Enquête sur un athée par Yves Ramaekers

CARLO LEVI (Peintre et écrivain antifasciste)1 par Marco Valdo M.I.

Athée… C’est grave. Faute de déclaration formelle de l’intéressé, une enquête s’impose. Elle commence par un interrogatoire. Nous sommes en 1944 dans un local anonyme de la République Sociale de Salò ; un carabinier interroge le suspect : Carlo Carbone.

– Nom ? CARBONE 2

– Prénom ? Carlo3

– Profession ? Médecin-chirurgien

– État-civil ? Célibataire

– Âge ? 44 ans

Nationalité : Italien

– Lieu de naissance ? Né à Naples

– Date de naissance4 ? 25 décembre 1899

– Domicile ? Résident à Naples

– Religion ? Catholique.

– Bien. Maintenant, une question : Où étiez-vous le 25 avril 1943 ? À Florence

– Où çà, à Florence ?
Aux Murates.

– Aux Murates ? À la prison ?
Oui, aux Murates, à la prison.

– Dans la prison, où les fascistes m’avaient enfermé et j’en suis sorti ce jour-là.

– Qu’y faisiez-vous ?
Je préparais un livre où il était question du Christ.

– Son titre ?
Le Christ s’est arrêté à Eboli.

– Mais enfin, nous ne l’avons pas arrêté ; j’ai vérifié auprès des carabiniers d’Eboli… En effet, vous ne l’avez pas arrêté. Il s’était arrêté tout seul.

– Savez-vous pourquoi ?
Car il avait peur.

– De quoi donc le Christ pouvait-il bien avoir peur à Eboli ?
Il avait peur des sorcières et de la liberté.

Une gageure

Écrire de l’athéisme de Carlo Levi est une gageure. Carlo Levi était athée – et que pour qui connaît l’auteur du « Christ s’est arrêté à Eboli », l’athéisme de Levi est une évidence ; mais il reste à l’étayer, ce qui nécessite une enquête.

L’invention de l’athéisme

Comme le souligne Johannès Robyn 5 : « Personne, à ma connaissance, ne vient au monde en criant : Dieu n’existe pas, je suis athée ». À ce moment inaugural de la vie humaine (et de n’importe quelle vie…), il ne saurait être question de dieu, de dieux ou conséquemment, d’athéisme. Il faut d’abord inventer dieu, des dieux, etc… pour ensuite inventer l’athéisme, négatif de la nouvelle apparition.

L’athéisme est négation d’un non-être ; l’athée est celui qui n’aurait pas connaissance de quelque chose qui n’est pas et qui n’existe pas ; sans souci de l’inexistant, l’athée se contente de vivre durant tout le temps où ça dure. Ni plus, ni moins.

L’athée insaisissable
À défaut de déclaration explicite, l’athée est insaisissable.

L’homme Levi, en chair, os et pensée, outre d’être médecin, écrivain, peintre, intellectuel antifasciste, théoricien du mouvement clandestin Giustizia e Libertà et une des voix de sa continuité au cœur de la République (avec entre autres, Piero Calamandrei [http://www.antiwarsongs.org/canzone.php?id=43856&lang=fr], par exemple), était un homme vivant, un bon vivant, séducteur en diable.

La peur de la liberté

Carlo Levi pensait que les dieux sont des chimères, de pures ou d’impures idoles, inventées pour apaiser la peur qui tenaille les hommes face à une nature fantasmatique. Cette conception de la vie sous-tend toute sa démarche politique et culturelle.

Il nous reste les écrits. Sauf que les deux livres les plus éclairants sur le sujet ne sont pas disponibles en langue française – il s’agit de Paura della Libertà et du Quaderno a cancelli. De Paura della Libertà, écrit en 1939, Carlo Levi disait qu’il fallait considérer comme « des corollaires de ce bref poème (il fait quand même 120 pages)… mes autres livres écrits ensuite et ceux que j’écrirai ». Dans la peur de la liberté, il voit l’origine de la soumission de l’homme aux dieux, aux pouvoirs, aux tyrans… l’acceptation de l’apensée dominante, la soumission aux Églises… En 1939, Carlo Levi est en exil en France. Face à la catastrophe, nulle part, à aucun moment, il ne fait appel à Dieu ; pour Levi, Dieu n’a rien à faire dans le monde. Transparaît ainsi son athéisme, qui déborde sur le réel, bien au-delà du parvis des Églises. Un tel texte est œuvre d’un « athée », un « sans dieu » confronté aux « dieux de l’État » (l’État nazi) et à « ce vent de mort et d’obscure religion ».

Et l’affirmation d’athéisme dans tout ça!

