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La Confession libertine d’Hercule Savinien Cyrano, dit Cyrano de Bergerac

Posté le 16 décembre 2018 Par ABA Publié dans Anticléricalisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Hercule Savinien Cyrano, dit Cyrano de Bergerac[2], né à Paris en 1619 et mort à Sannois (Val d’Oise) en 1655, est un écrivain français du XVIe siècle. De son œuvre, on retient « L’Autre Monde. Histoire comique des États et Empires de la Lune »  (1657) et « Histoire comique des États et Empires du Soleil » (1662) ; « La Mort d’Agrippine » (1654), la tragédie qui inspira Racine ; « Le Pédant joué » (1654), la comédie qui inspira tant Molière ; ses « Lettres » (1654), ses « Entretiens Pointus », ses « Mazarinades » et un « Fragment de Physique » (1662), plus « scientifique ». Sa réputation auprès du public actuel est due à la comédie d’Edmond Rostand : Cyrano de Bergerac, où il apparaît comme un spadassin gascon, une sorte de d’Artagnan au long nez et de poète amoureux de la belle Roxane, lui qui était dans la vie « assez éloigné des femmes ». Mort trop jeune, le génie de ce génie de Cyrano brille toujours d’un singulier éclat.

― Bonjour, Monsieur de Bergerac. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[3] en mission spéciale. Vous êtes bien Cyrano de Bergerac, l’écrivain ?

― Monseigneur, je ne vous tire pas mon chapeau. Je ne suis pas ce Cyrano de Bergerac que Rostand affubla de mon nez plus de deux siècles après ma mort. Moi, je m’appelle Hercule Savinien Cyrano.

― Vous n’êtes pas Cyrano de Bergerac ?, dit Juste Pape.

― Je ne suis pas de Bergerac, car ce « de Bergerac » vient d’une propriété, sise sur l’Yvette, acquise par mon grand-père et n’a rien à voir avec la ville située sur la Conne.

― Monsieur Cyrano, vous avez été baptisé à Paris et vous reposez sous l’église de Sannois. Mon dossier vous crédite d’un aïeul réformé, Savinien, et d’un autre aïeul, brûlé sur le bûcher. Quant à votre père, Abel, il y avait dans sa bibliothèque des auteurs comme Érasme, Rabelais ou des protestants notoires, mais aucun livre de piété. Serait-il un humaniste caché, lui aussi ?

― Savinien Ier n’a jamais abandonné sa conscience et Abel était un homme curieux des sciences et de philosophie, qui savait l’italien et savait de la Renaissance. Quant à l’église de Sannois, c’est mon cousin Pierre chez qui je m’étais fait porter qui a convaincu le curé, le Père François Cochon (sic), de m’ensevelir là.

― Monsieur Cyrano, je me rapporte à votre œuvre principale : L’Autre Monde[4]. Mais pouvez-vous expliquer cette phrase tirée de « La Mort d’Agrippine » où vous faites dire à Séjanus, conseiller de l’Empereur et amant d’Agrippine, un des membres de cet infernal trio et selon moi, votre porte-parole : « Ces dieux que l’homme a faits et qui n’ont point fait l’homme… »(v 638)[5]. Une phrase qui n’est pas passée inaperçue.

― Je n’imaginais pas tant de retentissement. Elle dit ce qu’elle dit et que je pense. Et vous ? Oh, je vois, vous ne pensez pas, vous croyez qu’un seul Dieu aurait fait toute la besogne. Et Séjanus n’est-il pas un mortel des plus sensé ?, un homme qui ne se gargarisait pas d’être fils de Dieu et qui prenait la mort comme elle venait.

― Monsieur Cyrano, Séjanus est d’une impiété hors norme qui se moque des Dieux et du Nôtre et de la Mort que l’Éternel nous a imposée.

― Il est vrai que Séjanus a quelque mépris pour cette Dame. N’énonce-t-il pas la vérité en disant : « Et puis mourir n’est rien, c’est achever de naître » (609) ? C’est le courage de l’homme ordinaire que mourir ne saurait émouvoir : « Cela n’est que la mort et n’a rien qui m’émeuve. » (1558), au moment où le destin va le frapper : « Et que le coup fatal ne fait ni mal ni bien, /Vivant, parce qu’on est, mort, parce qu’on n’est rien. » (1571-1572). On ne peut savoir qu’on est mort et on ne peut connaître que la mort des autres. La mort, c’est pour les autres ; que voulez-vous que j’en fasse ?

― Monsieur Cyrano, on n’est pas ici au théâtre…

― Monsieur, quelle impudence ! Tenez, je vous en ressers une de mes tirades. Je vous en offre quinze vers :

« De ma mortalité je suis fort convaincu ;
Hé ! bien, je dois mourir, parce que j’ai vécu. » (1524)
« Étais-je malheureux, lorsque je n’étais pas ?
Une heure après la mort, notre âme évanouie
Sera ce qu’elle était une heure avant la vie. » (1560-62)
« J’ai beau plonger mon âme et mes regards funèbres
Dans ce vaste néant et ces longues ténèbres,
J’y rencontre partout un état sans douleur,
Qui n’élève à mon front ni trouble ni terreur ;
Car puisque l’on ne reste, après ce grand passage,
Que le songe léger d’une légère image,
Et que le coup fatal ne fait ni mal ni bien,
Vivant, parce qu’on est, mort, parce qu’on n’est rien ;
Pourquoi perdre à regret la lumière reçue,
Qu’on ne peut regretter après qu’elle est perdue ?
(1565-1574)

J’ajoute : « Et si vous en doutez, venez me voir mourir. » (1580).

― Monsieur Cyrano, vous dites que la Terre et les planètes tournent autour du Soleil, vous moquez l’Esprit Saint et Saint Augustin.

― Mes récits de voyages dans la lune et le soleil sont des explorations par la pensée. J’ai écrit : « Saint Augustin, ce grand personnage, dont le génie était éclairé par le Saint-Esprit, assure que de son temps la Terre était plate comme un four, et qu’elle nageait sur l’eau comme la moitié d’une orange coupée. »[6]. J’ai critiqué l’humanité des croyants en disant : « Ajoutez à cela l’orgueil insupportable des humains, qui se persuadent que la nature n’a été faite que pour eux, comme s’il était vraisemblance que le Soleil n’eût été allumé que pour mûrir ses nèfles, et pommer ses choux », et « Je crois que les planètes sont des mondes autour du Soleil, et que les étoiles fixes sont aussi des soleils qui ont des planètes autour d’eux. » (p.292)

― Est-il exact, Monsieur Cyrano, que vous êtes allé au paradis ?

― Je me cite : « Par bonheur, ce lieu-là était le paradis terrestre, et l’arbre sur lequel je tombai se trouva justement l’arbre de vie » (p.296)

― Monsieur Cyrano, on me signale votre version particulière de l’affrontement entre Dieu et le serpent.

― Ah, le serpent ! C’est mon ami Élie qui m’a dit : « Dieu pour punir le serpent qui les avait tentés (Adam et Ève) le relégua dans le corps de l’homme. Il n’est point né de créature humaine qui, en punition du crime de son premier père (Adam), ne nourrisse un serpent dans son ventre. », et moi, Cyrano, je persifle :

J’ai remarqué que comme le serpent essaie toujours de s’échapper du corps de l’homme, on lui voit la tête et le col sortir au bas de nos ventres. Mais aussi Dieu n’a pas permis que l’homme seul en fût tourmenté, il a voulu qu’il se bandât contre la femme pour lui jeter son venin, et que l’enflure durât neuf mois après l’avoir piquée. Et pour vous montrer que je parle suivant la parole du Seigneur, c’est qu’il dit au serpent pour le maudire qu’il aurait beau faire trébucher la femme en se raidissant contre elle, qu’elle lui ferait enfin baisser la tête. » Élie m’a fait reproche : « Abominable, tu as l’impudence de railler sur les choses saintes. Va, impie, hors d’ici, va publier dans ce petit monde la haine irréconciliable que Dieu porte aux athées (p.303).

