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Archives par mot-clé: catholicisme

Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines

Posté le 27 juin 2022 Par ABA Publié dans Athéisme, Humanisme, Laïcité, Matérialisme, Nos articles, Philosophie Laisser un commentaire
Propos recueillis par Pierre Gillis

Jacques Aron est un être humain protéiforme : architecte, artiste, enseignant, essayiste. Il met d’ailleurs les points sur les i dans une auto-présentation de 2015 : « Quiconque écrit ou s’adonne à une activité créatrice, qu’elle soit littéraire, philosophique, historique, ou graphique – l’architecture durant 40 ans, le dessin et le collage ensuite – entre en dialogue permanent avec d’autres hommes et se transforme à leur contact. »

J’ai voulu répondre à sa volonté de dialogue en le questionnant sur le thème qu’il explore avec persévérance depuis quelques années, celui des racines de l’antisémitisme moderne, tellement mal nommé à ses yeux. Contrairement aux poncifs contemporains qui dessinent un illusoire continuum millénaire entre les anciennes attaques de nature religieuse et théologique contre les Juifs – pensons à Luther –, les entreprises exterminatrices des nazis, et l’antisionisme des défenseurs de Palestiniens, Jacques Aron inscrit l’histoire de l’antisémitisme moderne, politique, dans celle des convulsions de l’Europe et de ses nations au tournant des xixe et xxe siècles. Son dernier livre, au centre de notre entretien, mérite une lecture attentive, dont l’entretien qui suit fournira, espérons-le, un avant-goût stimulant.

Pierre Gillis

PG — Le livre qui nous réunit ( Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines. La « question juive » dans tous ses états [1]Jacques Aron, Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines. La « question juive » dans tous ses états, Paris, L’Harmattan, 2021.) est le quatrième d’une série[2]Jacques Aron, Mythologies et réalités juives au commencement de l’Europe moderne. Huguenots et Juifs ou l’illusion rétrospective, Paris, L’Harmattan, 2018 ; L’an passé … Continue reading, dont il serait utile de toucher un mot.

JA — En effet. Je viens d’une famille qu’on dit, avec ou sans guillemets, d’origine juive, et c’est ce qui m’a amené à m’interroger sur la place de l’histoire et des mythes juifs dans le développement de la société européenne, voire occidentale, à partir de la Renaissance. On ne peut qu’être frappé par un écartèlement manifeste, typique de la condition juive : on peut se faire une image de cette condition à partir de ce qu’en disent des Juifs qui se revendiquent ou que l’on dit tels, à partir de leurs témoignages, que j’ai systématiquement recherchés ; mais par ailleurs, et quasi obsessionnellement, la mythologie juive fait office de base à l’interprétation la plus ancienne de la condition humaine, en toute généralité. Une faille profonde sépare ces deux points de vue. D’où toutes les références, y compris contemporaines, aux Saintes Écritures, à commencer par l’Ancien Testament, repris dans l’héritage chrétien et ses divers avatars, et par l’Islam, lui aussi éclaté par plusieurs schismes.

PG — Ton dernier livre nous amène, quant à la quête de témoignages que tu as poursuivie, à une époque moins éloignée, au tournant des xixe et xxe siècles, et aux trois extraordinaires documents que tu décortiques. Il s’agit de trois enquêtes, conduites respectivement en 1894, 1907 et 1932, à propos de l’antisémitisme, de sa nature et de sa perception. Les dates sont loin d’être anodines : la première suit de près les premières manifestations d’antisémitisme en Allemagne, la deuxième est un rien postérieure à l’émergence du mouvement sioniste, et la troisième est à peu de choses près contemporaine de la prise du pouvoir par les nazis. Première question : de telles enquêtes étaient-elles courantes à l’époque ?

JA — Courantes, certainement pas. Il s’agit d’une des premières enquêtes sociologiques – les plus anciennes datent de 1890, en France et en Allemagne. La première, celle de 1894, trouve d’ailleurs son inspiration, méthodologique en quelque sorte, dans une étude française, mais qui poursuit un but différent : elle n’a rien à voir avec l’antisémitisme. L’auteur de cette première enquête est un écrivain autrichien bien connu, Hermann Bahr, qui publie plusieurs interviews dans des journaux autrichiens de tendance libérale. L’antisémitisme est palpable dans le monde germanique de l’époque, pas seulement l’Allemagne, mais aussi l’Autriche-Hongrie. L’Allemagne est alors divisée entre protestants et catholiques, et l’antisémitisme suscite des positionnements variés, depuis une hostilité marquée jusqu’à une adhésion souvent justifiée par des raisons religieuses. L’antisémitisme politique naît peu avant la publication de l’enquête – politique au sens où ce dont il est question, c’est du statut des minorités religieuses juives en Allemagne. On comprend bien le caractère politique du débat à la lecture d’un grand historien de la Prusse protestante, Heinrich von Treitschke (1834-1896) ; celui-ci écrit déjà en 1880, après avoir lu une histoire des Juifs due à un autre historien, Juif, Heinrich Graetz, et fait le reproche à ce dernier de s’en tenir à un nationalisme juif, alors que selon lui, von Treitschke, les Juifs allemands devraient rester proches de leurs autres concitoyens. Ses reproches se cristallisent dans un slogan : « Les Juifs sont notre malheur ». Ce « malheur » tient à ce que « nous, Allemands », qui avons enfin compris en 1871 la nécessité de fonder un État global protestant ET catholique, sommes bloqués dans l’affirmation de notre identité nationale par ces Juifs récalcitrants.

PG — Avant de poursuivre l’examen de cette première enquête, je voudrais revenir sur un auteur que tu cites et qui la précède, à savoir Paul de Lagarde, de son vrai nom Paul Bötticher (1827-1891). Celui-ci va plus loin que von Treitschke, il désigne les Juifs comme boucs-émissaires, en visant précisément les difficultés religieuses à asseoir cette fameuse identité nationale.

JA — Lagarde est d’abord un théologien protestant, qui mute en politicien par la suite. Le courant qu’il représente trouve son origine dans l’occupation française de la Prusse par Napoléon, et dans la défaite de l’empire français. Un philosophe juif allemand qui a vécu la période de la Révolution française, Saul Ascher, avait bien pressenti le danger pour les Juifs, celui de se retrouver dans cette posture de bouc-émissaire, dans la mesure où les porteurs des aspirations à l’émancipation de Juifs étaient les occupants – et pas seulement symboliquement : c’est sous l’occupation française, en 1812, qu’est pris le décret d’émancipation des Juifs, inspiré par le décret français. Dès que l’Allemagne retrouve son indépendance, sous la forme d’une confédération très peu unifiée, les Juifs sont soupçonnés de vouloir diviser catholiques et protestants. Cette accusation prend corps en 1815, au sein d’associations estudiantines qui sont le fer de lance de ce mouvement. Sous la bannière de l’indépendance allemande, ces étudiants se revendiquent de Luther et du vieux fond anti-juif qui le caractérise. Saul Ascher écrit un livre tombé dans l’oubli, un pamphlet intitulé « La germanomanie[3]Jacques Aron, Saul Ascher, un philosophe juif allemand entre Révolution française et Restauration prussienne.  Suivi de : La germanomanie (1815) et La Célébration de … Continue reading » ; il y dénonce un nationalisme radical, protestant, très opposé à la tradition juive que l’on peut encore relier au christianisme.

PG — Les témoignages recueillis dans l’enquête de 1894 sont loin d’être aussi homogènes : on constate au contraire que ça part dans tous les sens, avec des prises de position dans le droit fil de celles de Paul de Lagarde, jusqu’à des affirmations philosémites.

JA — Dans tous les sens, en effet. Le mouvement antisémite apparaît dans des milieux chrétiens proches du christianisme social, un peu avant que le Pape Léon XIII ne publie son encyclique Rerum Novarum, et dans des milieux libéraux et socialistes, qui assimilent sommairement juifs et capitalistes. Ces prises de position dispersées, basées sur des rapprochements superficiels très peu analysés, appellent des réponses tout aussi éclatées, en provenance de milieux divers.

PG — Les réactions pointent dans des directions tout à fait variées, mais une boussole semble cependant s’imposer à tous les intervenants : la construction nationale allemande est au centre de l’échange, c’est le critère retenu par (presque) tous pour discuter la légitimité de l’antisémitisme – ou pour s’y opposer.

JA — Oui. La France, du point de vue de sa centralisation en tout cas, fait office de modèle pour tous ceux qui veulent doter l’Allemagne d’un État puissant, bien plus unifié que la confédération d’une trentaine de petits États disparates. L’Angleterre fascine moins : son organisation est orientée vers le développement de la grande industrie et du capitalisme, ce qui parle sans doute moins aux chantres de l’unité nationale. La victoire de 1870 sur l’ennemi traditionnel, la France, va permettre la réalisation de cette ambition, sous hégémonie prussienne. 

PG — Deuxième document analysé dans ton livre, l’enquête de 1907, dans un contexte bouleversé par l’apparition du sionisme. Elle est due à Julius Moses, médecin, Juif, plus tard député socialiste, déporté en 1942 au camp de Theresienstadt, où il mourra.

JA — Le sionisme est présent en 1907, et encore plus dans les années qui suivent immédiatement, juste avant la Première Guerre mondiale. Ce courant développe un autre nationalisme, un nationalisme juif, qui s’oppose clairement à la volonté d’intégration de la majorité des Juifs allemands. Quelques manifestes, qui s’adressent aux Juifs, en viennent à conseiller à ces derniers de cesser de s’imposer comme les meilleurs connaisseurs de la culture allemande – la culture allemande aux Allemands, la culture juive aux Juifs. Ce courant reste toutefois très minoritaire au sein de la judéité organisée en Allemagne. Je pense à la fondation en 1893 de la première association qui se destine à défendre les intérêts politiques d’une communauté religieuse juive, après les premières manifestations d’antisémitisme politique datant de 1879-1880. Remarquons que le terme antisémitisme est une aberration scientifique : on catégorise par rapport aux descendants de Sem, de Cham ou de Japhet, cités par la Bible, en acceptant l’idée qu’à travers les langues se transmettent les caractéristiques des peuples, en imaginant une fixation de ces traits qui finirait par relever de la biologie. Ces références seront plus tard mobilisées par les nazis, pour affirmer l’irrémédiable incompatibilité des races aryenne et sémite. La confusion est totale, et on n’en est pas sortis ! La génétique a « enrichi » le débat depuis lors, … en n’apportant rien de nouveau, si ce n’est la constatation de corrélations entre présences de quelques gênes, qu’on aurait de toute façon bien du mal à relier à l’orthodoxie juive.

PG — On a glissé vers le terrain de la troisième enquête, celle de 1932.

