La religion et l’athéisme dans l’Utopie de Thomas More par Serge Deruette

En 1516, paraissait à Louvain L’Utopie, le célèbre ouvrage de Thomas More. Vieux de cinq cents ans, ce texte reste d’actualité ! Car si la question de l’utopie prend nécessairement aujourd’hui des contours différents et même si nombre d’idées hardies de Thomas More, au rang desquelles, celle, centrale de l’abolition de l’appropriation privée, ne peuvent être partagées par beaucoup, y compris par tant d’hommes et de femmes qui pourtant auraient intérêt à le désirer, qui n’a, dans notre société toujours marquée par l’inégalité sociale, envisagé sa propre utopie ?

Parmi les conceptions que développe son auteur, la question de la religion ne peut non plus faire l’unanimité. Car la société qu’il y prône, toute communiste soit-elle, sans classes, s’inscrit dans une perspective profondément religieuse. C’est cet aspect de son Utopie que je voudrais envisager ici.

 

La religion utopienne et le catholicisme

Thomas More était un catholique fervent. Au service d’Henry VIII, ce roi lui aussi d’abord « très catholique » que le pape proclamera « défenseur de la foi » avant leur rupture, More ne se résignera jamais à accepter ce schisme, au point d’y perdre – et littéralement – la tête, décapité sur le billot pour « haute trahison » en 1535 pour avoir refusé de reconnaître l’acte de Suprématie par lequel le souverain qu’il servait se séparait de l’Église romaine et se proclamait à la tête de l’Église d’Angleterre.

La question religieuse, en Utopie, ne pouvait cependant pas se poser dans les termes du catholicisme. Commet en effet aurait-on pu y adorer le seul Dieu que More concevait, celui du Christ, alors même que cette île idyllique était inconnue de tous dans la chrétienté ?

Dans son récit, More s’en sort par un « subterfuge » par lequel il se permet de mettre en scène cette étonnante éventualité. Les Utopiens, imagine-t-il, en avaient eu récemment connaissance par des marins chrétiens qui, à cette époque des grandes découvertes, s’y étaient échoués et au rang desquels se trouvait Raphaël Hythloday, le héros romanesque par lequel More expose son Utopie ! Mais ç’aurait été par trop irréel – par trop « utopique » ! – que tous les habitants de l’île se fussent, et en l’absence de prêtres catholiques encore, tous immédiatement convertis.

Tout au plus le catholicisme à peine connu pouvait-il, tant More le conçoit idéal, avoir des adeptes et progresser dans les consciences d’un nombre toujours plus grand d’Utopiens qui y reconnaissaient la lumière du vrai Dieu… Mais il n’aurait pas été concevable ni même convenable que tous les habitants de l’île rêvée fussent tout uniment de bons chrétiens groupés au sein d’une Église romaine dont il venait à peine d’apprendre l’existence et dont celle-ci, le souverain pontife en tête, ignorait jusqu’à l’existence.

Pour rendre possible son artifice, More se devait donc d’envisager une ambiance religieuse bien plus imaginaire encore que celle de l’imaginaire catholique. Un imaginaire religieux profondément imprégné des valeurs du catholicisme et qui, sans pour autant partager les perfections dont ce grand humaniste chrétien revêtait celui-ci, y correspondait pourtant en tant d’articles de foi et de croyance.

More nourrissait l’idéal d’un christianisme collectif des origines, volontiers ascétique. Il voulait renouer avec un catholicisme médiéval régénéré par l’humanisme moderne. Mais il n’imaginait pas que cela puisse se faire au travers de ruptures à l’intérieur de la chrétienté. Seul le chemin de la sagesse pieuse pouvait y mener au sein d’une Église une, unie et unique, qui renouerait bientôt, armée des valeurs nouvelles de l’humanisme, l’éthique dont elle s’écartait.

Fort de cette conviction à la fois moderne et rassembleuse, More montera bientôt au créneau pour combattre le schisme protestant (c’est en 1517, quelques mois à peine après la parution de L’Utopie donc, que Luther, au travers de ses quatre-vingt-quinze fameuses thèses inaugure le conflit ouvert avec la papauté). Il refusera ensuite avec la même constance le schisme anglican (c’est en 1532 qu’Henry VIII obtient la soumission du clergé anglais à sa seule autorité et l’année suivante qu’il est excommunié).

Hors l’Église romaine, point de salut pour More ! Cette Église multipliait certes à son époque les indulgences et leur trafic, se transformant elle-même en « marchand du temple ». Mais pour l’auteur de L’Utopie, elle était plutôt ce « fils prodigue » qui bientôt retrouverait le droit chemin, celui du bercail d’où elle s’était égarée. Tout entier convaincu que le triomphe des valeurs de l’humanisme l’aiderait à retrouver la voie du salut, dans la société idéale qu’il décrivait, More ne pouvait pas plus concevoir de rupture religieuse qu’en Europe.

 

La tolérance religieuse utopienne

Cependant, comme en Utopie le catholicisme ne pouvait être la seule et unique croyance, encore lui fallait-il qu’il imaginât une religion fédératrice qui lui ressemblait dans ses grands préceptes, vénérant un seul Dieu, fondateur de l’univers et guide suprême des vivants et des morts.

