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Archives par mot-clé: États-Unis

Le mouvement de l’Identité chrétienne aux États-Unis, ou la persistance d’un christ aryen

Posté le 19 septembre 2022 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire

Stéphane François

Université de Mons, École Pratique des Hautes Études (Paris),

George Washington University

Nous proposons de revenir sur la persistance aux États-Unis des Églises dites aryennes, c’est-à-dire des groupes religieux, souvent issus de la nébuleuse protestante, soutenant l’idée d’une origine indo-européenne du Christ et développant une théologie raciale. Dans ce pays, ces églises sont appelées « Identité chrétienne » (Christian Identity en anglais). Elles promeuvent un suprémacisme blanc, et un fondamentalisme sur le plan théologique. 

En soi, cette idée n’est pas récente. Elle était relativement courante, en Europe et aux États-Unis, entre la seconde moitié du XIXe siècle et les années 1940. En Europe, ces idées ont été discréditées par le rôle joué par certains milieux protestants dans le régime nazi. Pensons, par exemple, à celui des Chrétiens Allemands (Deutsche Christen), un mouvement nationaliste et antisémite[1]Kurt Meier, Kreuz und Hakenkreuz. Die evangelische Kirche im Dritten Reich; Münich, dtv Verlagsgesellschaft mbH & Co, 2001.. De même, il y a eu des théoriciens de cette forme de christianisme dans la mouvance völkisch[2]Le terme völkisch a été forgé au milieu des années 1870 par Hermann von Pfister-Schwaighusen comme substitut germanique du terme latin « national ». Ce terme prendra … Continue reading. Par contre, ces thèses n’ont pas disparu aux États-Unis, y compris aujourd’hui, et ces Églises, bien que minoritaires, restent vivantes. Pourquoi ? Cela sera le cœur de notre propos. En effet, après être revenu rapidement sur la généalogie de ces idées, nous brosserons un panorama de ces milieux américains, et nous nous demanderons, enfin, s’il ne s’agit d’une voie vers un néopaganisme racial.

Le Christ aryen, un vieux discours raciste

L’idée de l’origine européenne du Christ est à chercher dans le XIXe siècle, voire à la fin du précédent, dans un contexte triple : émergence progressive d’une anthropologie physique (c’est-à-dire raciale), colonisation du monde par les puissances européennes, et émergence de l’antisémitisme. Ce christianisme aryen était à l’époque assez courant dans les milieux ultranationalistes, voire au-delà : il était également défendu par Ernest Renan par exemple[3]Léon Poliakov, Le mythe aryen, Bruxelles, éd. Complexe, 1987, pp. 208-211 ; Mireille Hadas-Lebel, « Renan et le Judaïsme », Commentaire, n°62, été 1993, pp. 369-379., qui considérait le christianisme comme une religion « celto-germanique ». En fait, ces discours s’appuient sur les représentations médiévales du Christ, à la chevelure blonde, avec des traits européens, les artistes l’ayant peint à leur image. Mais dans l’imaginaire de ces adeptes, le blond renvoyait aussi, et surtout, au monde nordique. Cette thèse est apparue, en tant que discours construit, à la fin du XIXe siècle, notamment sous la plume de Paul de Lagarde[4]Jean Favrat, La Pensée de Paul de Lagarde : Contribution à l’étude des rapports de la religion et de la politique dans le nationalisme et le conservatisme allemands au XIXe siècle, … Continue reading et surtout sous celle d’Houston Stewart Chamberlain[5]Houston Stewart Chamberlain, Le Christ n’est pas Juif, Nantes, Ars Magna, 2020. Il s’agit d’un recueil de textes, mis en forme en 1978 par Pierre Clémenti et Raymond de Witte, réédité en … Continue reading, Britannique naturalisé allemand et gendre de Richard Wagner, qui la diffusa dans son livre à grand tirage, Les Fondements du xixe siècle, paru en 1899. Chrétien, mais hostile au catholicisme, il transforma le Christ[6]George Mosse, La Révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, Paris, Seuil, 2003, p. 176. en une figure germanique, en un héros nordique. Selon lui, le Christ, sage aryen, aurait amené d’Inde le monothéisme, dont il aurait été dépossédé ultérieurement par les Juifs, une thèse présente dans une certaine culture savante allemande des XVIIIe et XIXe siècles[7]Voir le chapitre « Indomanie, germanomanie et antisémitisme », in Léon Poliakov, Le mythe aryen, Bruxelles, éd. Complexe, 1987, pp. 219-227.. Ces idées se retrouvaient plus largement dans les milieux du protestantisme nationaliste allemand du « christianisme positif »[8] Jean Labussière, Nationalisme allemand et christianisme 1890-1940, Paris, Connaissances et savoirs, 2005 ; Susannah Heschel, The Aryan Jesus, Christian Theologians and the Bible in Nazi … Continue reading. En effet, ces protestants d’un type particulier, notamment chez Paul de Lagarde ou Chamberlain, voyaient le danger sémite dans le catholicisme romain (une « secte talmudiste ») alors que le protestantisme luthérien représentait une foi authentiquement européenne. Ce protestantisme était aussi marqué par une forme de marcionisme, les plus radicaux cherchant à épurer la Bible de son Ancien testament, juif… On retrouve cette opposition, entre un christianisme « positif » (épuré du judaïsme) et un autre, « négatif » (sémite), dans le Mythe du XXe siècle d’Alfred Rosenberg, l’un des idéologues du national-socialisme, paru en 1930[9]Alfred Rosenberg, Der Mythus des zwanzigsten Jahrhunderts, Munich, Hoheneichen, 1930 (traduction française : Mythe du XXe siècle. Bilan des combats culturels et spirituels de notre temps, … Continue reading.

L’objectif de ces discours était donc de défendre l’idée de l’origine européenne, blanche, du Christ. Pour ces auteurs, il était inconcevable que Jésus puisse être un sémite, un Juif. Ils ont donc réinventé une généalogie raciale du Christ : celui n’était pas un Juif, puisque ceux-ci l’ont crucifié. Au contraire, Galiléen (une idée née chez Renan), il serait un descendant des « Peuples de la mer », venus du Nord (du « Nord vient la lumière », etc.)[10] G. de Lafont, Les aryas de Galilée et les origines aryennes du christianisme, Paris, E. Leroux, 1902., un Germain, voire un Celte[11]Aujourd’hui, on trouve encore ces thèses formulées. Par exemple, Jean-Paul Bourre, Les Celtes dans la Bible, Paris, Robert Laffont, « Les énigmes de l’univers », … Continue reading. L’origine galiléenne supposée de Jésus joue à plein dans cette thèse, la Galilée étant à l’époque une région à population métissée, qui ne parlait pas l’hébreu et dont la pratique religieuse était peu rigoriste. Pour Chamberlain, la majorité de la population de cette région était indo-européenne. Cette nouvelle généalogie a permis de racialiser l’antijudaïsme chrétien, d’intégrer l’antisémitisme et d’éviter l’évolution vers un paganisme raciste et identitaire.

Les promoteurs de ces idées refusaient les origines juives du christianisme et désiraient les faire disparaître au profit d’une vision « aryenne » de celui-ci. Certains partisans de cette vision croyaient d’ailleurs que la Bible fut originellement écrite en allemand. Une tendance de ceux-ci, les irministes, professant un christianisme germanique, vénérait un soi-disant ancien dieu germanique, Krist, qui, selon eux, fut transformé en Christ par les chrétiens[12]En fait, l’origine de ce discours est à chercher dans les tentatives de conversion des peuples germaniques. En effet, une version épique des Evangiles fut réalisée au IXe siècle, … Continue reading, tandis que la Vierge Marie devenait dans ce type de discours la mère des Aryens[13]George Mosse, Les Racines intellectuelles du Troisième Reich, Paris, Calmann-Lévy, 2006, p. 96.. Ces auteurs voyaient en outre dans l’apparition de la mystique des « peuples du désert » l’origine de l’histoire conflictuelle de l’Europe. 

Cette époque voit aussi la formulation d’une thèse particulièrement antisémite, qui sera une constante de certaines extrêmes droites : les Juifs auraient détourné le christianisme primitif, celui d’un Christ aryen, à leur profit. Cela aurait été le fait de Saul/Paul, qui l’a transformé en un universalisme destructeur de race (et aujourd’hui d’identité). Surtout, pour ces chrétiens, les Juifs ont commis un crime racial en crucifiant le Christ. Chamberlain considérait que Jésus était racialement aryen, mais juif par certains de ses enseignements. À l’opposé, il soutenait que Paul était racialement juif, mais païen par sa pensée religieuse. Ces considérations disparurent chez les chrétiens aryens ultérieurs, en particulier chez ceux marqués par le nazisme. Cette transformation d’un christianisme européen en un universalisme aurait permis, selon ces croyants, la diffusion du métissage et de la décadence. Ces thèmes se retrouvent actuellement dans les sphères les plus radicales de l’extrême droite raciste[14]Par exemple, on les trouve dans le manifeste laissé par Payton Gendron, l’auteur du massacre de Buffalo, le 15 mai 2022. « blanche » (Europe, États-Unis, anciennes colonies britanniques comme l’Australie, etc.), mais aussi dans des sphères que l’on pourrait penser immunisées, comme le catholicisme. En effet, on voit l’émergence depuis une quinzaine d’années d’un catholicisme identitaire, souvent traditionaliste par ailleurs.

Les États-Unis, un conservatoire des Églises aryennes ?

Ces idées se diffusèrent rapidement aux États-Unis au début du XXe siècle, fusionnant avec celles de l’israélisme britannique, présent sur le sol américain dès la fin du XIXe siècle[15]On retrouve ces thèses chez John Smith, le fondateur de l’Église de Jésus Christ des saints des derniers jours.. Cette doctrine est apparue au Royaume-Uni au XIXe siècle, avec des auteurs comme John Finleyson, Ralph Wedgwood ou William Henry Poole[16]Eric Michael Reisenauer, British Israel : Racial Identity in Imprial Britain 1870-1920, Chicago, Loyola University, 1997.. Certains groupes américains, venant principalement des franges du protestantisme, se considèrent en effet comme étant l’une des tribus perdues d’Israël.

Des groupes racistes, à la marge du nazisme, du Ku Klux Klan et du protestantisme radical WASP, sont apparus dans les années 1920 et 1930, faisant la promotion d’Églises racistes. Ses adeptes postulaient des idées identiques aux groupes extrémistes protestants allemands, comme celle que le Christ était un Aryen persécuté par les Juifs ; que les Tribus perdues d’Israël étaient aryennes ; que le « Peuple élu » est d’origine anglo-saxonne/germano-scandinave et enfin que l’Amérique est la « Terre promise ». Ces discours survécurent à la Seconde guerre mondiale et se maintinrent dans les milieux proches du néonazisme qui ne souhaitaient devenir néopaïens. Ce courant du protestantisme est appelé dans ce pays Christian Identity (« identité chrétienne »). 

Les différentes organisations soutiennent le « racisme scientifique », c’est-à-dire le racisme universitaire, présent dans ce pays depuis le début du XXe siècle, selon Stephen Norwood[17]Stephen H. Norwood, « Antisemitism in the Contemporary American University. Parallels with the Nazi Era », Acta. Analysis of Current Trends in Antisemitism, The Hebrew … Continue reading. Ses origines sont à chercher dans l’« anglo-saxonnisme » des XVIIIe et XIXe siècles[18]Cf., Carole Reynaud-Paligot, De l’identité nationale. Science, race et politique en Europe et aux États-Unis XIXe-XXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, pp. 165-178.. L’un des précurseurs de cette mouvance, et aujourd’hui réédité par elle, fut l’Américain suprémaciste blanc et théoricien raciste Madison Grant, l’auteur du Déclin de la grande race, qui influença les nazis[19]Jean-Louis Vullierme, Le Nazisme dans la civilisation. Miroir de l’Occident, Paris, Éditions de l’Artilleur, 2018, pp. 91-120.. Un autre fut le nativiste Lothrop Stoddard, disciple du premier. Les promoteurs de ce « racisme scientifique », comme son nom l’indique, sont des universitaires qui cherchent à « prouver » l’infériorité intellectuelle des populations afro-américaines, reprenant ainsi les vieux postulats racistes des esclavagistes. Ils postulent également l’existence à la fois des inégalités raciales et la nécessité de préserver la pureté raciale des États-Unis[20]Stéphane François, « Qu’est-ce que l’alt-right ? », Paris, Fondation Jean Jaurès, 2017, https://jean-jaures.org/nos-productions/qu-est-ce-que-l-alt-right; Stéphane François, … Continue reading. Il s’agit de celle, originelle, des populations de la Côte Est, qui étaient majoritairement protestantes et de type « nordique », les fameux « WASP », pour White Anglo-Saxons Protestants (les anglo-saxons protestants blancs). Ces WASP sont à la fois la matrice « raciale » de ce pays et la catégorie sociale de son élite. Fort logiquement, les adeptes de ces Églises refusent de côtoyer les afro-américains, et plus largement les populations immigrées jugées inférieures, et les évolutions de la société américaine, vues comme des expressions d’une décadence ourdie par les Juifs. Ils se constituent en contre-société, vivant dans des communautés isolées de la promiscuité raciale et de la décadence des villes[21]Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika. Inside the White Power Movement’s Hidden Spaces of Hate, Lanham, Rowman & Littlefield, 2015..