JA — Cette troisième enquête a pris la forme d’un livre, à l’initiative d’un éditeur à la recherche d’un coup fumant. Il a décidé de publier toutes les opinions qu’on pouvait entendre à propos des Juifs et de l’antisémitisme, dans un temps où tout avait cours, et où les points de vue étaient souvent extrêmement tranchés. On y trouve des partisans résolus de l’antisémitisme, des adversaires tout aussi décidés, et un marais, plus difficile à cerner – je soupçonne l’éditeur d’avoir intégré ce « centre » pour les besoins de la construction de son enquête, pour présenter un spectre d’opinions continu. On y trouve donc des nazis assumés, porte-parole du NSDAP, deux députés au Reichstag, dont un aristocrate assez étonnant, Ernst von Reventlow, peu connu par ailleurs. Il partage ainsi le sort de quelques autres : dans les études historiques consacrées aux personnalités nazies, on a focalisé les recherches sur ceux qui ont été condamnés à Nuremberg ; les autres, en particulier ceux qui sont morts avant, sont généralement tombés dans l’oubli – pas jugés, pas étudiés. Ce comte von Reventlow est un intellectuel de haut vol, très influent sous l’empire, très écouté par les milieux qui gravitent autour de Guillaume II ; il a, par exemple, produit une analyse à chaud de la guerre russo-japonaise du début du xxe siècle. Il sera une figure importante du nazisme, au sens où il apporte au national-socialisme le soutien de milieux nationaux conservateurs. L’autre député nazi qui s’exprime est Gottfried Feder, expert en économie du régime. Il est vraisemblable que leur discours ait eu l’aval de Hitler, qui contrôlait déjà beaucoup de choses en 1932. Ils avancent que les peuples juif et allemand sont incompatibles, que les Allemands ne seront un grand peuple et une grande nation que quand ils auront pu se débarrasser des Juifs, mais « nous n’allons pas offrir aux Juifs la faveur d’un pogrom » – conviction authentique ou habileté tactique, difficile de trancher : « Nous sommes des êtres civilisés, cette expulsion des Juifs du corps de la nation allemande doit se faire de manière civilisée ». 

Le dirigeant sioniste Robert Weltsch contribue aussi au livre. A l’autre extrémité du spectre politique, on trouve dans le volume une position officielle du comité central du KPD, le Parti communiste allemand. Rien de tel de la part du Parti social-démocrate, ni des milieux libéraux, mais des personnalités représentatives de ces milieux s’expriment à titre personnel. Elles seront d’ailleurs rapidement ciblées par les SA. Un député socialiste sera agressé une première fois, puis poignardé par ces SA, n’échappant que de peu à la mort. Cet attentat provoquera des réactions indignées, notamment dans les milieux chrétiens à Cologne, milieu d’où émergera le futur chancelier Konrad Adenauer – à Cologne, le courant catholique s’était rapproché de la social-démocratie. En dehors de ces réponses en provenance de milieux politiques, des intellectuels réputés interviennent, en particulier Heinrich Mann, qui s’oppose résolument à l’antisémitisme. Son frère Thomas avait pour sa part participé à l’enquête de 1907. Heinrich Mann préside l’Académie prussienne à l’époque ; il en sera chassé dès la prise du pouvoir par les nazis, qui y placeront systématiquement leurs créatures, en science, en philosophie, en littérature…

PG — On aura compris, en balayant rapidement les réponses aux enquêtes, que le point-clé pour les antisémites, c’est l’obstacle que les Juifs constitueraient en vue de l’homogénéisation de la nation. Les enquêtes sont allemandes, même si les consultés ne le sont pas tous – en particulier, on y découvre en 1894 les délires d’Edmond Picard, qui n’a rien à envier à ses homologues germaniques. Peut-on appliquer ce schéma (les Juifs comme obstacle incontournable à la constitution de la nation) aux antisémitismes d’autres pays européens ? Je pense à la France, que l’affaire Dreyfus avait enflammée.

JA — Absolument pas. L’antisémitisme français est lié au colonialisme, et en particulier à la situation particulière de l’Algérie, territoire français dès 1830. Dans ce cas, la confusion créée par le terme sémite joue pleinement : Juifs et Arabes sont des sémites, et appartiennent donc à la même catégorie ethnique, on les met dans le même paquet. Or, les Juifs algériens sont citoyens français ; le danger, aux yeux de quelqu’un comme Edouard Drumont (1844-1917), porte-voix de l’antisémitisme français et député d’Alger, dont Picard se réclamera, serait que cette qualité de citoyen soit élargie aux Arabes algériens.  Or, si les Juifs algériens ont très vite vu l’intérêt de la citoyenneté française, du point de vue de la promotion sociale à laquelle elle ouvrait la porte, les Arabes ne sont pas demandeurs, comme l’ont déclaré les autorités islamiques algériennes, interrogées à ce sujet à l’époque par les représentants de la communauté juive. Les Arabes algériens ne souhaitent pas être Français ; ce refus peut se lire, d’une part, comme une forme de fidélité aux combats contre l’armée française de l’émir Abdelkader (1808-1883), et, d’autre part, comme une anticipation du combat national qui débouchera sur la Guerre d’Algérie, dans les années 50 du xxe siècle. L’affaire Dreyfus est un épiphénomène qui va se greffer sur cet antisémitisme lié à l’Algérie, et il se nourrit de la crainte que ce qui se passe en Algérie ne s’étende au Maroc, où il y a beaucoup plus de Juifs, le Maroc étant aussi moins une colonie de peuplement que l’Algérie. L’affaire Dreyfus n’est possible, en 1894, que parce que l’antisémitisme lui préexiste déjà sous une forme virulente. Picard a écrit son livre Synthèse de l’antisémitisme deux ans avant l’affaire Dreyfus, et après un voyage au Maroc au cours duquel les Belges s’efforcent de vendre des chemins de fer au Sultan. Il dresse dans son livre un portrait extrêmement méprisant des Juifs marocains, nettement plus dépréciateur que celui qu’il fait des Marocains musulmans, et s’inquiète beaucoup de l’éventualité que les 250 000 Juifs marocains accèdent à la citoyenneté française (alors que les Juifs algériens ne sont que 35 000). L’expansion de cet antisémitisme a préparé l’opinion publique française à accepter l’idée qu’un officier juif français puisse trahir, faisant même douter certains, Juifs et socialistes, qui se ressaisiront et deviendront dreyfusards. Le climat est en place : le Juif est non national, intéressé par l’argent, prêt à se laisser soudoyer. L’antisémitisme français s’inscrira dans un courant fondamentaliste conservateur plus général, qui entend bien régler ses comptes avec l’héritage de la Révolution de 1789. En 1889, à l’occasion du centenaire de la Révolution, les librairies parisiennes débordent de pamphlets antisémites – encore une fois, avant l’affaire Dreyfus, il ne faut pas traiter la chronologie avec désinvolture.

Il convient de relever un autre élément qui différencie les antisémitismes français et allemand. Le décret d’émancipation prussien des Juifs, celui de 1812, ne reconnaît qu’une communauté religieuse, qui va alors être amenée à s’organiser de manière indépendante, à l’instar des protestants et des catholiques, dotée de son propre financement. Ce mécanisme est toujours d’application aujourd’hui en Allemagne : on déduit de ses impôts les sommes consacrées au financement de sa religion. Les conséquences de ces choix légaux sont considérables ; d’abord, puisque ces contributions sont communiquées au fisc, et donc consultables, on sait que la communauté juive est en moyenne nettement plus riche que ses homologues catholique et protestante. Dans leur volonté d’être reconnus, les Juifs allemands vont se lancer dans une espèce de surenchère architecturale, en érigeant de gigantesques synagogues susceptibles de faire pièce aux grandes cathédrales. A Berlin, c’est ainsi une synagogue capable d’accueillir trois mille fidèles qui voit le jour, de style mauresque, avec une magnifique coupole dorée – elle est d’ailleurs toujours présente dans le paysage berlinois. Von Treitschke en tirera argument pour valider l’incompatibilité entre cultures juive et allemande : qu’est-ce que notre culture a à voir avec les Maures ? D’où aussi son slogan que j’ai cité précédemment, « les Juifs sont notre malheur », au sens, je le rappelle, où cette minorité religieuse ne se laisse pas dissoudre dans l’unité nationale. Les nazis s’empareront du slogan, ils le feront figurer en manchette de chaque numéro du journal de Julius Streicher, Der Stürmer, en lui donnant une signification qui n’était pas du tout celle pensée par l’historien libéral prussien qu’était von Treitschke. Au point qu’en Allemagne, on débaptise aujourd’hui les rues « von Treitschke », lui faisant porter une responsabilité dans la montée de l’idéologie national-socialiste. C’est un contresens, et cela n’améliore certainement pas notre compréhension de l’Histoire.

J’ai été surpris, en découvrant cette enquête de 1932, qu’aucun auteur français ne la cite, et le livre n’est d’ailleurs pas beaucoup plus connu en Allemagne. C’est le résultat de la manière dont le régime nazi est présenté un peu partout, et surtout dans l’enseignement : c’est un régime criminel, bien sûr, dont le crime principal, qui occulte en quelque sorte tous les autres, serait le génocide des Juifs. Ce crime est massif et horrible, mais le régime nazi est coupable d’autres méfaits dont on ne parle presque plus. L’écriture de l’Histoire est lacunaire, et on se contente de parallèles superficiels.

PG — A coup sûr, une accusation à laquelle échappe ton travail, qui s’efforce de replacer systématiquement le développement de l’antisémitisme allemand dans son contexte, celui de la construction de l’identité nationale. Mais je voudrais te pousser à expliciter le lien entre ce travail d’éclairage historique et le titre que tu as choisi : « Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines ».

JA — En France, la séparation des Églises et de l’État a été menée à bien, débouchant sur les lois de 1905, ce qui n’empêche par ailleurs pas la survivance de courants politiques qui ne se résolvent pas à cette séparation, et regrettent la rupture du lien avec la religion présentée comme source exclusive de la morale.

La situation est très différente en Allemagne, où ce lien n’a jamais été rompu. En 1840, Frédéric-Guillaume IV, roi de Prusse, rêve d’établir une constitution pour la trentaine d’États, petits et grands, réunis dans la Confédération germanique, et il est convaincu qu’un État national allemand doit être germano-chrétien. Cette conviction reste très présente aujourd’hui, et se retrouve dans les tentatives, soutenues par une partie des chrétiens-démocrates allemands, de faire de ses origines chrétiennes une valeur fondatrice pour l’Europe. État germano-chrétien, soit, mais catholique ou protestant ? Ou encore foyer d’une Église nationale, germanique, précisément ce que les nazis ont voulu faire, pour des raisons politiques, entreprise qu’ils ont effectivement amorcée ? 

En prenant un peu de recul, il n’est pas difficile de constater que le nombre des Églises équivaut, grosso modo, à celui des États nationaux, malgré l’affirmation souvent répétée par les mouvements nationaux qu’il n’y a qu’un seul Dieu, « à nos côtés ». La reine d’Angleterre est la patronne de l’Église anglicane, mais il existe une Église écossaise, une irlandaise, et, actualité toute chaude, les Églises orthodoxes russe et ukrainienne sont résolument nationalistes. Chaque mouvement national éprouve le besoin de se faire protéger et bénir par un Dieu national. L’Islam a connu des phénomènes comparables, avec la scission entre sunnites et chiites, et ce dès que la descendance du Prophète s’est diversifiée. L’expression « religion nationale » n’est pas excessive.

