L’athée Jean Meslier dans la toponymie par Serge DERUETTE

La célébrité, la renommée, la reconnaissance sociale envers les personnages historiques se retrouve marquée dans la toponymie. Celle-ci en est en quelque sorte le reflet de leur notoriété. Parce que le penseur qu’a été Jean Meslier ne suscite que depuis peu de temps un certain intérêt dans le grand public comme dans le monde académique, son nom ne figure comme de rue ou de lieu public nulle part ailleurs que dans la région dans laquelle il a vécu.

Ce ne l’est que depuis un demi-siècle seulement. Ainsi, en 1965, Maurice Dommanget regrettait encore à son propos que « les Ardennes ne paraissent point avoir fait de cas de leur gloire locale[1] ». Les choses ont changé aujourd’hui, quoique fort peu, comme le montrent, localement, es quelques noms de rues et de lieux portant le nom de Meslier que l’on trouve aujourd’hui et dont je tente ici de faire la recension. Des recherches que j’ai menées, je n’ai pu en découvrir ailleurs, que ce soit en France ou dans le monde, aucune autre trace toponymique.

De fait, de références toponymiques, on n’en retrouve, outre une seule dans le Département voisin de la Marne (à Châlons-en-Champagne), que dans le Département des Ardennes où Meslier a vécu toute sa vie. Et dans ce Département, quatre mentions toponymiques seulement lui sont consacrées.

Je me propose d’en rendre compte ici dans leur ordre chronologique d’apparition. D’abord à Nouvion-sur-Meuse, puis à Charleville-Mézières, ensuite à Châlons-en-Champagne et enfin à Étrépigny, le village où Meslier vécut et officia comme prêtre les quarante dernières années de sa vie, et plus récemment encore pour le chemin qui relie ce village et celui qui de Balaives-et-Butz, la deuxième paroisse déservie par Meslier.

 

À Nouvion-sur-Meuse

La première « rue Jean Meslier » à avoir vu le jour, dès les années soixante-dix (l’époque consécutive à l’ouvrage de Dommanget, la publication des Œuvres de Meslier et le colloque de Reims), se trouve à Nouvion-sur-Meuse[2], une commune qui se situe à quelques kilomètres d’Étrépigny. L’existence dans ce village d’une majorité communale longtemps restée communiste jusqu’à son renversement en 1989 explique largement qu’il en soit ainsi.

Il est à noter qu’en 1994, il a été aussi question que le collège de Nouvion-sur-Meuse portele nom de Jean Meslier. Pour des raisons qui semblent bien avoir quelque rapport avec des enjeux politiques, il n’en a malheureusement rien été[3]. Ce collège initialement sans nom, dont le bâtiment avait été construit non sans difficultés en 1984 sous l’égide d’une majorité municipale communiste (le Conseil Départemental, politiquement de l’autre bord, rechignant sur la question des subventions), a fait l’objet en 1994 d’une demande de l’administration pour qu’on lui en attribue un.

Jacques Habran, le maire socialiste élu sur une liste « Divers gauche » qui l’avait emporté aux élections municipales de 1989, rejetant dans l’opposition les communistes, également professeur au collège, avait alors organisé une concertation pour lui attribuer une dénomination. La proposition du nom de Jean Meslier, faite par la commune avec l’accord des parents d’élèves au conseil d’établissement et le soutien de professeurs du collège (dont quatre étaient d’Étrépigny), avait obtenu une très large majorité, sans que ne s’élève aucune contestation. Jacques Sourdille, le président du Conseil départemental qui a la gestion des collèges en charge, par ailleurs sénateur du Rassemblement pour la République et fort influent dans les Ardennes, qui n’y était pas favorable, avait cependant laissé la décision à l’appréciation locale.

Toujours est-il que, serait-ce parce qu’il a été soumis à des pressions ou par crainte de conséquences fâcheuses, Jean-Marie Beauchot, le directeur de l’établissement à l’époque, demanda à ce qu’un autre nom soit choisi. N’ayant pas reçu d’autres propositions, il opta pour la dénomination politiquement moins connotée de « collège du Val de Meuse », certainement plus consensuelle, mais sans grande pertinence puisque, dans le département des Ardennes, la vallée de la Meuse débute de Nouzonville à la frontière belge, bien en aval de Nouvion et même de Charleville-Mézières.