Ces militants, influencés par le nazisme et les théoriciens raciaux américains, postulent depuis l’après-guerre l’idée selon laquelle les Indo-Européens seraient le peuple autochtone de l’Europe depuis la fin de la Préhistoire. Selon eux, les Européens descendraient en ligne directe de ces peuples. Cette idée entérine donc une autre, celle de l’existence d’une « race blanche », d’origine européenne[22]Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014 ; Un romantisme … Continue reading. Ces milieux américains font de la préservation de l’identité blanche des États-Unis, et par extension leur origine « raciale » européenne, leur cheval de bataille[23]Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika, op. cit., p. 3..

Le Southern Poverty Law Center, la principale organisation antiraciste américaine, a surveillé entre 30 et 40 groupes actifs dans la période 2000-2021, avec une pointe à plus de 50 en 2011 et 2012. Le nombre de groupes diminue à compter de 2016, mais ils ne sont pas tous recensés, ou repérés. Tous relèvent de l’identité chrétienne ou du christianisme aryen. Certains sont en outre surveillés pour d’autres points, comme le suprémacisme racial, le négationnisme, la xénophobie, etc. [24]Southern Poverty Law Center, « Christian Identity », https://www.splcenter.org/fighting-hate/extremist-files/ideology/christian-identity. Consulté le 05/06/2022. On est donc face à un mouvement à la fois très vivant, dynamique et surtout particulièrement éclaté. Si le nombre d’adeptes est parfois restreint, voire anecdotique, il n’en reste pas moins qu’ils peuvent être très dangereux comme l’ont montré les diverses fusillades et autres crimes de haine qui ont ensanglanté ce pays depuis plus de dix ans. Ces structures font d’ailleurs l’objet d’études de la part d’universitaires[25]Nous pouvons citer, entre autres, Michael Barkun, Religion and the Racist Right : The Origins of the Christian Identity Movement, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2021 ; … Continue reading. 

Plusieurs de ces « Églises » font partie de la Nation aryenne (Aryan Nations), fondée dans les années 1970 par le « révérend » Richard Butler (1918-2004), ce dernier étant aussi à l’origine de l’Église chrétienne de Jésus Christ (Church of Jesus Christ Christian). De fait, la Nation aryenne fédère différentes structures suprémacistes blanches. Ces églises « identitaires » ont aussi des liens avec les groupuscules qui se réclament du Ku Klux Klan. Après une période faste dans les années 1980, la Nation aryenne décline et finit par éclater dans les années 2000 en plusieurs structures opposées, qui revendiquent tous à la fois une forme raciste de christianisme et le suprémacisme blanc. Butler n’est pas le seul à avoir joué un rôle fédérateur. Ben Klassen (1918-1993) en a été un autre.

Ce dernier était un pasteur mennonite canadien, d’origine germano-ukrainienne, ses parents ayant fui la révolution bolchévique. Il devient antisémite et pronazi pendant la Seconde guerre mondiale. Il s’installe aux États-Unis en 1945 et devient citoyen en 1948. Il fréquente aussitôt les structures racistes, notamment la John Birch Society[26]Cette structure avait des contacts en Europe, notamment avec le groupuscule Europe-Action, d’où naitra la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist.. Il s’éloigne progressivement du christianisme, vu comme une religion juive conçue pour subvertir les « Blancs », pour concevoir une religion païenne et raciale, qui serait propre aux « Caucasiens ». Il développe ses thèses en 1973 dans un ouvrage autoédité, Nature’s Eternal Religion. Il y définit le contenu d’une religion païenne « blanche » et fonde dans la foulée l’Église du Créateur[27]Ben Klassen, White’s man Bible, autoédition, 1981.. Il est également connu pour avoir théorisé la « Sainte guerre raciale » (Racial Holy War), dans RAHOWA! This Planet is All Ours, publié à compte d’auteur en 1987[28]Ben Klassen, RAHOWA! This Planet is All Ours, Church of the Creator, 1987.. Il affirme dans ce livre que le christianisme a été inventé par les Juifs pour affaiblir les populations blanches, c’est-à-dire les descendants d’Européens. L’acronyme RaHoWa est devenu, littéralement, l’un des cris de guerre de ces militants racistes, notamment dans la scène musicale d’extrême droite. En 1992, George Loeb, un ministre de son Église a été reconnu coupable du meurtre d’un marin afro-américain. Ayant peur de voir les biens de celle-ci confisqués suite à cette condamnation, il vend la propriété de l’Église à l’auteur des Turner Diaries, William Luther Pierce[29]Les Turner Diaries (Carnets de Turner) est un vade mecum néonazi terroriste sous couvert de roman, publié en 1978 par William Luther Pierce, sous le pseudonyme d’Andrew … Continue reading. Dépressif depuis le décès de son épouse, marqué par le déclin de son organisation religieuse et atteint d’un cancer, Klassen se suicide en 1993[30]Sur Klassen, George Michael, Theology of Hate: A History of the World Church of the Creator, University Press of Florida, 2009.. L’épitaphe de sa tombe est d’ailleurs explicite : « He gave for the white people of the world a powerful racial religion of their own » (« Il a donné aux Blancs du monde une puissante religion raciale qui leur était propre »). Depuis son décès, l’Église, dirigée par Rick McCarty, vivote.

S’il se suicide, ses idées ne disparaissent pas, bien au contraire : elles se diffusent dans l’extrême américaine la plus radicale, et la plus néonazie également, s’hybridant avec celles des néopaïens, notamment avec les propos de Matt Koehl[31]Voir la traduction de son manifeste païen-nazi : Matt Koehl, La Foi du futur, Chevaigné, Le Lore, 2018. ou de David Lane. Ce dernier était un militant néonazi, appartenant aux Nations aryennes. Il a été aussi un membre du Ku Klux Klan, néopaïen odiniste et célèbre auteur de « la phrase de quatorze mots », extraite de son White Genocide Manifesto (« Manifeste du génocide blanc ») : « Nous devons préserver l’existence de notre peuple et l’avenir des enfants blancs » (« We must secure the existence of our people and a future for White children »).

Une voie vers le néopaganisme ?

L’évolution d’un Ben Klassen est particulièrement intéressante pour nous, car elle montre que l’antisémitisme et le racisme offrent une possibilité d’évolution spirituelle vers une forme de néopaganisme, via une forme de marcionisme rejetant l’Ancien testament, analysé comme juif. Ce type d’évolution avait déjà été repéré au début du XXe siècle dans les milieux aryosophiques autrichiens et allemands étudiés par Nicholas Goodrick-Clarke dans les années 1980[32]Nicholas Goodrick-Clarke, The Occult Roots of Nazism. Secret Aryan Cults and Their Influence on Nazi Ideology, Londres, I.B. Tauris & Co, 2003 [1985].. Certains de ces auteurs, considérés comme des références par les théoriciens de l’identité chrétienne analysés ici, sont passés du catholicisme au protestantisme, puis du protestantisme à une forme de paganisme.

En outre, les différentes organisations américaines de l’extrême droite la plus radicale échangent sans peine depuis les années 1960, les militants passant d’un groupe à un autre, lorsqu’ils n’en fondent pas de nouveau. Il est à noter que les discours ouvertement païens sont plus présents en Europe qu’aux États-Unis, les groupes néonazis ayant rejeté le christianisme dans son ensemble[33]Matthias Gardell, Gods of the Blood. The Pagan Revival and White Separatism, London/Durham, Duke University Press, 2003.. Quoi qu’il en soit, les extrêmes droites européennes, anglo-saxonnes et américaines se sont passionnées pour le paganisme – dans sa variante indo-européen – au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait à la fois de trouver un palliatif à la thématique aryenne, trop connotée « nazie », tout en gardant l’idée d’une origine polaire de la civilisation blanche, et un moyen d’élaborer une nouvelle spiritualité européenne, de nature néopaïenne, parfois liée à un culte antique précis, parfois conçue comme une philosophie tournant le dos au christianisme[34]Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014 ; Nicholas … Continue reading. Ces groupes biologisent la spiritualité : leurs prêtres, ainsi que les membres de leurs groupes, portent en eux la race à préserver (la « race blanche »), mais aussi une religiosité qui leur serait propre. Il s’agit en quelque sorte d’une religion raciale[35]Stéphane François, « Réflexions sur le paganisme d’extrême droite », Social Compass, n°65/2, 2018, pp. 263-277., qui se manifeste parfois violemment[36]Cette idéologie, présente dans une forme violente, terroriste, aux États-Unis dès les années 1970 s’est brusquement et bruyamment manifestée depuis les années 2000, avec plusieurs attentats, … Continue reading.

Ces militants estimaient, et le font encore, que le christianisme est une secte orientale, d’origine juive, et qu’il a participé à l’ethnocide des Européens, en les coupant des religions autochtones, c’est-à-dire des religions païennes de l’Antiquité. Il était donc nécessaire, pour ces personnes, de renouer le lien avec la « vraie foi » des Européens, mais il n’était plus question de reprendre ouvertement les positions nazies, du moins dans un premier temps. En effet, le parti nazi, et en particulier la SS, avait en son sein un nombre non négligeable de défenseurs du retour au paganisme, à commencer par le chef de la SS, Heinrich Himmler[37]Stéphane François, L’Occultisme nazi. Entre la SS et l’ésotérisme, Paris, CNRS Éditions, 2020..

Ces néopaïens d’extrême droite associent donc, de façon essentialiste, la position géographique et la « race » de la foi : plus le militant est proche du Nord, plus il serait en contact avec une pureté spirituelle propre aux Indo-Européens, ces derniers ayant une origine polaire. De ce fait, une majorité des néopaïens d’extrême droite pratiquent une foi d’inspiration nordico-germanique. Cela pour des raisons idéologiques aisément compréhensibles : le type physique nordique y est souvent vu comme l’archétype ethnique de l’Européen, et par extension de l’homme blanc. D’une certaine façon, la thématique indo-européiste ne masque que partiellement l’aryanisme d’avant-guerre, l’étendant à tous les peuples européens et non plus à la seule composante nordique et/ou germanique.

La question du paganisme est donc au cœur de la démarche spirituelle-religieuse du militantisme païen-nordique d’extrême droite pour trois raisons. En effet, ces militants veulent une spiritualité qui, à la fois, ne doive rien au monothéisme, dont l’origine est à chercher dans le judaïsme ; qui soit enracinée et autochtone aux peuples européens (avec le mythe de l’origine polaire des Indo-Européens) ; et, enfin, qui puisse continuer à exprimer un antisémitisme discret ou ostensible (l’incompatibilité du judaïsme avec les valeurs « enracinées » européennes). Cette vision païenne de la civilisation européenne est mise en lien avec un projet géopolitique : ces militants souhaitent créer un espace « blanc », correspondant à la fois à l’aire historique indo-européenne et à l’installation européenne en Amérique du Nord. Cette dernière thématique est au cœur des manifestes des terroristes Brenton Tarrant (Australien), et aujourd’hui Payton Gendron (Américain)[38] Stéphane François, « Attentat de Buffalo : Payton Gendron, un terroriste imprégné de postnazisme », Libération.fr, 18/05/2022, … Continue reading.

