwa circonstanciée de trente pages, dénonce pour blasphème le président tunisien, Habib Bourguiba, qui avait critiqué l’islam. Qui aujourd’hui imagine un président de pays arabe critiquant l’islam ?
Le 14 février 1989 arrive la fatwa de Khomeiny qui condamne Salman Rushdie, ses éditeurs et ceux qui ont connaissance de ses Versets sataniques. Elle est toujours de sinistre actualité.
Arrivé à ce stade, Hamadi Redissi pose la bonne question : comment en est-on arrivé là ?
Islamistes, simples croyants et États-nation : tous unis pour réprimer
On aurait pu croire que, devenus plus indépendants, les pays majoritairement musulmans accepteraient plus aisément la voie de la modernité et de la liberté religieuse.
C’est largement le contraire qui s’est produit.
Le XIXe siècle connaît une apparente évolution positive. Des textes constitutionnels accordent des droits aux citoyens, les mettant tous à égalité de droits, quelle que soit leur religion.
La Turquie ouvre le temps des changements en 1839, par un texte confirmé en 1856. Il faut dire qu’en 1839, un Arménien converti, qui avait par la suite abjuré l’islam, est exécuté. Les puissances européennes finissent par intimer aux autorités turques l’ordre d’en finir avec ces pratiques.
Le scénario est semblable en Tunisie. En juillet 1857, un cocher juif en état d’ébriété, qui avait renversé un enfant musulman et avait tenu sur le coup des propos peu respectueux pour l’islam, est décapité. Les chancelleries européennes sont plus que mécontentes et le représentant de la France le dit au Bey en termes très peu diplomatiques. Dès le 9 septembre, le Bey octroie l’égalité entre musulmans et non-musulmans dans le Royaume de Tunis. La Constitution de 1861 confirme cette décision.
En Iran, le shah promulgue une constitution libérale mais laisse au clergé le droit de se prononcer sur la conformité des lois aux règles islamiques. On voit que d’hier à aujourd’hui l’Iran conserve sa triste spécificité.
Mais en matière de liberté d’expression, le problème est moins dans les constitutions que dans les lois et les pratiques de la police. Partout, la liberté d’expression en matière de religion demeure punie. C’est le cas en Iran dans le Code de police de 1879 et le Code de la presse de 1908. En Égypte, le décret de 1981 sur les publications autorise la suspension et la confiscation de toute publication portant atteinte notamment à la religion.
Toutefois en Turquie, la défaite militaire de 1911 face à l’Italie qui conquiert la Libye libère la critique, et même des attaques contre Mahomet ont lieu.
Après la Première Guerre mondiale, les États-nations bâtis sur le modèle européen durcissent la législation sur le blasphème. La Turquie d’Atatürk – dont on ferait sans doute mieux de peser correctement les convictions laïques –accomplit le premier pas en 1926 en punissant le blasphème à l’égard des religions du Livre.
Les autres États-nations suivent et Hamadi Redissi conclut qu’en matière de blasphème, les « distinctions entre régimes laïcs et régimes conservateurs et entre régimes autoritaires et démocratiques sont peu pertinentes et utiles ».
Certains pays ont une législation générale sanctionnant l’offense à la religion mais de nombreux pays punissent spécifiquement l’insulte à Mahomet. C’est le cas de l’Arabie Saoudite et du Pakistan (depuis 1986 dans ce dernier cas). L’Algérie interdit l’insulte au Prophète et aux messagers de Dieu. Neuf pays appliquent dans ces cas des châtiments corporels. Aucun des textes qui les permettent n’est antérieur à 1953[6].
Soudan, Mauritanie et Yémen prévoient la mort pour l’apostat respectivement depuis 1991, 1983 et 1994. Le sens de l’évolution est donc des plus clairs.
Pour qui croirait que ces lois ne sont que des mots ou de purs symboles, Hamadi Redissi donne des chiffres. Cent procès pour blasphème ont été répertoriés pour la seule année 2012 dans les pays musulmans. En 2017, Humanists International relève que neuf des dix pays les plus répressifs en ces matières sont musulmans.
