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Déterminisme et libre arbitre en sociologie

Posté le 30 mars 2021 Par ABA Publié dans Philosophie, Sociologie Laisser un commentaire

Marc Jacquemain

L’opposition entre déterminisme et libre arbitre n’est bien sûr pas une question scientifique que la sociologie serait en mesure de trancher. Ce n’est d’ailleurs, en l’état actuel de nos connaissances, pas une question scientifique du tout : c’est une question métaphysique, préalable à toute recherche empirique. La sociologie a construit dans son histoire des théories marquées plutôt par un pôle et des théories marquées plutôt par l’autre. Le texte qui suit tente de résumer, aussi simplement que possible, comment la sociologie a « traduit » cette opposition dans son propre langage, et quels en sont les enjeux.

Pour ancrer la réflexion, je souhaite l’introduire par un petit exemple concret. Il y a quelques années, je découvre, dans un quotidien belge francophone de référence, un résumé d’une recherche sociologique portant sur les raisons qui amènent un nombre élevé – sans doute croissant – de parents d’élèves non croyants à choisir l’école catholique dans une société belge francophone pourtant largement sécularisée. Il s’agit d’une recherche s’inscrivant dans une tradition bien balisée en sociologie et qui s’efforce, à partir d’entretiens, de reconstruire les raisons du choix telles que données par les parents en question. Le quotidien qui évoque cette recherche a fait de la présentation « balancée » des thématiques de société une sorte de marque de fabrique. Il va donc interroger ensuite un sociologue issu d’une autre université, lequel fait immédiatement remarquer que l’école catholique et l’école publique attirent des élèves provenant de milieux sociaux différents et ne sont pas face aux mêmes contraintes. Il s’agit donc d’une réponse qui s’intègre dans une tradition sociologique opposée mais tout aussi classique, qui s’inquiète des causes sociales d’un état de fait plutôt que des raisons données par les acteurs. Et cette analyse vient nuancer l’image « idyllique » de l’école catholique, sans pour autant contester les résultats de la recherche précédente.

Les deux explications présentées ont chacune leur pertinence, mais elles ne se situent pas sur le même plan. La première met en évidence un certain nombre de raisons du choix des parents. La seconde replace ces choix dans le contexte des déterminations sociales où ils se situent. Aucun sociologue, je pense, ne serait prêt à éliminer totalement un des deux points de vue, mais ils ne sont pas nécessairement faciles à articuler et la plupart des travaux sociologiques penchent plutôt d’un côté ou de l’autre. L’idée de « choix », centrale dans les sociologies à connotation plus individualiste, nous évoque bien sûr assez naturellement l’idée de libre arbitre. La dimension déterministe consiste à rappeler que les choix que nous posons ne peuvent jamais être isolés d’un contexte de déterminations sociales multiples.

Toute l’histoire de la sociologie est caractérisée par un « balancement » entre ces deux logiques explicatives.

Ce mouvement de balancement, j’aimerais le présenter schématiquement à travers trois moments de l’histoire de la sociologie européenne et principalement française : la fondation de la sociologie comme discipline autonome à la toute fin du 19e siècle, l’opposition entre structuralisme et individualisme dans les années 1970 et, pour terminer, le moment contemporain à partir de deux petits livres très récents qui présentent chacun un des points de vue, de manière ramassée.

Les pères fondateurs

Le premier moment figure dans tous les manuels de sociologie de première année, à travers l’opposition classique (et qui serait certainement à nuancer) entre deux des pères fondateurs avérés de la discipline : le Français Émile Durkheim (1858-1917) et l’Allemand Max Weber (1864-1920). Ils sont contemporains puisqu’ils ont écrit leurs principaux travaux entre les dernières années du 19e siècle et la fin de la première guerre mondiale, mais ils ont posé des choix épistémiques différents qui, depuis, incarnent en sociologie (avec un vocabulaire différent) l’opposition entre déterminisme et libre arbitre qui nous occupe aujourd’hui.

On rangera évidemment Durkheim du côté du déterminisme. Dans un court texte que lisent presque tous les étudiants, Les règles de la méthode sociologique (1895), Durkheim nous dit qu’il « faut considérer les faits sociaux comme des choses[1] ». Cette déclaration apparemment banale rompt pourtant avec les analyses antérieures du social : ce que Durkheim veut dire, c’est que le monde social nous est a priori aussi opaque que le monde naturel. Nous pensons en avoir une connaissance intuitive, de l’intérieur, parce que nous y évoluons constamment, mais cette « connaissance » naïve est très souvent défectueuse : il nous faut étudier les phénomènes sociaux comme des objets extérieurs à nous, de la même façon que nous étudions les planètes ou les réactions chimiques, en somme. Le social transcende les comportements individuels et il ne peut s’y ramener, ce qui justifie la création d’une science spécifique du social, distincte de la psychologie.

À l’opposé de Durkheim, on trouve Max Weber, pour qui l’analyse des phénomènes sociaux passe d’abord par la reconstruction des raisons subjectives qui expliquent les actions des individus. Son texte le plus célèbre, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme[2], met en œuvre ce postulat épistémique. Max Weber y montre comment le développement du calvinisme et du capitalisme se sont mutuellement renforcés en Europe. Mais, à l’inverse de Durkheim, il s’appuie, pour expliquer cette relation entre phénomènes sociaux, sur les raisons qu’ont les acteurs d’agir comme ils le font. Si les calvinistes s’investissent de manière vigoureuse dans « l’entreprenariat » (dans la terminologie contemporaine), c’est parce que leur croyance religieuse leur dit que seule la grâce divine peut leur obtenir le paradis, mais Dieu est muet sur qui a la grâce ou pas ; les protestants sont donc soucieux de trouver dans leur réussite en affaires des signes de leur « élection » et y mettent toute leur énergie. L’épistémologie de Weber est résumée dans cet exemple : les phénomènes sociaux ne sont pas opaques, comme chez Durkheim, il faut les analyser en reconstruisant les raisons d’agir des acteurs.