On ne trouve pas de déclaration de Carlo Levi attestant son athéisme ; car pour lui, la question n’avait aucune raison d’être. C’est normal : athée n’est pas un état-civil, c’est juste une tranquille certitude.
Pourquoi un athée devrait-il parler de son athéisme ? Comme si un Terrien devait parler de sa « terrianité », un homme blanc de sa blancheur, un homme noir de sa négritude…

Carlo Levi6 est né en 1902 dans une famille turinoise, issue de la communauté juive présente depuis des siècles dans le Nord de l’Italie, une famille plus inspirée par les Lumières que par les enseignements du Livre. Dans le « Quaderno a cancelli », Carlo Levi décrit sa vie : « (j’ai) Vécu sans rites, baptêmes, circoncisions, ablutions sacrées, cérémonies d’État ou idolâtriques, sans initiations rituelles (“il se conserve entier, et entier il veut se maintenir”), Bar-mishvà, sans l’ennui de cette langue sacrée enseignée papegaiement, formules magiques de sons, sans chrêmes, confessions, fêtes consacrées, appartenances, cartes d’identité, ordres, académies, sans signes de faux pouvoir, inscriptions, nominations, prix, médailles. » On reconnaît l’areligieux, l’athée, le mécréant et le libertaire.7

Dans une interview à la RAI en 1974, Carlo Levi dit à Walter Mauro : « J’ai été marqué dès le départ par ce type d’éducation, au point de ne pouvoir accepter leurs formalités, certains rituels… la première fois que j’allais à l’école – en ce temps-là, on avait l’habitude de dire des prières à l’école avant les cours – moi, qui en était probablement exempté, je me suis retrouvé cependant à regarder mes condisciples comme s’ils étaient des singes ; je ne comprenais pas leurs gestes et je les contemplais avec pitié … car ils étaient contraints à faire ces gestes simiesques, communs, au commandement, tous en même temps – par exemple, réciter une prière les mains jointes. Voilà : il y avait en tout ça quelque chose qui me paraissait devoir être réfuté profondément, quelque chose d’inacceptable. »

Le père de Carlo Levi quand il punissait, il le faisait sans donner d’explication… et il refusait d’en donner… « Nous comprenions alors (ainsi) que l’autorité est injuste par nature et cela est, à mon avis, la meilleure éducation… cela crée le sentiment que le pouvoir est par sa nature injuste, ce qui est la vérité, une profonde vérité. »8

Dans « La Peur de la Liberté », Levi souligne : « J’ai écrit ce petit livre… en découvrant à chaque page ce qui me paraissait être la vérité du monde, passant de bonheur en bonheur, car il n’existe pas de plaisir plus intense que de se 9 sentir découvreur de vérité… » Une vérité complexe, noueuse, pleine de créatures bizarres, de confection léviane où il est question d’idoles, d’arts barbares et religieux, de Dieux, de terreur, de crises, de peur d’exister, d’angoisse, de séparation, de péril mortel et aussi, de liberté.

« Levi peintre, comme le Levi écrivain, politique, philosophe, si ces spécifications ont un sens, est un anarchiste individualiste, réfractaire à toute appartenance et par avance suspicieux de tout pouvoir constitué. »10 Ce portrait de Carlo Levi par son neveu, Guido Sacerdoti, lui-même médecin, peintre, écrivain, etc., figure dans un article au titre éclatant : « Le peintre iconoclaste ». Un Levi iconoclaste…

Carlo Levi et la mort.

Pour distinguer un athée ou débusquer un cryptocroyant, il suffit de s’interroger sur la façon d’aborder la mort ; pour l’athée, la mort est un moment de la vie, l’une commençant là où l’autre cesse ; le passage au néant, au rien. Il va de soi que pour le croyant, cette description du parcours humain n’est pas conforme aux vérités éternelles.

Voici extrait de « La morte nel bosco » (« La mort dans le bois ») 11 , ce que j’appellerai « Carlo Levi face à la mort ». Cette description de la mort du maître (Gaetano Salvemini) est une anticipation, une façon de penser la sienne.
« Gaetano Salvemini n’a pas parlé, sur son lit de mort, des idées et de l’immortalité. Il avait toujours professé ne pas être philosophe … son attitude fut semblable à celle du Grec (Socrate), semblables ses sentiments, sa cohérence avec sa vie, son humble orgueil, … la mort de Salvemini est Salvemini… La mort du sage, de l’homme juste, dont la conscience morale est sûre et sans remords, libère aussi les autres du conformisme du péché ; et, comme une naissance sans douleur, de l’obscure, de la mystérieuse angoisse. »

Un tel texte sur la mort, où nulle part n’apparaît le nom de Dieu ou une allusion à un au-delà, ne peut être écrit que par quelqu’un pour qui Dieu est incongru.

Athée parce que libertaire

Carlo Levi est un athée résistant ; son « athéisme » découle directement d’une résistance à toute coercition, à tout pouvoir en raison de la nature du pouvoir, lequel est fondamentalement injuste. À quoi l’injustice du pouvoir tient-elle ? Simplement en ce qu’elle s’oppose à l’autonomie qui vient du dedans, de la plus intime intimité de l’être.