PG — A te lire, on comprend même que la reprise de discussions théologiques, au xixe siècle, autour de la filiation plus ou moins acceptée ou plus ou moins revendiquée entre judaïsme et christianisme n’est pas étrangère à l’éclairage politique de l’antisémitisme moderne.

JA — Ce mixte religion-politique est profondément enchevêtré en Allemagne. Le conservatisme prussien, celui qui préconise l’État germano-chrétien, se nourrit des écrits d’un penseur juif converti au protestantisme, Julius Stahl, c’est son nom de plume : son patronyme est Jolson, et il s’est souvent exprimé dans la Kreuzzeitung, l’organe du conservatisme prussien, dont il est le théoricien. Il nous a laissé un traité soutenant l’établissement d’un État germano-protestant, dont s’inspireront les créateurs du deuxième Reich, celui d’après 1871. Le philosophe Constantin Brunner fait à ce propos une remarque intéressante : le rôle de Julius Stahl, que Brunner analyse en détail, est un exemple probant du degré d’intégration des Juifs allemands – très poussé, en l’occurrence – dans tous les courants de la vie politique en Allemagne, aussi contradictoires soient-ils. Il y a même eu un courant juif nazi, revendiqué comme tel par des Juifs orthodoxes allemands ; il n’a disparu que sous la pression violente de l’antisémitisme forcené des SA, dans les rues avant d’être institutionnalisé.

Toujours est-il que ce mélange religion-politique, l’Allemagne n’en est pas vraiment sortie, et elle n’en sortira sans doute pas tant que la manière dont elle considère les religions se maintiendra. Après la fin du régime nazi, on a vu s’affirmer des « Juifs allemands » – Juif au sens religieux, et l’ordre des termes est important : leur identité est d’abord religieuse, et ensuite nationale. Ils aimeraient imposer quelques concepts orthodoxes, comme la primauté de la mère dans la transmission, notamment aux « Juifs » allemands incroyants. Cependant, les croyants et les incroyants se retrouvent au sein d’organes politiques communs lorsque leurs intérêts apparaissent comme menacés. Il existe un Conseil central des Juifs en Allemagne qui s’exprime au nom de l’ensemble des Juifs, croyants ou pas, et auquel les conséquences du génocide confèrent un poids non négligeable. La représentativité de ce Conseil s’appuie sur le recensement de ceux qui paient leur impôt religieux à la communauté juive, qui s’en sert pour payer des synagogues, nouvelles parfois, ou en reconstruisant celles qui avaient été incendiées lors de la nuit de cristal en 1938. Nouvelles aussi, dans la mesure où la communauté juive décimée par le nazisme s’est reconstituée et accrue avec l’arrivée massive de nouveaux adhérents originaires de l’ex Union soviétique, à partir des années 90. En attendant les effets potentiels de la guerre en Ukraine… 

Les événements actuels poussent à relire l’Histoire, et à la réinterpréter. Pour s’en tenir à l’Ukraine, elle fut toujours au centre de conflits stratégiques depuis le Moyen-Âge, et les frontières qui la séparent de ses voisins se sont constamment déplacées. Les statues de Léopold II sont chez nous badigeonnées en rouge, pour dénoncer le colonialisme ; simultanément, au centre de Kiev, trône la statue de Bogdan Khmelnitsky, érigé en héros national alors qu’il fut le plus grand massacreur de Juifs du xviie siècle. C’est suite à ces massacres qu’a émergé le dernier grand mouvement messianique juif avant le sionisme. Cela n’empêche que les allusions de Poutine à la lutte contre le nazisme passent mal dans notre opinion publique. A Berlin, d’aucuns ont souhaité abattre le gigantesque monument, dans Treptower Park, qui célèbre la défaite de Hitler et la victoire de l’armée rouge, en 1945 ; cette sculpture glorifie un soldat soviétique sauvant un enfant – et ces courants n’ont peut-être pas dit leur dernier mot…

L’heure est ainsi à une relecture totale de l’Histoire, récente et moins récente. J’espère que cette relecture permettra, dans la foulée, de se repencher sur l’articulation nation/religion, notoirement très forte, malgré les surprises que le déroulement de cette Histoire nous a parfois réservées. Ainsi, l’Italie, dont nous n’avons pas parlé, a bâti son unité nationale contre l’Église et contre le Vatican, alors que son peuple est (ou était) profondément catholique, et croyant. Et la défaite de la papauté, la réduction de l’État du Vatican à la portion congrue, est la conséquence de celle de Napoléon III face à la Prusse, alors que Napoléon le Petit, pas plus catholique que ça, était prêt à s’engager militairement pour soutenir le Vatican, contre les tenants du Risorgimento.

L’examen de ces interactions est passionnant, mais terriblement difficile à conduire, dans la mesure où les intérêts des acteurs des conflits contemporains se relient, peu ou prou, à ceux des protagonistes engagés dans ces événements passés. La notion de connaissance objective ne s’est pas imposée en sciences humaines, les concepts qui y sont à l’œuvre manquent cruellement de rigueur et d’objectivité. Nous sommes donc loin d’être capables de nous extraire des confrontations interculturelles, dans une perspective qui se voudrait extraterritoriale. En attendant, je préfère appliquer mon esprit critique au recueil et à la remise en évidence des témoignages de personnalités qui furent impliquées dans des confrontations avérées, question d’éviter leur embrigadement anachronique dans les réécritures d’aujourd’hui. C’est la démarche qui m’a guidé dans ma quête des racines de l’antisémitisme politique.


Références[+]

Références
↑1 Jacques Aron, Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines. La « question juive » dans tous ses états, Paris, L’Harmattan, 2021.
↑2 Jacques Aron, Mythologies et réalités juives au commencement de l’Europe moderne. Huguenots et Juifs ou l’illusion rétrospective, Paris, L’Harmattan, 2018 ; L’an passé à Jérusalem. Le destin d’Israël en diaspora, Paris, L’Harmattan, 2019 ; Le socialisme, l’antisémitisme et les imbéciles. Pour en finir avec une chimère : la race maudite des Juifs, Paris, L’Harmattan, 2020.
↑3 Jacques Aron, Saul Ascher, un philosophe juif allemand entre Révolution française et Restauration prussienne.  Suivi de : La germanomanie (1815) et La Célébration de Luther sur la Wartburg (1818), adaptés et annotés par J. A. Paris, 2017, L’Harmattan.
Tags : Allemagne antisémitisme catholicisme Dreyfus Édouard Drumont Hermann Bahr Hitler identité nationale Jacques Aron juif Julius Moses Luther nazisme protestantisme question juive

Europe et religions. Retournements et enjeux

Posté le 18 mai 2019 Par ABA Publié dans Religion 1 Commentaire

Concile Vatican II

Concile Vatican II

Patrice Dartevelle

La question de l’Europe et du christianisme qui lui serait indissolublement lié fait toujours couler de l’encre. Dernière elle, frétille surtout celle de l’impensable pour d’aucuns d’une société sans religion et, à un degré moindre et quelque peu contradictoire, celle de la pénétration de l’islam.

Houellebecq, pourtant athée (certes pas du modèle standard puisqu’il méprise la Renaissance et les Lumières) affirme en 1998 dans Les Particules élémentaires que toute société a besoin « d’une religion quelconque » même si c’est sans doute une manière de dire son hostilité à l’individualisme[1].

Cette persistance a quelque chose d’étrange à mes yeux tant elle a peu de fondement théorique et tant elle est aveugle face à la réalité élémentaire, du moins européenne.

Olivier Roy vient de reprendre la question et en donne une vision qui n’encourt vraiment pas les mêmes reproches, même si je me réserve de critiquer une forme de généralisation simplificatrice.

Remarquons d’abord avec lui que le plus souvent ceux des croyants qui veulent s’illusionner parlent des « racines chrétiennes ». Que le christianisme ait eu une influence dans la construction des esprits et des mentalités en Occident n’est pas niable[2], mais « racines » renvoie – hypocritement – au passé. En plus l’image est hasardeuse : ce sont les arbres qui ont des racines dont on ne peut les couper sans qu’ils ne meurent ; les hommes ont des jambes et peuvent s’éloigner de leurs « racines ».

Olivier Roy relève le terme « racines » avec le même sourire que moi et le titre de son récent ouvrage, L’Europe est-elle chrétienne ? ne prête pas le flanc à la critique[3]. Il est surtout connu pour son conflit avec Gilles Kepel sur les causes de la radicalisation islamiste. Pour lui le phénomène relève d’une islamisation de la radicalité, c’est-à-dire d’un malaise social au sens large qui finit par trouver un exutoire dans une certaine vision de l’islam. Ça me semble fort dédouaner la religion, mais il n’est pas sûr que cette thèse soit totalement incompatible avec celle – la religion est la vraie source du problème – de Gilles Kepel.

O. Roy nous propose une synthèse de la modification des croyances religieuses au XXe siècle, fondée sur la distinction entre religion comme foi ou comme référence identitaire. Il y intègre la présence récente de l’islam et ses conséquences pour l’ensemble du domaine des religions.

La sécularisation de l’Europe

La base de l’histoire contemporaine des religions, c’est la sécularisation, la déchristianisation. C’est l’évidence, dira-t-on, mais je reste surpris d’entendre certains, même des athées faire et dire comme si Pie IX et Vatican I étaient à nos portes.

Pourtant En France et en Belgique (c’est parfois encore moindre ailleurs), la proportion de messalisants n’atteint plus aujourd’hui 5 % contre par exemple 27 % en 1952 en France, rappelle O. Roy. Pour les pays moins croyants, le phénomène est ancien, mais s’accélère dans les années 1960. Dans un pays plus catholique comme l’Irlande, le phénomène est plus récent et brutal. L’Irlande légalise en 1995 le divorce, en 2015 le mariage homosexuel, en 2018 par 68 % des voix l’avortement – refusé en 1993 par 63 %. Même dans un bastion dur du catholicisme comme la Pologne, on passe de 57% de messalisants en 1982 à 36 % en 2016. Le phénomène doit plus à l’abandon de la pratique religieuse qu’au renouvellement des générations.

La baisse des vocations sacerdotales est encore plus spectaculaire. Il y a 2.000 ordinations de prêtres en France en 1948, et c’est le maximum historique observé, contre moins de 100 par an depuis 2000.

Les changements législatifs provoqués par la sécularisation tels que ceux cités pour l’Irlande, ne sont jamais remis en cause au point d’être menacés. Il y a comme un effet de cliquet, relève O. Roy.

Bien évidemment si, au lieu de prendre comme critère l’assiduité au culte, on prend les déclarations d’opinion des gens, on arrive à des chiffres très supérieurs. Encore actuellement en France comme en Belgique, 50 à 60 % des sondés se déclarent catholiques. Mais en observant ce fait bien connu, O. Roy en tire une conclusion centrale. En 2007 59% des Français se déclarent catholiques, mais il n’y a que 38 % des Français qui déclarent croire en Dieu (et ils peuvent être catholiques, mais aussi musulmans, juifs croyants, etc.). Donc un minimum de 21% des Français parmi ceux qui se déclarent catholiques ne croient pas en Dieu. Ce n’est pas propre à la France, c’est pire au Danemark : 76 % des Danois se déclarent luthériens, mais seuls 25 % croient que Jésus est le fils de Dieu.