Cette ligne de fracture entre les épistémologies de Durkheim et de Weber, que j’ai certainement forcée dans mon exposé pour la rendre bien visible, va se reconduire, avec de multiples sophistications et variantes tout au long de l’histoire de la sociologie. On voit qu’elle nous a amenés à donner un contenu plus précis aux mots « déterminisme » et « libre arbitre ». On pourrait dire que les conceptions déterministes sont celles qui privilégient les causes sociales qui font agir les humains : nous sommes en quelque sorte poussés dans le dos par des réalités qui nous transcendent et dont nous n’avons le plus souvent pas conscience. À l’inverse, les conceptions favorables au libre arbitre sont celles qui vont rechercher les raisons d’agir des hommes et des femmes. Dans cette optique, les actions humaines sont décrites non pas comme « poussées par des causes », mais comme « tendant vers un but », donc animées par des intentions. On appelle classiquement « actionnalistes » les théories qui mettent au centre de leurs préoccupations la reconstruction des intentions des acteurs.

Structuralisme, actionnalisme, inégalités scolaires

J’en viens à mon deuxième moment. Au début des années 1970, la sociologie française amorce un mouvement de renversement : dominée depuis vingt ans par des théories largement déterministes, dans le cadre de ce qu’on a appelé le structuralisme, elle va progressivement s’ouvrir vers l’actionnalisme (sous des formes diverses).

Je propose d’illustrer l’opposition à travers un exemple concret, très présent à cette époque : les théories de l’inégalité des chances scolaires.

La question de l’inégalité des chances scolaires a pour point de départ un constat banal, systématiquement confirmé par les recherches en sociologie de l’éducation, génération après génération : la réussite scolaire est fortement corrélée au niveau de ressources cognitives et financières du milieu familial et social dans lequel les enfants ont été éduqués. À l’époque dont je parle, (début des années 70), les statistiques disponibles montrent, par exemple, que la proportion d’étudiants universitaires parmi les enfants de cadres supérieurs peut être vingt à trente fois plus élevée que parmi les enfants issus du milieu ouvrier. L’observation appelle spontanément une explication déterministe : les ressources nécessaires à la réussite scolaire sont très inégalement réparties entre les enfants issus de catégories sociales différentes. Ces ressources ne sont pas que financières, bien sûr, elles incluent la socialisation au langage de l’école, l’attention et la disponibilité des parents, la familiarité avec la culture « scolaire » au sein de la famille ou du groupe de pairs, tout ce à quoi pensera immédiatement le sociologue.

Mais il y a un deuxième phénomène qui est plus difficile à expliquer en termes de ressources disponibles. Dans la masse, il y a évidemment un nombre significatif d’élèves issus de milieux défavorisés qui réussissent néanmoins correctement, voire occasionnellement, de manière brillante leur entrée en scolarité. Or, parmi les élèves qui réussissent bien, ceux qui viennent de milieux « pauvres », pour faire simple, abandonnent leurs études beaucoup plus tôt que les autres. La question est donc de savoir pourquoi, à réussite égale, les enfants de catégories sociales « inférieures » écourtent systématiquement leur parcours scolaire. Pourquoi, entre deux élèves qui font une bonne ou une très bonne scolarité, le fils ou la fille de cheminot a-t-il (elle) quand même beaucoup moins de chances d’entrer à l’université que le fils ou la fille d’ingénieur ? C’est sur ce point principalement que vont s’opposer théories déterministes et théories actionnalistes de l’inégalité des chances.

En France, la tendance dominante dans les années 60 est à une sociologie assez lourdement déterministe : le structuralisme. Mais c’est un structuraliste « dissident », si l’on peut se permettre cette expression, qui produit à l’époque les livres les plus remarqués sur l’école, en tous les cas dans le monde francophone : le sociologue Pierre Bourdieu. L’œuvre de Bourdieu, qui déborde très largement la question de l’école, est très riche, complexe et extrêmement commentée. Je me limiterai ici à rappeler son concept d’« habitus ». Dans un monde social qu’il définit comme un système de champs structurés par des rapports de domination, l’habitus est l’ensemble des « dispositions à agir » dont une personne hérite de par sa socialisation. Ces « dispositions incorporées » sont spécifiques à un champ et à la situation de dominant ou de dominé. En schématisant à l’extrême, le concept d’habitus permet de répondre à la question posée plus haut : pourquoi, à réussite égale, les enfants de milieu défavorisé abandonnent-ils bien plus tôt leurs études que les enfants de milieu favorisé. C’est parce que leur socialisation a produit, dans le champ de l’école à tout le moins, un « habitus de dominés » : leur expérience les amène à penser que « l’école, ce n’est pas pour eux » et que, de toutes façons, ils n’en maîtriseront jamais vraiment les codes, mêmes s’ils réussissent bien au début. Ils ont en quelque sorte « intériorisé leur destin social » (c’est la formule même de Bourdieu). Le concept d’« habitus » a percolé dans toute la sociologie française, puis mondiale et Bourdieu est toujours aujourd’hui un des sociologues les plus lus dans le monde. C’est évidemment une sociologie à connotation déterministe.

Or précisément à la même époque, un jeune sociologue français qui a passé son doctorat aux États-Unis, Raymond Boudon, publie L’inégalité des chances[3] , un livre dont le projet à peu près explicite est de réhabiliter le paradigme actionnaliste à partir de l’exemple des inégalités scolaires. Si Boudon n’atteindra jamais la notoriété de Pierre Bourdieu, son ouvrage va influencer toute la sociologie ultérieure de l’éducation, jusqu’à aujourd’hui encore. Pour Boudon, le choix de poursuivre ou non des études doit être considéré comme une décision d’investissement : on s’engage dans un processus – coûteux en temps et en énergie – dans l’espoir d’en recevoir un return. Mais quelle est la nature de ce return ? Ce que les enfants, ou plus souvent, les familles, attendent d’un investissement scolaire, nous dit-il encore, c’est une possibilité de promotion sociale. Mais – et c’est là la clé du raisonnement du sociologue – la définition de la promotion sociale va évidemment dépendre de l’origine sociale de chaque étudiant. En clair, pour un enfant de cheminot, devenir instituteur, c’est déjà une promotion sociale, alors que pour un fils de haut magistrat, c’est un déclassement, ce que Boudon appelle une « démotion sociale ». La promotion sociale s’apprécie donc en termes de position sociale relative et pas absolue. L’auto-sélection des enfants d’origine modeste est donc une décision rationnelle : pour obtenir le même avantage relatif que les enfants d’origine aisée, ils ont besoin de faire moins d’études qu’eux.