Aux États-Unis, cet activisme groupusculaire ne se résume pas à une activité intellectuelle ou du moins livresque, comme l’ont montré Pete Simi et Robert Futrell dans leur ouvrage intitulé American Swastika [39]Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika, op. cit.. En effet, derrière cette production théorique, il y a chez ces militants la volonté de mettre en place une culture qui leur serait propre et qui, surtout, leur permettrait de renouer avec leurs racines nordiques indo-européennes. Il s’agit de mettre en pratique ce néopaganisme, de lui donner une consistance sociale, dans un cadre communautaire[40]Voir notre chapitre, « Michael Moynihan et la Wulfing Kindred », in Stéphane François, L’occultisme nazi, op. cit., pp. 181-197.. De vieux cultes nordiques sont réactivés, ou du moins réinventés : il existe des cérémonies de mariage, de baptême, d’enterrement, etc. Derrière ce mode de fonctionnement autarcique, on trouve le rejet à la fois des sociétés modernes et de la promiscuité ethnique. 

Quoi qu’il en soit, la question ethnique est au cœur de la vision religieuse de cette extrême droite, qui associe « race » et « foi », mais contrairement aux néopaïens, ces adeptes cherchent à maintenir un lien, parfois diffus, avec le christianisme, à l’instar de leurs prédécesseurs du début du XXe siècle. En ce sens, ils se placent dans la continuité du « christianisme positif » mis en avant par le national-socialisme dès les années 1920. L’objectif des « chrétiens positifs », passés et présents, est de se débarrasser des racines juives du christianisme afin de créer une religion de transition entre le christianisme et le paganisme, qui parviendrait à concrétiser un culte aryen tel qu’imaginé par certains responsables du Troisième Reich, sur fond d’unité raciale blanche. De fait, cette conception s’appuie à la fois sur une identité européenne commune réelle, les Indo-Européens, et sur une consanguinité imaginaire, les peuples « blancs ». 

Si l’idée d’un christ aryen est devenue anecdotique en Europe depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, elle est restée vivace aux États-Unis, comme on l’a montré ici. Ces Églises aryennes reprennent des idées préexistantes au nazisme, largement présentes dans les milieux ultranationalistes allemands, mais en les adaptant à la situation, à la culture et à l’histoire religieuse américaines. Aujourd’hui, ces idées s’hybrident avec les thèses suprémacistes blanches et néonazies, voire avec ce qu’on appelle les « postnazisme »[41] Celui-ci peut être défini comme un discours de défense de la race blanche, au contenu antisémite et raciste (à l’instar du néonazisme), mais les postnazis ne cherchent plus à minimiser … Continue reading. Surtout, ces organisations et ces théoriciens états-uniens ont recyclé les vieux discours racistes de la suprématie blanche « aryenne », au travers d’un jeu d’interactions et d’influences conjointes. En effet, si ces discours font l’éloge d’un enracinement ethnique et communautaire mondialisé, là où se trouve un descendant d’Européen vivrait, selon ces militants, un porteur de la foi chrétienne aryenne. Les vieux discours n’ont pas disparu, ils ont juste muté. On les retrouve d’ailleurs diffus dans les milieux les plus radicaux des « croisés de la race blanche »[42] Nicolas Lebourg, Les nazis ont-ils survécu ? Enquête sur les Internationales fascistes et les croisés de la race blanche, Paris, Seuil, 2019., tels les manifestes des terroristes d’extrême droite, comme Tarrant ou Gendron.

Références[+]

Références
↑1 Kurt Meier, Kreuz und Hakenkreuz. Die evangelische Kirche im Dritten Reich; Münich, dtv Verlagsgesellschaft mbH & Co, 2001.
↑2 Le terme völkisch a été forgé au milieu des années 1870 par Hermann von Pfister-Schwaighusen comme substitut germanique du terme latin « national ». Ce terme prendra rapidement dans les milieux ultranationalistes, Uwe Puschner parlant de « nationalisme intégral ». Il comporte fréquemment un aspect ouvertement païen, ou du moins fortement anticatholique. Uwe Puschner, « Völkisch », in Pierre-André Taguieff (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 1874.
↑3 Léon Poliakov, Le mythe aryen, Bruxelles, éd. Complexe, 1987, pp. 208-211 ; Mireille Hadas-Lebel, « Renan et le Judaïsme », Commentaire, n°62, été 1993, pp. 369-379.
↑4 Jean Favrat, La Pensée de Paul de Lagarde : Contribution à l’étude des rapports de la religion et de la politique dans le nationalisme et le conservatisme allemands au XIXe siècle, Paris, H. Champion, 1979.
↑5 Houston Stewart Chamberlain, Le Christ n’est pas Juif, Nantes, Ars Magna, 2020. Il s’agit d’un recueil de textes, mis en forme en 1978 par Pierre Clémenti et Raymond de Witte, réédité en 2020 par le militant Christian Bouchet.
↑6 George Mosse, La Révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, Paris, Seuil, 2003, p. 176.
↑7 Voir le chapitre « Indomanie, germanomanie et antisémitisme », in Léon Poliakov, Le mythe aryen, Bruxelles, éd. Complexe, 1987, pp. 219-227.
↑8  Jean Labussière, Nationalisme allemand et christianisme 1890-1940, Paris, Connaissances et savoirs, 2005 ; Susannah Heschel, The Aryan Jesus, Christian Theologians and the Bible in Nazi Germany, Princeton University Press 2008.
↑9 Alfred Rosenberg, Der Mythus des zwanzigsten Jahrhunderts, Munich, Hoheneichen, 1930 (traduction française : Mythe du XXe siècle. Bilan des combats culturels et spirituels de notre temps, Paris, Déterna, 1999).
↑10  G. de Lafont, Les aryas de Galilée et les origines aryennes du christianisme, Paris, E. Leroux, 1902.
↑11 Aujourd’hui, on trouve encore ces thèses formulées. Par exemple, Jean-Paul Bourre, Les Celtes dans la Bible, Paris, Robert Laffont, « Les énigmes de l’univers », 1984 ; La Quête du Graal. Du paganisme indo-européen à la chevalerie chrétienne, Paris, Dervy, 1993.
↑12 En fait, l’origine de ce discours est à chercher dans les tentatives de conversion des peuples germaniques. En effet, une version épique des Evangiles fut réalisée au IXe siècle, destinée à convertir les Saxons. Dans cette version, Jésus devient un prince germanique, ses disciples des vassaux et les noces de Cana un festin guerrier.
↑13 George Mosse, Les Racines intellectuelles du Troisième Reich, Paris, Calmann-Lévy, 2006, p. 96.
↑14 Par exemple, on les trouve dans le manifeste laissé par Payton Gendron, l’auteur du massacre de Buffalo, le 15 mai 2022.
↑15 On retrouve ces thèses chez John Smith, le fondateur de l’Église de Jésus Christ des saints des derniers jours.
↑16 Eric Michael Reisenauer, British Israel : Racial Identity in Imprial Britain 1870-1920, Chicago, Loyola University, 1997.
↑17 Stephen H. Norwood, « Antisemitism in the Contemporary American University. Parallels with the Nazi Era », Acta. Analysis of Current Trends in Antisemitism, The Hebrew University of Jerusalem, n° 34, 2011, pp. 1-30.
↑18 Cf., Carole Reynaud-Paligot, De l’identité nationale. Science, race et politique en Europe et aux États-Unis XIXe-XXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, pp. 165-178.
↑19 Jean-Louis Vullierme, Le Nazisme dans la civilisation. Miroir de l’Occident, Paris, Éditions de l’Artilleur, 2018, pp. 91-120.
↑20 Stéphane François, « Qu’est-ce que l’alt-right ? », Paris, Fondation Jean Jaurès, 2017, https://jean-jaures.org/nos-productions/qu-est-ce-que-l-alt-right; Stéphane François, « L’alt-right, l’antisémitisme et l’extrême droite française. Une mise au point », Les Cahiers de psychologie politique, n°36, 2020, http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=3946. Pierre-André Taguieff, « Race » : un mot de trop ? Science, politique et morale, Paris, CNRS Éditions, 2018, en particulier le chapitre 4, « Un nouveau “racisme scientifique” ? L’exemple américain », pp. 140-187.
↑21 Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika. Inside the White Power Movement’s Hidden Spaces of Hate, Lanham, Rowman & Littlefield, 2015.
↑22 Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014 ; Un romantisme d’acier : la Nouvelle Droite comme pont entre le nationalisme radical allemand et l’Alt-right, à paraître.
↑23 Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika, op. cit., p. 3.
↑24 Southern Poverty Law Center, « Christian Identity », https://www.splcenter.org/fighting-hate/extremist-files/ideology/christian-identity. Consulté le 05/06/2022.
↑25 Nous pouvons citer, entre autres, Michael Barkun, Religion and the Racist Right : The Origins of the Christian Identity Movement, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2021 ; Jeffrey Kaplan, Jeffrey, Radical Religion in America, Syracuse, Syracuse University Press, 1997 ; Jeffrey Kaplan, Millennial Violence : Past, Present, and Future, Routledge, 2021 ; Catlyn Kenna Keenan, Behind the Doors of White Supremacy, thèse de doctorat, soutenue en 2014 à l’université de Denver (non publiée, mais disponible à cette adresse : https://digitalcommons.du.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1328&context=etd. Consulté le 06/06/2022) ; Chester L. Quarles, Christian Identity: The Aryan American Bloodline Religion, McFarland & Co Inc, 2004 ; Charles H. Roberts, Race over Grace : The Racialist Religion of the Christian Identity Movement, Omaha, iUniverse Press, 2003.
↑26 Cette structure avait des contacts en Europe, notamment avec le groupuscule Europe-Action, d’où naitra la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist.
↑27 Ben Klassen, White’s man Bible, autoédition, 1981.
↑28 Ben Klassen, RAHOWA! This Planet is All Ours, Church of the Creator, 1987.
↑29 Les Turner Diaries (Carnets de Turner) est un vade mecum néonazi terroriste sous couvert de roman, publié en 1978 par William Luther Pierce, sous le pseudonyme d’Andrew MacDonald. Ce texte est une référence pour les terroristes d’extrême droite, tel Timothy McVeigh, l’auteur de l’attentat d’Oklahoma City en 1995, qui fit 168 morts et plus de 680 blessés.
↑30 Sur Klassen, George Michael, Theology of Hate: A History of the World Church of the Creator, University Press of Florida, 2009.
↑31 Voir la traduction de son manifeste païen-nazi : Matt Koehl, La Foi du futur, Chevaigné, Le Lore, 2018.
↑32 Nicholas Goodrick-Clarke, The Occult Roots of Nazism. Secret Aryan Cults and Their Influence on Nazi Ideology, Londres, I.B. Tauris & Co, 2003 [1985].
↑33 Matthias Gardell, Gods of the Blood. The Pagan Revival and White Separatism, London/Durham, Duke University Press, 2003.
↑34 Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014 ; Nicholas Goodrick-Clarke, Black Sun. Aryan Cults, Esoteric Nazism and the Politics of Identity, New York, New York University Press, 2002.
↑35 Stéphane François, « Réflexions sur le paganisme d’extrême droite », Social Compass, n°65/2, 2018, pp. 263-277.
↑36 Cette idéologie, présente dans une forme violente, terroriste, aux États-Unis dès les années 1970 s’est brusquement et bruyamment manifestée depuis les années 2000, avec plusieurs attentats, le dernier (en 2022) étant celui de Payton Gendron à Buffalo le 15 mai 2022.
↑37 Stéphane François, L’Occultisme nazi. Entre la SS et l’ésotérisme, Paris, CNRS Éditions, 2020.
↑38  Stéphane François, « Attentat de Buffalo : Payton Gendron, un terroriste imprégné de postnazisme », Libération.fr, 18/05/2022, https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/attentat-de-buffalo-payton-gendron-un-terroriste-impregne-du-postnazisme-20220518_S2TXMRSZTVFC5AVANZGTX6JBEQ/
↑39 Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika, op. cit.
↑40 Voir notre chapitre, « Michael Moynihan et la Wulfing Kindred », in Stéphane François, L’occultisme nazi, op. cit., pp. 181-197.
↑41  Celui-ci peut être défini comme un discours de défense de la race blanche, au contenu antisémite et raciste (à l’instar du néonazisme), mais les postnazis ne cherchent plus à minimiser ou à nier le génocide des Juifs européens, ils l’assument. En effet, au contraire des néonazis, les tenants du postnazisme le reconnaissent et souhaitent « passer à autre chose » selon le mot terrible du philosophe et théoricien raciste Greg Johnson (Le Nationalisme blanc. Interrogations et définitions, Saint-Genis-Laval, Akribeia, 2017 ; Manifeste nationaliste blanc, Londres, White Revolution Books, 2021), au motif que la race « blanche » subirait aujourd’hui son propre génocide par la promotion de l’homosexualité, le métissage, la substitution ethnique et l’« immigration-colonisation », organisée par les Juifs.
↑42  Nicolas Lebourg, Les nazis ont-ils survécu ? Enquête sur les Internationales fascistes et les croisés de la race blanche, Paris, Seuil, 2019.
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L’athéisme dans le monde

Posté le 8 août 2019 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Patrice Dartevelle

Quelques précautions sont à prendre avant d’aborder un sujet comme l’athéisme dans le monde.