Ceci mène à un des principaux schèmes explicatifs mis en avant par O. Roy : il y a le christianisme de foi et le christianisme identitaire. Celui-ci est porté par des non-pratiquants, des gens qui se disent catholiques en récusant des dogmes de l’Église, voire des non-croyants. Ils tiennent à une tradition, dont il est pénible de se détacher (les parents, les grands-parents…). Dans les cas belge et allemand, l’existence d’un fort pilier catholique (et protestant en Allemagne), avec son réseau scolaire, social et politique facilite cette position-clef pour la compréhension. Elle nous montre qu’un raisonnement purement théologico-philosophique dans l’analyse des religions a d’étroites limites.

Si les organisations diffèrent de pays à pays (des pays à religion d’État à la France de la loi de 1905), partout c’est le politique qui est devenu hégémonique. C’en est fini de la centralité du religieux.

Les moralités se séparent

Mais il faut bien voir que jusque vers 1965, cette situation n’est pas si conflictuelle au plan de la morale. En effet jusqu’alors prêtres et laïques militants ont les mêmes valeurs morales, notamment familiales. O. Roy rappelle le célèbre discours de Jules Ferry aux instituteurs en 1881 où il enjoint à ceux-ci de ne jamais dire aux élèves quoi que ce soit qui puisse heurter un parent. C’est très largement vrai. Certes les laïques sont favorables à la possibilité légale du divorce, mais ils ne s’en serviront pratiquement pas pendant longtemps. Dans les premières décennies du XIXe siècle, il n’y aura que quelques divorces par an en Belgique. La seule autre pierre d’achoppement sera la contraception, mais en 1956 même l’épouse du Secrétaire du Parti communiste français dénonce le contrôle des naissances. L’idée générale est qu’il y a une morale naturelle qui est universelle (c’est le fondement des rares pouvoirs organisateurs belges d’enseignement qui, avant le Pacte scolaire de 1958, refusent d’organiser des cours de religion et organisent un cours unique de morale qu’il est contre-indiqué d’appeler « laïque »).

Pendant longtemps l’Église va lutter contre le modernisme – qui est surtout une contestation de son pouvoir –, mais dès les années 1920, elle s’en remet politiquement aux partis démocrates-chrétiens, composés de laïcs qui parviennent à s’allier avec des partis d’incroyants anticléricaux.

Dans les années 1960, l’évolution semble aller vers plus de concorde. Le Concile de Vatican II (1962-1965) entérine la sécularisation. Il adapte la théologie et les rites à la modernité. La constitution Gaudium et Spes parle d’une « juste autonomie des réalités terrestres », qui doit être respectée. En matière de liturgie, le prêtre fait désormais face à l’assemblée des fidèles. On arrête de dire la messe en latin. L’ambiance des rites change : les fidèles participent, les participants ne sont plus guère à genoux. Hors des cultes, les prêtres s’habillent comme tout le monde, mais, comme le remarque perfidement O. Roy, tout cela ne peut manquer d’aboutir à une forte désacralisation de la religion. En plus on gomme dans la pratique l’insistance sur une vérité absolue, unique, dont l’Église serait la seule détentrice. Et quand cette désacralisation va croiser l’indifférence religieuse, l’addition sera sévère pour l’Église.

Non-croyants comme la majorité des croyants s’attendent à un estompement du conflit politique entre les tenants de Rome et ceux de la République, comme on dit en France. La décennie avance et voilà mai 1968. C’est la rupture sur le plan des valeurs morales. Le désir devient la valeur centrale et il n’y a aucun moyen d’en faire une valeur chrétienne sécularisée. Le changement des valeurs dominantes touche la famille et le couple : contraception, avortement, amour libre et bientôt égalité des homosexuels.

Des esprits chagrins, dépités, attribuent la « faute » à Vatican II, mais ils ignorent la situation réelle des paroisses dès les années 1950 sinon 1940 : les hommes refusent d’aller se confesser et d’aller à l’église parce qu’ils pratiquent le contrôle des naissances et les relations avant le mariage, leurs femmes se confessent encore quelque temps, se font sermonner par le curé et, rentrées à la maison, par leurs maris. Les deux finissent par abandonner la partie et les églises se vident. C’est le mécanisme que feu le chanoine Pierre de Locht m’a décrit et qui l’a incité à promouvoir la contraception en tant que prêtre, auprès des femmes catholiques. En fait le feu couvait. O. Roy rappelle que dès 1943 deux prêtres français, aumôniers de la JOC, Henri Godin et Yves Daniel, dans leur ouvrage France pays de mission décrivent la même situation que Pierre de Locht[4].

Rome change tout

D’emblée, dès juillet 1968, l’Église prend une décision qu’à peu près personne n’attendait, ce qui montre comme il est difficile de comprendre à chaud la situation qu’on vit. Contre les propositions des experts et l’avis des cardinaux chargés de les examiner, Paul VI publie l’encyclique Humanae vitae qui proscrit la contraception. Ce qui s’est passé comporte sa part de mystère, Paul VI ne s’étant pas réellement expliqué. On devra bien étudier un jour ce pape que nul n’a jamais jugé borné et impulsif. L’explication que donne O. Roy l’inscrirait dans une réflexion dont il aurait sans doute été le précurseur, mais peut-être a-t-il simplement pris peur devant les événements, comme son futur successeur, Ratzinger. Jean-Paul II et Benoît XVI ne vont en revanche pas se priver de parler. Ils vont expliquer le revirement de l’Église et sa nouvelle opposition à la société séculière – et c’est en cela qu’O. Roy est plus pénétrant que ses devanciers – sans revenir exactement aux positions d’autrefois, contrairement à ce que la plupart ont cru. Ces deux papes ont conscience de la sécularisation de l’Europe. Ils veulent agir en tant que minoritaires et sans plus pactiser avec l’adversaire laïque, qui a adopté ou engendré les nouvelles valeurs. Mgr Léonard est une parfaite illustration de cette nouvelle politique. C’est un révolutionnaire de droite, pas un haut prélat conservateur soucieux du passé de l’Église, de ses ors et de sa position sociale. Autre point essentiel, insiste O. Roy, l’Église se recentre sur quelques points du dogme (pour la vie, contre l’avortement, l’euthanasie, la théorie du genre…) et laisse-le reste à peu près en friche. Surtout on montre agressivement sa religion, son catholicisme. C’est le « N’ayez pas peur ! » de K. Wojtyla. Cette attitude n’est pas réellement le signe du retour du religieux et moins encore de l’ancienne doctrine, montre O. Roy : on a l’impression de ce retour parce que le religieux n’étant plus visible dans nos sociétés, le militantisme nouveau surprend parce qu’il ressemble à du religieux et que « le religieux ne fait plus partie du paysage ». C’est le même étonnement (O. Roy parle plutôt d’analphabétisme du religieux) qui explique largement selon moi, l’obsession et l’hystérie anti-sectes.

Pour l’Église, la société est devenue païenne voire christianophobe, elle adhère à une culture de la mort (le mot se retrouve douze fois dans l’encyclique Evangelium vitae de Jean-Paul II en 1995). Et si le religieux ne fait plus partie du paysage, les formes « molles » de la religion n’ont plus de sens.

L’Église s’est donc rabougrie et ses 5% de croyants actifs sont soit des intégristes lefebvristes, soit des charismatiques, des revivalistes, des spiritualistes (qui insistent sur des pratiques communautaires), plus un dernier quarteron de fidèles des temps d’avant. L’opposition interne a disparu, les « cathos de gauche » faisant partie d’une génération qui ne s’est pas renouvelée[5].

Dès lors l’Église ne revient pas sur la séparation de l’Église et de l’État. Elle l’a entérinée. Ni Jean-Paul II ni Benoît XVI ne semblent avoir songé à un Vatican III pour annuler Vatican II. Tout au plus la question de la présence des religions dans l’espace public reste-t-elle en discussion, dirais-je. L’Église catholique a repris la parole en revenant à la foi pour justifier ses « principes non-négociables », selon les termes de Benoît XVI, pratiquement limités à la sexualité et la famille.

Entre foi et identité

Une telle position dans le cadre sociologique contemporain est lourde de conséquences.

L’une d’entre elles est que le relais politique de l’Église, la démocratie chrétienne, n’a plus l’utilité d’autrefois. L’Église ne s’occupe plus que d’un seul sujet, elle ne peut ou ne veut guère déléguer son programme à des laïcs et elle refuse tout compromis. De toute manière, il y avait plus de ministres catholiques dans le gouvernement de centre-gauche de Renzi que dans celui de Berlusconi et ça me semble un peu pareil dans les récents gouvernements socialistes français.

Ceci veut dire aussi que les partis de droite ont cessé de ne comprendre que des croyants même s’il en existe encore et qui mettent l’accent sur leur spécificité (Fillon).

Quant aux partis populistes, même si leur diversité est grande, ils ne constituent pas pour autant le relais de l’Église (sauf Fontana à la Ligue du Nord). Ils acceptent la sécularisation. C’est particulièrement le cas chez les Hollandais Fortuyn et Wilders[6]. Quant à Marine Le Pen, dont les réticences à l’égard des marches contre le mariage pour tous étaient symptomatiques, on cherche en vain des propos religieux dans ses programmes, tout au plus un souci, qui n’engage nulle foi, pour les églises protégées dans la partie « patrimoine » d’un de ses programmes.

On touche ici à un autre point essentiel du système d’O. Roy, la distinction entre le catholicisme de foi – celui de l’Église de Jean-Paul II – et le catholicisme identitaire. Celui-ci est vivace et souvent le cheval de bataille des populistes, mais la foi n’y est pour rien et l’Église encore moins : quand des maires français sont cités devant les tribunaux pour avoir installé une crèche dans leur mairie, les évêques ne les soutiennent en rien ; c’est du christianisme identitaire, vidé de toute foi et qui s’écarte des « principes non-négociables ». On trouve même des critiques de l’Église contre la procession d’Echternach.

Pourquoi cet intérêt des populistes pour les marques identitaires de la religion chrétienne ?

C’est ici qu’intervient l’islam, leur bête noire. Bien entendu la bienveillance à l’égard des marques traditionnelles – plus d’une fois quasi païennes – du christianisme a pour but réel de s’opposer à l’islam, de plus en plus présent.

Mais, comme il est difficile de légiférer ou de réglementer en discriminant la religion honnie, l’islam, on légifère de manière apparemment générale contre la présence du religieux. Le but est de défendre une identité en masquant la xénophobie. On n’interdit pas le voile islamique, mais tout signe religieux, éventuellement en se limitant à l’ostensible pour ne pas mettre en cause la petite croix traditionnelle, selon les législations.