On a donc bien, dit Boudon, une auto-sélection différentielle en fonction de l’origine sociale des élèves, mais elle ne s’explique pas par l’habitus, ou une quelconque forme de différence culturelle : le comportement de tous les élèves peut s’expliquer par le même calcul rationnel mais appliqué à des positions sociales de départ différentes.

L’enjeu de Boudon, dans cette étude qui restera séminale, n’est donc pas de nier l’existence de hiérarchies sociales. Il est de nier que la position de chacun dans cette hiérarchie sociale produise des différences de croyances, de rationalité, de valeurs, qu’elle produise ce que Bourdieu appelait des habitus différents.

La nature du déterminisme et du libre arbitre en sociologie

J’ai pris la peine de développer cet exemple déjà ancien parce que l’opposition entre Boudon et Bourdieu est devenue un peu l’archétype de l’opposition entre déterminisme et actionnalisme en sociologie. Elle renouvelle en quelque sorte l’opposition initiale entre Durkheim et Weber.

Mais surtout, cette opposition nous permet de cerner les différentes significations de ces deux termes dans notre discipline.

On le voit à travers l’exemple précédent, l’influence du contexte social peut s’exercer de deux manières sur les individus.

La première manière, c’est l’inclusion de l’individu dans son contexte social. Aucun sociologue, même le plus actionnaliste, ne pense le social comme un espace neutre et homogène. Les structures sociales préexistent aux actions individuelles, mais dans la perspective actionnaliste, elles ne sont que des paramètres des choix individuels. C’est explicitement la conception de Boudon dans « L’inégalité des chances » et c’est pourquoi il définit sa conception comme un « individualisme institutionnel ». Ce qui est le propre de tous les paradigmes actionnalistes, c’est finalement de mettre l’accent sur ce concept de « choix » : le poncif moraliste de tant de films américains « on a toujours le choix » résume sans doute assez bien l’ontologie sous-jacente à la plupart des conceptions actionnalistes. Certes, ce choix est plus difficile pour certains que pour d’autres, et la perspective de la sociologie est de montrer comment, placés dans des contextes différents, des individus peuvent être rationnellement amenés à poser des choix différents. Mais, en définitive, même avec ces contraintes, l’idée de « choix » reste l’atome logique de l’explication et c’est sans doute sous cette forme que le libre arbitre trouve sa place en sociologie.

Mais si l’individu est toujours inclus dans un contexte social déjà structuré, on peut défendre que le symétrique est aussi vrai : le social est présent dans l’individu lui-même. On pourrait à ce sujet citer la formulation de Bernard Lahire, disciple contemporain et partiellement hétérodoxe de Bourdieu :

le découpage individu/société est une sorte de tour de passe-passe théorique dans la mesure où, d’une part, la société n’est pas extérieure à l’individu (elle est aussi en lui) et d’autre part, l’individu fait bel et bien partie de ce qui est extérieur à lui [4].

Mais comment la société est-elle dans l’individu ? Sous la forme des « expériences socialisatrices passées des individus (on pourrait parler de ‘’ contraintes intériorisées ’’) à travers les expériences familiales, scolaires professionnelles, religieuses, politiques, etc. ». C’est sur cette deuxième forme de détermination sociale, le social dans l’individu, que l’opposition entre déterminisme et libre arbitre se joue en sociologie. Alors que les actionnalistes tendent à réduire au minimum la part de ces contraintes intériorisées dans leurs explications, les déterministes vont au contraire leur accorder un poids maximum.

Probablement la très grande majorité des sociologues se situent-ils entre ces deux pôles mais c’est bien, me semble-t-il, ces deux pôles qui définissent la question. Quels sont en définitive les enjeux de cette question ?

Libre arbitre et déterminisme : les enjeux

Le premier enjeu est épistémique : comment comprendre au mieux le phénomène social que l’on étudie ? Dans l’exemple cité de « L’inégalité des chances », on voit la stratégie épistémique de Raymond Boudon : il montre que l’on peut construire un modèle théorique dans lequel des acteurs rationnels, agissant dans un monde déjà socialement structuré, reproduiront les inégalités scolaires que l’on observe au travers des statistiques. Il n’est donc pas nécessaire de supposer une notion comme l’habitus, qu’il considère comme lourdement déterministe. Les sociologues plus centrés sur les effets déterminants de la socialisation vont au contraire tenter d’interroger les représentations des enfants et des parents, pour montrer qu’on découvre bien quelque chose de l’ordre d’un « destin social intériorisé ».

L’enjeu épistémique concerne donc la manière de construire une « bonne explication » : pour les actionnalistes, une explication qui ne rend pas compte de la rationalité des acteurs sera considérée, au mieux, comme incomplète, au pire, comme incompréhensible. Pour les sociologues plus centrés sur les déterminismes sociaux, une explication qui ne rend pas compte des effets de socialisation sera considérée comme une illusion totalement déconnectée du réel social.

Mais il y a un deuxième enjeu épistémique : à savoir le rapport aux sciences de la nature, qui constituent ce que l’on appelle généralement « la science » sans autre qualificatif. Dans les sciences de la nature, il n’existe que des explications causales. La nature n’a pas d’intention, de volonté, elle ne calcule pas et ne choisit pas. Toute l’évolution des sciences de la nature depuis plus de trois siècles a été de rejeter l’idée d’intention ou de finalité hors du domaine de la science, comme en témoigne le dernier front encore actif aujourd’hui, celui de la théorie de l’évolution : les biologistes dans leur quasi-totalité y combattent sans relâche la théorie de l’« intelligent design », ultime tentative pour doter la nature d’une intentionnalité. En sociologie, le déterminisme se situe donc dans une volonté de continuité avec l’épistémologie des sciences de la nature et il revendique assez souvent l’unité de la science. L’actionnalisme, au contraire, entérine la rupture des sciences de l’humain avec le reste des sciences puisqu’il s’appuie largement sur les notions de choix et d’intention. Il revendique donc une exceptionnalité pour l’homme, dont le comportement doit être expliqué par des intentions, des raisons, des choix, toutes entités incompatibles avec le mode d’explication en sciences naturelles[5].