Il va tout d’abord inéluctablement conduire à une avalanche de chiffres, que je vais réduire au nécessaire. Il s’agit toujours de sondages sur les croyances. Ils appellent une remarque méthodologique. Jusqu’il y a quelques décennies, on demandait aux sondés de cocher une case correspondant à une des différentes religions ou à l’athéisme, avec en plus une case de type « Je ne sais pas » ou « Pas d’opinion », très peu utilisée. L’évolution des mentalités, du moins dans le monde occidental, a fait qu’un changement s’est avéré indispensable sous peine de voir se gonfler la case « Je ne sais pas ». On a donc créé une case généralement appelée « Non-religieux » ou « Sans affiliation religieuse ». C’était significatif il y a quelques décennies en révélant l’importance de la désaffiliation, de la rupture par rapport aux religions dominantes traditionnelles. Dans les pays de l’Ouest européen, cette catégorie comprend aujourd’hui 20 à 30 % des individus. Le danger est de la regrouper trop facilement avec celle des athées. Ce changement reste à analyser en lui-même et quant à sa pérennité. Il est à mon sens devenu le principal enjeu dans le monde occidental. J’ai exposé mes vues sur cette question en 2013 dans une intervention publiée en 2015[1]. Je reviendrai brièvement in fine sur cette question. Certains instituts de sondage utilisent maintenant une autre manière de poser les questions et elle me semble la meilleure pour le monde occidental : on demande de cocher une des trois cases « Croyez-vous en un dieu personnel qui s’occupe du monde et de vous ? » ou « Croyez-vous qu’au-delà du monde matériel existe une force, un quelque part ou quelque chose d’autre, qui nous reste étranger ? » ou « Êtes-vous athée ? ».

Malheureusement ce type d’analyse n’est pas le plus fréquent[2].

Ensuite, ne pouvant tout couvrir, je parlerai essentiellement des pays ou des continents où la problématique de l’athéisme, tout comme celle des religions, se pose en des termes différents de l’Europe occidentale.

Enfin je ne peux manquer de dire ma dette dans beaucoup de cas à l’ouvrage – et à ses divers auteurs – L’athéisme dans le monde, publié en 2015 par l’Association Belge des Athées sous ma direction. Je cite chaque fois l’article concerné et son auteur.

Les pays orthodoxes et l’ethnophylétisme

Dans les pays orthodoxes comme la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie ou la Grèce, on se trouve devant un problème identitaire, qui conditionne le champ des croyances. La situation peut parfois aller jusqu’à l’absurde, comme le montre Olivier Gillet[3].

Ainsi en Serbie, lors du recensement de 2002, 85 % de la population se déclarent orthodoxes, 0,53 % athées. Après près d’un demi-siècle de communisme – non imposé de l’extérieur –, ces pourcentages sont surprenants. Mais si on questionne sur la croyance en Dieu, on n’obtient que 20 % de réponses positives ! On est manifestement devant un problème dont il faut trouver la clé. Celle-ci s’appelle en termes savants l’ethnophylétisme. Dans le monde orthodoxe, les relations entre l’Église et l’État sont réglées par l’harmonie entre le spirituel et le temporel. Il y a là comme un air de famille avec la tradition byzantine, qui remonte aux empereurs chrétiens, sinon au césaro-papisme des premiers siècles, rendu présentable, mais où l’Église est fortement influencée par l’État.

Progressivement, avec la constitution des États-nations, les Églises orthodoxes vont se lier étroitement à ces États et constituer des Églises nationales. Celles-ci sont dites autocéphales. L’orthodoxie ne se sépare pas de l’ethnicité en cause. La différence est profonde avec le catholicisme. Rome est restée « aphylétique » et l’autonomie des Églises nationales y est très faible. Le catholicisme polonais lui-même n’est pas réellement ethnophylétique.

Les Églises orthodoxes sont les garantes de l’identité nationale. En Ukraine, une Église nationale a été créée récemment par rupture avec Moscou. La dispute se fait paroisse par paroisse pour déterminer l’affiliation de chacune et la propriété de l’église.

Formellement les constitutions sont de type occidental mais, dans une telle situation, l’affirmation publique de l’athéisme est hors-sujet. Appartenir à l’Église orthodoxe veut surtout dire qu’on est un bon patriote, même si on était communiste.

De surcroît, dans l’ambiance actuelle de remontée des nationalismes, l’athéisme déclaré peut être vu plus encore que par le passé comme une forme d’hostilité à la nation, souvent de formation récente. Dans certains cas, il est vu comme une forme d’occidentalisation, voire une réminiscence du communisme. La situation est donc devenue souvent de plus en plus difficile.

La situation de la Russie n’est pas tout à fait régie par cette conception même s’il est visible que le président Poutine cherche à l’imposer.

En 1999, il y avait en Russie 55 % d’orthodoxes et 35 % d’athées. Progressivement un transfert s’est opéré. En 2012, Gallup donne toujours 55 % d’orthodoxes mais 26 % de non-religieux, 6 % d’athées et 13 % d’indécis, chiffre qui traduit une situation mouvante. Le recul athée est manifeste mais l’affiliation religieuse précise ne croît pas pour autant. Il y a maintenant des cas de poursuites judiciaires pour athéisme[4].

Le phénomène n’est pas général dans les pays ex-communistes. L’Est de Allemagne a conservé sa spécificité : il comprend près de 60 % d’athées ou d’agnostiques contre 10 % dans l’Ouest de l’Allemagne[5].

Les pays majoritairement musulmans

Les frémissements laïques sinon athées de la première partie du XXe siècle dans le monde musulman sont loin aujourd’hui, c’est-à-dire depuis une montée de l’islamisme radical que l’on fixe souvent à 1981, date de l’assassinat du Président égyptien El Sadate par des Frères musulmans. Pourtant en 1954 Nasser pouvait encore rire publiquement des Frères, comme le montre une vidéo devenue virale et toujours visible sur le web.

Et comme l’expose Dominique Avon[6], en 1937 l’écrivain égyptien Ismaïl Adham publie un texte intitulé « Pourquoi je suis athée ». Sur la question de la liberté d’expression, de la laïcité voire de l’athéisme, le Président tunisien Habib Bourguiba est certes un cas d’exception mais d’une exception possible, du moins pour certains dans une époque révolue. En 1974, il publie un texte en faveur du libre-arbitre en religion. Il y critique la méthode consistant à prendre dans le Coran et les Hadith des références pour appuyer telle ou telle position et s’en prend à la lecture littérale de ces textes. Diverses autorités islamiques exigent une repentance publique, mais Bourguiba refuse fermement et l’Arabie Saoudite renonce à lui faire un procès.

Dans les sondages, certains pays musulmans affichent des scores préoccupants pour les athées. Le Pakistan a 84 % de croyants et 2 % d’athées en 2012 mais, curieusement, l ’Arabie Saoudite ne compte que 75 % de croyants, 19 % de non-religieux et 5 % d’athées.

La montée d’un islam fondamentaliste est significative mais ses crimes mêmes montrent l’existence d’athées. En 1990, l’écrivain turc athée Turan Dursum est assassiné. En 1993, Taslima Nasreen doit fuir le Bangladesh du fait d’une fatwa, comme Salman Rushdie doit se cacher depuis 1989 après une fatwa de l’imam Khomeini.

Cependant, plus récemment, les nouvelles technologies ne permettent plus de réduire complètement les athées au silence.

Les télévisions satellitaires ont ouvert une porte dès les années 2000. En 2006, la chaîne Al-Jazira organise un débat entre un musulman traditionaliste et Wafa Sultan, une psychiatre d’origine musulmane installée en Californie. Elle y déclare qu’elle représente la raison et le XXIe siècle contre la barbarie et le Moyen-Âge. En Égypte Ahmad Harquan et sa femme, Nadia Madour, réalisent des émissions athées pour Free Mind TV, chaîne au nom explicite dirigée par un Irakien.

En Algérie des intellectuels athées comme Kamel Daoud et Rachid Boudjedra prennent la parole comme tels.

Ce sont les réseaux sociaux qui vont véritablement ouvrir la porte beaucoup plus largement. Grâce à eux il ne s’agit plus d’intellectuels athées, de gens qui parlent et écrivent, mais de simples citoyens, le plus souvent jeunes. Ils vont jusqu’à s’organiser en réseaux de « cercles de sans-religion ». Il y a un « Cercle des athées de l’université du Caire ».

Mais évidemment arrestations et condamnations vont vite. En Égypte, la police a arrêté le blogueur Karim Amer (en 2007, quatre ans de prison), l’étudiant Sharif Jâbir (en 2013, un an de prison), Karim al-Banna, étudiant également (en 2015, trois ans de prison)…

Sur le plan qui nous occupe, malgré un texte constitutionnel sans exemple dans ces pays, la Tunisie n’est qu’un modèle relatif : trois athées y ont été condamnés à sept ans de prison en 2012. L’un des trois sera accueilli en France, tout comme l’a été le palestinien Waleed Al Husseini, l’auteur d’un essai autobiographique publié en français en 2015, Blasphémateur ! Les prisons d’Allah, ou le réalisateur iranien Mehran Tamadon.

Au Pakistan et au Bangladesh, les assassinats d’athées se comptent par dizaines ces quelques dernières années. Asia Bibi, chrétienne pakistanaise, d’abord condamnée à mort pour un blasphème de pure invention, a été finalement acquittée et définitivement innocentée par la Cour suprême le 20 janvier 2019. Le gouvernement a préféré attendre pour la libérer et favoriser son départ à l’étranger, manifestement par peur de la vindicte populaire[7]. Il ne s’agit pas d’une poignée de religieux, l’opinion entière est subjuguée par les fondamentalistes.

Partout dans le monde musulman depuis la fin des années 1970, la liberté d’expression en matière religieuse – cela ne va pas vraiment mieux pour le reste – a été restreinte. Tout athée peut y être condamné pour blasphème ou apostasie.

Le contrôle du ramadan est particulièrement strict (sauf en Tunisie), mais une contestation existe, notamment en Algérie. Elle y est réprimée (en 2010, deux ans de prison). En 2013, un déjeuner de plein air a réuni 300 à 500 personnes à Tizi Ouzou, en pleine Kabylie, il est vrai, pendant le ramadan. Deux mouvements existent aussi au Maroc pour la liberté du jeûne. Cela n’implique pas forcément l’athéisme, mais à coup sûr une contestation radicale de la religion traditionnelle.

En Égypte, El Sadate avait introduit dans la Constitution les principes de la Sharia comme source principale de la législation, mais sans donner de contenu à la référence (obscure par elle-même). Il a été précisé en 2012, mais en 2014, le Président Sissi a supprimé le texte détaillant le contenu de la Sharia. Pour sa part, en 2014, l’Arabie Saoudite a ajouté à sa législation la condamnation de tout appel en faveur de l’athéisme.

En Occident, des athées issus de familles musulmanes commencent à s’organiser. Le Forum des Ex-Musulmans affichait 20 000 abonnés sur Twitter et 5 000 sur Facebook en 2011.

De ce ceci il ne faut pas conclure que le monde musulman fonctionne, a fonctionné et fonctionnera d’une manière que l’Occident ne connaît pas, n’a jamais connue et ne connaîtra jamais. Il a raté le virage de la modernité voici un demi-millénaire, a essayé de le prendre dans la première partie du XXe siècle et connaît depuis un retour vers le théologico-politique d’antan. Plusieurs islamologues renommés soutiennent depuis vingt ans que tout cela n’est que passager. Pour l’instant, le mouvement rétrograde continue de s’amplifier et de gagner tous les groupes musulmans dans le monde, même là où l’islam est minoritaire, comme à Ceylan. Patience…

Le Japon et l’Extrême-Orient

La lecture brute des chiffres sur les croyances en Chine et au Japon pourrait remplir les athées d’une joie immense, mais bien trop rapide.

