Sainte Marie, mère de Dieu, protégez-nous de l’athéisme

Anne Morelli

Les Presses universitaires de l’Université catholique de Louvain – KUL (Leuven University Press) ont publié en 2020 un volume collectif de 400 pages, malheureusement pour le lecteur francophone, entièrement en anglais, consacré à l’utilisation de l’image mariale pendant la guerre froide, pour contrer l’athéisme et le communisme, considéré comme son principal vecteur[1].

Une bataille idéologique 

L’Église a condamné, depuis le XIXe siècle, divers régimes politiques. En 1846, Pie IX tonne contre le libéralisme et le socialisme. En 1937, Pie XI, après avoir condamné (modérément et avec précaution) le nazisme, dans sa lettre Mit brennender Sorge, publie son encyclique Divini Redemptoris, qui condamne, violemment et sans concessions possibles, le communisme (19 mars 1937).

Les principaux reproches faits à celui-ci ne concernent pas l’autoritarisme de Staline ou ses méthodes violentes de suppression de ses adversaires (méthodes dont l’Église s’accommode lorsqu’il s’agit de régimes « amis » comme ceux de Franco et Salazar ou, plus tard, Pinochet) mais le rôle émancipateur réservé aux femmes (entrée dans la vie économique, liberté sexuelle, remise en cause du mariage…) et l’attitude antireligieuse du communisme soviétique qui promeut l’athéisme.

Le communisme sera dès lors clairement considéré par le Vatican comme satanique. Il veut tuer Dieu, pas seulement en fermant les églises et en démantelant l’Église (orthodoxe) mais surtout en luttant contre les croyances au surnaturel et en voulant créer une doctrine alternative athée.

Ce conflit ouvert, entamé avant la Seconde guerre mondiale, va s’enflammer pendant la guerre froide jusqu’au pontificat de Jean-Paul II, qui consacre la Russie au Cœur Sacré de Marie et rencontre le président américain Ronald Reagan pour mettre au point la tactique qui verra s’effondrer l’univers soviétique. 

Cette bataille idéologique, qui se déroule à l’intérieur de la guerre froide, peut être considérée comme « une des plus grandes guerres de religion de l’histoire »[2].

Dans cette lutte à mort, les églises chrétiennes et spécialement catholiques, appuyées par la diplomatie vaticane, ont joué un rôle essentiel. 

Le surnaturel est instrumentalisé et une « politique mariale » va s’opposer à l’athéisme et au matérialisme.

Des apparitions vont se multiplier et des apparitions précédentes vont être réinterprétées comme anti-communistes.

Aujourd’hui, l’ouverture des archives états-uniennes permet de mesurer le soutien financier accordé par la CIA à des organisations religieuses, en échange de leur action anti-communiste.

Au cœur de cette politique orchestrée à Rome, le personnage principal sera celui de la Vierge Marie. Il s’impose comme adversaire principal de l’athéisme. En 1920 déjà, le futur pape Pie XI, Achille Ratti, qui était alors nonce apostolique à Varsovie lors de la guerre entre les Soviétiques et les Polonais, attribuait la victoire polonaise du 15 août 1920 à l’intervention de la Vierge Marie. Ce « miracle de la Vistule » aurait eu lieu car ce jour-là était le jour de la fête de la Sainte Vierge.

Pendant la Seconde guerre mondiale, le président américain Roosevelt avait demandé au pape de mettre un bémol à ses imprécations anti-communistes, les Soviétiques étant alliés des Etats-Unis contre l’Allemagne nazie. Mais, après la fin de la guerre, le pape approuve la constitution d’arsenaux secrets dans les milieux catholiques italiens, afin de contrer par les armes une éventuelle victoire communiste aux élections (Affaire Gladio).

Il est légitime de combattre l’antéchrist, comme il y est encouragé par le président américain Eisenhower ou par Conrad Adenauer.

En juillet 1949, le décret papal Responsa ad dubia de comunismo expose les peines ecclésiastiques sévères (telles que l’excommunication) réservées aux catholiques qui sympathiseraient avec le communisme. Avec l’aide surnaturelle de la Vierge Marie, le Vatican assure qu’il pourra vaincre l’athéisme.