Enfin, on ne peut pas comprendre la reconduction de cette querelle (avec bien sûr toute une série de positions intermédiaires) si on ne prend pas en compte les enjeux politiques de l’opposition. En sociologie, ces enjeux politiques sont pratiquement impossibles à éliminer, puisque précisément, il n’y a pas de consensus sur les fondements épistémiques. Mais dans le cas de l’opposition entre déterminisme et actionnalisme, ils sont particulièrement complexes.

Mettre l’accent sur les déterminismes sociaux est historiquement le fait des sociologies critiques, qui considèrent que les sociétés humaines sont amendables parce que ce sont les mécanismes sociaux prioritairement qui produisent les effets de pouvoir, de domination, d’injustice, de violence. Et la sociologie critique considère également que son premier travail est de mettre au jour ces phénomènes de domination, de pouvoir, d’injustice, de violence. On peut clairement rattacher Bourdieu à cette école. Si nous sommes largement déterminés par notre socialisation, c’est la société qu’il faut changer. À l’inverse, considérer que c’est la logique de la rationalité individuelle qui produit tous les phénomènes négatifs cités donne une vision politique davantage « quiétiste » où, en définitive, les grandes visions de transformation sociale se heurtent aux constantes de la nature humaine : il est vain de vouloir changer la société, l’être humain étant ce qu’il est (doté notamment d’une rationalité « limitée »). Boudon est bien représentatif de cette logique. En politique, c’est ce que l’on pourrait appeler un libéral/conservateur.

Paradoxalement, peut-être, le déterminisme est donc rattaché au volontarisme politique transformateur, voire révolutionnaire parce qu’il identifie les maux de l’humanité dans le social. Pour améliorer le monde, il faut agir sur la société. Inversement, les théories actionnalistes renvoient davantage les humains à leur responsabilité personnelle et donc favorisent plus souvent le conservatisme social.

Un exemple contemporain : Bronner VS Lahire

Le fond politique de la querelle apparaît de manière tout à fait explicite dans le troisième moment que je voulais esquisser, celui de la sociologie française la plus contemporaine. Je m’appuierai pour ce faire sur deux petits livres, qui se répondent l’un à l’autre de manière ouverte, exprimant très bien cet enjeu politique.

Le premier ouvrage est celui du sociologue Bernard Lahire, professeur à Lyon, déjà cité plus haut, et s’intitule Pour la sociologie[6] avec comme sous-titre Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse ». Le second a été publié en 2017 par Gérald Bronner, professeur de sociologie à Paris-Descartes et Etienne Géhin, ancien maître de conférence à Nancy. Son titre est lui aussi sans équivoque : Le danger sociologique[7].

Bernard Lahire, dont j’ai déjà dit un mot, peut être considéré comme un héritier « non orthodoxe » de Bourdieu. Il en est un héritier en ce qu’il reprend le concept d’habitus, mais il est non orthodoxe parce qu’il insiste sur la multiplicité de nos socialisations et de nos expériences, qui font de notre habitus un système complexe, à la limite, singulier pour chacun d’entre nous. Dans l’introduction de Pour la sociologie , il annonce d’emblée la couleur :

La sociologie rappelle que l’individu n’est pas une entité close sur elle-même, qui porterait en elle tous les principes et toutes les raisons de son comportement. Par là, elle vient contrarier toutes les visions enchantées de l’Homme libre, autodéterminé et responsable. Elle met aussi en lumière la réalité des dissymétries, des inégalités, des rapports de domination et d’exploitation, de l’exercice du pouvoir et des processus de stigmatisation. Ce faisant, elle agace forcément tous ceux qui, détenteurs de privilèges ou exerçant un pouvoir quelle qu’en soit la nature, voudraient pouvoir profiter des avantages de leur position dans l’ignorance générale.

En face, dans Le danger sociologique, Bronner et Géhin répondent de manière explicite à l’extrait précédent :

En défendant cette thèse, qui est un fil rouge de ses travaux et qui doit beaucoup à Pierre Bourdieu, Bernard Lahire n’a nullement l’intention d’excuser le vol, le viol, l’homicide ou l’assassinat. Mais comment ne voit-il pas qu’à force de ne prendre la plume ou la parole que pour dire et redire que les actions de l’homme social sont des effets de système, de structure ou de culture, il donne objectivement raison à ceux qui pensent et disent, comme Manuel Valls, qu’en attribuant leurs actes à des causes qui leur sont extérieures, « la » sociologie fait preuve de beaucoup trop d’indulgence envers les voyous et les meurtriers.

On voit bien que l’opposition épistémique est directement (et explicitement) sous-tendue par une opposition politique : en faisant voir les déterminants sociaux des comportements déviants, la sociologie à connotation déterministe est accusée par Gérald Bronner et Etienne Géhin de vouloir dédouaner ces comportements. À l’inverse, Lahire peut accuser ses contradicteurs de vouloir occulter les conditions matérielles et institutionnelles qui pèsent très lourdement sur les « choix » que peuvent opérer les individus et donc, de favoriser l’ordre social inégalitaire.

À travers ces quelques extraits, je souhaitais montrer l’actualité de la querelle, au moins dans la sociologie francophone. Faut-il donc conclure définitivement que la sociologie actionnaliste est plutôt une sociologie de la défense de l’ordre social et la sociologie déterministe une sociologie de la critique sociale ? Je pense – à titre personnel – qu’il y a une évidente relation entre position épistémique et position politique. Boudon était un libéral conservateur et ne s’en cachait pas et c’est tout autant le cas de son élève Gérald Bronner (dont la position « rationaliste » se traduit d’ailleurs par une importante activité de conseiller en faveur de la « libre entreprise », bien décrite dans un ouvrage tout récent)[8]. Symétriquement, Bourdieu, comme ses principaux élèves, ont été très souvent mobilisés par les mouvements protestataires critiques du capitalisme ou de l’autoritarisme d’État. Cependant, on ne peut proposer sans nuance cette équivalence entre actionnalisme et conservatisme politique et social.

En effet, depuis un quart de siècle, on voit aussi se développer, contre le déterminisme sociologique, une critique venue de l’autre bord : en mettant à l’excès l’accent sur le poids des déterminations sociales, certaines conceptions peuvent en arriver à nier aux acteurs toute capacité à secouer ces déterminations et à « reprendre le contrôle », si on peut se permettre cette expression. Ces sociologies insistent sur la capacité d’agentivité des êtres humains en société, ce que les anglo-saxons appellent agency.