 

À Charleville-Mézières

Dans le Département des Ardennes, à Charleville-Mézières, on relève aussi une « rue du Curé Meslier », dénomination attribuée à une des voies publiques d’un lotissement nouveau du quartier d’Étion. Ce le fut sous le mandat du maire socialiste Roger Mas. Fondé sur la proposition du groupe communiste qui souhaitait honorer des personnalités progressistes ardennaises parmi lesquelles figurait Jean Meslier, le nom de la rue a, sans qu’il y ait eu d’oppositions, fait l’objet d’un accord entre les différents groupes de gauche composant alors la majorité du Conseil municipal[4].

 

À Châlons-en-Champagne

Dans le Département voisin de la Marne, à Châlons-en-Champagne, on trouve également une « rue du Curé Meslier ».Le Conseil municipal de la ville en a décidé ainsi dans sa délibération sur la « dénomination de voies » dans la zone d’aménagement concerté du Mont-Héry, en sa séance du 7 décembre 1989[5]. L’initiative en revient à Jean Reyssier, qui en a été le maire communiste de 1977 à 1995et qui, en mars 1989, venait d’être réélu.

Il n’est cependant pas possible de savoir si Meslier était ainsi honoré comme l’athée communiste et révolutionnaire qu’il avait été, tel que l’avait présenté Dommanget dans son livre et que le révélait la publication de ses Œuvres, ou si c’était, comme c’est encore malheureusement trop souvent le cas aujourd’hui, en tant que penseur seulement anti-chrétien déiste tel que Voltaire l’avait présenté faussement dans l’Extraitqu’il avait publié.

Le fait est que le bureau municipal, qui avait argumenté sa proposition dans le sens

de retenir pour l’essentiel des noms évoquant la Révolution française de 1789, afin d’assurer une continuité avec la première tranche [de l’aménagement de la ZAC] et de perpétuer le souvenir de régionaux qui se sont illustrés pendant cette période,

avait – était-ce opportunément, pour la raison qu’il évoquait ? – présenté non sans erreurs Jean Meslier en ces termes :

Prêtre champenois, célèbre par son ouvrage « le Testament de Jean Meslier », publié par Voltaire. La Convention vit en lui un des précurseurs de la révolution française[6].

 

À Étrépignyet à Balaives

Meslier est aussi honoré dans son village d’Étrépigny depuis l’extrême fin du siècle passé. Le conseil municipal, lors de sa délibération du 6 décembre 2000, a en effet « baptisé » de son prénom et de son nom la place du village bordant la mairie[7], cette placette triangulaire couverte de marronniers déjà anciens et qui, pour cette raison, portait auparavant le nom de ces arbres. On doit au maire de l’époque, Jean-Marie Migeot, en fonction jusqu’en 2014, cette initiative qui fait à la fois honneur au grand penseur local et au village lui-même qui fut sa paroisse.

On doit aussi à cet ancien maire, en partenariat avec son confrère du village voisin de Balaives-et-Butz, l’autre paroisse que Meslier desservait, d’avoir encore baptisé du nom de « chemin du curé Meslier » le sentier, long de quelque deux kilomètres, qui relie depuis des siècles les deux villages. Ce n’est qu’un chemin de terre, mais il revêt en ce qui concerne le souvenir de Meslier un intérêt non quelconque. Ce chemin en voie directe Étrépigny à Balaives n’a, à la différence de la route qui en allonge le parcours par l’ouest, jamais été macadamisé. Jamais non plus pavé, le sentier correspond encore exactement, pour la plus grande partie de son tracé, à celui qu’empruntait Meslier (ses confrères avant et après lui aussi) pour se rendre de sa cure à la deuxième paroisse qu’il desservait et en revenir.