― Élie vous accuse d’irréligion, dit l’Inquisiteur ; sous le masque du démon de Socrate, vous ironisez jusqu’au miracle.

― Je m’en prends à votre monde, qui va d’Auguste à la Renaissance, où « le peuple devint si stupide et si grossier que mes compagnons et moi perdîmes tout le plaisir que nous avions autrefois pris à l’instruire. » (p.308) Le démon de Socrate a raison qui disait : « lors mon vieux cadavre est tombé, et comme si j’eusse été ce jeune homme, je me suis levé, et m’en suis venu vous chercher, laissant là les assistants crier miracle. » (p.313) Comme le sage ne voit rien au monde qu’il ne conçoive et qu’il ne juge pouvoir être conçu, il doit abhorrer toutes ces expressions de miracles, de prodiges, d’événements contre nature qu’ont inventés les stupides pour excuser les faiblesses de leur entendement (p.355).

― Monsieur Cyrano, vous parlez d’un pays où on paye en poésie et vous faites ainsi de Dieu, une sorte de banquier.

― Dieu, une sorte de comptable de poésies ? Qu’y a-t-il de si désolant à ce que Dieu se comporte en banquier de poésies ? Écoutez ce qu’il en est : « ils écrivent dans un grand registre qu’ils appellent les comptes de Dieu, à peu près en ces termes : « Item, la valeur de tant de vers délivrés un tel jour à un tel, que Dieu doit rembourser aussitôt l’acquit reçu… » (p. 313) C’est bien un banquier.

― Le bruit court, Monsieur Cyrano, que vous seriez athée.

― Que faire contre la rumeur ? Quoique vous puissiez dire de beau, s’il est contre les principes, vous êtes un idiot, un fou, ou un athée. On m’a voulu mettre en mon pays à l’Inquisition pour ce qu’à la barbe des pédants j’avais soutenu qu’il y avait du vide dans la nature, mais à pénétrer la matière, vous connaîtrez qu’elle n’est qu’une. Dire que cela n’est point compréhensible qu’il y eût du rien dans le monde ? Le monde n’est-il pas enveloppé de rien ? (pp. 317-320) Et je fus victime de la vindicte des prêtres, qui, avertis que j’avais osé dire que la lune d’où je venais était un monde, y virent un prétexte assez juste pour me faire condamner à l’eau, ce qui était la façon d’exterminer les athées (p. 329). Et je fus condamné à dire à tous les carrefours :

Peuple, je vous déclare que cette lune-ci n’est pas une lune, mais un monde ; et que ce monde là-bas n’est pas un monde, mais une lune. Tel est ce que les prêtres trouvent bon que vous croyiez (p. 330).

― Monsieur Cyrano, il se dit qu’avec votre grand nez et avec l’autre, vous ridiculisez les enseignements des prêtres.

― Sachez qu’un grand nez est le signe d’un homme spirituel, courtois, affable, généreux, libéral, et qu’un petit est signe du contraire. Quant à l’autre nez, vous appelez ce membre-là des parties honteuses, comme s’il y avait quelque chose de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus infâme que de l’ôter ! C’est pourquoi Dieu n’a pas arraché les génitoires à vos moines, à vos prêtres, ni à vos cardinaux. Pourquoi commettrais-je un péché quand je me touche par la pièce du milieu et non pas quand je touche mon oreille ou mon talon ? Est-ce à cause qu’il y a du chatouillement ? Je ne dois donc pas me purger au bassin, car cela ne se fait point sans quelque sorte de volupté ; ni les dévots ne doivent pas non plus s’élever à la contemplation de Dieu, car ils y goûtent un grand plaisir d’imagination. En vérité, je m’étonne, vu combien la religion de votre pays est contre nature et jalouse de tous les contentements des hommes, que vos prêtres n’aient pas fait crime de se gratter, à cause de l’agréable douleur qu’on y sent. » (p.335)

― Monsieur Cyrano, vous accusez Dieu d’injustice.

Si l’âme de l’homme est immortelle, Dieu est injuste, Lui qui se dit Père commun de tous les êtres, d’avantager une espèce et d’abandonner toutes les autres au néant ou à l’infortune (p. 354) Nous sommes faits à l’image du Souverain Être, et non pas le chou ?

― Monsieur Cyrano, vous parlez d’un monde infini.

― Il y a des mondes infinis dans un monde infini. Représentez-vous l’univers comme un grand animal ; que les étoiles qui sont des mondes sont dans ce grand animal comme d’autres grands animaux qui servent de mondes à d’autres peuples, tels que nous, nos chevaux, etc. et que nous, à notre tour, sommes aussi des mondes à l’égard d’animaux encore plus petits et peut-être que notre chair, notre sang, nos esprits, ne sont autre chose qu’une tissure de petits animaux. Est-il malaisé à croire qu’un pou prenne votre corps pour un monde ? Ce petit peuple prend votre poil pour des forêts de son pays. Il en va de même pour les plus petits animaux dont chacun de nous est rempli et qui font la vie (pp. 339-340).

― Monsieur Cyrano, votre conception s’éloigne de l’Église.

― Pour la comprendre, il faut, après avoir séparé mentalement chaque petit corps visible, en une infinité de petits corps invisibles, s’imaginer que l’univers infini n’est composé que de ces atomes infinis. L’origine de ce grand Tout et l’éternité du monde sont liés et l’esprit des hommes n’étant pas assez fort pour les concevoir, on a eu recours à la création et cette éternité qu’on ôte au monde, on la donne à Dieu. Il faudra que vous admettiez une matière éternelle avec Dieu, et alors il ne sera plus besoin d’admettre Dieu (p.343). Parmi tous ces Dieux, vous ne retenez que le vôtre. Sa situation doit être contradictoire. Supposons que vous mangiez un mahométan ; ce mahométan se change en votre chair, partie en votre sang, partie en votre sperme. Vous embrassez votre femme et de la semence, en partie tirée du mahométan, vous jetez au monde un beau petit chrétien ; ce corps mériterait l’enfer (comme mahométan) et le paradis (comme chrétien). Si Dieu veut être équitable, il faut qu’il damne et sauve éternellement cet homme-là (p.358).

― Et Dieu, Monsieur Cyrano, qu’en pensez-vous ?

― Dieu est un mystère du même genre que les miracles. Si la croyance en Dieu nous était si nécessaire, Dieu ne nous en aurait-il pas infus à tous les lumières aussi claires que le soleil qui ne se cache à personne ? Car de feindre qu’il ait voulu tantôt se masquer, tantôt se démasquer, c’est se forger un Dieu ou sot ou malicieux (p.358).

― Monsieur Cyrano, que pensez-vous de la création et de Dieu et de son existence.

― Je vous suggère de regarder bien la Terre où nous marchons ! Elle était il n’y a guère une masse indigeste et brouillée, un chaos de matière confuse, une crasse noire et gluante dont le Soleil s’était purgé (p. 388). Enfin, l’état normal de l’être est l’état de nature et à l’état de nature, l’homme n’a pas encore inventé de dieux ; ce que vous appelez « athée » est cet état normal de l’homme. Quant à Dieu, il est lassant de devoir réfuter ce qui n’existe pas. Sur ce, je rentre à Sannois, sous l’église.