Le poids de l’identité est important en matière judiciaire, relève O. Roy qui trouve là un aliment à sa thèse. Ainsi La Cour européenne des droits de l’homme valide parfois des normes religieuses (comme le blasphème), mais seulement dans des pays (Autriche…) où elle peut se risquer à dire qu’il y a une culture chrétienne dominante et elle est explicite là-dessus. En fait la Cour et à sa suite les tribunaux nationaux, quand ils tranchent de cette façon, ont toujours recours à l’argument de la tradition, jamais à celui de la foi. Et les populistes font d’une pierre deux coups, l’un volontaire, l’autre qui leur est indifférent ou agréable : ils gênent l’islam qui cherche à s’imposer davantage dans l’espace public et l’action des pouvoirs publics ou privés et chassent le religieux puisqu’ils sont généralement séculiers.

Les catholiques traditionnels, comme Rémi Brague ou Pierre Manent en France, n’aiment pas trop l’analyse d’Olivier Roy et le rôle qu’il donne au christianisme identitaire qui ne se sépare pas de la foi dans la religion d’autrefois – du moins le croit-on. Dans son débat avec O. Roy dans Le Figaro, Pierre Manent se contorsionne pour expliquer que « L’opposition entre christianisme identitaire et foi intérieure ne me paraît pas correspondre aux questions que se posent les chrétiens « sérieux »[7].

L’Europe n’est plus chrétienne

O. Roy tranche : l’Europe n’est plus chrétienne. L’Église n’a plus le choix qu’entre faire œuvre missionnaire comme aux premiers siècles, mais il n’existe aucun signe d’une chance de réussite, ou tout à l’inverse, sur le modèle de l’Opus Dei, profiter des structures et rôles dont elle a hérité par son passé pour contraindre, à défaut de convaincre. C’est ce que font les évêques rassemblés dans la COMECE vis-à-vis de l’Union européenne, mais les généraux sans troupes ont remporté peu de victoires.

La synthèse d’O. Roy n’est pas exempte d’esprit de système qui minore que les choses restent complexes et que le passé ne meurt pas si vite. La situation italienne ne cadre pas avec son analyse, sauf pour ce qui est de la disparition de la démocratie chrétienne. Dans ce pays, évêques et prêtres interviennent à tout bout de champ sur tout dans les médias, mais ce qu’il dit vaut globalement pour l’Europe de l’Ouest et du Nord. J’ajouterais que les conflits internes de ce début de 2019 au sein du Parti populaire espagnol me semblent éclairés par le propos d’O. Roy. N’est-ce pas ce qu’il dit qui à l’œuvre entre le nouveau dirigeant du parti, Pablo Casado, bien proche des idées de Jean-Paul II, et les tenants du centriste M. Rajoy qui dénoncent la relance de la campagne anti-avortement du nouveau président, les deux ne sachant trop comment contrer les populistes de Vox[8]?

In fine, O. Roy semble préoccupé par le vide créé en Europe par le fort retrait des anciennes religions dominantes. C’est une opinion courante en France, mais je ne le suis pas sur ce point. Je pense que les enjeux majeurs sont ailleurs, non plus dans la laïcité qui a remporté la victoire sur les religions à l’exception de l’islam, mais dans la rationalité et le triste développement de la course à la spiritualité. Le paradoxe est toujours là : l’évaporation des religions n’a pas profité à la raison.


Notes

  1. Je suis l’analyse de Bruno Viard, « Un romancier ambigu », Le Monde du 4 janvier 2019↑
  2. Mais ce qu’en dit Luc Ferry dans « Politique et héritage chrétien de l’Europe », Le Figaro du 14 février 2019, est fort exagéré. Déclarer que les droits de l’homme ne sont que la sécularisation de l’égale dignité des hommes devant Dieu est une valorisation exclusive et abusive du christianisme et n’explique pas la guerre plus que séculaire que l’Église leur a faite et que pendant longtemps il ait suffi d’être chrétien pour ne pas les voir ni les vouloir.↑
  3. Olivier Roy, L’Europe est-elle chrétienne ?, Paris, Seuil, 2019, 202 pp.↑
  4. Mais, différence essentielle, les deux Français sont loin de plaider pour une modification de l’Église en matière de sexualité.↑
  5. C’est la conclusion, bilan d’une vie d’engagements, que j’ai entendu nombre d’entre eux tirer en 2007 lors des funérailles de Pierre de Locht. Le cas du cardinal Danneels est parlant à cet égard. Beaucoup le trouvaient « à gauche », mais comme le dit le théologien Jürgen Mettepenningen, ce classement est dû à l’évolution de l’Église : « Le centre de l’Église s’est déplacé vers la droite. Danneels était probablement le premier surpris de se trouver du côté gauche » (Le Soir du 15 mars 2019, dans l’article d’Élodie Blogie, « Le cardinal Danneels, « dernière voix d’un catholicisme, majoritaire ». C’était là l’espoir de Vatican II).↑
  6. Sans parler du nouveau parti très à droite de Thierry Baudet dont le mentor intellectuel est le philosophe Paul Cliteur, athée convaincu et co-auteur avec Dirk Verhofstadt en 2015 de Het Atheïstich Woordenboek., cf. Le Monde du 27 octobre 2017.↑
  7. « Pierre Manent et Olivier Roy : « L’Europe est-elle (encore) chrétienne ? », interview par Eugénie Bastié dans Le Figaro du 7 février 2019. On notera avec intérêt que dans la même interview, O. Roy déclare que « demander à un croyant de reléguer sa foi au privé, c’est ne pas savoir ce qu’est la foi ».↑
  8. Sandrine Morel, « En Espagne, le Parti populaire vire très à droite pour contrer Vox », Le Monde du 6 avril 2019.↑
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Le Cabinet du Docteur Scalfari

Posté le 17 octobre 2017 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Yves Ramaekers

Le Cabinet du Docteur Caligari est un film célèbre, tourné en Allemagne, il y a près d’un siècle. Dans ce film, on ne sait plus trop à force d’embrouilles qui est le fou de qui ; on arrive difficilement à séparer les affirmations vraies des vrais errements. C’est en référence à ce curieux film que j’ai intitulé cet article « Le Cabinet du Docteur Scalfari », tant les dernières évolutions médiatiques d’Eugenio Scalfari sont brouillonnes au point que dans les interviews où il se délecte à relater ses rencontres avec le pape, on se demande en effet qui est le fou de qui.

Jusqu’en juillet dernier, Eugenio Scalfari était considéré comme un homme dont l’opinion comptait (principalement en Italie) ; il avait la réputation d’un homme libéral, d’un laïc et même, sur foi de ses déclarations, d’un athée. Il était fort connu dans son pays comme un des fondateurs de La Repubblica, un des grands journaux nationaux de ce pays de soixante millions d’habitants ; ce qui n’est pas rien. Il en fut longtemps directeur et rédacteur en chef et il est encore présent dans les colonnes de l’Expresso. Il est important de noter sa position particulière dans le domaine de la presse, car ceci exclut totalement qu’il n’ait pas perçu la portée de ses mots dans ses récentes déclarations.

Dans l’édition de l’Expresso du 19 juillet dernier, Eugenio Scalfari a fait son aggiornamento, son « coming out », comme disent les anglomanes. À cette occasion, il s’est révélé subitement très critique et même carrément insultant et raciste à l’égard des athées, les traitant tout bonnement de chimpanzés. À lire ce qu’il écrivait ce jour-là, on dirait qu’il a été pris d’on ne sait quelle urgence, quelle fulmination, d’on ne sait quelle nostalgie. Comme on va le voir, cette nostalgie est un sentiment puissant qui l’a mené à faire un retour aux sources, à ses sources.

Soyons clair, s’il n’était question que de contredire Scalfari ou de discuter ses arguments, si ce n’était que ça, l’affaire ne vaudrait pas la peine. Mais pour nous – athées – il importe de retrouver la source de cette haine des athées subitement dévoilée et les raisons de ce dévoilement. Autrement dit, il s’agit de mettre au jour les soubassements idéologiques de ce retournement.

Car, c’est indéniable : retournement, il y a. Qui est donc ce vrai Scalfari qui se révèle ainsi ? D’où sort-il cette subite profession de foi ?

Jusqu’à cet étrange article, Eugenio Scalfari était connu pour son athéisme affirmé ; la chose est mille fois attestée au point qu’on le disait « la pointe de diamant » de l’athéisme ; c’est dire son engagement.

Et voilà qu’il déclare sans ambages parlant des athées : « En réalité, [l’athée] c’est un Moi qui ne pense pas… C’est un Moi de nature bestiale… Les athées me rappellent le chimpanzé dont leur espèce provient. »[1]

Outre que ceci va directement à l’encontre de la conception scientifique de l’évolution, l’insinuation du bel Eugenio créerait deux races humaines : celle des athées – Homo sapiens (homme sachant, homme qui sait, homme sage) –, descendant des chimpanzés et celle des croyants – Homo credens (homme croyant) –, la bonne, l’espèce humaine en soi, descendant sans doute d’une autre lignée de primates ou de manipulations divines.

Passons sur le côté médisant ou grotesque de la diatribe du bon Docteur Scalfari. Essayons plutôt de répondre à la question d’Angelo Cannatà dans Il Fatto Quotidiano du 30 juillet dernier : « Qu’est ce qui se passe ? Les rencontres avec le pape causent-elles des changements dans la philosophie de Scalfari ? »[2]

Que Monsieur Scalfari entretienne une amitié particulière avec Monsieur Bergoglio, grand bien leur fasse à tous deux ; mais leurs embrassades, les larmes d’Eugenio à la porte du Vatican[3], le gâtisme des propos échangés par les deux amis, le retour aux sources d’un Scalfari égaré devraient faire l’objet d’une analyse. Que Monsieur Scalfari confesse ses nouveaux enthousiasmes n’aurait rien de bien gênant ; les religieux savent que sur la fin, souvent, certains non-croyants de façade reviennent au bercail et d’aucuns, à la suite d’une rencontre particulière – Dino Segre, alias Pitigrilli, romancier italien à succès avant la guerre, dénonciateur et espion de l’Ovra (la police politique fasciste) à ses heures, finit par se convertir suite à sa rencontre avec Padre Pio. Cependant, il paraît que Bergoglio a refusé la conversion du bon Docteur Scalfari ; le Pape préférait garder son « non-croyant », nous révèle le « laïque » reconfirmé par le Pontife. À voir la suite, on comprend l’homme du Vatican.

Puisque Eugenio Scalfari, l’ami personnel du pape, mais néanmoins laïque et toujours auréolé d’athéisme, a opéré une manipulation, assez jésuitique dans la forme, visant, d’un côté, à créer de « bons athées », c’est-à-dire ceux qui ne critiquent pas les religieux et les religions (respect oblige !) et de l’autre, à isoler ainsi les « mauvais athées » ceux qui soutiennent fermement leur opinion et entendent bien critiquer les religions et se défendre des ingérences des divinités dans la société et accessoirement, de celles de religieux. On reconnaît là une des manœuvres traditionnelles du pouvoir et du conservatisme. En somme, il s’agit tout benoîtement de séparer le bon grain de l’ivraie[4].