Insister sur cette agentivité des êtres humains, et notamment sur leur capacité de résistance au pouvoir, c’est aussi, d’une certaine façon, construire une sociologie de la critique sociale, mais qui met en avant moins les déterminismes que notre capacité à les secouer. Aborder cette question dépasserait toutefois largement le cadre limité de cette contribution.

Coda : l’inévitable pluralisme épistémique

On aura compris que cette manière de présenter le sujet de ce texte s’appuie sur une conviction épistémique personnelle forte : la sociologie ne peut pas trancher l’opposition entre déterminisme et libre arbitre. Ce n’est pas son rôle et elle n’a pas les outils pour le faire. Elle peut, par contre, construire des explications du monde social qui s’appuient plutôt sur l’un ou plutôt sur l’autre et il nous revient à tous et à toutes de juger de la pertinence et de l’efficacité de ces explications.

J’ai tenté de montrer, au travers de quelques exemples, le balancement de la sociologie – principalement française – entre les deux options avec leurs conséquences à la fois épistémiques et politiques. Pour ce faire, j’ai dû évidemment outrageusement schématiser ma présentation du champ sociologique. Mais au-delà des simplifications inévitables, ma conviction personnelle est que la sociologie et les sciences humaines en général ne peuvent fonctionner que sur une pluralité d’approches et qu’elles resteront fondamentalement différentes en cela des sciences de la nature.

La sociologie laisse donc une place au libre arbitre des êtres humains, mais une place fondamentalement cadrée par les déterminations issues de notre histoire, de nos expériences, de notre socialisation. Il faut toutefois rester lucide : si nous tenons à cette notion de libre arbitre, ce n’est pas de la sociologie que vient le danger principal. Ce sont les sciences cognitives et plus encore les neurosciences qui ont pour projet d’en finir avec l’acteur conscient et autonome et de le déclasser définitivement comme illusion. Mais comme je pense que les êtres humains ne peuvent pas vivre sans cette illusion, le jour où elle aura disparu, nous serons devenus autre chose que des humains.


Notes

  1. Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2013 (1895). ↑
  2. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2004 (1904). ↑
  3. Raymond Boudon, L’inégalité des chances, Paris, Hachette, Coll., Pluriel, 1985 (1973). ↑
  4. Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une culture de l’excuse, Paris, La Découverte, 2016. ↑
  5. Précisons que, dans la pratique, les débats sont souvent plus complexes, un certain nombre de sociologues tenant au principe de l’unité des sciences tout en admettant que cette unité n’est actuellement pas réalisable. ↑
  6. Bernard Lahire, op. cit. ↑
  7. Gérald Bronner et Etienne Géhin, Le danger sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2017. ↑
  8. Stéphane Foucart, Stéphane Horel, Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison, Paris, La Découverte, 2020. ↑
Tags : actionnalisme Boudon Bourdieu Bronner déterminisme Durkheim Lahire libre arbitre sociologie Weber

Déradicaliser, la belle affaire…

Posté le 20 octobre 2019 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire
Patrice Dartevelle

La question des personnes radicalisées musulmanes, djihadistes, continue de poser bien des questions. Il y a eu le 11 septembre 2001 à New York, l’État islamique et le califat, l’attentat contre Charlie Hebdo et le Bataclan en 2015, le 22 mars 2016 en Belgique et régulièrement d’autres attentats dans différentes villes d’Europe et du monde, y compris à majorité musulmane.

Actuellement on se focalise sur des personnes parties d’Europe pour rejoindre l’État islamique, maintenant prisonnières sur place, dont le retour n’enchante personne[1], sur d’autres qui ont été condamnées mais qui arrivent en fin de peine, sur des personnes au comportement suspect et dûment repérées.

La Belgique ayant le plus haut taux en Europe de djihadistes partis combattre avec l’État islamique par rapport à sa population, elle est en première ligne. Actuellement 447 détenus belges sont considérés comme radicalisés[2]. Corinne Torrekens, chercheuse à l’ULB peu suspecte d’alarmisme, ne peut cacher son inquiétude à propos de la sortie de prison de djihadistes et de radicalisés[3]. La situation est la même en France où d’ici la fin de 2020, 450 islamistes incarcérés vont sortir de prison[4].

Le choix et l’application de stratégies de déradicalisation sont donc des préoccupations essentielles en Europe (mais l’Arabie Saoudite elle-même a créé, avec une belle dose d’hypocrisie, des stages de déradicalisation).

Radicalisation et déradicalisation

Cela ne signifie pas que tout dans ce domaine, y compris l’intention de base, relève de l’évidence.

Sur le plan des résultats obtenus, c’est pire encore. Nul ne met en doute que les prisons sont un lieu privilégié de radicalisation. On ne sait trop s’il faut isoler entre eux les condamnés pour terrorisme, au risque de les conforter et de les radicaliser davantage ou les mélanger avec d’autres détenus au risque de contaminer ceux-ci.

La secrétaire du Comité interministériel (français) de prévention de la délinquance et de la radicalisation, Muriel Domenach, accepte la recommandation formulée dans le rapport des sénatrices E. Benbassa et C. Troendlé, celle de se concentrer sur la prévention, mélange de bon sens et de contournement du problème : parler ainsi, c’est avouer qu’après radicalisation, il est trop tard et tout est perdu, sans pour autant nous dire ce qu’il faut dès lors faire avec les radicalisés condamnés, à part peut-être les condamner tous à une peine de perpétuité incompressible. M. Domenach réserve pourtant à cette époque le cas du Centre de Pontourny, sur lequel je reviendrai longuement[5].

Sur le plan des principes, avant de déradicaliser, il faudrait normalement disposer d’une analyse du mécanisme de radicalisation voire une définition de celle-ci. S’agissant notamment des pays européens, il faut voir que des différences sensibles peuvent exister entre eux. Surtout depuis l’attentat contre le Bataclan en novembre 2015, on s’est habitué à voir dans les djihadistes de France et de Belgique comme un groupe unique, sans que les frontières importent. Sans doute y a-t-il de cela dans leur fonctionnement, mais si, comme assez souvent, on voit comme grande source du problème la typologie des grandes banlieues parisiennes, loin du centre-ville, déshumanisées et isolées, le cas de Molenbeek devient difficile à comprendre.