Pour ce faire devait-il encore avoir recours à cette conscience humaniste moderne qui, dans le vivier  d’Oxford, l’avait nourri et dont il était devenu, avec Colet, avec Linacre, avec Grocyn, une des figures de proue, pour y accepter (y mettre en scène en fait) une tolérance religieuse profonde pour d’autres croyances, pour peu qu’elles ne remettent pas en cause l’hégémonie de cet esprit religieux qui, la foi en la rédemption du Christ mise à part, correspondait en tant de point au christianisme des origines que More appelait de ses vœux.

Ainsi décrira-t-il sur nombre de pages et avec force détails, l’ampleur de la foi des Utopiens en un Dieu unique créateur de toutes choses, une croyance largement majoritaire mais non unique, de sorte que, dans cette société idéale à laquelle manquait seule la perfection du catholicisme, celui-ci puisse trouver droit de cité. C’est la raison sans doute – peut-on y en voir d’autres ? – pour laquelle la religion hégémonique en Utopie y était, sous sa plume, contrebalancée par d’autres croyances, minoritaires mais admises, au sein desquelles le catholicisme récemment révélé trouvait un terreau fertile d’épanouissement, et dont, tenait encore à préciser More, le nombre d’adeptes allait croissant.

Ainsi, dans l’Utopie de More, les religions varient-elles de ville en ville. Si l’idolâtrie des astres tout comme l’évhémérisme, y ont droit de cité,  c’est là le fait d’un petit nombre. Car la majorité des Utopiens vénèrent un Dieu unique et tout puissant qu’ils appellent « Père » et tous, « malgré la diversité de leurs croyances », s’accordent sur le fait qu’il y a « un être suprême, à la fois Créateur et Providence » (le dieu « Mithra »), aussi sur la croyance que l’âme est immortelle et que, sage ou méchante dans ce bas monde, elle jouira de félicité ou souffrira de supplices après la mort.

On ne s’étonnera donc pas de retrouver dans cette religion unanimiste l’essentiel de ce que propose le christianisme. Hors la révélation du Christ elle-même que les Utopiens, avant le naufrage de ces quelques chrétiens dont faisait partie le marin narrateur du récit de More, ne pouvaient connaître, leur foi ressemble à s’y méprendre à la foi chrétienne. Cette dernière, d’ailleurs, n’est pas en reste : More y fait raconter par son héros que, ayant appris aux Utopiens « le nom du Christ, sa doctrine, sa vie, ses miracles », cette « révélation seconde », pourrait-on dire, fut accueillie avec ferveur, suscitant même l’engouement, tant furent nombreux les habitants de l’île merveilleuse qui « embrassèrent notre religion et furent purifiés par l’eau sainte du baptême ».

 

Thomas More et l’athéisme

Cette liberté religieuse, cette coexistence pacifique de croyances diverses, toutes admises dans le souci de maintenir la paix publique que menaceraient les querelles religieuses mais aussi, écrit More, dans « l’intérêt de la religion elle-même » – dans le respect le plus moderne des opinions en fait aussi ! –, avait cependant une limite : l’athéisme y était proscrit, vilipendé et pourfendu. Une limite que l’on doit autant aux conditions de son temps qu’à celle de la foi catholique profonde qui anime Thomas More lui-même. Sur cette question, il se montre en effet particulièrement virulent.

En revanche de la tolérance qu’il manifeste à l’égard de l’esprit religieux, il consacre une page de son récit de l’Utopie à dénoncer comme absolument contraire à cet esprit, « l’homme qui dégrade la dignité de sa nature, au point de penser que l’âme meurt avec le corps, ou que le monde marche au hasard, et qu’il n’y a point de Providence ». Drapé derrière la piété qu’il décrit des Utopiens, More refuse que l’on donne « le nom d’homme » à celui qui, n’admettant pas de vie après la mort, « ravale la nature sublime de son âme à la vile condition d’un corps de bête ».

Joignant les impératifs de la morale et de la politique aux préceptes de la religion, More est véhément contre l’athéisme. Il considère comme suspects ceux qui y adhèrent et les criminalise : « Qui peut douter, écrit-il, qu’un individu qui n’a d’autre frein que le code pénal, d’autres espérance que la matière et le néant, ne se fasse un jeu d’éluder adroitement et en secret les lois de son pays, ou de les violer par la force, pourvu qu’il contente sa passion et son égoïsme ? »

Et si pour lui, « dans l’espoir que leur délire cèdera enfin à la raison », les Utopiens incitent bien ces athées à en conférer « avec les prêtres et d’autres graves personnages » pour qu’ils les convertissent, ils leur interdisent « de soutenir leurs principes en public auprès du vulgaire ». Même si, dans l’espoir de leur conversion au moins autant que par esprit de tolérance, ils ne les condamnent « à aucune peine », ils ne leur n’accordent « aucun honneur » ni « aucune magistrature, aucune fonction publique », les reléguant à être des citoyens de seconde zone, réprouvés par tous.

L’Utopie est sans conteste une œuvre majeure et anticipatrice dans l’histoire des idées politiques. Plus même, prônant une société sans classes, elle dépasse aujourd’hui encore bien des horizons sociaux, politiques ou tout simplement humains que beaucoup puisse concevoir. Cependant, on le voit ici à la façon dont il envisage la question religieuse et traite l’athéisme, il aurait fallu à Thomas More, pourtant un des plus grands esprits de la Renaissance, « encore un petit effort » pour être vraiment… utopique.

 

Serge Deruette