En effet, toujours selon Gallup 2012, la Chine comporterait 47 % d’athées et le Japon 31 %, soit les deux chiffres les plus élevés du monde. La contrepartie pour les autres croyances va de pair : pour la Chine 14 % de croyants et 30 % de non-religieux et pour le Japon 16 % de croyants et 31 % de non-religieux.

On peut certes considérer que les sondages sur les opinions en Chine sont à prendre avec précaution et que dans les deux cas, diront certains Européens, il est possible que certains bouddhistes aient coché la case « athée ». Il est vrai aussi que l’on a souvent glosé sur l’éclectisme religieux des Japonais qui vivraient en shintoïstes, se marieraient en catholiques et mourraient en bouddhistes. Remarquons que ces mariages catholiques au Japon sont généralement des mises en scène commerciales, un acteur professionnel faisant le prêtre.

Mais à seconde lecture des chiffres, le problème éclate. Dans les deux cas le nombre de non-réponses est anormal : 9 % pour la Chine et surtout 29 % pour le Japon. Ceci indique que la question n’est pas bien comprise, voire incomprise dans le cas du Japon, qu’elle est mal posée et qu’il faut pousser plus loin l’analyse.

Faisons-le avec Jean-Michel Abrassart[8] et commençons par examiner les termes utilisés. Ainsi le terme utilisé en japonais pour dire « religion » a été doté de ce sens à la fin du XIXe siècle. Auparavant il désignait l’art de gouverner. Le terme « agnosticisme » a été créé en japonais mais il ne s’emploie pas… parce qu’aucun Japonais ne s’est jamais déclaré agnostique.

Historiquement, le shintoïsme est la première « religion » japonaise et le bouddhisme n’arrive au Japon qu’aux Ve-VIe siècles de notre ère.

En fait le pays va développer un shinto-bouddhisme. Même les sanctuaires des deux cultes empruntent des éléments des deux religions.

À l’époque Meiji, après 1868, on va ajouter un élément en justifiant la réinstallation de l’empereur sur base du shintoïsme, précisément parce qu’il n’est pas vu comme une religion, mais le meilleur signe et cadre de l’identité japonaise. En 1945, les Américains gommeront autant que possible la doctrine impériale. L’empereur cessera d’être un fils de Dieu. Ce que veulent aujourd’hui certains hommes politiques japonais est de rétablir l’ancienne position impériale et le plein rôle du shintoïsme.

Mais pour ce qui est de l’ordinaire, les Japonais pratiquent en général un mélange des deux ; ils se marient en shintoïstes et meurent en bouddhistes. En outre, le culte revêt au Japon un fort aspect domestique, témoin de la même dualité : les gens ont un autel shintoïste ou un autel bouddhiste, mais très souvent les deux.

Le shintoïsme est essentiellement une religion pratique, à l’instar de la Rome antique et de son do ut des (je donne pour que tu donnes) : on va au sanctuaire faire des vœux pour obtenir quelque chose. Être athée dans ce cadre, c’est alors être sceptique face aux superstitions.

Le bouddhisme japonais pour sa part développe un fort aspect funéraire. L’autel bouddhiste sert essentiellement aux hommages aux ancêtres, qui au fond sont toujours présents, et se transmet au fils aîné.

Les spécialistes s’accordent pour dire qu’au Japon, il s’agit d’être sans religion dans une culture religieuse.

Bouddhisme et shintoïsme populaires sont vécus par les Japonais comme des religions naturelles tandis que les religions occidentales et le shintoïsme d’État sont par contre des religions révélées. Au fond, les religions naturelles ne sont pas perçues comme des religions et les gens peuvent se réclamer d’une « religion » sans rien croire de ses affirmations théologiques. Au Japon, se dire athée veut probablement dire « je n’adhère ni au culte impérial ni aux religions occidentales »…

En Chine, il faut tenir compte du confucianisme, qui va se confondre avec le pouvoir impérial[9]. La situation y est assez comparable à celle du Japon : les Chinois s’adressent au bouddhisme pour la mort, au taoïsme pour le mariage, etc., l’analyse de l’athéisme restant incertaine.

Pour l’ordinaire populaire, la rupture entre dimension divine et dimension humaine qui nous semble si naturelle n’est pas vécue en chine. On s’y adresse à des divinités et à des ancêtres.

L’Afrique noire

L’idée prévaut aisément que l’Afrique noire traditionnelle, avant évangélisation ou islamisation, ne connaissait que des pratiques rituelles, éloignées de la moindre rationalité, sans l’ombre d’une contestation de la part d’une population adhérant sans faille à un obscurantisme religieux dépassé.

Ce dogme a été mis en question par un théologien dominicain, professeur à l’Université de Yaoundé, Éloi Messi Metogo, aujourd’hui décédé. En 1997, il publie Dieu veut-il mourir en Afrique ? Essai sur l’indifférence religieuse et l’incroyance en Afrique noire.

Pour lui, il y a bien de l’indifférence religieuse voire de l’athéisme dans l’Afrique noire précoloniale.

Il y a là des mythes sur l’explication du monde, mais certains parlent d’une hostilité à Dieu qui peut aller jusqu’au meurtre de Dieu. On y parle par exemple d’un complot visant à l’assassinat de Ngül Mpwo, le « Dieu » du ciel chez les Congolais. Bien souvent les gens constatent des décès malgré les rites dûment effectués – ce ne doit pas être rare – ou l’inefficacité des rites magiques. On s’en prend dès lors au Dieu (« il a pris mon enfant ! »). Souvent le Dieu est considéré comme bon ou comme mauvais.

En réalité, il n’y a pas d’« âme africaine », comme l’a bien dit Aimé Césaire.

Les discussions théoriques sont vives à ce sujet. Un très important anthropologue africaniste, professeur à l’Université catholique de Louvain, Michael Singleton, a donné en 2018 à la tribune de l’Association Belge des Athées une conférence qu’il a intitulée « L’Afrique n’a jamais connu de dieux ». Il parle en fait de l’Afrique des « villages », d’avant la colonisation. Pour lui, le village africain n’a jamais connu de dieux ; il est seulement en symbiose avec les ancêtres, qui ne sont pas vraiment morts. Il n’y rien de plus.

M. Singleton professe certes une théorie plus générale qui conforte ou mine sa position. Il est dubitatif sur l’existence et même la possibilité d’une définition intemporelle ou universelle de la religion. Il défend cette idée dans ses contributions à un important volume récent de la Revue du MAUSS[10], avec un article intitulé « Pourquoi je ne crois pas à la religion en général, ni même au religieux ». Il fait la comparaison avec un oignon et ses couches de pelures : à chaque tentative de définition de la religion, il faut enlever une pelure ; à la fin il ne reste quasi rien. Faut-il baptiser « religion » la toute dernière pelure ?

L’historien congolais Elikia M’Bolkolo ( notamment directeur à l’EHESS à Paris) rappelle pour sa part que les siècles qui ont précédé la colonisation ont été riches en mouvements religieux, comme de premières christianisations. Il déclare avoir le sentiment « qu’au cours des années 1950, l’athéisme faisait bien partie de l’espace spirituel du Congo ». Bien entendu la politique du ministre libéral et très laïque des colonies en 1954-1958, Auguste Buisseret, avait ouvert les esprits[11].

Mais aujourd’hui les Églises, le plus souvent chrétiennes et plus particulièrement évangéliques ont progressé et l’univers de l’« Afrique des villages » s’est rétréci. Dans les villes surtout, les Églises de réveil sont fortes et s’opposent à une Église chrétienne dominante, rivalisant selon les aléas de l’histoire avec l’Église catholique en ce qui concerne la République démocratique du Congo.

Jean Musway a étudié le phénomène des Églises de réveil dans un travail universitaire en 2017, synthétisé dans une Newsletter de l’Association Belge des Athées[12].

Dans cette étude, restreinte à Kinshasa, 98,3 % des personnes interrogées ont répondu percevoir Dieu comme le créateur de tout ce qui existe et comme seul maître et 98,9 % déclarent ne pas respecter une vision athée de l’explication de la vie et du monde.

Du scepticisme ancien, il ne reste presque rien et l’influence occidentale a surtout apporté l’intolérance du véritable obscurantisme.

Les États-Unis

Le stéréotype des États-Unis en matière de religion est qu’il ne comporte pas d’athées, sauf dans le corps académique des universités des deux côtes et que pour le reste, si le nombre d’Églises est incommensurable, tout le monde croit.

Pourtant, si, en 2012, Gallup ne compte que 5 % d’athées aux États-Unis, il enregistre déjà 30 % de « non religieux ».

Les sondages en la matière sont particulièrement fragiles et contradictoires aux États-Unis. Répondre « Je suis athée » dans un sondage par téléphone y reste difficile.

Selon des enquêtes de la General Social Survey, si l’on regroupe athées et « sans religion » – ce qu’on appelle les nones, les « sans » –, on arrive à 8 % en 1970, 15 % en 1998 et 22 % en 2018[13].

Un sondage du Pew Research Center montre qu’en 2012, 20 % des Américains s’affirmaient sans affiliation religieuse contre 15 % en 2007. Pour mémoire, dans la même étude, les catholiques représentent 22 % de la population américaine. En 2012, ces nones représentent 46 millions de personnes dont 13 millions sont athées ou agnostiques déclarés, soit ± 6 % du total [14].

Un autre sondage du même Pew Research Center publié en 2017 [15] porte sur une question intéressante, régulièrement testée aux États-Unis, l’estime de la population à l’égard des différents groupes religieux. Les opinions favorables à l’égard des athées passent de 2014 à 2017 de 41 à 50 %. Les protestants « classiques » obtiennent 65 % tandis que les évangéliques plafonnent à 60 %. Mais n’oublions que dans la Bible Belt, la situation des athées reste très difficile et que dans sept États, les athées sont inéligibles[16].

La situation des athées s’améliore donc, surtout dans les grandes villes, Dans ce cas, l’accroissement des « sans religion » reprend sans doute des personnes de plus en plus nombreuses qui se sécularisent, mais dans un contexte différent de celui de l’Europe, sans doute avec plus de force sinon d’hostilité à l’égard des Églises, qu’habituellement elles finançaient directement. Il faut voir aussi que du côté catholique (cf. Boston), le scandale et l’écœurement dus à la pédophilie de trop de prêtres (environ 6 %) et au « laxisme » des évêques sont plus anciens et plus forts qu’en Europe. Peut-être l’afflux d’hispaniques compense-t-il les défections.

Une question centrale, souvent évoquée dans la presse sous l’angle politique, est l’authentique cultural war qui règne sur les plans politiques et religieux depuis plus d’une génération. Cette guerre est menée par les évangéliques et d’autres fondamentalistes et est relayée par le Tea Party, qui a pris le dessus au sein du Part républicain pour imposer un retour du religieux dans sa face rétrograde et intolérante. Ils mènent une lutte constante, spécialement en ce qui concerne le droit à l’avortement, devenu un marqueur central en politique américaine. Même chez les démocrates, des candidats aux investitures se mettent à disputer le terrain religieux aux républicains [17].

La guerre se prolonge en Amérique latine où les évangéliques se comptent en dizaines de pourcents de la population, aux dépens des catholiques. Ceux-ci sont passés de 1970 à 2014 de 92 à 69 % de la population, les évangéliques de 4 à 19 %. Les « sans affiliation » progressent de 1 à 8 % [18]. La politique brésilienne n’est plus guère qu’un simulacre qui dissimule mal les luttes religieuses. Le maire évangélique de Rio a même coupé les subventions aux écoles de samba et au carnaval[19].

Globalement et demain ?

Donner une interprétation globale, mondiale de la situation de l’athéisme est difficile. Quand certains s’y essaient, c’est le plus souvent pour faire prévaloir l’idée de retour du religieux, parfois à l’aide de la formule prêtée à Malraux « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », soit une ou deux idées que rien ne corrobore sur le plan mondial.

Il faut tenir compte de ce qu’en dehors des zones de religion du Livre, comme l’Extrême-Orient, on se trouve devant un univers de croyances très différent de l’occidental. Même dans celui-ci des données politiques, identitaires ou linguistiques, peuvent jouer, comme dans le monde orthodoxe.