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan ↑
  2. Voir la très consistante notice de Wikipedia : Savinien de Cyrano de Bergerac ↑
  3. OVRAAR : voir note dans les interviews posthumes précédents. ↑
  4. Savinien Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde – Les États et Empires de la Lune et du Soleil (1657-1662), 229 p., in Voyages aux Pays de nulle Part, Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1284 p, pp. 277-506. – d’où j’ai tiré les citations et l’édition de poche : Savinien Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde – Les États et Empires de la Lune – Les États et Empires du Soleil, suivi de Fragment de Physique, Gallimard, Folio classique (4110), Paris, 2004, 432 p. ↑
  5. Hercule Savinien Cyrano, dit Cyrano de Bergerac, « La Mort d’Agrippine », Tragédie, Acte II, Scène IV, v. 638, Paris, 1654. Les vers cités ici sont notés par un chiffre qui les situe dans la pièce. ↑
  6. Savinien Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde, op. cit., p. 294. Toutes les citations tirées de cet ouvrage sont mentionnées entre parenthèses dans la suite du texte. ↑
Tags : athée caché athéisme Cyrano écrivain Hercule Savinien Cyrano de Bergerac Juste Pape Science-fiction

La Plume de Satan

Posté le 21 octobre 2018 Par ABA Publié dans Athéisme, Philosophie Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

 

Comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant. On trouve face à face l’enquêteur Juste Pape et le suspect Mark Twain, soupçonné d’être « la plume de Satan » ou à tout le moins, son éditeur. Les réponses attribuées dans ce texte à Mark Twain proviennent du dossier de l’Inquisiteur.

 

 

Bonjour, Monsieur Twain. Je dois vous rappeler – c’est la procédure – que je m’appelle Juste Pape, l’enquêteur de l’Ovraar[2], chargé de votre dossier. À la suite de la transmission en haut lieu du procès-verbal de notre précédente rencontre[3], j’ai été convoqué au plus haut sommet et je me suis vu intimer l’ordre comminatoire de vous inquisitionner à nouveau, car on a découvert des éléments qui semblent vous incriminer.

Bonjour, Révérend, abrégeons et venons-en aux faits. Vous m’accusez ; soit, mais de quoi ?

Monsieur Twain, je ne vous accuse pas. J’enregistre vos déclarations. On – vous voyez de qui je parle – m’a dit que vous avez publié des lettres d’un dénommé Satan, qui n’est pas en odeur de sainteté, un archange rebelle et banni par Sa Hauteur Elle-même, tellement sulfureux que tous écrits de sa part sont interdits, leur publication considérée comme un crime de haute trahison. Vous ne pouvez ignorer que cette édition de lettres de Satan établit votre complicité avec cet ennemi du Tout-Puissant.

Ah ! Je vois, Révérend, encore cette foutue censure qui s’en prend à l’éditeur à défaut de pouvoir atteindre l’auteur.

En effet, Monsieur Twain, nous ne pouvons atteindre l’auteur et depuis qu’Il l’a exilé, on ne sait où il est passé. Vous, on vous connaît et on sait où vous trouver.

Révérend, un Tout-Puissant qui n’arrive pas à retrouver Satan et qui n’est pas capable de se faire obéir n’est plus vraiment un Tout-Puissant et on peut se demander ce qu’il en est du reste de ses prétentions.

Monsieur Twain, le livre que vous avez signé, est intitulé Letters from the Earth et publié en français sous le titre : Quand Satan raconte la Terre au Bon Dieu[4]. Il y a onze lettres. Je dois savoir si vous les avez retranscrites sous la dictée de ce Satan. Ne me dites pas que vous en ignoriez le caractère subversif, car vous avez demandé qu’elles soient publiées longtemps après votre mort. Il a fallu attendre un demi-siècle. Certes, il y a le précédent du curé Jean Meslier, mais cela démontre votre intention et comme le dit l’adage : « L’intention constitue le crime ».

Moi, Satan, je ne l’ai jamais rencontré. Cependant, Révérend, raisonnons un peu. Satan est le fruit d’une imagination fertile et je n’ai fait que recourir à sa figure métaphorique pour exposer mes idées. Mais s’il vous plaît d’incriminer Satan, faites-le, il ne risque rien.

Je propose, Monsieur Twain, de procéder par ordre. Dans la première lettre, Satan tourne en dérision la relation de l’homme avec son Créateur. Il insinue qu’aucune prière de l’homme n’a jamais reçu de réponse et que pourtant, ce dernier « continue à prier tout pareil »[5]. Il s’amuse de ce que l’homme croit qu’il va aller au ciel et qu’il existerait un enfer au feu éternel.

Eh bien, Révérend, n’est-ce pas la réalité ? Il y a des « docteurs salariés » : prêtres, pasteurs, que sais-je ?, qui débitent de telles inepties. La sagesse populaire juive en sait quelque chose, elle qui dit : « On ne pose pas de questions à Dieu. On a déjà essayé. Il ne répond pas… »[6]

Monsieur Twain, dans la deuxième, vous ou Satan – ce qui revient au même, vous vous moquez du paradis.

Satan ne se moque pas du paradis, il décrit ce qui s’y passe et il n’a pas tort. Imaginez une éternité à faire des choses qui rebutent : prier, chanter des louanges, vivre dans une atmosphère d’église. De l’adolescence à l’âge mûr, les hommes attachent à la copulation plus de prix qu’à tous les autres plaisirs. On la bannit du paradis et On la remplace par la prière, qu’ils ne prisent pas particulièrement. Et là-haut, tout le monde doit chanter, c’est un chœur universel qui ne s’interrompt qu’à la nuit et on n’y chante qu’un seul hymne : « Hosanna, hosanna, hosanna et rah-rah, zim boum boum, hannah, hannah, hannah…»[7] à l’infini. Et il faut jouer de la harpe, tous. Résultat : des millions de harpistes incompétents et des millions de choristes enroués, un chahut permanent. Il n’y est pas question d’art, de poésie, de pensée. À l’analyse, ce ciel doit inclure, tout ce qui est pour l’homme, objet de répulsion, et exclure, tout ce qu’il aime ! Dans ce sabbat éternel, on s’ennuie ; seuls des saints peuvent supporter les félicités de cet asile d’aliénés[8].

Je vois, Monsieur Twain. Passons à la troisième lettre, où vous vous en prenez aux religions et à la Bible.

L’homme a inventé des milliers de religions et il en invente encore. Il n’y a rien à redire, c’est la vérité. Quant à la Bible, Satan dit que c’est un livre plein d’intérêt : rempli de poésie, de légendes, d’histoires sanguinaires, de leçons de morale, d’obscénités et de mensonges. Une réussite pour un livre aussi ancien, qui copie tout ce qui a marché dans les Bibles antérieures. C’est la formule du best-seller. Et, c’en est un.

Et, Monsieur Twain, quid de la création du monde ?

Satan remet les pendules à l’heure : la Bible raconte certaines choses et la réalité est tout autre. Depuis des siècles, l’astronome chrétien sait que Dieu n’a pas créé le monde en six jours ; il le sait, car c’est astronomiquement impossible, mais il feint de l’ignorer, tout comme fait le prêtre. Pareil pour la durée de l’Univers : ils savent qu’il existe depuis des milliards d’années, mais ils s’en tiennent à la durée biblique de six mille ans. Je les comprends, car ce serait bien le diable si la Bible était fausse.

Et que dites-vous, Monsieur Twain, de la création de l’homme, d’Adam et Ève et de tout ce qui s’ensuit ?

Je passe l’affaire du fruit défendu, du serpent vertical et autres fariboles. Dieu a créé l’homme et la femme nus ; il aurait dû les créer habillés ou couverts de suffisamment de poils comme les ours ou les chats, pour qu’ils puissent vivre à poil sans se soucier de la pudeur ou des variations de température. Le Tout-Puissant a créé l’homme éternel et ensuite, il l’assassine, lui et tous ses descendants, par milliards. Et pourquoi ? On ne le sait pas. Le Tout-Puissant fait l’homme à son image, un être asexué ; puis, il lui impose la femme, le sexe et les punit – homme, femme, enfants et tous les descendants parce qu’ils usent librement de leur vie. Même le divin Marquis n’aurait pu imaginer menée plus sadique.