Dans cette politique anti-communiste, qui se poursuivra jusqu’au pontificat de Jean XXIII et reprendra ensuite sous Paul VI et Jean-Paul II, les apparitions de Fatima et la réinterprétation de ses messages occupent une position centrale.

Ses messages originaux, dirigés contre la sécularisation du Portugal, sont détournés, à partir de 1941 contre la Russie communiste, et Notre-Dame de Fatima se présente comme la reine de l’anti-communisme.

La survivante des trois jeunes voyants de 1917 prophétise la victoire de la foi sur l’athéisme.

Fatima connaît alors un succès international, détrône Lourdes en tête de la dévotion mariale et déclenche une série d’apparitions, souvent soutenues par des « légions » et « croisades », militaristes au moins dans leur rhétorique. La statue (et ses innombrables répliques) voyage dans 53 pays, dont certains très lointains.

Les processions qui l’accompagnent sont considérées comme des rituels pour combattre l’athéisme et peuvent être entourées de marches, rencontres ou pèlerinages divers.

La « Blue Army », qui organise ces événements, est une milice de lutte contre le communisme qui se veut l’adversaire de l’Armée Rouge. Elle assure, comme la « Légion de Marie », autre groupe de pression anti-communiste, qu’elle participe à la bataille universelle de Marie contre l’armée de Satan. 

Le rosaire, dont on peut organiser des « rallies », est le contre-poison dans le combat contre l’athéisme et pour la prévention du communisme.

L’ouvrage présente des études de cas qui vont de la Pologne socialiste à l’Allemagne de l’Ouest en passant par les Philippines, l’Australie, les États-Unis et les Pays-Bas.

Des apparitions célèbres sont évoquées comme d’autres (par exemple Kérizinen en Bretagne) qui le sont moins.

Nous choisissons ici de nous pencher sur les chapitres consacrés à l’Espagne, la Belgique et l’Italie.

L’exemple espagnol

En novembre 1947, une fillette de 10 ans annonce avoir conversé avec la Vierge Marie et prophétise l’apparition de signes célestes dans son village de Cuevas de Vinromà (région de Valence).

Cette zone agricole, où les grottes sont nombreuses, a adhéré à l’anarchisme dans les années 1930. Pendant la guerre civile, les terres confisquées aux grands propriétaires ont été collectivisées, la chapelle St Vincent Ferrer a été utilisée pour y engranger la production, des prêtres et une religieuse y ont été tués.

Après la victoire de Franco, la revanche a été sévère : emprisonnements et exécutions sommaires, notamment des instituteurs. Le village est imperméablement divisé entre les deux camps et si le père de la voyante est républicain, sceptique face aux visions de sa fille, la mère est dévote.

L’intérêt de la contribution est d’avoir fouillé les sources locales pour comprendre ce qui avait pu influencer le fillette.

La dévotion liée à Lourdes et Fatima était diffusée par tous les moyens dans l’Espagne franquiste. Le cinéma avait touché beaucoup de personnes de la région en 1945 avec le film El Milagro de Fatima, centré sur la conversion d’un médecin de Coimbra.

Le 12 mars 1947, soit quelques mois avant la « vision » de la fillette, le film Cancion de Bernadette (1943) est présenté à deux reprises dans le cinéma de…Cuevas de Vinromà.

Ce film émouvant était autorisé aux enfants et annoncé par une belle affiche basée sur une peinture du célèbre artiste américain Norman Rockwell.

Par ailleurs, les auteurs de l’article ont recensé les missions, les sermons, les processions spécialement destinés à faire renaître la foi chez les enfants du village. Il s’agit d’exercices de repentance où les enfants portent des croix de bois, assistent à des messes spéciales, font en commun leur première communion, que l’ère républicaine a différée. L’évêque vient en personne à Cuevas de Vinromà lorsqu’est présenté le film sur les visions de Bernadette Soubirous. Les auteurs ont pu récupérer dans un témoignage que la petite voyante avait assisté avec sa mère, son oncle, sa sœur et son cousin, à cette séance participant au « revival » religieux organisé en collaboration étroite avec les autorités franquistes. Dans cette zone, considérée comme politiquement et religieusement récalcitrante (la guérilla anti-franquiste y restera active longtemps après la victoire franquiste), le gouvernement nationaliste mise sur les enfants, leur accorde un rôle dramatique central dans le culte rétabli (avec parfois des encouragements très matériels sous forme de friandises), dans l’espoir de récupérer, à travers eux, le consensus de leurs parents envers le franquisme.