En Égypte en 1992, un collectif d’avocats islamistes intente un procès à Abu Zayd en vertu d’un texte autorisant tout musulman à ester en justice pour redresser un tort commis à l’encontre de l’islam. Abu Zayd est un universitaire à qui son université a refusé une promotion au grade de professeur. Le collectif estime que ses publications en font un renégat. Le tribunal donne raison au collectif et dissout son mariage, une musulmane ne pouvant épouser un non-musulman.
En fait, clergé officiel, islamistes et États fonctionnent en parfaite synergie. Même en Tunisie, en 2020 une blogueuse, Emma Chargui, est condamnée à six mois de prison pour incitation à la haine (elle avait inventé un faux hadith), le motif universel béni et employé par toutes les dictatures, qui, s’en réfèrent chacune à un « sacré » qui lui convient.
Bref, la domination de ceux qui disent que la liberté d’expression n’autorise pas les attaques contre la religion s’impose presque toujours, et de plus en plus.
Hamadi Redessi a relevé un seul cas positif. En 2012, dans une Égypte pourtant aux prises avec les Frères musulmans, un juge ordonne un non-lieu en faveur d’un humoriste qui s’était moqué de la religion. Le juge donne le seul raisonnement religieux sérieux : « Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait des hommes une même communauté ». Une rare lumière dans un sombre tunnel.
La réforme de l’islam en échec
Comment en est-on arrivé là ? veut aussi dire : comment n’a -t-on pas pu éviter ce qui est arrivé ?
La solution qui paraissait la plus simple était de réformer l’islam comme le protestantisme et, un peu plus tard, le catholicisme occidental l’ont fait, au moins partiellement.
Je ferais préalablement remarquer que le Concile de Vatican II n’a pas empêché le catholicisme européen de s’effondrer et que le protestantisme ne va pas mieux que le catholicisme, sauf dans ses versions évangéliques en Amérique ou en Afrique.
Une condition nécessaire n’a jamais été réunie dans les pays majoritairement musulmans : la liberté de conscience et d’expression.
Dans l’optique d’une réforme interne, un aspect est presque toujours négligé par les athées et les incroyants : la liberté d’opinion est indispensable aux croyants réformateurs. C’était le souci et la demande expresse du chanoine Pierre de Locht (décédé en 2007), qui fut le porteur dès les années 1950, bien au-delà de la Belgique, de la lutte pour la liberté de contraception pour les femmes catholiques et dont les efforts furent anéantis in extremis par Paul VI dans son encyclique Humanae vitae en 1968. Ce fut la raison pour laquelle il avait adhéré à la Ligue pour l’Abolition des lois réprimant le Blasphème et le droit de s’Exprimer Librement (LABEL) que Johannes Robyn et moi avions créée en 1989.
L’idée de réforme séduira des intellectuels à la fin du XIXe siècle. La domination occidentale était telle que son modèle apparaissait comme difficile à contester. Mais, contre tout bon sens, la situation actuelle est tout l’inverse, l’Occident est un repoussoir. Pour plusieurs raisons, ce réformisme n’atteindra pas ses objectifs et à partir des années 1950, les contestataires placeront leurs espoirs dans le nationalisme et le marxisme avant que ces derniers ne sombrent et ne soient balayés par l’islamisme intégriste.
Quelles ont été les tentatives de solution ?
S’il faut rester dans le cadre de l’islam, trois sont théoriquement possibles : se prévaloir de la lettre du Coran, faire parler le « Coran muet », c’est-à-dire parler de ce qu’il ne dit pas, ou réinterpréter même les dispositions les plus avérées du Coran.
Le pari est difficile. Certes on dispose de la phrase du Coran (2,56) : « Nulle contrainte en religion ». Mais il y a tout autant et plus de versets qui disent l’inverse.