Monsieur Twain, calmez-vous. Expliquez-moi la quatrième lettre.

Avec l’invention du sexe et de la procréation, le Tout-Puissant avait ouvert une boîte de Pandore qu’il mit du temps à pouvoir refermer (provisoirement) par l’interlude aquatique de Noé. En fait de Pandore, Il a copié sur elle intégralement le mythe de la création de l’homme. Longtemps, le sexe dut se pratiquer en famille ; par force, il n’y avait personne d’autre. Tout le monde couchait avec tout le monde ; il y fallait du rendement (« Croissez et multipliez ! ») et chacun y mit du sien. On ne s’ennuyait pas. De jalousie (Il disait : « Je suis un Dieu jaloux ! »), le Tout-Puissant mit le holà et noya tout ce monde, sauf Noé et sa famille stricto sensu et des échantillons de diverses autres espèces. En réduisant le vivant à la famille Noé et aux échantillons, il relança la foire à l’inceste. Le plus drôle, Révérend, c’est que la religion interdit l’inceste.

L’inceste est très sévèrement prohibé, Monsieur Twain. La cinquième lettre me paraît sarcastique.

C’est vite dit, Révérend. Si Noé avait eu toutes les données du problème, il aurait su qu’il ne pouvait caser tout dans une seule arche. Est-il sarcastique de rappeler le désarroi, le désespoir, la désespérance de ces pères, ces mères, ces enfants accrochés aux rochers sous une pluie diluvienne et qui virent partir l’arche salvatrice, sans compter tous les autres animaux condamnés à périr ? A-t-on vu dans l’Histoire plus grand massacre d’innocents ?

Monsieur Twain, parlez-moi de la sixième lettre et de cette mouche.

Ah, la mouche ! Sur instructions spéciales, Noé avait chargé des billions de mouches et des tonnes d’immondices pour les nourrir. Après quelques jours de navigation, Dieu lui a dit qu’il avait oublié une mouche ; demi-tour et Noé retrouva « la » mouche sur son tas de cadavres. Ce n’était pas un hasard (avec Dieu, il n’y a pas de hasard), car cette mouche-là sur ces cadavres-là avait cueilli le typhus et mille autres germes qu’elle avait comme mission de répandre – avec l’aide de ses sœurs et de leur descendance – parmi les humains. Ainsi, pour ce Dieu jaloux, le déluge ne suffit pas. Il a inventé la maladie pour tourmenter l’enfant, la femme, l’homme de la naissance à la mort et même les animaux. Et pourquoi ? Seule réponse : la jalousie de ce Forcené.

Monsieur Twain, votre opinion sur cette septième lettre.

Oh, Révérend, elle ne fait que rapporter l’œuvre de Dieu selon la Bible. L’arche était un immense foutoir ; en application de l’instruction divine : « Croissez et multipliez ! », ça baisait tout le temps. Les mouches déposaient leurs œufs partout : sur la nourriture, sur les crânes, sur les lèvres, dans les yeux, etc. Ainsi, Noé, famille et compagnie, animaux compris, avaient hérité des suites de l’inceste généralisé ; ils se faisaient tares, par consanguinité et bénéficiaient de la vaste panoplie des virus. Cependant, Dieu, méticuleux, y ajouta les microbes qui offraient aux humains les preuves tangibles de Son Amour. Le gros intestin devint l’Éden des microbes et l’Éternel réserve ces merveilleux traitements préférentiellement aux pauvres. « Heureux les pauvres… ».

Monsieur Twain, c’est subversif. Venons-en à la huitième lettre.

Quand Dieu crée le monde et l’homme tels qu’ils sont, Il impose et grave au plus profond leur tempérament, leur système de fonctionnement et ses règles et ensuite, Il s’empresse d’inventer des Lois que les créatures ne peuvent qu’enfreindre. Ainsi le bouc à qui le Créateur a octroyé un tempérament lascif. À la saison du rut, il s’y emploie de toutes ses forces et même au-delà. Si Dieu disait à ce bouc : « Tu ne forniqueras pas ! », un enquêteur impartial trouverait ce précepte inapplicable et pervers. Eh bien, Dieu l’impose à l’homme. D’un côté, « Croissez et multipliez ! » ; de l’autre, « Tu ne forniqueras pas ! ». Vous me direz, il y a le NOMA, mais une telle ségrégation des genres imposerait que la religion ne mette pas son nez dans la fornication. Vous voyez le nœud du problème ? Enfin, il faut tenir compte de la physiologie : la femme dispose d’un réceptacle toujours ouvert et l’homme d’un instrument au fonctionnement limité dans l’usage et la durée ; dès lors, il serait logique que les harems soient constitués d’hommes.

Laissez les harems, Monsieur Twain, et parlez-moi de la neuvième lettre.

Un Créateur omniscient et maître du monde qui assassine ses créatures et détruit son œuvre par jalousie, dépit ou représailles, est soit un idiot, soit un sadique ou les deux. Ce Dieu est cruel, injuste et stupide de reprocher aux autres ses propres erreurs ; tel est l’argument, impossible à réfuter.

Monsieur Twain, et la dixième lettre ?

Elle traite de la vie, la mort et l’enfer. La vie n’est un rêve malsain, peuplé de misères et de douleurs. Quant à la mort, elle a trompé les attentes divines. Elle devait punir l’homme, mais elle se révéla sa meilleure amie. Libératrice, elle lui a offert une éternité de paix. Ce bonheur tranquille a fortement déplu à l’Éternel, qui ne pourrait jamais en bénéficier. La tranquillité pour des milliards d’humains et les tracas et les soucis pour lui seul, c’était insupportable ; il fallait que l’homme fût tourmenté ; alors, Dieu inventa le paradis et l’enfer. Conscient de la nécessité de mettre de la vaseline pour faire passer la chose, il en confia l’annonce à son fils qui se révéla un doux sauveur suave des plus redoutables. Ce Divin Enfant qui aime la souffrance au point de se l’infliger à lui-même, est à l’origine des croisades, des bûchers, de l’Inquisition ; on entend encore le cri lancé à Béziers par le légat du Pape : « Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens ! ».

Monsieur Twain, finissons-en, j’en ai des haut-le-cœur.

Moi aussi, j’ai la nausée quand je pense à la duplicité d’un Dieu assassin qui impose la mort et qui déclare : « Tu ne tueras pas » et aux supplices qu’Il fait subir à l’humanité et aux horreurs, rapportées dans sa Bible. Celles par exemple qu’il fit infliger aux Madianites. Il ordonna de les tuer tous, sauf les pucelles. Le destin des 32 000 vierges fut plus clément ; elles pouvaient encore servir. On les déshabilla, on les sonda – il fallait bien vérifier leur état et on les offrit aux hommes, même aux prêtres. Pour faire quoi ? Certes, Il a inventé d’autres horreurs depuis et, si on le laisse faire, il en suscitera encore. C’est l’effet de Sa Miséricorde : « Heureux serez-vous, lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera et qu’on dira de vous toute sorte de mal… »[9] et dire qu’il est des gens pour Le croire et pour louer Sa Sagesse à ce faux-cul de Triple Dieu des chrétiens qui n’est qu’une copie de la triade sacrée des Égyptiens qui connaissaient une sainte famille plus saine, plus logique et plus conforme : Dieu le Père, Dieu la Mère et Dieu le Fils ou de la triade romaine composée de Jupiter – dans le rôle du père, de Junon – dans le rôle de la Mère et de Minerve dans le rôle de la Fille.

Mes respects, Révérend.