Si la fréquentation papale a été fatale à l’athéisme du Docteur Scalfari, on ne s’explique toujours pas la brutale agressivité d’Eugenio Scalfari à l’égard des athées. D’où vient cette hargne, cette aptitude à la haine, cette grossièreté de pensée et d’expression et cet art du mensonge, de la dissimulation, de la médisance et de la calomnie ? Ceci me paraît incohérent avec le personnage officiel, avec l’image posée, rationnelle qu’il donnait de lui-même. Ne serait-ce pas là le nœud de l’affaire du Docteur Scalfari ? Qui est-il réellement et dès lors, d’où vient Eugenio Scalfari ? Quel est son substrat idéologique ? Où donc et dans quelle cornue ont été formées sa pensée et sa culture ? Quels sont ses fondements profonds ? Pour cela, il faut s’interroger sur ses fidélités de jeunesse, sur ses sources résurgentes. En bref, dans quel moule a-t-il été formé ? Et là, on découvre le pot aux roses. Le mieux est de le laisser parler :

À l’hiver 1943, j’étais encore fasciste… Et j’étais content de l’être, entre les mythographies impériales, l’uniforme lictoriel qui plaisait aux filles, le travail journalistique à Roma Fascista. Si… on ne m’avait pas chassé, j’aurais vécu le post-fascisme en fasciste[5].

Roma fascista ! Il en était même le rédacteur en chef ; à ce niveau-là, quand on est jeune, on a des convictions. Évidemment, par la suite, il lui a fallu s’accommoder du monde, il lui a fallu louvoyer, il lui a fallu changer de cap, et il en changea souvent. Au fil du temps, on le retrouva successivement au Parti Libéral, puis au Parti radical, puis au Parti Socialiste, où il sera même député.

Que disait Benedetto Croce, philosophe libéral, rédacteur du Manifeste des intellectuels antifascistes (1925), à propos du fascisme, tel qu’il figurait dans le Manifeste fasciste auquel il donnait une réponse circonstanciée et solidement argumentée :

En quoi pourrait bien consister le nouvel évangile, la nouvelle religion, la nouvelle foi, on n’arrive pas à le savoir au travers des mots de son manifeste verbeux ; et, d’autre part, le fait pratique, en sa muette éloquence, montre à l’observateur objectif un incohérent et bizarre mélange d’appels à l’autorité et de démagogisme, d’un respect proclamé des lois et de violation des lois, de concepts ultramodernes et de vieilleries moisies, d’attitudes absolutistes et de tendances bolchéviques, de mécréance et d’avances à l’Église catholique, de manifestations d’horreurs à l’égard de la culture et d’efforts stériles vers une culture dépourvue de ses prémisses, de pâmoisons mystiques et de cynisme[6].

Outre l’incohérence fondamentale de l’idéologie que dénonce Benedetto Croce et cette aptitude du fascisme à mêler (idéologiquement et mentalement) l’eau et le feu, j’attirerai l’attention sur ce mélange spécifique que relevait le philosophe napolitain de « mécréance et d’avances à l’Église catholique » ainsi que sur le fâcheux penchant à l’opportunisme du mouvement fasciste. Tel était le moule dans lequel se forma le jeune Scalfari. L’exemple venait de haut où Mussolini le « révolutionnaire » s’est fait ministre du Roi, le pacifiste intransigeant a prôné et fait la guerre et l’« athée » a signé les accords du Latran. C’est cette manière de se plier aux circonstances, de faire la révérence à la puissance afin de se mettre soi-même en scène comme protagoniste essentiel qu’on retrouve – bon sang ne saurait mentir – chez le Docteur Scalfari.

Relativement au chimpanzé, on commencera par rapporter la réponse assez verte de l’UAAR, qui est l’Union des Athées italiens, laquelle loin d’adresser des reproches à Scalfari, tout au contraire, le remercie en ces termes :

À compter d’aujourd’hui, nous changeons de nom : nous ne serons plus l’Union des Athées et des Agnostiques Rationalistes, mais l’Union des Orangs-outans et des Chimpanzés. Toute notre reconnaissance à monsieur Eugenio Scalfari pour nous avoir éclairés à propos de notre vraie nature[7].

Quant à moi, j’ajouterai toujours à propos du chimpanzé et à son ascendance commune avec l’être humain que toute la biologie contemporaine nous assure qu’il n’y a aucun doute possible à ce sujet : l’homme a bien un ancêtre commun avec le chimpanzé comme avec tous les animaux, tous les êtres vivants de la planète ; toute la science génétique l’établit. Ceci m’amène à retourner l’argument au Docteur Scalfari et lui faire remarquer que son racisme à l’égard des athées l’entraîne sur une voie glissante. Si l’Homo credens n’a pas d’ancêtre commun avec le chimpanzé et pour faire bonne figure, ajoutons-y l’orang-outan, le chat, la libellule et la bactérie, quelle serait en ce cas la situation ascendante du croyant (entièrement assumé ou caché, crypto-croyant) : de qui, de quoi descendrait-il ? Il est vrai que pour les croyants des religions du Livre, il y aurait Adam et Ève et in fine, Dieu lui-même. On voit à quelles absurdités mènent les affirmations du Docteur Scalfari.

À propos de la découverte d’une nouvelle race humaine par le Docteur Scalfari

Dans Le Conte des trois Chimpanzés, Jared Diamond, professeur et auteur étazunien, raconte beaucoup de choses à propos de l’histoire « humaine », et notamment, il admet qu’on puisse considérer l’homo sapiens comme un chimpanzé – c’est le « troisième chimpanzé » ; nous admettrons cela avec lui.

De plus, il écrit ceci :

D’après les règles de la nomenclature zoologique, puisque le nom de notre genre, Homo, a été proposé en premier, il possède la priorité sur le mot Pan, qui a été attribué aux deux autres chimpanzés. Par conséquent, il n’y a pas une seule espèce du genre Homo sur la Terre aujourd’hui, mais trois : le chimpanzé commun, Homo troglodytes ; le chimpanzé pygmée, Homo paniscus et le troisième chimpanzé ou chimpanzé humain, Homo sapiens. Puisque le gorille n’est que légèrement différent, il a également le droit d’être considéré comme une quatrième espèce d’Homo[8].

Il nous faut dès lors reconsidérer ceci en tenant compte de l’approche proposée par le Docteur Eugenio Scalfari et y intégrer, une autre espèce d’Homo, celle de l’Homo credens, c’est-à-dire celle d’un chimpanzé humain croyant, qui aurait divergé de l’arbre commun aux « Homos » : chimpanzés, gorilles compris.

Rappelons que le Docteur Scalfari avait émis l’hypothèse que l’Homo sapiens aurait une ascendance commune avec les chimpanzés ; ce qui est exact ; cette branche de l’Homo serait constituée des athées. Par un raccourci saisissant, le bon Docteur avait même indiqué que les athées provenaient des chimpanzés.

Il ne s’était cependant pas aperçu qu’en faisant des athées des Homo sapiens, il créait une nouvelle race d’Homo, celle qui serait constituée par les non-athées, c’est-à-dire les croyants, qu’il faut bien baptiser du nom d’Homo credens. Jusque-là, tout est clair. La question se pose alors de savoir ce qui sépare ces deux races, toutes deux biologiquement très proches et de ce fait, par parenthèse, proches de celle du chimpanzé ?

On sait que ce qui différencie l’athée (Homo sapiens) du non-athée (Homo credens), aux dires de ce dernier, c’est la foi.

Certes, mais on sait aussi que comme l’enseignent les éminents biologistes, les différences entre les races sont déterminées par une ou plusieurs différences sur le plan génétique. Alors, qu’en est-il sur le plan génétique ? On devrait trouver un gène de la foi, qui marquerait la différence irréductible entre Homo sapiens et Homo credens.

Cependant, quant au reste, les deux races ne sont pas suffisamment éloignées (génétiquement parlant) pour ne pas pouvoir, par exemple, copuler ensemble et même, engendrer une descendance qui serait forcément hybride – ce qui expliquerait la virulente condamnation par les diverses religions des mariages mixtes entre Homo sapiens et Homo credens.


Notes

  1. http://espresso.repubblica.it/opinioni/vetro-soffiato/2017/07/19/news/atei-militanti-perche-sbagliate-1.306444 ↑
  2. http://temi.repubblica.it/micromega-online/scalfari-ora-devi-spiegare-ai-lettori-cosa-pensi-degli-atei/ ↑
  3. http://www.repubblica.it/vaticano/2017/07/08/news/scalfari_intervista_francesco_il_mio_grido_al_g20_sui_migranti_-170253225/ ↑
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Bon_Grain_et_l%27Ivraie ↑
  5. http://www.repubblica.it/politica/2016/05/29/news/referendum_1946_scalfari-140836071// ↑
  6. Voir le texte en italien : Manifesto delli intellettuali antifascisti, Il Mondo, 1° Maggio 1925. ↑
  7. Caro Scalfari, davvero gli intolleranti siamo noi atei? (Cher Scalfari, vraiment, nous serions, nous les athées, les intolérants ?) ↑
  8. Le Troisième Chimpanzé : Essai sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain (titre orig. The Third Chimpanzee: The Evolution and Future of the Human Animal), Folio, Gallimard, 2015, 698 p, pp. 51-52. ↑
Tags : athéisme catholicisme Eugenio Scalfari Italie UAAR Vatican

L’Italie, colonie du Vatican

Posté le 16 juillet 2017 Par ABA Publié dans Anticléricalisme Laisser un commentaire

Garibaldi devant Rome

Garibaldi devant Rome

Lucien Lane

Suite aux Accords du Latran et au Concordat signés en 1929 par Mussolini avec le Vatican, l’Italie était devenue une colonie du Vatican.

Garibaldi se retournait dans sa tombe.

En 1948, à la création de la République italienne, après la chute du régime fasciste, ces accords furent introduits dans la Constitution du nouvel État.

Garibaldi se retournait une fois encore.

En 1984, le gouvernement Craxi modifia la donne et mit fin aux effets dommageables du Concordat.

Où en est-on aujourd’hui ?

La question est complexe et la réponse simple : l’Italie est toujours une colonie du Vatican.

Garibaldi se tourne et se retourne… Quand sera-t-il enfin libéré de ce cauchemar ?

La Saint-Valentin à l’italienne

Cette année, on a fêtéc entre officiels vaticanesques et italiens – cet événement le 14 février, jour consacré à la Saint-Valentin et aux amours conjugaux ou illicites, quand on en connaît.

On avait récemment publié ici un article circonstancié intitulé « L’Athée et la Constitution ou la Trahison des Clercs en Italie »[1] dans lequel on faisait place à l’analyse de Piero Calamandrei, écrivain, juriste et homme politique italien, membre de l’Assemblée constituante. Il s’agissait d’une analyse relative à l’introduction des Accords du Latran, dans la Constitution italienne par le biais de l’article 7 – en une sorte de coup d’État rampant que Calamandrei fut parmi les premiers à dénoncer.

Piero Calamandrei présageait une évolution désastreuse pour la République italienne. Le temps ne lui a certes pas donné tort.