Utiliser le « Coran muet » ? Mais il est dit dans le Coran « Le Coran n’oublie rien » (19,64) ou « Il n’a rien négligé dans le Livre » (6,38). Il est vrai que c’est sur cette base qu’on a fini par supprimer le califat, absent du Coran. À un endroit du Coran, Mahomet veut solliciter l’avis de quelques compagnons et dit : « Consultez-les » (3,159). Mais voir là la base de la démocratie, même limitée aux croyants, est illusoire.
Quant à réinterpréter les versets les mieux établis, c’est pire. Il y a bien sûr ce qui est complètement anachronique. C’est le cas de l’esclavage, autorisé par le Coran. Comme le Coran recommande d’affranchir un esclave dans quelques cas précis, on invente que « la législation religieuse a une tendance spontanée marquée vers l’extension de la liberté », comme le dit en 1846 le décret tunisien d’abolition de l’esclavage. Mais quid des châtiments corporels, du statut de la femme (et de sa demi-part d’héritage) et de la polygamie ?
Tout est pur bricolage.
Le seul levier possible est théologique, c’est la question du libre arbitre. Le libre arbitre est la position des mutazilites. Mais ceux-ci sont défaits au Xe siècle. Quant au modèle chrétien protestant, sa théorie de la grâce le rend trop particulier. Aujourd’hui en islam, beaucoup acceptent le libre arbitre mais de l’avis général, il ne donne droit ni à l’impiété ni au blasphème. L’homme est effectivement libre et à ce titre, il peut être puni. C’est à se heurter la tête contre les murs.
La pensée libre universaliste
Reste l’autre solution, qui a manifestement les préférences d’Hamadi Redissi : la pensée libre universaliste dans l’esprit des Lumières. À ceci près, à mon sens, qu’elle est plus que discutée là où elle est née. Je ne crois vraiment pas me tromper en écrivant qu’aujourd’hui, pour une majorité de « lettrés » européens – un terme qu’Hamadi Redissi affectionne –, l’esprit des Lumières est la cause de tous les maux, du changement climatique au nazisme et à l’extermination des juifs. C’est une énorme absurdité mais dans l’ambiance anti-occidentale qui règne dans les pays musulmans, l’extirper ne serait pas simple.
Hamadi Redissi veut d’abord montrer que des pensées de ce type ont bel et bien existé dans le passé musulman. Il faut admettre que dans les cas les plus évidents, il n’y a pas de penseur équivalent dans le monde chrétien à la même époque.
Hamadi Redissi se réfère particulièrement à un groupe, celui de ceux qu’on appelle les zindiqs. Le terme est persan et désigne initialement les manichéens. Par extension, on a affublé de ce mot toute personne qui dissimule son incrédulité. Ceci est fort possible mais j’avoue avoir peur d’une généralisation abusive[7].
Si l’anticléricalisme est toujours avéré, la qualification d’athée est souvent « limite » à mon sens. Ainsi Mohamed b. Saïd est crucifié en 770 à Damas pour avoir insinué que Dieu pourrait un jour envoyer un autre prophète. Ibn al-‘Arya est décapité en Irak entre 769 et 771. C’est un matérialiste qui croit en l’éternité du monde et un sceptique qui met en doute la bonté de Dieu.
Au IXe siècle, al-Warraq et son disciple Riwandi sont considérés comme des zindiqs. Ce sont des mutazilites et Hamadi Redissi hésite. Sont-ils manichéens, chiites ou athées ? Al-Warraq doute de l’existence d’un Dieu juste. Il a un bon argument : Dieu ne peut ignorer que les infidèles ne le croiront pas ; leur ordonner de le faire est le propre d’un insensé. Ça me semble bien de l’athéisme. Riwandi ne croit pas à la création, doute des miracles. Il dit que Dieu est « stupide, petit, vindicatif et cruel » et que le Coran est contradictoire et auto-réfutant. Le médecin-philosophe Rozès (Xe siècle) n’admet pas que Dieu ait accordé le privilège exclusif de la prophétie à certains mais pas à tous.