On ne peut traiter le monde que par partie, par continent, et encore.

Si la situation de l’athéisme au Japon et très probablement en Chine semble positive ou nullement inquiétante, il n’en va pas de même pour l’Inde. Or Chine et Inde dépassent chacune le milliard d’habitants ; ce sont des zones-clefs. Pakistan, Bangladesh voire Indonésie sont des pays où l’athéisme, déjà rare, est en danger. Ils sont des cas importants d’expansion de l’islam et de sa forme radicale, l’islamisme.

L’islam pose un problème général, à commencer dans sa zone d’origine où il mène une forte régression des idées. Seule la Tunisie paraît moins touchée. Mais même dans ces pays on repère des poches de rébellion à l’encontre de la religion, spécialement chez les jeunes, grâce aux réseaux sociaux.

L’Amérique latine et l’Afrique subsaharienne ne sont pas non plus des continents de rêve pour les athées. Les évangéliques y mènent une lutte pour l’obscurantisme comparable à celle des islamistes, les attentats en moins. C’est le catholicisme qui leur fait face, du moins sa partie qui a fini par éliminer la théologie de la libération. Mais avouons qu’il n’en a pas été souvent autrement en Amérique latine, Mexique excepté.

Pour ce qui est du monde occidental et notamment de l’Europe, un cas est clair : les religions dominantes d’autrefois sont occupées à mourir et il n’y a pas le moindre signe significatif en faveur d’un renouveau.

Comme le dit l’historien Paul Veyne :

Je ne peux croire au rétablissement d’une religiosité s’étendant à toute une société. Il faudrait pour cela un conformisme de masse ou une morale d’État, ce qui n’est plus de notre temps.

Déjà en France, [le catholicisme] est devenu une « secte » ou chacun choisit d’entrer ou de demeurer, plus qu’il n’est encore une religion au sens sociologique du terme. [20]

Mais les ex-Églises dominantes conservent des privilèges (financement, personnel, écoles, institutions sociales) dus au passé et dont elles cherchent à jouer sur le thème des « racines chrétiennes ».

Comme je l’ai dit (cf. note 1), la question centrale en Europe est l’évolution des « spiritualistes » qui croient en quelque chose… Ce groupe subsistera-t-il de manière permanente dans sa force actuelle ? Une nouvelle religion apparaîtra-t-elle ? Deviendront-ils athées ? Une partie sans doute, mais je la dirais petite.

Mais reste l’épée de Damoclès de l’islam, avec le problème démographique.

Prenons la ville de Vienne. Elle comptait en 1971, 79 % de catholiques et 10 % de personnes sans affiliation religieuse. En 2011, on y est passé à 43 % de catholiques, 30 % de personnes sans affiliation religieuse, 9 % d’orthodoxes et 11 % de musulmans. Ceux-ci devraient monter à 20 % en 2046, pour des raisons de pure mécanique démographique.

Une étude globale sur l’avenir des religions jusqu’en 2050 a été menée en 2015 par le Pew Research Center. Ses conclusions en sont la croissance de la population musulmane et le déclin des « sans affiliation religieuse ». Il ne s’agit pas pour ces derniers de diminution en chiffres absolus. Ils représentaient 16,4 % de la population mondiale en 2010 et cette proportion devrait descendre à 13,2 % en 2050 sans pour autant qu’il y ait diminution en chiffres absolus.[21]

Le problème est démographique. Les athées – hors Chine (où la natalité est sous contrôle de l’État) – sont des occidentaux, des privilégiés culturels, et leur descendance est rare, plus rare que celle des religieux.

Démographie et athéisme ont donc un lien pour les prochaines décennies, ce qui n’exclut en rien les luttes et les conflits, notamment de la part des athées.

Cet article est le texte légèrement remanié d’une conférence que j’ai donnée le 3 mai 2019
à la tribune de la Maison de la Laïcité Hypathia à Ottignies-Louvain-la-Neuve.


Notes

  1. Patrice Dartevelle, « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions? », La Pensée et les Hommes, « Francs-Parlers 2015 », pp. 59-70. ↑
  2. J’ai le plus souvent utilisé, faute d’enquête globale plus récente, les chiffres du Global Index of Religiosity and Atheism de Win- Gallup International de 2012. Il utilise le système avec des non-religieux, sans créer de discordances significatives avec d’autres chiffres pour l’Europe qui utilisent le troisième système. ↑
  3. Olivier Gillet, « Athéisme et orthodoxie en Europe orientale et du Sud-Est, Patrice Dartevelle [ sous la direction de], L’athéisme dans le monde, Bruxelles, ABA Éditions, 2015, pp. 11-25. ↑
  4. Site du Guardian le 3 mars 2016, même pour une simple déclaration lors d’un »chat » sur Internet. ↑
  5. D’après Violette Bonnebas, Le Figaro du 25 avril 2019 et La Tribune des athées N° 143-2013-1 (par A.-M. D.-G.). ↑
  6. Dominique Avon, « L’athéisme face aux pays majoritairement musulmans », L’athéisme dans le monde, op. cit., pp. 87-123, que je suis pour cette partie. ↑
  7. Le Figaro du 9 mai 2019. ↑
  8. Jean-Michel Abrassart, « Le Japon est-il un pays athée? Religions, superstitions et incroyances au Pays du Soleil Levant », L’athéisme dans le monde, op. cit., pp. 71-83. ↑
  9. Cf. l’interview d’Anne Cheng, titulaire de la chaire d’histoire intellectuelle de la Chine au Collège de France, par Nicolas Weil, Le Monde des 7-8 août 2016. ↑
  10. Revue du MAUSS, N° 49 (2017/1) intitulé Religion. Le retour? Entre violence, marché et politique. ↑
  11. Le texte d’Elikia M’Bokolo a été publié dans la revue Congo – Libertés. Il est reproduit dans Croire ou ne pas croire. L’état de l’athéisme en Belgique et dans le monde, CAL-Charleroi, 2019, pp. 35-43. ↑
  12. Newsletter N° 22 ( 16 (19)) décembre 2018, reproduite dans Croire ou ne pas croire, op. cit., pp. 44-51. ↑
  13. Thomas Mahler, site Le Point, le 19 janvier 2019. ↑
  14. Je cite d’après Philippe Bernard, « Une Amérique sans Dieu, c’est peut-être pour bientôt », Le Monde des 14-15 octobre 2012. ↑
  15. Site du New York Times du 15 février 2017. ↑
  16. Cf. Maria Udrescu, « Être athée aujourd’hui : Aux États-Unis, la religion reste un gage de moralité », La Libre Belgique du 13 août 2017. ↑
  17. Cf. Nadia Marzouki, « Jésus est un personnage à part entière de la campagne démocrate américaine », Le Monde du 10 mai 2019. ↑
  18. Cf. El País du 14 avril 2018. ↑
  19. Claire Gatinois, « L’austère maire évangélique de Rio sonne la fin de la fête », Le Monde du 29 août 2017. ↑
  20. Paul Veyne, Et dans l’éternité, je ne m’ennuierai pas, Paris 2014, republié en Livre de poche en 2016, p. 116. ↑
  21. Cf. Jean-François Mayer, « Europe : recherches sur les perspectives démographiques et l’avenir des religions, Religioscope, 18 juin 2017. ↑
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La confession épique de Samuel Langhorne Clemens, alias Mark Twain

Posté le 10 juillet 2018 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant. On trouve face à face l’enquêteur Juste Pape et le suspect Samuel Langhorne Clemens, alias Mark Twain. Les réponses attribuées à Mark Twain dans ce texte proviennent des sources secrètes qui ont alimenté le dossier de l’inquisiteur.

Pour situer le personnage, Mark Twain, né à Florida (Missouri) en 1835 et mort à Redding (Connecticut) en 1910, est un écrivain étasunien du XIXe siècle. Son œuvre est multiple. On retient habituellement et principalement Les Aventures de Tom Sawyer, Les Aventures de Huckleberry Finn, mais il fut tellement prolifique qu’on ne peut que citer les principales parmi les nombreuses autres publications, dont La Célèbre Grenouille sauteuse du Comté de Calavéras, Le Prince et le Pauvre, La Tragédie de Pudd’nhead Wilson et la Comédie des deux Jumeaux extraordinaires, Trois mille ans chez les Microbes, La Vie sur le Mississippi, Le Tour du Monde d’un Humoriste et son immense Autobiographie de Mark Twain.

Bonjour, Monsieur Mark Twain. Je m’appelle Juste Pape. Je suis l’enquêteur de l’Ovraar[2] en mission spéciale. Vous êtes bien Mark Twain, l’humoriste ?

Monsieur l’Inquisiteur, je vous salue et je vous fais remarquer que je ne suis pas que Mark Twain. Pour tout dire, je vous renvoie au toast de mon cinquantenaire, porté par Oliver Wendell Holmes en 1885 :

Il nous faut donc boire à sa santé :

Mark Twain est le bébé de Clemens[3]
Qu’est-ce que vous dites ? Vous n’êtes pas Mark Twain ?

Écoutez, Révérend, je préfère vous donner ce titre plus révérencieux et plus conforme aux habitudes des bords du Mississippi. Sachez que Mark Twain est le nom d’un écrivain que j’incarne, moi, Samuel Langhorne Clemens. Je suppose que vous savez ce que veut dire incarner et que je ne dois pas vous faire un dessin. Pour plus de certitude, je prends un exemple dans votre religion : concrètement, Mark Twain m’incarne tout comme l’homme que vous appelez Jésus disait incarner Dieu en tant que personne. Je vous passe les détails, vous les connaissez. La seule différence et elle est notable, c’est que Mark Twain a réellement écrit de sa propre main des livres que vous pouvez trouver dans les meilleures bibliothèques et que par ailleurs, il est peu probable que Dieu ait écrit de sa main les livres « sacrés » qu’on lui attribue. La différence aussi, c’est qu’on n’a jamais obligé les enfants à lire les livres de Mark Twain, car comme l’établissent de nombreux témoignages, les jeunes les lisent sans qu’on leur demande ; tandis que pour ce qui est des livres religieux, la situation est fort différente. D’autre part, contrairement à votre Messie, Mark Twain n’a jamais suggéré aux gens de le manger, ni de boire son sang, ce qui sont là des manières dignes d’un peuple de vampires. Ensuite, vous noterez que Mark Twain n’a jamais prétendu que ses livres étaient des textes sacrés et enfin, ses écrits n’ont jamais servi de prétexte pour rôtir ou massacrer des gens.

Bien, bien, ne vous énervez pas, Monsieur Clemens. Je note que vous avez choisi comme nom littéraire Mark Twain et, en tant que Mark Twain, vous avez quand même en quelque sorte hérité de la culture et des idées de Samuel Langhorne Clemens.

En quelque sorte, oui. Voyez-vous, Révérend, c’est un peu une situation comme celle de la transsubstantiation, mais une transsubstantiation qui fonctionnerait à double sens, dans laquelle Clemens s’est transformé en Twain et en retour, Twain se transforme en Clemens. C’est un phénomène récurrent. Par ailleurs, je suis également un miracle à l’envers, si je puis ainsi dire et cette situation paradoxale m’a poursuivi toute mon existence. Il s’agit d’un mystère aussi troublant que celui de la Trinité et, dès lors, vous n’aurez pas de mal à l’admettre. Je vous explique ce miracle : à la naissance, nous étions jumeaux, mon frère William et moi, et un des deux est mort. Et, figurez-vous, Révérend, que celui qui s’est noyé dans le bain, c’était moi – je m’en souviens très bien à cause de ce grain de beauté sur la main gauche[4]. Après, il y a eu un échange de substances entre lui et moi. Ce n’est sans doute pas sans rapport avec le choix de ce nom de Twain comme hétéronyme, car en anglais, le mot twain signifie tout simplement deux et également, paire, couple, dualité… Ainsi, je suis réellement double et même triple, car il faut y ajouter l’esprit de Bill, comme je viens de vous le révéler. Mais appelez-moi Twain !

D’accord, je vous appellerai Twain, car vous êtes Twain et c’est sur ce Twain qu’est construit mon dossier. Twain est le suspect qu’il m’est demandé d’interroger et ce sont ses écrits qui sont les pièces du dossier.