Revendications laïques – 2017

En Italie, des voix s’élèvent pour exiger une « révision du Concordat » et la remise en cause de cette monstruosité qu’est l’État du Vatican.

Mardi 14 février (2017), à partir de 16 heures, devant l’Ambassade d’Italie près le Saint Siège (une ambassade d’Italie en plein cœur de l’Italie ; absurde n’est-il pas ?), viale delle Belle Arti, 2, s’est déroulée la rencontre annuelle entre les représentants du gouvernement italien et les hauts représentants du Vatican pour « célébrer » l’anniversaire des Accords du Latran et du Concordat (« le baiser à la pantoufle »)[2].

Les Radicaux italiens et de nombreuses associations laïques ont donc organisé – ce même jour de Saint-Valentin 2017 au même endroit (mais devant le bâtiment) – une manifestation pour réclamer de l’État italien de :

  • revoir la norme du 8 ‰, qui donne à l’Église catholique plus d’un milliard d’euros par an ;
  • obtenir le payement de l’IMU par l’Église catholique – il s’agit de la taxe immobilière sur les biens ecclésiastiques : deux milliards d’euros par an ;
  • garantir des activités alternatives aux élèves qui demandent à être exemptés de l’heure de religion.

Les Accords du Latran

Les Accords du Latran avaient été un mirifique cadeau de Saint-Valentin fait par Mussolini à son amante religieuse. Ces Accords ne scellaient pas une rencontre d’amour, mais un mariage de dupes, sur le dos de la population italienne.

Par ces accords, la partie de bras de fer entre l’État italien et l’Église catholique, qui durait depuis 1870, se terminait par une victoire de l’Église vaticane qui reconquérait l’essentiel de ce qui avait été perdu lors de l’épisode de la Porta Pia, qui vit l’armée italienne abattre – le 20 septembre – la muraille d’enceinte de Rome, créant une brèche dans les fortifications, reprendre la Ville, abolir le pouvoir temporel des Papes et récupérer les États pontificaux.

Les Accords de 1929 stipulent que la prise en charge de ces frais avait été accordée « comme dédommagement de la fin du pouvoir temporel du pape lors de l’annexion de Rome au Royaume d’Italie après l’épisode de la Porta Pia de 1870 », mettant un terme à la « question romaine ».

L’Église catholique se voyait attribuer de nouveaux avantages substantiels et renforçait sa position.

Les Accords du Latran imposaient à l’Italie :

  1. la reconnaissance de la religion catholique comme unique religion d’État ;
  2. l’enseignement obligatoire de la religion (exclusivement catholique) dans les écoles publiques italiennes. Par obligatoire, il faut comprendre le double sens de ce mot : il y a pour l’école publique l’obligation de donner un cours de religion strictement catholique, mais aussi l’obligation d’imposer à tous les élèves la présence à ce cours ;
  3. le payement des émoluments des prêtres (catholiques exclusivement) – le tout à charge de l’État.

En droit, on parlerait d’un contrat léonin ; un type de contrat où une partie est manifestement lésée (en l’occurrence, l’Italie) et, en bon droit, l’Italie pourrait de ce fait légitimement en demander la résiliation.

1929 – Le donnant-donnant

Qu’avait lâché Mussolini (représentant l’État italien fasciste et le Royaume d’Italie) dans cette partie de donnant-donnant avec l’Église catholique et la papauté ?

Quelle concession avait-il dû faire (comme devra le faire presque vingt ans après, Togliatti, secrétaire général du PCI – Parti Communiste Italien) pour avoir une entente avec la vieille institution catholique ?

Il échangeait donc la neutralité (relative) de l’Église catholique à l’égard du fascisme contre le « baiser à la pantoufle », à savoir la reddition au souverain pontife de tout le peuple italien (on effaçait ainsi le
Risorgimento) et sa mise sous tutelle par l’Église catholique pour une durée indéterminée.

On dira qu’il avait échangé le droit à l’indépendance du peuple italien contre un plat de lentilles bibliques.

1948 – La trahison des clercs

En 1948, les démocrates-chrétiens, avec la complicité des communistes, confirmèrent tout cela en l’imposant dans la Constitution du jeune État, via l’article 7, qui dispose :

L’État et l’Église catholique sont, chacun dans son propre domaine, indépendants et souverains. Leurs rapports sont réglés par les Accords du Latran. Les modifications aux Accords, acceptées par les deux parties, ne requièrent pas de révision constitutionnelle.

Et c’est ainsi que l’Italie est devenue un Catholikistan.

1984 – La Révision manquée

En 1984, sous la conduite du socialiste Bettino Craxi, président du Conseil, il y eut une révision qui aurait pu arranger (partiellement) les choses.

Cette révision entraîna la disparition des trois points les plus controversés :

  • la religion catholique cessait d’être la religion d’État ;
  • l’enseignement de la religion (catholique) devenait facultatif ;
  • le financement des prêtres par toute la population était aboli.

La révision faite, on y mit immédiatement obstacle et en pratique, on ne l’appliqua que très imparfaitement.

Par parenthèse, Bettino Craxi dut fuir l’Italie quelque temps plus tard ; on trouva pour l’exiler d’autres (bonnes ?) raisons.

La conclusion de la révision de 1984 ?

À l’analyse, il se révèle qu’il y eut d’énormes concessions de l’État au profit de l’Église catholique et du Vatican.

Et même plus encore

Ainsi l’Italie, partie lésée, fut obligée de céder des avantages compensatoires encore plus élevés à la partie adverse – l’Église catholique.

Par exemple, et ce n’est pas exhaustif :

  • l’introduction de l’enseignement de la religion catholique dans les écoles maternelles ;
  • le passage à deux heures de religion catholique à l’école primaire (au lieu d’une seule précédemment) ;
  • le traitement « équivalent » (« équipollent ») à celui des écoles de l’État pour l’Enseignement catholique (privé) – en clair, le financement de l’enseignement catholique ; alors que la Constitution italienne prévoit la possibilité d’un enseignement privé, mais elle précise bien « sans coût pour les pouvoirs publics » ;
  • la reconnaissance de la « culture religieuse » et du catholicisme comme « patrimoine historique » (à quand un musée des conversions forcées, des bûchers et de l’Inquisition ?) ;
  • le financement de la construction et de l’entretien du « patrimoine religieux » par l’État ou les pouvoirs publics en dépit du fait que la propriété des biens en question a été rendue à l’Église par la même révision ;
  • l’extra-territorialité qui protège les membres de l’Église catholique ;
  • l’exemption des taxes sur les biens (IMU), mais aussi de la TVA sur les activités, y compris commerciales, de l’Église catholique et sur les dons faits à celle-ci ;
  • les privilèges accordés aux banques vaticanes.

La discrimination des non-catholiques est anticonstitutionnelle

Toutes ces concessions à l’Église catholique vont à l’encontre de la séparation de l’État par rapport aux religions (au pluriel) et surtout, à l’encontre de l’égalité entre tous les citoyens. Ce pour quoi, elles sont anticonstitutionnelles.

En effet, l’article 3 de la Constitution italienne stipule :

Tous les citoyens ont une égale dignité sociale et sont égaux devant la loi, sans distinction de sexe, de race, de langue, de religion, d’opinions politiques, de conditions personnelles et sociales.

Il est clair que ces concessions instituent ou perpétuent un grave déséquilibre au détriment des citoyens qui ne se réclament pas de La religion catholique.

Il y a là une situation de discrimination qui dans certaines de ses dispositions vont jusqu’à la mise au ban des athées et des autres citoyens non-catholiques.

La religion d’État et la diffusion virale des catholiques dans les partis

En Italie, la religion catholique continue à être pratiquement la « religion d’État » dans l’esprit et les comportements de la classe politique, qui reprend fidèlement en écho les exigences et les veto des autorités vaticanes.

En Italie, à présent et depuis de longues années, les politiciens de tendance catholique sont omniprésents et influents quasiment dans tous les partis et même au sein du plus grand parti de la gauche parlementaire, à savoir le PD, sigle pour le Parti Démocratique. Il n’y a quasiment plus de parti qui se proclame laïque et anticlérical et plus de politicien qui se déclare athée.

Fin de la Démocratie chrétienne

De son côté, le grand parti de la Démocratie chrétienne, qui avait dominé l’Italie de l’après-guerre pendant près de trente ans, a disparu du paysage politique italien et infiltré les autres partis.

On peut supposer qu’il ne s’agit pas là d’un mouvement fortuit et que cette dissémination virale correspond à une stratégie venue du plus haut, lequel « plus haut » doit s’être dit deux choses :

  • à force de durer au pouvoir, la Démocratie chrétienne perdait de sa crédibilité et tendait un peu trop à s’autonomiser.
  • pour contrôler l’ensemble de l’échiquier politique, il est prudent et d’un meilleur rendement de ne pas avoir tous ses œufs dans le même panier.

La Chaire ne suffit plus pour porter le message

Une autre forme d’ingérence vaticane, c’est la présence lourde et massive de l’Église catholique dans l’Italie d’aujourd’hui ; elle se fait voir et entendre quotidiennement dans et par les médias.

Historiquement, l’Église était à peu près le seul grand média dans la mesure où elle disposait du plus grand réseau de diffusion qu’étaient les chaires de ses églises et les prêches de ses officiants. Mais depuis longtemps, d’autres réseaux plus tonitruants se sont mis en place.

Il s’agissait donc d’user de techniques plus contemporaines, de procéder à un
aggiornamento, de mettre la main sur les médias ou de les amener à relayer la parole divine et celle de ses serviteurs.

Qu’en est-il sur le terrain ?

En tout premier lieu, on note l’omniprésence de l’Église, de ses messages et de ses représentants dans quasiment tous les programmes de la RAI – une radiotélévision (soi-disant) de Service public – mais c’est aussi le cas dans les radiotélévisions privées. Il en va de même de la presse qui pour l’essentiel se conduit en agence publicitaire de la catholicité.

L’enseignement de « La religion »

Dans les faits, l’enseignement de la religion catholique est toujours obligatoire en raison de la politique du ministère de l’Éducation
(Pubblica Instruzione), qui ne fait rien pour remplacer le cours d’endoctrinement religieux.

Pour les élèves qui demandent l’exemption du cours de religion catholique, quasiment rien n’est prévu, de sorte que la plupart du temps, ces enfants passent le temps de ces cours dans le couloir (les veinards !) comme s’ils étaient punis et expulsés de la classe.

Il s’agit là d’une mesure d’ostracisme et de discrimination qui n’a pas lieu d’être dans une école publique.

Que l’État réserve ses faveurs à l’Église catholique est tout aussi nettement visible dans le fait qu’il lui laisse la désignation des enseignants de son choix passant ainsi par-dessus toutes les règles et par-dessus les droits des milliers de jeunes enseignants, maintenus dans des situations précaires en attente d’un emploi.

Telle est la Catholie.