Un des meilleurs connaisseurs de la question Fahrad Khosrokhavar, auteur d’un livre de référence, voit le djihadisme comme un fait social global et ne se reconnaît pas dans le dilemme « radicalisation de l’islam ou islamisation de la radicalité ». Pour ce qui est des djihadistes des pays européens, il voit dans l’organisation du califat de l’État islamique en 2014 un moment-clé, qui a décuplé l’influence de l’organisation plus ancienne, Al-Qaida, en donnant à ceux qui en ont besoin une réponse globale, qui devrait persister après la dissolution de l’État islamique.

Bien sûr, F. Khosrokhavar met en évidence les zones défavorisées qui engendrent des frustrations, mais il reconnaît aussi que bien des radicalisés viennent des classes moyennes et de leurs quartiers. Dans tous les cas, la radicalisation islamique est perçue comme la solution par 8 à 20 % des jeunes musulmans, selon les pays européens[6].

Ces considérations ne permettent pas d’évacuer ni même de minimiser la part de l’islam dans la radicalisation, elles obligent à la contextualiser. F. Khosrokhavar pense en fait que la catégorie « musulman » est plus importante que le mot « immigré »[7], tout en constatant le rôle des prisons dans la radicalisation.

Une étude comme celle, considérable (elle a porté sur 6 000 lycéens dot 1 573 musulmans), menée par Olivier Galland montre que l’absolutisme religieux ne concerne que 3 % des jeunes chrétiens, mais 20 % des jeunes musulmans[8]. Le rôle de l’islam est certain, mais pas « génétique » pour autant. Si on pratiquait la même étude aux États-Unis, elle aurait donné des chiffres bien plus élevés chez les chrétiens du fait des évangéliques, des born again…

Plusieurs chercheurs, comme Hugo Micheron et Gilles Kepel (porte-drapeau de la théorie de la radicalisation de l’islam), contredisant F. Khorsokhavar qui avait qualifié le tueur du marché de Noël de Strasbourg de « faux djihadiste », relèvent que les terroristes ont très souvent une bonne connaissance de l’islam, obtenue par la fréquentation des mosquées, d’intellectuels du djihadisme, sur le modèle du rôle des frères Clain en France. La perméabilité entre salafisme piétiste et djihadisme leur semble évidente. Quant au terroriste de Strasbourg que l’on dit radicalisé en prison, il était déjà signalé comme radicalisé et prosélyte dès son entrée en prison[9].

Mais il faut encore aller plus profond dans la question de la déradicalisation.

Est-il légitime de déradicaliser ?

Mais quelle est la légitimité intrinsèque ou morale d’une déradicalisation ?

Les djihadistes sont-ils des malades à guérir ? J’avoue que j’ai un peu de mal avec pareille idée. Achraf Ben Brahim dans L’Emprise, livre où il donne la parole à des djihadistes combattants ou anciens combattants, assure avec force qu’il ne s’agit pas d’une maladie mais d’une conviction. Il a rencontré des djihadistes ingénieurs, graphistes, opticiens (12 % des djihadistes sont titulaires d’un diplôme selon lui). Il disqualifie la formule-réflexe à beaucoup en Europe « Pas d’amalgame », dont, nous dit-il, les djihadistes se servent eux-mêmes pour s’en moquer. En clair, pas la peine de disculper l’islam[10]. Aujourd’hui, d’aucuns – des ultra-religieux, généralement catholiques – organisent des thérapies de conversion pour que des homosexuels en reviennent à l’hétérosexualité. L’affaire est telle qu’en Espagne, de nombreuses Communautés (au sens belge) ont légiféré pour interdire ces thérapies[11]. Les homosexuels sont-ils malades ?

Avant de se consacrer plus longtemps à son expérience de déradicalisation, voyons la position sur ce point de Gérald Bronner, professeur à l’Université de Paris-Diderot.

L’objection à la déradicalisation, c’est qu’elle constitue une tentative de normalisation des esprits, priés de fonctionner à l’aune des idées dominantes, et donc une atteinte à la liberté de conscience. Certains (l’important sociologue Bernard Lahire, par exemple), parlent de ceux qui œuvrent à la déradicalisation comme de « commissaires politiques » de la rééducation mentale.

G. Bronner ne voit ni des fous, ni des malades, ni des débiles dans les radicalisés. Il leur prête même une forme de rationalité, simplement erronée ou déviante. Mais il réclame le droit de refuser d’enseigner que la terre est plate (les platistes sont un nouveau groupe anti-science en Occident), celui d’enseigner la théorie de l’évolution à l’exclusion de toute autre même si seuls 6 % des 83 % d’élèves musulmans affirmés (qui considèrent que la religion est importante ou très importante dans leur vie quotidienne) croient en la théorie de Darwin, celui d’affirmer qu’il n’y a pas d’extraterrestres reptiliens qui cherchent à contrôler le monde. Pour Bronner, soutenir le contraire, c’est nier toute possibilité d’enseignement.

Le problème pour lui est dans l’évolution des esprits en Occident, et je pense qu’il voit juste, c’est-à-dire « la passion de la prise en compte permanente de la sensibilité de l’autre et le crime majeur serait de la blesser par l’expression de nos propres sentiments ». C’est le phénomène en cours dans certaines universités américaines où on avertit que tel cours, telle conférence peut contenir des éléments perturbants pour l’étudiant, qui peuvent légitiment s‘en dispenser ou protester (il faut lire le roman de Philippe Roth, La tache, sur cette question). J’ajouterais que cette situation implique que l’idéal de recherche et de vérité scientifique s’est évaporé.

S’agissant d’enseignements scientifiques, l’argument est fort, mais une manière de croire en l’islam et de le pratiquer ne relève pas automatiquement de la science. G. Bronner s’appuie, un peu à la légère, sur le cas des sectes, ce qu’il appelle « les extrêmes », c’est le titre de l’un de ses livres. Mais « extrême » est un concept particulièrement flou et instable chronologiquement et géographiquement. Les parlementaires français et belges considèrent les mormons comme une secte dangereuse, mais il s’en est fallu de peu qu’en 2012, le président américain ne soit un mormon. C’est pour cette vision des « sectes » que régulièrement la France surtout est dénoncée par les organes officiels comme insuffisante en matière de tolérance religieuse. Et quand les médecins soviétiques envoyaient à l’asile les contestataires, ne s’agissait-il pas d’« extrêmes » dans la société soviétique ?