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain
  2. OVRAAR : organisme secret à vocation de police politique, dont le nom est un sigle dont le nom de baptême est calqué pour partie sur celui de l’Ovra, dont l’historien Luigi Salvatorelli indique qu’il pourrait signifier : « Opera Volontaria di Repressione Antifascista, appellation ayant la vertu d’en souligner le caractère volontaire et son fonctionnement par la délation, et donc propre à bien faire comprendre aux opposants qu’ils risquaient de buter à tout moment sur quelque agent fasciste volontaire vêtu en bourgeois », et pour la fin sur celui de l’UAAR (Unione degli Atei e Agnostici razionalisti – Union des Athées et Agnostiques rationalistes italiens), gens qu’il s’agit de surveiller et éventuellement, de réprimer.
  3. La confession épique de Samuel Langhorne Clemens, alias Mark Twain
  4. Mark Twain, Quand Satan raconte la Terre au Bon Dieu, Les Cahiers rouges, Grasset, Paris, 2013, 248 p.
  5. Ibid., p. 24.
  6. Sholem Aleikhem, La peste soit de l’Amérique, Piccolo, Liana Levi, Paris, 2013, p. 59.
  7. Mark Twain, op. cit., p. 28.
  8. Ibid., p. 32.
  9. Ibid., p. 85.
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La confession épique de Samuel Langhorne Clemens, alias Mark Twain

Posté le 10 juillet 2018 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant. On trouve face à face l’enquêteur Juste Pape et le suspect Samuel Langhorne Clemens, alias Mark Twain. Les réponses attribuées à Mark Twain dans ce texte proviennent des sources secrètes qui ont alimenté le dossier de l’inquisiteur.

Pour situer le personnage, Mark Twain, né à Florida (Missouri) en 1835 et mort à Redding (Connecticut) en 1910, est un écrivain étasunien du XIXe siècle. Son œuvre est multiple. On retient habituellement et principalement Les Aventures de Tom Sawyer, Les Aventures de Huckleberry Finn, mais il fut tellement prolifique qu’on ne peut que citer les principales parmi les nombreuses autres publications, dont La Célèbre Grenouille sauteuse du Comté de Calavéras, Le Prince et le Pauvre, La Tragédie de Pudd’nhead Wilson et la Comédie des deux Jumeaux extraordinaires, Trois mille ans chez les Microbes, La Vie sur le Mississippi, Le Tour du Monde d’un Humoriste et son immense Autobiographie de Mark Twain.

Bonjour, Monsieur Mark Twain. Je m’appelle Juste Pape. Je suis l’enquêteur de l’Ovraar[2] en mission spéciale. Vous êtes bien Mark Twain, l’humoriste ?

Monsieur l’Inquisiteur, je vous salue et je vous fais remarquer que je ne suis pas que Mark Twain. Pour tout dire, je vous renvoie au toast de mon cinquantenaire, porté par Oliver Wendell Holmes en 1885 :

Il nous faut donc boire à sa santé :

Mark Twain est le bébé de Clemens[3]
Qu’est-ce que vous dites ? Vous n’êtes pas Mark Twain ?

Écoutez, Révérend, je préfère vous donner ce titre plus révérencieux et plus conforme aux habitudes des bords du Mississippi. Sachez que Mark Twain est le nom d’un écrivain que j’incarne, moi, Samuel Langhorne Clemens. Je suppose que vous savez ce que veut dire incarner et que je ne dois pas vous faire un dessin. Pour plus de certitude, je prends un exemple dans votre religion : concrètement, Mark Twain m’incarne tout comme l’homme que vous appelez Jésus disait incarner Dieu en tant que personne. Je vous passe les détails, vous les connaissez. La seule différence et elle est notable, c’est que Mark Twain a réellement écrit de sa propre main des livres que vous pouvez trouver dans les meilleures bibliothèques et que par ailleurs, il est peu probable que Dieu ait écrit de sa main les livres « sacrés » qu’on lui attribue. La différence aussi, c’est qu’on n’a jamais obligé les enfants à lire les livres de Mark Twain, car comme l’établissent de nombreux témoignages, les jeunes les lisent sans qu’on leur demande ; tandis que pour ce qui est des livres religieux, la situation est fort différente. D’autre part, contrairement à votre Messie, Mark Twain n’a jamais suggéré aux gens de le manger, ni de boire son sang, ce qui sont là des manières dignes d’un peuple de vampires. Ensuite, vous noterez que Mark Twain n’a jamais prétendu que ses livres étaient des textes sacrés et enfin, ses écrits n’ont jamais servi de prétexte pour rôtir ou massacrer des gens.

Bien, bien, ne vous énervez pas, Monsieur Clemens. Je note que vous avez choisi comme nom littéraire Mark Twain et, en tant que Mark Twain, vous avez quand même en quelque sorte hérité de la culture et des idées de Samuel Langhorne Clemens.

En quelque sorte, oui. Voyez-vous, Révérend, c’est un peu une situation comme celle de la transsubstantiation, mais une transsubstantiation qui fonctionnerait à double sens, dans laquelle Clemens s’est transformé en Twain et en retour, Twain se transforme en Clemens. C’est un phénomène récurrent. Par ailleurs, je suis également un miracle à l’envers, si je puis ainsi dire et cette situation paradoxale m’a poursuivi toute mon existence. Il s’agit d’un mystère aussi troublant que celui de la Trinité et, dès lors, vous n’aurez pas de mal à l’admettre. Je vous explique ce miracle : à la naissance, nous étions jumeaux, mon frère William et moi, et un des deux est mort. Et, figurez-vous, Révérend, que celui qui s’est noyé dans le bain, c’était moi – je m’en souviens très bien à cause de ce grain de beauté sur la main gauche[4]. Après, il y a eu un échange de substances entre lui et moi. Ce n’est sans doute pas sans rapport avec le choix de ce nom de Twain comme hétéronyme, car en anglais, le mot twain signifie tout simplement deux et également, paire, couple, dualité… Ainsi, je suis réellement double et même triple, car il faut y ajouter l’esprit de Bill, comme je viens de vous le révéler. Mais appelez-moi Twain !

D’accord, je vous appellerai Twain, car vous êtes Twain et c’est sur ce Twain qu’est construit mon dossier. Twain est le suspect qu’il m’est demandé d’interroger et ce sont ses écrits qui sont les pièces du dossier.

Eh bien, Révérend, je ne peux que féliciter votre dossier, car il a probablement saisi l’essentiel de la transsubstantiation de Clemens en Twain – de l’homme en écrivain. Cependant, Mark Twain et Sam Clemens ne s’entendaient pas vraiment. Clemens était un monsieur rangé, nanti d’une épouse charmante, une femme à principes assez sévère, et Twain était resté pareil à lui-même et au jeune Sam de l’enfance au bord du fleuve.

Ensuite, Twain, j’ai ici des citations qui sont – à nos yeux – des indices de votre irréligiosité, pour ne pas dire de votre athéisme caché. Par exemple, vous avez écrit :

Je lève mon verre à la majestueuse matrone appelée chrétienté… avec son âme pleine de méchanceté, sa poche pleine d’oseille et sa bouche pleine de pieuses hypocrisies. Donnez-lui un savon et une serviette, mais cachez le miroir[5].

En effet, j’ai dit, j’ai même écrit ça et s’il fallait le réécrire, je le ferais volontiers. Et puis quoi, monsieur l’Inquisiteur ?