1984 – les nouveaux bénéfices de l’Église catholique

Comme la révision des accords en 1984 risquait de faire mal à la « pauvre » Église catholique, on remplaça immédiatement les aides perdues par le mécanisme du 8 ‰ et on y ajouta une série de bénéfices économiques et fiscaux, pour faire bonne mesure. Le tout « à charge » de tous les citoyens d’Italie, catholiques ou non, d’accord ou non.

Les subtilités du 8 ‰

Le 8 ‰ est un impôt dédié d’une valeur de 0,8 % que le contribuable peut attribuer à certaines institutions ou laisser à l’État, s’il ne spécifie rien. En gros, il suffit de cocher (ou de faire cocher) une case sur la feuille d’impôt.

La majeure partie du 8 ‰ (plus de 80 %) est reversée à l’Église catholique. Le mécanisme est simple et se résume à un véritable tour de passe-passe.

La subtilité qui favorise l’Église catholique (qui attire moins de 35 % du choix global), c’est que ce qui n’est pas spécifiquement dédié doit rentrer dans les caisses publiques, mais est ristourné par l’État aux institutions bénéficiaires prévues par la loi au
pro rata de l’importance de ce qui leur a été dédié. C’est ainsi que 35 % se convertissent en plus de 80%.

L’Église catholique qui quadrille de sa propagande millénaire le territoire, qui investit les médias et qui manipule les contribuables les plus faibles en les « aidant » à remplir leurs déclarations d’impôt, tire une fois encore le gros lot. Et il est énorme : en 2016, environ un milliard d’euros.

Une étude publiée en 2007 montrait que les financements directs ou indirects de l’État et des pouvoirs locaux, la rétrocession à l’Église catholique de la majorité du 8 ‰ et les exemptions de taxes, les salaires des enseignants de religion catholique, le financement des « grands événements » (religieusement encadrés par l’Église catholique) se montaient au total à plus de 4 000 000 000 d’euros par an, soit pour ceux qui se souviennent des francs belges, la bagatelle de 160 milliards par an, soit un pont sur le Détroit de Messine chaque année, soit encore les dédommagements d’un ou deux tremblements de terre.

Et c’était il y a dix ans. Aujourd’hui, ce « budget » a dû plus que doubler ; on parle, en effet, de huit milliards en 2016.

L’Église catholique et l’occupation de l’Italie

Il est un fait qui est rarement noté par les observateurs, c’est la place « physique » de l’Église dans un pays.

Dans le cas de l’Italie, (chiffres de 2000), l’Église catholique y compte plus de 16 500 instituts religieux (comprenons établissements d’enseignement), 27 000 paroisses et environ 16 000 institutions de natures diverses. Il y a donc sur le territoire italien environ 60 000 lieux où l’Église catholique affirme sa présence.

En contrepartie, l’Italie se compose de 7 983 communes.

Que penser de la place de l’Église catholique, comme institution temporelle, physique, occupant ainsi le territoire ?

Tout simplement qu’elle a établi, au cours des siècles, un véritable quadrillage de la société, une toile parallèle à l’organisation administrative du pays, un réseau qu’elle fait financer par les fonds publics, y compris par les citoyens non-catholiques.

Dans les pays démocratiques, aucun parti politique n’a jamais disposé d’une telle imprégnation territoriale.

Sans compter le rôle d’agence de renseignement, de propagande et de persuasion psychologique et mentale que constitue le réseau des paroisses et la pratique un peu particulière de la confession.

Sans compter les crucifix dans les écoles et les lieux publics, les calvaires, les chapelles, les monuments, les cloches, les processions, les bénédictions, les pèlerinages et autres manifestations publiques.

Par ailleurs, un tel maillage et un tel harcèlement, opérés depuis des siècles, ne sont pas sans raison, ni sans effet.

Alors même que les paroisses sont désertées, il s’agit d’occuper le terrain pour saturer les esprits, d’éviter que les citoyens n’oublient les appels à la transcendance.

Les effets sur les gens

Quant aux effets, ils sont considérables pour tous les citoyens. Les conséquences financières colossales (sans compter le recel et l’accumulation de ce qui a été engrangé par le passé), la pression sociale discriminatoire – il y a toujours une église près de chez vous et si vous n’y allez pas au moins pour certaines cérémonies ou circonstances, vous êtes mis à l’écart de ce système communautaire, pointé du doigt et l’objet de toutes sortes de racontars. D’autant qu’en raison de votre mécréance, il y a peu de chance que l’Église catholique puisse capter votre héritage.

C’est une atmosphère étouffante à laquelle il est difficile de se soustraire. Mes biens chers frères…
Big Brother is watching you.

Bref, il y a là un monde orwellien, au plein sens du terme.

Trop, c’est trop !

Trop, c’est trop et pèse fort lourd en ces temps où le pays est en passe de sombrer.

De plus, ce détournement des finances publiques va à l’encontre de deux tendances de la société :

  • le fait que la société italienne s’est largement sécularisée – en français : laïcisée ;
  • le fait qu’en raison du phénomène de l’immigration (5 millions d’immigrés « en règle »), l’Italie devient un pays multiculturel, avec une présence non négligeable d’adeptes d’autres religions.

L’Italie divisée

Quand on examine le mouvement de sécularisation – la laïcisation de l’Italie et le fait que le public des paroisses se réduit au point que les églises ferment–, on peut se demander ce que ça recouvre.

Il y a là une Italie divisée avec d’une part, l’Italie institutionnelle, c’est-à-dire le monde politique et religieux (essentiellement la hiérarchie catholique), très attachée au maintien de l’ordre traditionnel et d’autre part, une Italie civile où les gens ne se reconnaissent plus dans les instances.

Cette confrontation dépasse la simple sécularisation « religieuse » et oppose la société civile en évolution (les gens, le commun, le peuple…) à la structure politico-religieuse, que les gens appellent le « système » ou la « caste ».

Pour contredire la propagande du « système », d’autres voies se sont ouvertes pour véhiculer l’information libre et pour animer la société civile. Ces voies de résistance se développent en dehors des médias « traditionnels » dans le champ culturel et social et sourdent par tous les canaux et sous toutes les formes possibles – associations, rencontres, concerts, groupes musicaux, chansons, théâtres, centres sociaux, radios libres, Internet (sites, blogs), articles, journaux, livres…

Les ingérences vaticanes

Quant aux ingérences vaticanes dans les affaires italiennes, le commentateur Carlo Troilo déclare : « la liste des “ingérences” serait malheureusement infinie ».

Cependant, on peut tirer une indication d’une aussi énorme pénétration catholique : l’Italie est une colonie vaticane, une sorte de province perdue qu’il convient de garder sous tutelle. Le commentateur précise :

Ces ingérences et la faiblesse de notre classe politique sont la cause première de l’arriération sur le plan des droits civils de notre pays, maillon noir de l’Europe. Il suffit de penser à l’effort inhumain qu’il a fallu faire pour arriver à mettre au jour une loi décente sur les unions civiles […], ou à la bataille qui commence seulement à présent au Parlement, non pour légaliser l’euthanasie – proposition renvoyée à une date indéterminée – mais pour obtenir au moins une loi sur le testament biologique.

Bergoglio, les mots et les faits

On ne peut nier que le pape Bergoglio fasse l’objet – et pas seulement en Italie – d’une perpétuelle séance de frotte-manche, de cirage de pompes et de laudations
ad hominem. C’est à qui lustrera le mieux le parquet où se pose la pantoufle. Au-delà de tous ces panégyriques et de ces dithyrambes, qu’y a-t-il vraiment ?

Reprenons l’erre de notre Virgile, alias Carlo Troilo.

Au début du pontificat, le pape argentin sembla apporter un air nouveau, déclarant sa ferme volonté de ramener de la moralité dans un Vatican secoué par les scandales et en assumant des positions courageuses sur les maux du monde, la misère, le drame des immigrés.Même sur les thèmes sensibles, Bergoglio semblait vouloir innover (son « qui suis-je pour juger ? », à propos des homosexuels).Le problème est que trop souvent le pape n’a pas la capacité de donner une suite concrète à ses annonces retentissantes.

Le discours utile

Il est une hypothèse plus crédible. Sachant que le pape est d’abord un homme d’État, il existe une possibilité logique conforme à la tradition ecclésiastique : celle du discours démagogique volontaire, du mensonge utile, de la parole de propagande.

Il y a derrière tout ça près de deux millénaires d’une expérience madrée et le fait qu’un pape est la figure de proue d’un vaisseau lancé à la conquête du monde des humains, à commencer par l’Italie, puisqu’il (et l’Église catholique) y demeure.

Le pape jésuite

Il convient ici de se souvenir que l’actuel Pontife est le premier pape jésuite et en tant que tel un combattant du Christ, formé à certaine gymnastique mentale et morale.

Ainsi, aux dires de notre commentateur italien :

Dans les rapports avec l’État italien, Bergoglio s’était engagé à ne pas intervenir en personne, mais ensuite, il laissa aux Cardinaux le soin de parler et d’attaquer avec force les lois non conformes. Et les Cardinaux ne se sont pas fait prier […]. Parfois, toutefois, le pape ne peut se retenir et « descend dans l’arène », condamnant sans appel l’avortement (et incitant à l’objection de conscience), les unions civiles, la théorie du « genre », qui aux dires du pape serait « une guerre mondiale pour détruire le mariage ».

Concernant le mariage et l’avortement, il y a lieu de poser quelques questions élémentaires : le pape est-il marié ? N’est-il pas meilleure manière de faire la guerre mondiale au mariage que le célibat volontaire ? Ou le célibat imposé ?

En Italie, l’Église catholique mène sans désemparer une campagne contre la loi (194) autorisant l’avortement, une loi votée il y a quarante ans. Activée en cela par le Vatican (qui est un État étranger), l’Église pousse les médecins et le personnel paramédical à refuser d’appliquer la loi italienne et vilipende les femmes que la vie a poussées à recourir à cet acte (dans le meilleur des cas) médical.

Cependant, aucun pape ne devra recourir à l’avortement. Retournons-lui sa question à ce pape : « Qui es-tu toi pour oser juger ? Et inciter les médecins à ne pas soigner ? ».

Pour conclure

Face à ce système orwellien, discriminatoire et oppressif, on se demande comment sortir de ce bourbier institutionnel et clérical et on ne peut conclure qu’à la nécessité de l’abrogation du Concordat et d’une profonde révision de la place de l’Église catholique ainsi qu’à la remise en cause et à la suppression des avantages discriminatoires qui lui sont accordés.

En somme, il s’agit de décoloniser l’Italie.

Alors, Garibaldi pourra enfin dormir tranquille.


Notes

  1. Marco Valdo M.I. – L’Athée et la Constitution ou la Trahison des Clercs en Italie – https://www.athees.net/lathee-et-la-constitution-ou-la-trahison-des-clercs-en-italie/ – 29 décembre 2016 – ABA – Lettre périodique – 2016. ↑
  2. Carlo Troilo, « Date a Cesare quel che è di Cesare. Per una revisione del Concordato ». (Rendez à César ce qui est à César. Pour une révision du Concordat), 14 février 2017, MicroMega, 2017. ↑
Tags : anticléricalisme athéisme catholicisme Concordat Italie Latran Vatican

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