Reste que les radicalisés tuent et qu’on ne peut baisser les bras face au phénomène, je l’admets, tout en m’interrogeant sur le fonctionnement parfois erratique de la liberté de conscience. J’avoue rester néanmoins au balcon, mais cela attise effectivement mon intérêt pour l’expérience de Bronner proprement dite.

La méthode de Gérald Bronner

Gérald Bronner l’expose avec assez de détails dans son livre, au titre subtil, Déchéance de rationalité[12].

L’expérience de déradicalisation qu’il a accepté de mener au Centre de Pontourny est a priori curieuse. Procéder à des tentatives de déradicalisation sur des condamnés n’est pas accepté et est sans doute vain. Les sujets de l’expérience de Pontourny sont des volontaires pris parmi des gens qui ont tenté d’aller combattre en Syrie, qui sont fichés pour suspicion de terrorisme ou, au minimum, inculpés pour propos antisémites dans un contexte islamiste.

S’ils viennent volontairement, il s’agit donc néanmoins de cas assez « lourds ». Bronner en est conscient, mais il veut mettre à l’épreuve ses recherches et travaux (et ceux d’autres chercheurs de même inspiration) sur les croyances irrationnelles et leurs causes, ce qu’il explique notamment dans son ouvrage le plus connu, paru en 2013, La démocratie des crédules[13]. Il veut voir s’il est possible de convaincre quelqu’un qu’il se trompe lorsque cette erreur est l’expression d’une croyance à laquelle il tient.

Par des séances à intervalles réguliers il va s’y essayer en s’abstenant de sermonner les participants sur l’islam et l’islamisme. Il va contourner le problème en tenant compte de l’impact du complotisme, systématique sur ce genre de personne.

Le premier thème abordé a comme fondement que notre cerveau peut nous tromper facilement. Bronner commence par la croyance au Père Noël. Ce n’est pas si léger (c’est même un classique quand on veut parler d’athéisme à des enfants de 10-14 ans) : si la découverte de la réalité est brutale, une « crise » s’observe dans près de 60 % des cas. Or la fiction est particulièrement évidente. Cela ne fonctionne pas trop : les hôtes du Centre ont eu une jeunesse troublée, souvent musulmane, sans Père Noël. Il prend ensuite le cas de la Terre plate (en prenant une illustration hindoue) et de la difficulté d’établir la rotondité de la Terre. Les participants y parviennent non sans mal et comprennent par ce cas l’idée de base.

Ensuite vient l’idée que le cerveau ne produit pas une représentation objective du monde. Bronner cite le cas des individus victimes d’agnosie, capables de reconnaître des figures abstraites mais pas les objets du quotidien. Les jeunes apprécient mais il s’agit dans ce cas de cerveaux pas très en forme. Bronner passe alors aux illusions d’optique, ce qui convainc et enthousiasme les participants.

L’étape suivant porte sur les paréidolies, les illusions fondées sur une mauvaise interprétation d’une image vague, par exemple voir dans les nuages des images de choses ou de personnes réelles.

Le but de Bronner est de passer de là à la question du hasard. Elle est centrale pour les radicalisés et les complotistes pour qui le hasard n’a pas de place. L’invoquer vous déconsidère comme quelqu’un qui cherche à cacher quelque chose, comme un allié du pouvoir. Souvent c’est une coïncidence qui a conduit les djihadistes à s’engager. Un fait jugé rarissime est jugé comme un signe. Mohamed Merah, auteur d’un massacre dans une école juive – et de quelques autres assassinats de soldats –, explique Bronner, invoque un signe de ce type lorsque, convoqué à la gendarmerie, il parvient à « promener » les gendarmes. Pour lui, c’est un signe d’Allah et il se convertit à une pratique religieuse assidue. Toujours centré sur les sectes, Bronner cite le cas d’un membre (un rare rescapé) de l’Ordre solaire, qui vont tous se suicider collectivement. Il se convertit après une simple rencontre avec un conférencier qui lui prédit qu’il va bientôt rencontrer quelqu’un d’important. Il rencontre Jo Di Membro, un des patrons de l’Ordre, et comprend que c’est la rencontre importante. Le hasard n’est pour rien dans cette rencontre, c’est un signe des forces supérieures.

Bronner explique que l’erreur provient de ce que les spécialistes appellent le biais d’échantillon. Avant de considérer qu’un phénomène est extraordinaire, il faut le rapporter au nombre d’occurrences concernées.

Ce qui convainc les participants, c’est l’évocation d’un passage du film Alien. À un moment du film, un personnage s’empare d’un ballon de basket et marque facilement en envoyant le ballon dans le panier, tout en tournant le dos à celui-ci. Les jeunes comprennent vite qu’il y a eu des dizaines d’essais ratés pour finalement réussir. Le panier marqué n’a donc rien d’étonnant.

Le but déclaré de G. Bronner, c’est de faire en sorte que l’engagement religieux de ces musulmans « ne s’épanouisse pas dans un espace irrationnel où tout est signifiant, miracle et invitation à un engagement inconditionnel ». On voit ainsi quel est le programme maximal possible pour Bronner, ce qui évite peut-être la principale difficulté que j’évoquerai à la fin de la discussion de l’expérience de Bronner.

Bronner traite aussi avec les participants d’un autre problème : ils ont inconsciemment une vision essentialiste de la langue. Le concept de polysémie leur est inconnu. Il n’est sans doute pas nécessaire d’être radicalisé pour être dans cette situation, mais on en sous-estime souvent les conséquences. Bronner leur fait faire en groupe des exercices en se servant de devinettes avec des mots à multiples sens (une devinette « je commence et je finis par e, je ne suis pas e, je contiens un texte ; réponse : je suis une enveloppe). C’est une découverte pour les jeunes.

Dans l’étape suivant, prévue comme l’avant-dernière, Bronner se rapproche sensiblement du cœur du problème.