Et puis, Twain, dans Une Histoire américaine[6], le premier volume de votre monumentale autobiographie, vous en prenez à l’aise avec la très sainte Providence et même, avec la Création. Vous écrivez – notamment – ceci :

puisque l’homme, sans aucune aide, inventa tout lui-même. J’avance cette conclusion, car je pense que si la Providence avait eu la moindre idée de l’aider, elle aurait eu l’idée de le faire quelque cent mille siècles plus tôt. Nous avons l’habitude de voir la main de la Providence en toutes choses… Lorsque la Providence jette l’un de ses vermisseaux à la mer à l’occasion d’une tempête, puis l’affame et le gèle… avant de le rejeter sur une île déserte… pour être finalement sauvé par un vieux bandit de capitaine irréligieux et blasphémateur sacrilège… le vermisseau oublie que c’est la Providence qui l’a jeté par-dessus bord et ne se rappelle que le sauvetage par la Providence… jamais il ne se laisse aller à de francs remerciements chaleureux et sans retenue envers le vieux et rude capitaine qui est celui qui l’a réellement sauvé[7].

Encore une fois, Révérend, n’ai-je pas raison ? Les seules choses réelles dans cette histoire, ce sont le naufragé, la tempête, le capitaine et le sauvetage ; quant à la Providence, c’est une élucubration d’un de vos collègues.

Certes, Monsieur l’écrivain, je n’ai guère l’espoir de vous amener à résipiscence, d’autant que vous avez tout autant maltraité la Création ; pour la clarté de mon accusation, je rappelle que la Bible enseigne que « Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme » (Genèse 1.27) et on apprend ça au catéchisme. Et vous, que dites-vous ? Je vous cite à nouveau :

Enfin apparut le singe et tout le monde put voir que l’homme n’était plus très loin à présent. Et, en vérité, il en fut ainsi. Le singe continua à se développer durant cinq millions d’années et ensuite il se transforme en homme, manifestement. Voilà l’histoire. L’homme est ici depuis trente-deux mille ans ».[8]

Qu’en pensez-vous ?

Oh, Révérend, ce que j’en pense est simple : avant l’homme, il n’y avait pas de Dieu ; après l’homme, il n’y a plus de Dieu ; sans l’homme, il n’y a pas de Dieu. Vous savez « Depuis lors [1866] jusqu’à aujourd’hui je n’ai plus été membre d’une Église. Je suis resté complètement libre en ces domaines. »[9]

Twain, non seulement, vous êtes impie et blasphémateur, mais vous êtes un « évolutionniste » de la pire espèce et un athée, même si vous avez pris certaines précautions en reportant la publication de votre autobiographie « cent ans après votre mort »[10].

Peut-être, Révérend, que je serais aussi assez matérialiste et, même, également déterministe, allez savoir. Je m’en vais vous dire comment je conçois Dieu et « pas n’importe quel dieu parmi les deux ou trois millions de dieux que notre espèce a fabriqués depuis qu’elle a presque cessé de se composer de singes… je veux dire le petit Dieu que nous avons fabriqué à partir des rebuts humains ; dont le portrait est fidèlement décrit dans une Bible dont nous avons déclaré qu’il en était l’auteur ; le Dieu qui a créé un monde aux dimensions d’une pouponnière… et qui a mis notre petit globe au centre… »[11].

Twain, vous avez été tellement prolifique que nous avons failli nous y perdre. Il nous a fallu arriver à la millième page de votre autobiographie pour trouver ce florilège de vos pensées impies contre Dieu et les écritures saintes. Vous vous en prenez à la Bible, à la Vierge Marie, à Dieu et même aux dieux d’autres religions.

Je m’en souviens fort bien et si j’ai pu l’écrire, c’est qu’à ce moment ma femme, ma bonne Livy, était morte et j’étais libre de m’exprimer sur ce sujet. C’est ce fameux chapitre dont, dans une lettre à mon ami Howells en 1906, je disais que « mes héritiers et ayants-droit seront brûlés vifs s’ils s’aventurent à le publier de ce côté de 2006 » et j’ajoutais : « Il y aura beaucoup de chapitres du même acabit si je vis 3 ou 4 ans de plus »[12]. Malheureusement, je n’ai pas trouvé le temps de les faire. Cependant, détaillons un peu ce florilège. D’abord la Bible. Ah, Révérend, si l’humour est la faculté de faire rire, alors, la Bible est sans aucun doute un des ouvrages des plus humoristiques qui ait jamais existé, d’un humour noir le plus souvent. Évidemment, une telle lecture suppose qu’on ait un minimum de « sense of humour ». La Bible est un recueil drôlatique de contes et légendes et d’anecdotes de paysans crédules, superstitieux et analphabètes. Quant à Dieu tel que le présente la Bible, c’est « un homme chargé et surchargé de pulsions mauvaises qui dépassent de loin les limites humaines ; un personnage avec lequel personne, sans doute, ne voudrait s’associer maintenant que Néron et Caligula sont morts ».[13] La Vierge Marie et son Immaculée Conception est une vieille resucée de nombre de religions antérieures : les Hindous ont acquis Krishna par l’Immaculée Conception, les Bouddhistes, Gautama par le même procédé ; c’était il y a 2 500 ans. Le seul témoin qui a pu en attester était un témoin fort intéressé, car c’était la Vierge elle-même. Sans doute fallait-il apaiser son mari. Jamais, un charpentier new-yorkais n’aurait accepté un tel bobard ; aujourd’hui, à New-York, aucun homme, aucune femme, aucun enfant n’accepterait d’y croire[14]. Quant à votre religion elle-même, elle « est terrible. Les flottes du monde entier pourraient naviguer en tout confort dans le sang innocent qu’elle a répandu. »[15]

Eh bien, Twain, ce sera tout. Mon rapport est secret et seule l’autorité supérieure en connaîtra le contenu et la conclusion.

Bien évidemment, cette vieille manie du secret, cette omerta ancestrale ! vous n’êtes pas Inquisiteur et jésuite pour rien. Un dernier mot, si vous le permettez : il me revient à l’esprit cette antienne d’une vieille piémontaise qui, au pied d’un crucifix, disait : « L’ù l’è mort, e mi sôn chi », ce que je traduis « Lui, il est mort et moi, je suis ici. » Vous voyez, révérend, c’est pareil pour moi : je suis encore ici et Samuel Clemens n’y est plus.

Et moi, Mark Twain, je serai ici tant qu’il y aura des hommes.

Mes respects, Révérend.


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach. ↑
  2. OVRAAR : organisme secret à vocation de police politique, dont le nom est calqué pour partie sur celui de l’Ovra, dont l’historien Luigi Salvatorelli indique qu’il pourrait signifier : « Opera Volontaria di Repressione Antifascista, appellation ayant la vertu d’en souligner le caractère volontaire et son fonctionnement par la délation, et donc propre à bien faire comprendre aux opposants qu’ils risquaient de buter à tout moment sur quelque agent fasciste volontaire vêtu en bourgeois », et pour la fin sur celui de l’UAAR (Unione degli Atei e Agnostici Razionalisti – Union des Athées et Agnostiques rationalistes italiens), gens qu’il s’agit de surveiller et éventuellement, de réprimer. ↑
  3. Mark Twain, L’Autobiographie de Mark Twain (t. 2). « L’Amérique d’un Écrivain », Tristram, Auch, 2015, 844 p., p 451. ↑
  4. Mark Twain, Une Interview, https ://short-edition.com/fr/classique/mark-twain/une-interview/. ↑
  5. Mark Twain, La prodigieuse Procession et autres charges, Agone, Marseille, 2011, 322 p., p.1. ↑
  6. Mark Twain, L’Autobiographie de Mark Twain, t. 1, ibid., 823 p. ↑
  7. Ibid., pp. 341-342. ↑
  8. Mark Twain, Cette maudite Race humaine, Actes Sud, Arles, 2018, 80 p., p.23. ↑
  9. Mark Twain, L’Autobiographie de Mark Twain, t. 1, op. cit., p. 491 ↑
  10. Harriet Elinor Smith, « Introduction », ibid., t. 1, p. 7. ↑
  11. Mark Twain, Ibid., t. 2, pp. 226-227. ↑
  12. Ibid., p. 810, 178. ↑
  13. Ibid., p. 227. ↑
  14. Ibid., p. 234. ↑
  15. Ibid., p. 235. ↑
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La confession philosophique de Bernardino Telesio

Posté le 24 avril 2018 Par ABA Publié dans Philosophie Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant. On trouve face à face l’enquêteur Juste Pape et le suspect Bernardino Telesio. Les réponses attribuées à Telesio dans ce texte proviennent des sources secrètes qui ont alimenté le dossier de l’Inquisiteur.