L’appareil médiatique du régime est entièrement mobilisé à cette fin. Lourdes et Fatima sont les modèles mais, de 1945 à 1947 démarre en Espagne une vraie explosion « miraculaire », soutenue par de nouveaux films comme La Senora de Fatima (1951), et une production hollywoodienne intitulée en espagnol El Mensaje de Fatima, qui est présentée en Espagne en 1953.

L’annonce de la fillette de Cuevas de Vinromà a réussi à ameuter en décembre 1947 une foule immense, dans le village et le long de la rivière.

Sa prédiction ne s’est cependant pas réalisée : le ciel ne s’est pas obscurci comme annoncé et le soleil n’est pas tombé. Le miracle n’a pas eu lieu et le site de Cuevas de Vinromà n’en dit aujourd’hui pas un mot.

Mais la contribution de William A.Christian et Marina Sanahuja Beltran – à travers une recherche remarquable d’originalité et de précision – nous permet de comprendre le climat politique et religieux qui a préparé ces « visions » enfantines dans une Espagne franquiste, tentant d’éradiquer le passé athée et subversif d’une zone républicaine.

Les apparitions en Belgique

Dans notre pays, comme ailleurs, le lien entre les apparitions locales (Beauraing, Banneux…) et Fatima est patent après la Seconde guerre mondiale.

Mais qu’en était-il au moment où elles surgissent, dans les années 1930 ?

Contrairement à l’auteure de l’article qui leur est consacré (Tine Van Osselaer), je ne pense pas du tout que la vague belge d’apparitions « has primarily been linked to the rise of Nazism (…) and the fear of Hitler » (p.136). La chronologie me donne raison.

Les apparitions de Beauraing se situent entre novembre 1932 et janvier 1933 et celles de Banneux entre janvier et mars 1933.

Or, c’est le 30 janvier 1933 qu’Adolf Hitler est appelé à la Chancellerie, une nomination surprenante contre laquelle les apparitions de Beauraing ne pouvaient pas mettre en garde préventivement (à moins qu’on ne croie à sa vocation prophétique réelle !)

C’est une surprise car les élections du 6 novembre 1932 lui avaient fait perdre deux millions de voix et il n’avait obtenu que 33 % des suffrages.

Au contraire, dès le début des apparitions de Beauraing, celles-ci sont soutenues par Léon Degrelle et ce sont ses éditions (« Rex ») qui en font la promotion, au point qu’à l’époque, elles apparaissaient à certains comme une invention de celui qui allait devenir le “Volksführer der Wallonen” et était proche de cette région ardennaise.

Un visionnaire wallon, contemporain des apparitions de Beauraing, Tilman Côme, assurait que la Vierge lui avait dit être venue « pour la gloire de la Belgique et pour préserver ce sol de l’envahisseur ». Mais, en 1933, une telle phrase doit se comprendre dans l’esprit patriotique et anti-allemand qui caractérise l’entre-deux-guerres en Belgique et en rien comme une allusion à une invasion soviétique ou à une mise en garde contre le nazisme.

Ce n’est effectivement qu’après la Seconde guerre mondiale que Fatima – et son message – prend, en Belgique aussi, de l’importance. Deux statues de la Vierge sont, à partir de 1947, portées dans les rues de Beauraing, et celle de Fatima apporte son message anticommuniste.

Selon la propagande dévotionnelle de l’époque, ce serait un communiste converti à travers la Vierge de Beauraing, mais ancien rédacteur du Drapeau Rouge, qui aurait même créé en Belgique la « Légion de Marie »  !

Comme aurait pu le vérifier l’auteure de l’article, cette histoire assez invraisemblable n’a en tous cas trouvé aucun écho dans les archives communistes (CARCOB) et la presse communiste de l’époque ne fait aucune allusion ni n’oppose aucun démenti à ce récit. Aucun des rédacteurs du Drapeau Rouge ne correspond par ailleurs au portrait extrêmement imprécis (et anonyme) qui en est donné par les récits de ce « miracle ».