Nul doute, quasi un millénaire après, pour Ismaïl Adam (1911-1940). Il est l’auteur d’un Pourquoi je suis athée. C’est tardif mais il faut voir que Darwin n’est traduit par articles qu’entre 1884 et 1910.
Quelques noms épars sont encore cités mais actuellement, confesse Hamadi Redissi « L’islamisme gagne alors (les années 1970) la bataille des idées en pays d’islam et étend le “domaine de la lutte” en terre de mécréance », c’est-à-dire en Europe et dans le nord de l’Afrique noire. Qui pourrait douter de ceci ?
Au bout de son travail, Hamadi Redissi propose une hypothèse pour expliquer le marasme intellectuel et social global de tous les musulmans, islamistes, conservateurs ordinaires comme réformistes.
L’hypothèse est qu’en aucun cas, ils ne peuvent se dépêtrer du sacré, d’un sentiment du « tout autre » qui exalte le croyant tout en suscitant, comme le disait Rudolf Otto, un sentiment d’effroi, de recul et de respect. Chez eux, le sacré se fait même passer pour l’essence de la liberté, et la liberté suprême est de s’y abandonner. Nous ne mesurons pas toujours à quel point, sans toucher fondamentalement à leurs dogmes, les Églises chrétiennes en Europe se sont éloignées du sacré.
Hamadi Redissi conclut qu’il faut proclamer la primauté de la liberté d’expression sur toute autre considération et abolir les législations actuelles. Mais comment ?
Personnellement[8], je tire la conclusion que sans une affirmation suffisante de l’athéisme et des athées en pays d’islam, aucune solution ne sera possible. L’invocation à la laïcité pour elle-même est un leurre. Le progrès de l’athéisme peut seul forcer les croyants, confrontés à radicalement différent d’eux, représenté par un groupe visible et suffisant, à accepter une différence de croyance.
De petits groupes de jeunes centrés sur une opposition pratique et manifeste semblent éclore en pays majoritairement musulmans. Mais on est encore loin du but[9].
[1] Hamadi Redissi, S’exprimer librement en islam, Paris, Éditions du Seuil, coll. La couleur des idées, 220 p.
[2] Hamadi Redissi parle de « Muhammad » mais je parlerai chaque fois de « Mahomet », terme multiséculaire en français.
[3] J’ai publié autrefois un bref article sur le sujet, cf. Patrice Dartevelle, « Art, image et religion », Vivre. Un dialogue humaniste ouvert, n°11 (NS), déc. 2003, pp.41-43.
[4] Les tramways bruxellois ne comportent plus l’avis « Ne pas cracher – Niet spuwen », qui n’est plus nécessaire. La trivialité de cette remarque ne doit rien au hasard.
[5] Pour ce qui est du christianisme, Hamadi Redissi renvoie justement à l’ouvrage essentiel d’Alain Cabantous, Histoire du blasphème en Occident, XVIe-XIXe siècles, Paris, Albin Michel, 2015. L’auteur y donne la meilleure définition du blasphème comme « atteinte au sacré ».
[6] Liste complète et précise, p. 139, n. 2.
[7] Un peu plus loin dans son texte, Hamadi Redissi cite Leo Strauss et son article de 1941. Leo Strauss est connu pour avoir abusé de sa théorie de « l’art d’écrire entre les lignes » en voyant des hétérodoxes camouflés un peu partout.
[8] Je maintiens la position que j’ai exprimée dans mon article « En pays musulman, c’est de l’athéisme qu’il faut », L’Athée, N° 3 -2016, pp. 67-76, mis en ligne sur athee.info le 2 novembre 2015 (Newsletter n° 10).
[9] Cf. Dominique Avon, « L’athéisme face aux pays majoritairement musulmans », in Patrice Dartevelle (dir.), L’athéisme dans le monde, Bruxelles, ABA Éditions, 2015, pp. 87-123.
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