Bernardino Telesio, né à Cosenza en 1509 et mort à Cosenza en 1588, est un philosophe italien de la Renaissance. Son œuvre principale est le De rerum natura juxta propria principia (de la nature des choses selon leurs principes propres)[2], dont l’édition définitive en neuf livres fut publiée en 1586 à Naples.

Bonjour, Monsieur Telesio. Je m’appelle Juste Pape. Je suis l’enquêteur de l’Ovraar[3] en mission spéciale. Bernardino Telesio, c’est bien votre nom ? Vous êtes donc Bernardino Telesio le philosophe ?

Bonjour, Monsieur l’Inquisiteur, car c’est votre titre ; il ne faut pas vous en cacher ; surtout, vis-à-vis de moi, qui aurais pu être archevêque. Comme vous le savez, j’ai refusé et j’ai proposé mon frère Tommaso qui a été nommé archevêque de Cosenza. Je me nomme Bernardino Telesio et je suis né à Cosenza, ville tout au sud de l’actuelle Italie (un pays créé de toutes pièces par la force). Je suis venu au monde, il y a plus d’un demi-millénaire. La Cosenza où j’ai passé ma vie se situe aux confins du monde grec, monde de l’antique civilisation, d’une part et d’autre part, du monde des chrétiens, qui arrivaient cahin-caha au bout de leur Moyen Âge et se trouvaient à l’aube de ce qui sera la Renaissance. Ce retournement démarre chez nous à Cosenza. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, si l’on veut bien se souvenir que Parménide, qui écrivit lui aussi un De la nature, était né et avait philosophé à Élée, ville un peu plus au nord dans la Grande Grèce. J’ai écrit un De la nature ; vous me direz que je ne suis pas le seul et que Lucrèce écrivit – mais en vers – un De rerum natura, qui fit date et auquel le titre de mon ouvrage ne manque pas de faire allusion. Dans ces anciens temps, avant que vous ne détruisiez la pensée et la science par votre croyance, d’autres ont publié des réflexions sur le même thème. À présent, que je ne risque plus grand-chose, j’ai l’impression d’avoir repris le flambeau et que je pourrai user de ma liberté de pensée et remettre en cause certaines restrictions que j’avais dû pratiquer de mon vivant.

Que voulez-vous dire, Monsieur Telesio ? Quelles rétractations ? Je ne saisis pas très bien, pouvez-vous donner un exemple ?

Par exemple, ma lettre du 28 avril 1570, lettre que j’envoyais à je ne sais plus quel cardinal à Rome, dans laquelle je disais : « Je vois que je me suis trompé… que dans mon ouvrage publié à Rome, il y a des propositions contre la religion, dont on peut penser que je mets en cause l’immortalité de l’âme, que je nie que le Ciel soit doué d’intelligence… Je vous assure que je serai toujours très soumis à la vraie et catholique religion et que je serai tout prêt à abjurer toutes mes œuvres… »[4]

Ah, Monsieur Telesio, voilà une rétractation, dont je me félicite. Je ne saurais trop vous encourager à persévérer…

Je vais vous décevoir, car je vous le dis tout net, je n’en pensais pas un mot ; le fait est que si je tenais à ma peau, il me fallait écrire des choses pareilles. Vous savez ce qui est arrivé à Giordano Bruno. On ne vit qu’une fois et puis, les rétractations étaient courantes de mon temps, où il y avait toujours un bûcher en flammes à l’horizon. C’était de la légitime défense.

Ah !Monsieur Telesio, ce que vous me dites correspond à ce qui figure dans mon dossier, mais vous le présentez d’une façon pas trop conforme à la vision de l’Église. Mais, revenons à vous-même. Nous commencerons par votre formation.

Bien sûr, Monsieur l’Inquisiteur, un aperçu de notre histoire familiale vous donnera une idée de notre tempérament. Il y a plus de deux millénaires, et donc bien avant que votre secte, autoproclamée Église, ne subvertisse notre monde, un de mes aïeux, Ponzo Telesio, fut l’instigateur et le chef d’une guerre sociale menée contre Rome, environ un siècle avant le début de votre ère, et plus de sept siècles avant le début de la secte concurrente de l’Islam. Cette guerre avait pour objectif que la citoyenneté romaine soit reconnue aux peuples du Sud. Telles sont nos racines. Un demi-siècle plus tard, Cajo Telesio, un autre de mes ancêtres, fut un des conjurés contre Caligula. À Cosenza, les Telesio n’ont jamais dételé. Quel que fût le pouvoir, le régime ou le despote en place, ils ont toujours été des gens d’influence. Pour ma formation, c’est mon oncle, zio Antonio, qui m’a enseigné les rudiments et puis, qui m’a emmené dans les universités. Je suis philosophe et mathématicien, formé dans les universités de Padoue et de Naples. J’aimerais préciser que philosophe ou mathématicien dans ces années-là, au milieu du seizième siècle, ce n’est pas la même chose qu’aujourd’hui. Il faut tenir compte du décalage de temps et de l’évolution des sciences et des moyens scientifiques. On ne devrait pas nous reprocher d’avoir ignoré des faits et des choses qu’on n’avait pas encore découverts ou inventés de notre temps.

Ah ! Monsieur Telesio, vous me surprenez. Mon dossier ignorait une telle généalogie. J’en prends note. Mais, je vois que vous avez d’autres choses à me dire. Je vous en prie, parlez.

Il y a une confession que je voudrais faire. Mes livres ont été mis à l’index pendant 400 ans, car ils constituaient un danger pour l’Église et sa doctrine ; ils l’auraient été pour n’importe quelle religion doctrinaire. Que disaient-ils ? À la fin du premier chapitre de mon De rerum Natura, je disais en substance ceci :

« Moi, n’ayant pas trop confiance en moi-même et étant doté d’une intelligence plus tardive et d’un esprit plus faible, amoureux d’un savoir entièrement humain, je me suis fixé comme règle de considérer le monde, les passions, les actions et les œuvres de ses diverses parties et les choses contenues en lui et on verra que mes pages ne contiennent rien de divin ou digne d’admiration ou rien de particulièrement aigu, d’autant moins qu’elles ne paraissent jamais en contradiction ou inconciliables avec les choses, étant donné que moi, je n’ai rien suivi d’autre que le sens et la nature, laquelle, toute entière en accord avec elle-même, fait toujours les choses de la même manière et œuvre toujours pareillement ».[5]

Monsieur Telesio, votre philosophie était indiscutablement une attaque contre notre Contre-Réforme, en radical contraste avec la culture de votre temps. On raconte que vous développiez une philosophie sensualiste. Que pouvez-vous en dire ?