Eh bien, Révérend, je ne peux que féliciter votre dossier, car il a probablement saisi l’essentiel de la transsubstantiation de Clemens en Twain – de l’homme en écrivain. Cependant, Mark Twain et Sam Clemens ne s’entendaient pas vraiment. Clemens était un monsieur rangé, nanti d’une épouse charmante, une femme à principes assez sévère, et Twain était resté pareil à lui-même et au jeune Sam de l’enfance au bord du fleuve.

Ensuite, Twain, j’ai ici des citations qui sont – à nos yeux – des indices de votre irréligiosité, pour ne pas dire de votre athéisme caché. Par exemple, vous avez écrit :

Je lève mon verre à la majestueuse matrone appelée chrétienté… avec son âme pleine de méchanceté, sa poche pleine d’oseille et sa bouche pleine de pieuses hypocrisies. Donnez-lui un savon et une serviette, mais cachez le miroir[5].

En effet, j’ai dit, j’ai même écrit ça et s’il fallait le réécrire, je le ferais volontiers. Et puis quoi, monsieur l’Inquisiteur ?

Et puis, Twain, dans Une Histoire américaine[6], le premier volume de votre monumentale autobiographie, vous en prenez à l’aise avec la très sainte Providence et même, avec la Création. Vous écrivez – notamment – ceci :

puisque l’homme, sans aucune aide, inventa tout lui-même. J’avance cette conclusion, car je pense que si la Providence avait eu la moindre idée de l’aider, elle aurait eu l’idée de le faire quelque cent mille siècles plus tôt. Nous avons l’habitude de voir la main de la Providence en toutes choses… Lorsque la Providence jette l’un de ses vermisseaux à la mer à l’occasion d’une tempête, puis l’affame et le gèle… avant de le rejeter sur une île déserte… pour être finalement sauvé par un vieux bandit de capitaine irréligieux et blasphémateur sacrilège… le vermisseau oublie que c’est la Providence qui l’a jeté par-dessus bord et ne se rappelle que le sauvetage par la Providence… jamais il ne se laisse aller à de francs remerciements chaleureux et sans retenue envers le vieux et rude capitaine qui est celui qui l’a réellement sauvé[7].

Encore une fois, Révérend, n’ai-je pas raison ? Les seules choses réelles dans cette histoire, ce sont le naufragé, la tempête, le capitaine et le sauvetage ; quant à la Providence, c’est une élucubration d’un de vos collègues.

Certes, Monsieur l’écrivain, je n’ai guère l’espoir de vous amener à résipiscence, d’autant que vous avez tout autant maltraité la Création ; pour la clarté de mon accusation, je rappelle que la Bible enseigne que « Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme » (Genèse 1.27) et on apprend ça au catéchisme. Et vous, que dites-vous ? Je vous cite à nouveau :

Enfin apparut le singe et tout le monde put voir que l’homme n’était plus très loin à présent. Et, en vérité, il en fut ainsi. Le singe continua à se développer durant cinq millions d’années et ensuite il se transforme en homme, manifestement. Voilà l’histoire. L’homme est ici depuis trente-deux mille ans ».[8]

Qu’en pensez-vous ?

Oh, Révérend, ce que j’en pense est simple : avant l’homme, il n’y avait pas de Dieu ; après l’homme, il n’y a plus de Dieu ; sans l’homme, il n’y a pas de Dieu. Vous savez « Depuis lors [1866] jusqu’à aujourd’hui je n’ai plus été membre d’une Église. Je suis resté complètement libre en ces domaines. »[9]

Twain, non seulement, vous êtes impie et blasphémateur, mais vous êtes un « évolutionniste » de la pire espèce et un athée, même si vous avez pris certaines précautions en reportant la publication de votre autobiographie « cent ans après votre mort »[10].

Peut-être, Révérend, que je serais aussi assez matérialiste et, même, également déterministe, allez savoir. Je m’en vais vous dire comment je conçois Dieu et « pas n’importe quel dieu parmi les deux ou trois millions de dieux que notre espèce a fabriqués depuis qu’elle a presque cessé de se composer de singes… je veux dire le petit Dieu que nous avons fabriqué à partir des rebuts humains ; dont le portrait est fidèlement décrit dans une Bible dont nous avons déclaré qu’il en était l’auteur ; le Dieu qui a créé un monde aux dimensions d’une pouponnière… et qui a mis notre petit globe au centre… »[11].

Twain, vous avez été tellement prolifique que nous avons failli nous y perdre. Il nous a fallu arriver à la millième page de votre autobiographie pour trouver ce florilège de vos pensées impies contre Dieu et les écritures saintes. Vous vous en prenez à la Bible, à la Vierge Marie, à Dieu et même aux dieux d’autres religions.

Je m’en souviens fort bien et si j’ai pu l’écrire, c’est qu’à ce moment ma femme, ma bonne Livy, était morte et j’étais libre de m’exprimer sur ce sujet. C’est ce fameux chapitre dont, dans une lettre à mon ami Howells en 1906, je disais que « mes héritiers et ayants-droit seront brûlés vifs s’ils s’aventurent à le publier de ce côté de 2006 » et j’ajoutais : « Il y aura beaucoup de chapitres du même acabit si je vis 3 ou 4 ans de plus »[12]. Malheureusement, je n’ai pas trouvé le temps de les faire. Cependant, détaillons un peu ce florilège. D’abord la Bible. Ah, Révérend, si l’humour est la faculté de faire rire, alors, la Bible est sans aucun doute un des ouvrages des plus humoristiques qui ait jamais existé, d’un humour noir le plus souvent. Évidemment, une telle lecture suppose qu’on ait un minimum de « sense of humour ». La Bible est un recueil drôlatique de contes et légendes et d’anecdotes de paysans crédules, superstitieux et analphabètes. Quant à Dieu tel que le présente la Bible, c’est « un homme chargé et surchargé de pulsions mauvaises qui dépassent de loin les limites humaines ; un personnage avec lequel personne, sans doute, ne voudrait s’associer maintenant que Néron et Caligula sont morts ».[13] La Vierge Marie et son Immaculée Conception est une vieille resucée de nombre de religions antérieures : les Hindous ont acquis Krishna par l’Immaculée Conception, les Bouddhistes, Gautama par le même procédé ; c’était il y a 2 500 ans. Le seul témoin qui a pu en attester était un témoin fort intéressé, car c’était la Vierge elle-même. Sans doute fallait-il apaiser son mari. Jamais, un charpentier new-yorkais n’aurait accepté un tel bobard ; aujourd’hui, à New-York, aucun homme, aucune femme, aucun enfant n’accepterait d’y croire[14]. Quant à votre religion elle-même, elle « est terrible. Les flottes du monde entier pourraient naviguer en tout confort dans le sang innocent qu’elle a répandu. »[15]

Eh bien, Twain, ce sera tout. Mon rapport est secret et seule l’autorité supérieure en connaîtra le contenu et la conclusion.

Bien évidemment, cette vieille manie du secret, cette omerta ancestrale ! vous n’êtes pas Inquisiteur et jésuite pour rien. Un dernier mot, si vous le permettez : il me revient à l’esprit cette antienne d’une vieille piémontaise qui, au pied d’un crucifix, disait : « L’ù l’è mort, e mi sôn chi », ce que je traduis « Lui, il est mort et moi, je suis ici. » Vous voyez, révérend, c’est pareil pour moi : je suis encore ici et Samuel Clemens n’y est plus.

Et moi, Mark Twain, je serai ici tant qu’il y aura des hommes.

Mes respects, Révérend.


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach. ↑
  2. OVRAAR : organisme secret à vocation de police politique, dont le nom est calqué pour partie sur celui de l’Ovra, dont l’historien Luigi Salvatorelli indique qu’il pourrait signifier : « Opera Volontaria di Repressione Antifascista, appellation ayant la vertu d’en souligner le caractère volontaire et son fonctionnement par la délation, et donc propre à bien faire comprendre aux opposants qu’ils risquaient de buter à tout moment sur quelque agent fasciste volontaire vêtu en bourgeois », et pour la fin sur celui de l’UAAR (Unione degli Atei e Agnostici Razionalisti – Union des Athées et Agnostiques rationalistes italiens), gens qu’il s’agit de surveiller et éventuellement, de réprimer. ↑
  3. Mark Twain, L’Autobiographie de Mark Twain (t. 2). « L’Amérique d’un Écrivain », Tristram, Auch, 2015, 844 p., p 451. ↑
  4. Mark Twain, Une Interview, https ://short-edition.com/fr/classique/mark-twain/une-interview/. ↑
  5. Mark Twain, La prodigieuse Procession et autres charges, Agone, Marseille, 2011, 322 p., p.1. ↑
  6. Mark Twain, L’Autobiographie de Mark Twain, t. 1, ibid., 823 p. ↑
  7. Ibid., pp. 341-342. ↑
  8. Mark Twain, Cette maudite Race humaine, Actes Sud, Arles, 2018, 80 p., p.23. ↑
  9. Mark Twain, L’Autobiographie de Mark Twain, t. 1, op. cit., p. 491 ↑
  10. Harriet Elinor Smith, « Introduction », ibid., t. 1, p. 7. ↑
  11. Mark Twain, Ibid., t. 2, pp. 226-227. ↑
  12. Ibid., p. 810, 178. ↑
  13. Ibid., p. 227. ↑
  14. Ibid., p. 234. ↑
  15. Ibid., p. 235. ↑
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Mort et résurrection de l’athée

Posté le 17 octobre 2017 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

La Libre Belgique a publié cet été 2017 une série de 5 articles intitulée : « Être athée aujourd’hui » qui envisage l’athéisme dans divers pays : la Roumanie, l’Iran, l’Inde, le Brésil, les États-Unis.

Elle devait comporter un sixième article. Nous ajouterons l’Italie.

En marge, la Libre Belgique parle de la « non-croyance», imaginant mieux qualifier l’athéisme ; un peu comme si pour préciser ce qu’est une poule, je disais une « gallinacée ».

La non-croyance ou l’athéisme est la façon dont les « non-athées » définissent dans leur étrange langage ceux qui n’envisagent pas la nécessité d’un dieu d’une croyance ou d’une religion.

Le terme « athée » lui-même est impropre ; pour nier l’existence de quelque chose (ici, une croyance, un dieu, etc.), encore faut-il que cette chose existe préalablement. Or, il est évident – même pour nos bons croyants, sinon à quoi servirait le baptême – que l’être humain naît sans croyance aucune et dès lors, sans aucun dieu, on naît tous athées.

Un athée pourrait affirmer :

Je suis athée, car je crois au Dieu Athée qui me dit qu’il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu et que Dieu est athée et que l’homme naît athée et doit le rester.C’est donc par la volonté du Dieu Athée que je suis moi-même athée.Et allez prouver que c’est faux.

On ne s’attardera pas ici à dénombrer les athées à travers le monde. Disons simplement qu’il y en a beaucoup et que si dans les pays religieux, les croyants et les religieux ne menaçaient pas de mort les athées, si la chasse aux sorcières n’était pas ouverte en permanence, si le fait de se déclarer athée n’était pas l’objet de rétorsions, si dès lors, on n’était pas contraint de simuler le ralliement à un culte quelconque, si on enseignait partout et à tous la raison, le savoir et la démarche scientifique, on se demande ce qui resterait des croyances et de croyants.

D’un point de vue évolutionniste, même si les pays où sévissent les religions natalistes voient le nombre de leurs habitants croître, à terme, au fur et à mesure que l’homme prendra la mesure de l’homme sans s’encombrer d’un inutile créateur, les religions disparaîtront. Humains, encore un effort ! [1]

Voyons maintenant, ce que racontent ces articles et ce qu’on peut en penser en tant qu’athée.

La cathédrale du Salut de la Nation et le prêtre dévêtu de sa soutane

En Roumanie – comme en Russie, en Grèce, dans certains pays des Balkans – l’Église orthodoxe est dominante et pèse sur la société civile et politique. La journaliste Maria Udrescu, elle-même roumaine, avec un courage qu’il faut saluer, a levé le voile qui occultait les manœuvres ecclésiastiques. Elle entame son reportage[2] par le scandale de l’édification sur un terrain de l’État d’une titanesque « cathédrale du Salut de la Nation ». Le nom et le projet qu’il recouvre en disent long sur l’état de l’État roumain, le pouvoir de l’Église et la situation de la Roumanie.