C’est le cheminement proposé par le philosophe au grand front, Max Stirner que l’on qualifie de « libertaire »12, comme on le fait de Carlo Levi…

Stirner jette aux abîmes toutes les idoles : Dieu, l’Humanité, l’Histoire, la Communauté, l’Individu, l’Église, l’État, la Communauté, le Parti et tout ce qui y ressemble. À la fin, il ne reste plus rien que le moi qui, seul avec sa liberté, en toute autonomie, commence à refaire le monde en solidarité avec les autres ; la solidarité (des égaux), c’est le point systématiquement occulté de la philosophie de Stirner.

Levi constate que la peur de sa liberté pousse l’homme à se créer des idoles, à mettre en place des dieux, un Dieu et leurs religions, leurs Livres, leurs Églises ; de même, l’État, laïcisé, débarrassé de Dieu, s’instaure en idole et se substitue à Dieu. L’homme se soumet et entre dans le règne de la servitude ; sans son autonomie, il se retrouve sous l’autorité du pouvoir. Pour (re)construire le monde (humain), Levi part de la démolition des idoles et de l’instauration de l’autonomie de l’individu.

Pour Carlo Levi, le point focal, c’est la liberté ancrée dans la profondeur du moi ; pour Max Stirner, c’est le moi qui agit sa liberté propre.

Vous n’y voyez pas grande différence ? Précisément, moi, non plus.

Ainsi, Levi était athée ; il professait une philosophie d’avant et d’après l’invention des dieux et de la postérieure invention d’un Dieu unique. Il suggérait un athéisme non-religieux, qui assume son destin hasardeux et relativement déterminé, sans aucune peur de sa propre liberté. Quant à la solidarité, il suffit de rappeler l’engagement de Carlo Levi dans la résistance au fascisme et son engagement en tant que fondateur et président de la FILEF (Fédération Italienne des Travailleurs Émigrés et de leurs familles) ou simplement, de (re)lire « Le Christ s’est arrêté à Eboli ».

Yves Ramaekers

1 Carlo Levi, peintre et écrivain antifasciste est le titre d’une exposition (et d’un livret-catalogue) faite au Musée de Mariemont en 2005. (cf. note infra)

2  CARBONE : Carlo Carbone est le nom qui figure sur la carte d’identité de Carlo Levi lors de son entrée en clandestinité en septembre 1943. Si l’interrogatoire présenté ici est une reconstitution de l’imagination (il n’a jamais eu lieu), il est cependant vraisemblable. Il va de soi que ce nom d’emprunt a été choisi par Carlo Levi au moment de créer ces faux papiers indispensables pour quelqu’un qui était recherché par toutes les polices d’Italie. Ce qui est intéressant, c’est l’envergure polysémique de ce nom : exemple, le rôle du carbone dans la fabrication de doubles…

3 Carlo : Il est préférable pour des faux papiers de conserver son prénom usuel, mais aussi sa profession, son état-civil…. Ça évite bien des surprises. Lire Victor Serge et son « Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression » (http:// www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index- Ce_que_tout_révolutionnaire_doit_savoir_de_la_répression-9782355220203.html) ? Carlo Levi n’en avait pas besoin lui qui était un clandestin « professionnel ». En fait, dans cette longue bataille du Ventennio, l’Ovra, la police politique fasciste, n’a jamais connu le rôle réel au sein de « Giustizia e Libertà » de Carlo Levi, peintre au parcours international.

4 25 décembre : C’est une date qu’on n’oublie pas. Pas de risque de se tromper.

5 « Athéisme et incroyance » – L’Athée, n°1 – 2014, Bruxelles, p. 25

6 Carlo Levi, voir petite biographie in Carlo Levi, antifasciste italien, peintre et écrivain, Marco valdo M.I., édition Comité Carlo Levi – Sardegna all’Estero La Louvière – Liège (2005) et Emigrazione – Roma, édition digitale : http://www.emigrazione- notizie.org/quarantennale_filef/LEVI_catalogo_mostra_filef_la_louviere_2005.pdf

7 Carlo Levi : Il racconto della vita, in UN DOLENTE AMORE PER LA VITA, Conversazioni radiofoniche e interviste, Donzelli – Roma, 2003 – pp. 55-56

8 Idem

9 Idem, p.60

10 Guido Sacerdoti, Carlo Levi pittore iconoclasta, in CARLO LEVI : RILETTURE, Meridiana, Rivista di storia e scienze sociali, 53, Viella, 2005 – p.85

11 Carlo Levi, La morto nel bosco, in Le tracce della memoria, pp. 81-83. Donzelli editore – Roma 2002

12 Max Stirner, libertaire. Voir notamment Max Stirner, ou l’individualisme anarchiste comme athéisme intégral [http:// www.athees.net/max-stirner-ou-lindividualisme-anarchiste-comme-atheisme-integral-par-juliette-masquelier/] par Juliette Masquelier, in Newsletter Trimestrielle ABA, septembre 2015.