L’inauguration de ce chemin du Curé Meslier par les deux maires, Jean-Marc Migeot et son confrère Jean-Louis Milard qui en avait eu le premier l’idée, a eu lieu le samedi 24 avril 2010, à l’occasion de la journée « Sur les pas du curé Meslier » dont l’objectif était, en honorant ce penseur dans son village-même, de publiquement mettre en évidence qui il fut et l’importance historique de sa pensée. On ne remerciera donc jamais assez les organisateurs d’avoir su donner à l’événement l’envergure qui lui seyait[8]. C’est toute une équipe locale particulièrement motivée, dynamique et efficace qu’avait pour la cause réunie le maire d’Étrépigny. Elle rassemblait Yvon Ancelin, Christian Chemin (président de la Communauté de Communes), Stéphane Dominé, Christiane Édet, Christian François (adjoint au maire d’Étrépigny), Karine Fuselier, Jean-Louis Milard, (le maire de Balaives), Anne-Marie Moreau, Bénédicte Vanham (de l’Office de Tourisme local) et Philipe Vincent.

 

Pour conclure

Cinq mentions toponymiques, toutes régionalement circonscrites et récentes, voilà qui est fort peu. Les enjeux politico-idéologiques, on l’a vu, ne sont pas absents pour rendre compte de leur rareté. Certes, Meslier commence enfin à être reconnu comme penseur digne d’intérêt et de considération pour la nouveauté et la profondeur des idées qu’il a développées à l’aube du siècle des Lumières. Mais ces idées qu’il prônait, celle d’un matérialisme philosophique résolument athée et d’un communisme dont l’instauration passe par l’action des masses, sont loin d’être communément admises, aujourd’hui pas plus qu’hier.

Il faudra en conséquence certainement encore bien du travail – si ce n’est du combat ! – pour que le nom de Jean Meslier soit reconnu au travers d’autres dénominations de rues et de lieux publics, et il faudra sans doute vaincre bien des réticences politiques et idéologiques d’autorités publiques locales ou régionales.

La tâche n’est donc pas évidente, même si l’association des « Amis de Jean Meslier », créée en 2011 dans le but de faire connaître ce penseur et d’en promouvoir les idées, s’emploie avec énergie à mener à bien cette initiative[9].

Serge Deruette

[1]Maurice Dommanget, Le curé Meslier, athée, communiste et révolutionnaire sous Louis XIV, Paris, Éditions Julliard, 1965, p. 442.

[2] Courrier électronique de Jean-Luc Claude, maire de Nouvion-sur-Meuse, à l’auteur, 6 août 2015.

[3] Toutes les informations reprises dans ce paragraphe viennent des renseignements qu’Yvon Ancelin, ancien instituteur du village d’Étrépigny, spécialiste local de Meslier et animateur de l’Association des Amis de Jean Meslier, a eu l’amabilité de me communiquer dans son courrier électronique du 8 août 2015.

[4] Courrier électronique à l’auteur de Sylvain Della Rosa, conseiller municipal PCF de Charleville-Mézières, 6 août 2015.

[5] « Extrait des délibérations du Conseil municipal, séance du jeudi 7 décembre 1989 », aimablement transmis par courrier électronique du 5 août 2015 par Brigitte Mathieu, responsable du service Urbanisme de Châlons-en-Champagne.

[6]Ibidem.

[7] Courrier électronique de Jean-Marc Migeot à l’auteur, 6 août 2015.

[8]Le maire Migeot avait vite pris la mesure de l’intérêt que susciterait la journée quand, plus d’un an auparavant, j’étais venu lui en faire la proposition. De fait, par manque de place dans ce petit village, on a dû refuser du monde, mais ce ne sont pas moins de deux cents personnes qui y ont assisté à la manifestation. Ce jour était aussi celui des soixante-dix-neuf ans de Roland Desné à qui l’on doit tant pour la connaissance de Jean Meslier. À son grand regret, il n’avait pas pu être présent, mais son évocation fut fort applaudie par les participants.

[9] Pour toutes informations sur cette association, le mieux est de renvoyer à son site : http://www.jeanmeslier.fr/