Il a relevé quelques cas de sectes millénaristes qui ont annoncé la fin du monde à une date précise. La date est arrivée et rien ne s’est passé. Il est intéressant de voir comment le groupe millénariste a réagi après le non-événement. Le but est évidement de faire comprendre aux participants qu’ils ne seraient pas les premiers à devoir admettre qu’ils avaient erré.

Dans pareille hypothèse, le groupe est dans une situation de dissonance cognitive. Celle-ci est un état pénible, tout le monde recherchant la cohérence mentale. Dès lors, à l’ordinaire, on recherche de l’une ou l’autre manière à réduire la contradiction entre ses croyances et les faits ou les informations qui les contredisent.

Ainsi, en 1954, à Lake City aux États-Unis, un groupe annonce que le 21 décembre 1954, l’humanité sera détruite. Bien entendu, cela ne se produit pas.

Invités à un jeu de rôle où chacun joue le rôle d’un membre du Groupe américain, les participants à la cure de déradicalisation trouvent spontanément des issues possibles dans un tel cas et s’en amusent. Dans la réalité, le groupe de Lake City décidera que le Grand Frère du groupe a annulé le déluge parce qu’il avait constaté que ses adeptes avaient atteint un tel degré de spiritualité qu’il n’était plus nécessaire.

J’aurais plutôt choisi de parler de la parousie (plus difficile d’accès, mais plus importante), la seconde venue du Christ sur terre pour juger les gens, thème essentiel du dernier livre du Nouveau Testament, L’Apocalypse de Jean[14].

De là, Bronner passe au cas de la contradiction entre La Genèse et la théorie de l’évolution et à la conciliation entre les deux par les catholiques, via une interprétation symbolique du texte de l’Ancien Testament. Les participants comprennent cela, c’est un progrès capital. Il ne reste plus qu’à conclure en une dernière séance qui n’a jamais eu lieu. Des radicalisés ont été arrêtés (un était un compagnon d’un des assassins du Bataclan), d’autres ont fugué[15]. Le Centre de Pontourny est vide.

Or la dernière séance était essentielle puisqu’elle devait mener au transfert de la compréhension du cas précédent au leur propre. Il y avait là quelques problèmes non négligeables comme l’abandon de l’idée que le Coran est la parole et l’écriture de Dieu lui-même, sans quoi tout est vain. Et la question n’est pas si simple[16].

Il n’y a donc pas eu de conclusion à la tentative de déradicalisation. Le chemin suivi me semble original et intelligent, malgré mes réserves de principe.

La méthode de Bronner serait à coup sûr utile pour « déradicaliser » ou plutôt « rerationaliser » les tenants de croyances fumeuses, autres que religieuses, mais comme ils ne manient pas les explosifs (mais les anti-vaccin peuvent tuer) et ne risquent pas la prison, ils ne seront jamais volontaires pour être traités.


Notes

  1. Voir Leila Mustafa, membre d’une délégation de Kurdes syriens venue à Bruxelles : « De Belgique, nous avons eu des gens qui étaient parmi les pires à Raqqua, qui coupaient les têtes, les bras ou les mains… » , La Libre Belgique du 1er février 2019. ↑
  2. Le Soir du 27 novembre 2018. ↑
  3. Site rtbf.be, le 8 février 2017. ↑
  4. Le Figaro du 7 juin 2018. ↑
  5. Le Monde du 16 mars 2017 et plus nettement encore dans Le Monde du 17 juillet 2019 où elle critique l’idée d’une « recette magique pour déprogrammer un individu ». ↑
  6. Fahrad Khosrokavar, « Un urbain djihadogène », Le Monde du 15 mai 2018. Son livre s’intitule Le nouveau jihad en Occident, Robert laffont, 2018, 592pp., dont j’ai lu le compte rendu par Christophe Ayad dans Le Monde précité. ↑
  7. Élise Vincent, « Prescience du djihad », Le Monde du 7 janvier 2017, article consacré à F. Khosrokhavar. ↑
  8. Interview d’Olivier Galland parAlexandre Devecchio, site du Figaro, le 1er juin 2018. ↑
  9. Hugo Micheron, Bernard Rougier et Gilles Kepel, « Les dénégationnistes du jihad », tribune sur le site de Libération le 21 décembre 2018. ↑
  10. Interview d’Achraf Ben Brahim par Marie-Amélie Latune, site du Figaro, le 1er décembre 2016. ↑
  11. A. Afghane/A/ Laborde « Cuatro dias para dejar de ser homosexual », El Pais du 29 juin 2019. ↑
  12. Gérald Bronner, Déchéance de rationalité, Paris, Bernard Grasset, 2019, 263 p. ↑
  13. Lors du procès des dirigeants de France Telecom en raison des suicides intervenus dans le personnel de la firme, les avocats de France Telecom avaient tous en mains un exemplaire de La démocratie des crédules. G. Bronner y montre que le taux de suicide chez les agents de France Telecom ne dépasse pas la moyenne du taux de suicide général en France (Le Monde des 12-13 mai 2019). ↑
  14. Je serais curieux aussi de savoir comment Greta Thunberg se tirera d’affaire dans quelques années, elle qui annonce l’épuisement du carbone dans huit ans et demi (Le Monde du 25 juillet 2019). L’ancien ministre vert français Yves Cochet ne vaut pas mieux : dans Le Magazine du Monde du 29 septembre 2019, il déclare que « Dans cinq ou dix ans le problème du logement sera réglé car les gens seront morts ». ↑
  15. L’histoire du Centre et de sa fin est confirmée par la presse, cf Soren Seeborn, « Interpellation d’un pensionnaire du centre pilote de déradicalisation », Le Monde du 21 janvier 2017. ↑
  16. Sur ce point , on peut lire l’ouvrage de François Déroche, professeur au Collège de France, Le Coran, une histoire plurielle. Essai sur la formation du texte coranique, Paris, Éditions du Seuil, 2019. Le texte canonique du Coran a été fixé très tôt par décision du troisième calife Othman (règne de 644 à 656), qui fait en même temps détruire les manuscrits préexistants. Fr. Déroche précise que « la transmission du Coran n’a été explorée qu’à une date relativement récente. Il faudra des découvertes récentes comme les manuscrits retrouvés à Sanaa en 1972, pour progresser. ↑
Tags : biais cognitifs Bronner coran déradicalisation islam radicalisation djihad

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