Les argents consacrés aux églises roumaines et à cette cathédrale s’élèvent à des milliards d’euros alors qu’on ne trouve pas d’argent pour construire des hôpitaux. Ces faits défrisent bien des citoyens et « cela risque à terme, de refroidir les politiciens à faire les poches de l’État dès que l’Église tend la main ». Dans ce pays où l’orthodoxie est en odeur de sainteté, les Roumains ne seraient plus que 60 % à se réclamer du culte.

Cependant, bien que la Roumanie se définisse constitutionnellement comme un État laïc ou « neutre », on en est toujours au XIXe siècle, époque où les Églises garantissaient les identités nationales. De ce fait, les athées sont accusés d’être des anti-Roumains.

Des groupes religieux se sont fédérés pour créer une « Coalition pour la famille » pour réclamer une modification de la Constitution imposant le mariage bisexué, autrement dit – exclusivement – entre un homme et une femme. On sait que ce n’est pas un phénomène propre à la Roumanie et que ce sont les plus rétrogrades des « fidèles » et les gens les plus réactionnaires qu’on retrouve dans ces mouvements, suscités par le clergé.

Par ailleurs, même si l’empire de l’Église sur les populations est puissant, il est en recul constant et on a publié en mai dernier un livre intitulé La confession d’un prêtre athée, dont l’auteur Ion Aion est un religieux qui s’était « dévêtu de sa soutane ».

Roumains, encore un effort !

Il s’agit d’être bien avec l’Islam

Le deuxième pays visité par La Libre Belgique est l’Iran et l’article[3] est dû à la plume de Vincent Braun, lequel note qu’« il ne fait pas bon d’être athée en Iran », car chez les chiites d’Iran, on ne badine pas avec la fidélité au Coran et à Allah. C’est un pays où on est athée en quelque sorte « sous le manteau » ; on ne révèle son athéisme qu’en privé ou sous l’anonymat d’Internet, car en Iran, la sanction de l’athéisme est la mort. On ne saurait douter de l’existence de Dieu, ni tolérer un tel doute. Il n’est pas question de publier des informations sur l’athéisme ; c’est considéré diffamatoire vis-à-vis du prophète et du régime.

Si nombre d’Iraniens ne sont pas croyants, ils le sont clandestinement et affichent une croyance et une conduite de façade. Il s’agit d’être bien avec l’Islam, si on veut obtenir un emploi. Si on veut vivre, également.

L’apostasie est le pire des crimes et est punie de mort. Soit, mais en Iran, où tous sont censés être musulmans (on tolère quelques chrétiens, juifs ou zoroastriens ou parsis), le simple fait d’être reconnu athée est létal.

Après des années de société islamique, une certaine désaffection se fait jour dans l’esprit des Iraniens et certains vont jusqu’à douter de l’existence de Dieu ; mais tous ne le disent pas. On décèle là-bas un peuple d’« athées cachés ».

Iraniens, encore un effort !

Pour vivre athées, vivons cachés

Le troisième pays visité par La Libre Belgique est l’Inde et le compte rendu[4] paraît sous la signature d’Emmanuel Derville, qui professe à New Delhi. Que dit-il ?

Il raconte l’histoire de Narendra Dabholkar, un athée assassiné, qui menait le combat contre la superstition au sein d’une association dont tous les membres sont athées. « Notre objectif est d’encourager les gens à penser par eux-mêmes… ». Objectif louable, mais la chose n’est pas du tout du goût des fondamentalistes hindous, qui ont des relais politiques jusqu’au sommet de l’État et les assassinats d’athées se multiplient et nous renseigne Emmanuel Derville : « les fondamentalistes considèrent la violence comme un moyen légitime de promouvoir leurs idées. » C’est une version musclée du classique de la propagande : « Enfoncez-vous bien ça dans la tête ! »

En Inde, comme ailleurs, le trop relatif anonymat d’Internet est un piège pour les athées ; témoin ce père (31 ans) qui avait publié sur un réseau social une photo de son fils brandissant une pancarte disant : « Dieu n’existe pas ! ». Ce brave homme, fier de son enfant, fut poignardé à mort.

Quant aux athées qui vivraient en Inde, nul ne sait combien ils sont. Les sondages ne sont que d’un médiocre secours ; ils ne révèlent que ce que les sondés acceptent de laisser transparaître et tout le monde n’a pas vocation au martyre, surtout chez les athées. Pour vivre athée, vivons cachés est une devise de prudence.

Pour le reste : Indiens, encore un effort !

Les politiciens courent derrière les religieux qui courent derrière les fidèles

Poursuivant son tour des pays malades de la religion, La Libre Belgique s’est intéressée au Brésil par l’entremise de sa correspondante de Rio de Janeiro, Morgann Jezequel[5]. Le Brésil est le premier pays catholique du monde par le nombre de baptisés et en même temps, un pays de mission protestante intensive, un lobby évangélique, une vraie force politique. Il y a là un affrontement entre les religions et pourtant, face aux athées, les concurrents religieux se regroupent dans la plus stricte condamnation.

Eduard Luz, un des rares politiciens à avoir osé affirmer son athéisme dit qu’« on assiste à un dangereux mélange des genres entre politique et religion ». Les politiciens courent après les religieux qui courent après les fidèles pour mobiliser ces électeurs potentiels.

Le schéma brésilien est semblable à celui d’autres pays d’Amérique latine où les athées sont vilipendés et mis à l’écart. Le phénomène est perceptible jusque dans la recherche universitaire où il y a plus de recherches consacrées à la non-pratique religieuse (sans doute importe-t-il de comprendre comment redynamiser le troupeau égaré) qu’à l’athéisme.

Mais quand même en 2016, si cinq Brésiliens sondés sur six sont liés à une religion ou une secte chrétienne, on note une forte progression des sans-religion. Cela dit, on ne peut avoir d’estimation réaliste du nombre d’athées « cachés » ; la résistance à l’oppression est toujours essentiellement clandestine.

Alors, Brésiliens encore un effort !

La ceinture biblique des États-Unis

Les États-Unis n’en finiront pas d’étonner le monde ; La Libre Belgique publie un deuxième article[6] de Maria Udrescu consacré à cette grande nation, qui se veut chantre de la liberté et qui ne s’est pas encore dégagée des liens de la croyance. Un de ses présidents avait résumé l’affaire en disant : « Peu importe en quoi on croit, du moment qu’on croit en quelque chose ». Un citoyen, initié à l’évangélisme par un collègue pieux, conclut de ses lectures attentives de la Bible (the Book) : « L’absurdité de la religion était si évidente pour moi… » ; une déclaration qui lui valut (presque) la rupture avec son frère lequel exerce le délicat ministère de pasteur. Le même citoyen assure que : « Dans certaines villes, ne pas croire en Dieu… Tout le monde s’en fout. Mais dans la Bible Belt, cela peut détruire votre vie. » « La Bible Belt, dit notre citoyen, est le terreau du fondamentalisme ». Bible Belt se traduit par « ceinture biblique ». On pourrait la comparer à une « ceinture de chasteté religieuse » ; elle regroupe les États du Sud, les plus croyants du pays, les sécessionnistes, les partisans de l’esclavage, puis, de la discrimination raciale ; au-dessous de la « ceinture biblique », c’est le paradis des créationnistes et des missions d’évangélisation qui se répandent dans le monde. On y rejette l’idée d’évolution ; on va jusqu’à en interdire l’enseignement. Là, les athées ont l’impression de vivre en état de siège ; là-bas, ils sont inéligibles et ceux qui ne croient en rien sont ostracisés.

Au niveau national, les politiciens se montrent à l’église, invoquent le Seigneur et rivalisent de prières et de citations du Livre afin de démontrer leur attachement à la foi des électeurs. On rapporte que dans l’histoire du Congrès, un seul représentant s’est déclaré ouvertement athée. Dans les milieux scientifiques, l’athéisme est très largement partagé ; on cite des chiffes qui approchent ou dépassent les 90 % d’incroyants.

On retiendra l’image d’un pays gangrené par la croyance, sauf dans les grandes villes où l’athéisme, et l’athéisme caché, progressent en même temps que le niveau général d’éducation, lié à la diffusion du savoir scientifique. C’est là que s’exprime l’athéisme étazunien.

Étazuniens, encore un effort !

Conclusion à l’italienne : de la nécessité de défendre les droits des athées

Pour terminer, voici un article[7] de Giovanni Gaetani, publié par l’Uaar[8], qui fait le point sur la situation en Italie. Il s’agit d’une réflexion autour de thèmes qui touchent à la vie des athées, d’une réfutation de lieux communs concernant la situation des athées.

Un lieu commun, c’est que « chez nous », il n’y a plus de discrimination vis-à-vis des athées. Ce sont des propos qui disent que « la société italienne serait désormais ouverte vis-à-vis des athées », l’État « substantiellement » laïque et l’Église aurait perdu son pouvoir hégémonique, grâce au « progressisme » du « pape rebelle », qu’on n’aurait plus besoin d’association athée, puisqu’en Italie, les athées sont « finalement » libres de vivre comme il leur semble. (Question : pour la même raison, aurait-on encore besoin de l’Église ?)

Mais, dit Gaetani, les droits et les libertés des athées ne sont pas tombés du ciel (ni du progressisme du pape rebelle), mais sont le résultat d’un long combat. De plus, il n’est pas vrai qu’on est libre de vivre comme on veut, car il est des discriminations cachées dans les plis du quotidien et si on ne s’en aperçoit pas, c’est par une sorte d’« assuétude » imposée dès l’enfance comme normale, intangible, impossible à mettre en discussion, ce sont des préjugés enracinés en nous et qui nous font accepter des comportements et des mécanismes légaux qu’autrement, nous considérerions comme absurdes et discriminatoires : les crucifix dans les classes et les lieux publics ; l’enseignement de la religion catholique dans les écoles par des professeurs choisis pas le Vatican, mais payés par l’État ; la subsidiation de l’Église ; le favoritisme fiscal au profit de l’Église ; l’ingérence de l’Église dans l’agenda politique ; l’appel à la tradition religieuse pour discriminer les citoyens sur base de leur orientation sexuelle ; les droits des femmes et notamment, le droit à l’avortement piétiné et humilié au nom des droits des gynécologues catholiques à l’objection de conscience. Et la liste pourrait encore être longue.

Pour tous ces motifs et contre toutes les attaques qui les frappent dans le monde, au nom des athées assassinés, de tous les athées « cachés », il serait insensé de penser que « désormais » les athées n’ont plus de revendications. Dès lors, face aux religieux, aux religions, pour les athées, en Italie comme ailleurs : Ora e sempre : Resistenza ! (Maintenant et toujours : Résistance !)

Italiens, encore un effort !


Notes

  1. C’est évidemment plus qu’une allusion au magnifique texte de Donatien Alphonse François de Sade, « Français, encore un effort si vous voulez être Républicains : la religion », in La Philosophie dans le boudoir, 1796. ↑
  2. Maria Udrescu, « En Roumanie, l’athéisme est associé au communisme et au satanisme », « Être athée aujourd’hui, 1/5 », La Libre Belgique, 8 août 2017, pp. 16-17. ↑
  3. Vincent Braun, « En Iran, les athées risquent la peine de mort », « Être athée aujourd’hui, 2/5 », La Libre Belgique, 9 août 2017, pp. 20-21. ↑
  4. Emmanuel Derville, « En Inde, les athées confrontés aux radicaux hindous », « Être athée aujourd’hui, 3/5 », La Libre Belgique, 10 août 201, p.18. ↑
  5. Morgann Jezequel, « Au Brésil, l’athéisme demeure une tare », « Être athée aujourd’hui, 4/5 », La Libre Belgique, 11 août 2017, p.18. ↑
  6. Maria Udrescu, « Aux États-Unis, la religion reste un gage de moralité », « Être athée aujourd’hui, 5/5 », La Libre Belgique, 12-13 août 2017, pp. 18-19. ↑
  7. Gaetani Giovanni, « Perché mai dovremmo difendere i diritti degli atei? » (Pourquoi devrions-nous défendre les droits des athées ?), https://blog.uaar.it/2017/08/22/perche-dovremmo-difendere-diritti-atei/ ↑
  8. UAAR, Unione degli Atei e degli Agnostici Razionalisti, https://www.uaar.it/uaar/ ↑
Tags : athéisme Brésil États-Unis Inde Iran Italie religion Roumanie

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