Personnellement, je n’en sais trop rien. L’aspect-clé de mon système est que le savoir se fonde sur la connaissance qui dérive du sens et de la ressemblance avec les choses telles qu’elles sont perçues par le sens. En cela, ce serait sensualiste, mais ma position est bien plus nuancée. Cependant, je vous rappelle l’objection de Francesco Patrizi qui dit que « certains principes de mon De rerum natura (et en premier lieu la matière) ne peuvent être saisis, si ce n’est par l’usage de la raison. Ainsi, dans les faits, je recourais à la raison – comprise comme la réflexion et non comme la raison rationnelle et scientifique du monde actuel. Je ne rejette pas la raison ; comme pour le sens, j’en use avec modération, je balance l’un par l’autre, car je les pense indissociables. Je me cite de mémoire : « Penser pouvoir lire les caractères du livre de la nature à travers des décrets entièrement logiques signifie s’interdire la possibilité de percevoir la nature réelle des choses, mais aussi emboucher la route qui conduit à la construction de mondes fictifs. On finit ainsi par attribuer au monde non pas les caractéristiques qu’il a effectivement (et que seul le sens peut découvrir), mais celles qu’il aurait dû posséder sur base des prescrits de la raison. Tout cela a un seul résultat : on s’imagine un monde arbitraire. »[6] Selon moi, il faut procéder en usant d’abord du sens et pratiquer ce que l’enquête naturelle ou si vous voulez, la recherche scientifique, qui exige une grande humilité. La nature ne doit pas être déduite, mais suivie dans ses plus intimes connexions. Ma position est le refus d’une pensée qui accouche de mondes imaginaires, fruits de l’activité d’une raison détachée complètement du sens. Ma philosophie de la nature entend exposer la structure du monde, analyser les corps dont il est formé, décrire les propriétés et la façon d’opérer des divers agents et examiner la génération des choses. On ne saurait la réduire au sensualisme. Pour le reste, j’étais tenu par les moyens de mon temps.

Fort bien, Monsieur Telesio. Mais, à présent, que pensez-vous de vos écrits ?

Si vous lisez aujourd’hui, ce que j’ai écrit il y a 500 ans, vous devez penser que les conditions dans lesquelles se développent à présent les sciences sont extrêmement plus élaborées. Quand je vois où elles en sont, les moyens gigantesques et les stupéfiants instruments dont elles disposent, leurs réalisations fantastiques, je suis enthousiasmé et en même temps, je suis terriblement consterné de ce que j’ai publié à l’époque. Je ne conseille à personne de lire ces interminables cheminements, tournant sur eux-mêmes sans trouver de points d’appui. Faute des moyens nécessaires d’investigation, on ne pouvait qu’errer à tâtons.

Monsieur Telesio, je veux savoir comment vous vous situez par rapport à ces écrits anciens. Est-ce que vous les reniez ? Ne voulez-vous pas vous rétracter définitivement ?

Il est certain que mes écrits sont datés et incompréhensibles ou incohérents par rapport à ce qu’on sait maintenant. Pourtant, si l’on veut considérer l’état du savoir de mon temps ancien et les moyens dont on disposait, il faut se dire qu’on ne pouvait faire autrement, car la science est cumulative et son développement est progressif et nous, nous étions au début de la modernité. Néanmoins, j’ai posé les principes de la « libertas philosophandi », qu’on doit traduire à présent par « liberté de pensée » et « libre-examen » ; de la nécessité de s’en tenir au témoignage des sens, traduire : de s’en tenir à l’expérience ; d’étudier la nature selon ses propres principes – autrement dit, de ne pas faire intervenir de cause extérieure au réel ; la négation du principe d’autorité, qui sont tous des éléments fondateurs de la pensée et de la science d’aujourd’hui.

Dans mon dossier, Monsieur Telesio, il est dit que vous êtes l’instigateur d’un courant hérétique ; un courant qui passe par vos émules tels que Tommaso Campanella, Giordano Bruno, Giulio Cesare Vanini. Il y a là une sorte d’arc qui partant de Cosenza s’en est allé au travers de l’Europe jusqu’à Londres où un certain Giovanni Florio, d’origine toscane, qui, en contact suivi avec Bruno, en fit passer les idées sous le masque théâtral de Shakespeare.

De cela, je ne peux rien vous dire. Vous savez combien l’information circulait mal de mon temps et en ce qui concerne le mystère de Shakespeare, lié au goût du secret de Giovanni Florio, je vous renvoie à l’excellent livre de mon compatriote exilé Lamberto Tassinari et à son méticuleux travail d’enquête[7].

Dites-moi, Monsieur Telesio, vous n’avez pas dit un mot de Dieu. Peut-être, est-ce un hasard ? Ou serait-ce que Dieu n’existe pas ? Qu’avez-vous fait de Dieu ?

Ah, Dieu !, c’est une bonne question. Dieu, il fallait bien (vous savez, les bûchers…) que je le mette quelque part et selon moi, la nature fonctionnait toute seule avec ses propres principes. Ainsi, Dieu – tel un SDF, ne savait où aller ; il n’avait aucune présence, ni aucune utilité, ni aucune raison d’être. Le monde, tel que je le décrivais, s’en passait aisément, c’était gênant. Alors, j’ai dit qu’il était le facteur d’ordre et de stabilité de cet univers où tout était mouvant ; Dieu était une sorte de principe extérieur à la nature, tout comme l’âme (qui j’espère verra tout ce que l’œil humain ne peut voir quand, séparée du corps, elle volera à Dieu duquel elle dérive)[8] ; principe extérieur que par ailleurs, je rejetais comme inapproprié à un savoir purement humain – hors de la nature, point de salut. Ainsi, vous pouvez imaginer que j’étais un déiste de confort, prônant un Dieu-principe extérieur que je rejetais ou si vous préférez, un « athée caché ». À vous de choisir ! Peu m’importe.

Ce sera tout, Monsieur Telesio. Mon rapport est secret et seule l’autorité supérieure en connaîtra le contenu et la conclusion.

En fait, Monsieur l’Inquisiteur, vous êtes mal pris, car soit vous proposez de m’acquitter pour éviter la révélation et la confirmation de mon athéisme et subsidiairement, un scandale et la démonstration de l’inanité de votre croyance ; soit vous proposez de me condamner et dans la foulée, vous reconnaissez mon athéisme et conséquemment, l’inanité de votre croyance. Ainsi, vous – et votre Église et toutes les croyances similaires, vous joueriez le célèbre rôle de l’arroseur arrosé. C’est assez drôle, n’est-ce pas ?

Mes respects, Monsieur l’Inquisiteur.


Notes

  1. . Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach. ↑
  2. . Bernardino Telesio, La natura secondo i suoi principi, Bompiani, Milano, 2009. ↑
  3. OVRAAR : organisme secret à vocation de police politique, dont le nom est un sigle dont le nom de baptême est calqué pour partie sur celui de l’Ovra, dont l’historien Luigi Salvatorelli indique qu’il pourrait signifier : « Opera Volontaria di Repressione Antifascista, appellation ayant la vertu d’en souligner le caractère volontaire et son fonctionnement par la délation, et donc propre à bien faire comprendre aux opposants qu’ils risquaient de buter à tout moment sur quelque agent fasciste volontaire vêtu en bourgeois », et pour la fin sur celui de l’UAAR (Unione degli Atei e Agnostici razionalisti – Union des Athées et Agnostiques rationalistes italiens), gens qu’il s’agit de surveiller et éventuellement, de réprimer. ↑
  4. . Bernardino Telesio, lettre du 28 avril 1570, op. cit., p VII. ↑
  5. . Op. cit., p.5, Chap. 1. « La struttura del mondo e la natura dei corpi… ». ↑
  6. . Op. cit., pp. XVII-XVIII (« Introduzione », Roberto Bondi). ↑
  7. . Lamberto Tassinari, John Florio alias Shakespeare, l’identité de Shakespeare enfin révélée, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2016, 384 p. Préface Daniel Bougnoux, traduction de l’anglais Michel Vaïs. ↑
  8. . Bernardino Telesio, op. cit., p.453, chap. 60 : « Cosa può dimostraci l’esistenza di Dio ». ↑
Tags : athée caché athéisme Cosenza Juste Pape nature des choses philosophe Telesio

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