La guerre froide avait « réajusté » le message des apparitions belges des années 1930 avec une bonne dose de fantaisie.

Et en Italie…

C’est en Italie que l’image mariale a été la plus manipulée dans une vision politique et anti-communiste.

Les élections du 18 avril 1948 marquent sans doute l’apogée de cette utilisation électoraliste de la Vierge Marie.

Les communistes italiens et leurs alliés socialistes sont sortis de la guerre auréolés de gloire. Ils ont été les moteurs de la Résistance et de l’antifascisme et ont engrangé beaucoup de sympathies, surtout parmi les jeunes. Ils ont été à l’avant-garde des luttes ouvrières et paysannes qui ont marqué l’immédiat après-guerre dans la péninsule. Ils ont gagné le referendum du 2 juin 1946, dans lequel ils avaient engagé toutes leurs forces en faveur de la république et contre la monarchie, complice du fascisme, qui, elle, avait l’appui de la droite.

Le 18 avril 1948, le Front Populaire (composé des socialistes et communistes) affronte donc, théoriquement avec de bonnes chances de réussite, la Démocratie chrétienne.

Mais c’est sans compter avec la violente campagne orchestrée par le Vatican et dans laquelle la Vierge Marie tient une place essentielle.

Pie XII avait annoncé qu’il s’agirait de voter pour ou contre le Christ, entre le paradis et l’enfer.

Dans les semaines précédant les élections, la Vierge est partout, les processions et pèlerinages se multiplient, mais, surtout, peu avant le vote, des apparitions et miracles attribués à Marie vont exploser dans toute l’Italie.

Le spectre d’une victoire marxiste et d’un pouvoir anti-clérical et athée gouvernant la péninsule est agité et, pour le contrer, tous les symboles de la religiosité populaire sont repris. 

Les statues de Marie doivent s’opposer aux représentations de Gramsci, les rosaires à la faucille et au marteau et les cantiques à l’Internationale.

Les apparitions de Marie se font plus nombreuses avant les élections, les statues de Marie hochent la tête, les miracles se multiplient.

L’auteur de l’article consacré à l’Italie (Robert Ventresca) n’est pas très convaincant lorsqu’il conteste une orchestration centralisée de ces phénomènes dans un but électoraliste.

Certes, officiellement, la hiérarchie de l’Église est prudente et ne s’emballe pas pour des « miracles » peu crédibles, mais alors comment expliquer cette inflation d’interventions de la Vierge à la veille du scrutin ?

La presse « mainstream » présente les visions et miracles comme des faits et, pour une grande partie des catholiques italiens, la victoire du Front populaire signifierait la présence de l’Armée rouge aux portes du Vatican.

Pie XII n’avait rien d’un démocrate et considérait la démocratie comme un « problème », mais l’auteur de l’article assure qu’implicitement le pape aurait penché pour une « certaine forme » de démocratie…

Et, pour l’auteur, la multiplication des apparitions et miracles est le résultat d’une interaction spontanée (sic) entre le catholicisme populaire et la crainte de voir s’installer démocratiquement un pouvoir athée. Il s’agirait donc d’une action collective contre des éléments hostiles qu’on ne peut juguler que par le surnaturel.

Je ne puis suivre cette explication. Certes, l’Église n’a évidemment pas donné des ordres de type « Inventez vite des miracles et apparitions » et a été prudente. Cela n’exclut pas une coordination et une exploitation politique de ces phénomènes populaires qui sont encouragés.

L’article laisse en suspens une question essentielle mais peut-être insoluble : quel poids ces manifestations mariales ont-elles eu dans la défaite du Front populaire lors des élections de 1948 ? En d’autres termes, quelle a été leur « efficacité » politique ?

Par ailleurs, l’ensemble du livre ne résout pas une autre question plus générale qui serait de comprendre pourquoi les foules ont toujours soif de fantaisies surnaturelles…

Une première version de cet article a été publiée dans la Revue Belge de Philologie et d’Histoire, volume 99 (2021), pp. 1033-1038. 

[1] Peter Jan Margry (dir.), Cold War Mary-Ideologies-Politics-Marian Devotional Culture, Leuven University Press, 2020.

[2] La formule est de Dianne Kirby, Religion and the Cold War, 2013.