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Archives par mot-clé: progrès

Obsolescence du clivage gauche/droite et rationalité

Posté le 30 mars 2021 Par ABA Publié dans Philosophie Laisser un commentaire

Pierre Gillis

J’adhère sans hésitation au cœur dur de la chronique de Patrice Dartevelle[1] : Adorno, Horkheimer, sans parler du « philonazi » Heidegger ont tout faux ; attribuer aux Lumières et à la raison les catastrophes contemporaines est un contre-sens absolu. Je ne développe pas.

Malheureusement, et comme souvent, les bêtises proférées par ces penseurs à rebours ne suffisent pas pour que les affirmations de leurs adversaires soient automatiquement validées. Illustration : lorsque Michel Foucault écrit qu’« avant l’affaire Dreyfus, tous les socialistes, enfin les socialistes dans leur extrême majorité, étaient fondamentalement racistes » (noter le glissement de « tous » à « dans leur extrême majorité »), la réponse de Patrice Dartevelle, après avoir concédé l’antisémitisme de Picard, en effet isolé, est tranchante : « pure fantaisie ». Mais si l’on fait le lien entre le colonialisme et le racisme, lien avéré à mes yeux, on est amené à se poser des questions à propos de l’attitude des socialistes au tournant des xixe et xxe siècles. Émile Vandervelde s’est certes longuement exprimé devant le Parlement belge en 1906 pour fustiger les horreurs des sbires de Léopold II, des mains coupées pour quelques tonnes de caoutchouc, mais il s’est aussi arrangé pour être absent lors de la session parlementaire de 1908 au cours de laquelle l’État belge devait accepter le legs du Roi, et transformer l’État indépendant du Congo en colonie belge. Le POB s’y opposait, notamment parce qu’il craignait que cette reprise n’obère les finances du Royaume, mais Vandervelde y était favorable, parce qu’il croyait possible (et souhaitable) de mettre en œuvre au Congo une « politique indigène socialiste », et qu’il pensait que le contrôle exercé par le Parlement pourrait mettre fin aux excès des colons. Position paternaliste, peut-on dire pour ne pas accabler celui qui deviendra le « patron », clairement teintée de racisme en fait, qu’on retrouve dans ses écrits ultérieurs sur le même sujet (Nicolas De Decker parle dans Le Vif du 12 juillet 2020 des « impressions racistes du socialiste Émile Vandervelde »). Je ne sais pas dans quel sens penchait la majorité des socialistes de l’époque, mais les tergiversations et complaisances variées de bien des pontes du POB à l’égard de l’entreprise coloniale ne sont pas de nature à me convaincre que Vandervelde était isolé. Foucault généralise sans se poser de questions, à l’emporte-pièce, mais le mouvement socialiste n’échappait pas au racisme inhérent à la colonisation.

L’affirmation de Foucault n’est donc pas que fantaisie, mais mise en contexte, elle désigne une curieuse manière de globaliser : l’entreprise coloniale se légitimait au nom de sa mission soi-disant civilisatrice, et au-delà, au nom de la raison. Bien sûr, cette plume au chapeau de la colonisation, ce sont les colonialistes eux-mêmes qui l’accrochent. Foucault, adversaire déclaré du colonialisme, ne conteste pas cette association auto-justificatrice, et attribue la responsabilité de cette catastrophe planétaire à la raison. On pourrait produire un raisonnement analogue à propos d’une autre justification du colonialisme, celle qui a emballé le combat contre les négriers arabes, les concurrents de l’époque, dans un grand voile anti-esclavagiste. On pourrait en conclure, à l’instar de Foucault à l’égard de la raison, que l’opposition à l’esclavage et la défense des droits humains sont la cause profonde de la catastrophe coloniale. Personne (ou plus personne), à ma connaissance, n’argumente en ce sens. Allez comprendre…

Le progrès a du plomb dans l’aile

Autre question discutée, et qui appelle, selon moi, des réponses nuancées : la fin du progrès, qu’on l’envisage comme grille d’analyse du passé ou comme projet d’avenir. Les néo-luddites, comme les appelle Patrice Dartevelle, « refusent de reconnaître ou même d’espérer un progrès quelconque. Comme si la vie d’aujourd’hui n’était pas meilleure qu’avant la révolution industrielle ! » Je partage sans la moindre réserve son avis sur l’effet catastrophique de « ces inepties » qu’on entend malheureusement trop souvent proférer à propos des vaccins. Mais comme pour le colonialisme et le racisme, l’esprit critique dont nous nous réclamons doit nous permettre de mesurer la part de vérité éventuellement portée par certains des contempteurs du progrès.

Harari n’est certes pas à situer dans cette lignée – au contraire, au point qu’on peut lui reprocher de la complaisance à l’égard des méfaits de la mondialisation, qu’il sous-estime dangereusement. Pourtant, dans Sapiens, il n’hésite pas à qualifier la révolution agricole, celle qui a transformé les heureux chasseurs-cueilleurs qu’étaient nos ancêtres en malheureux agriculteurs, comme « la pire des catastrophes advenue à l’humanité » : seule l’espèce Sapiens en tant que telle est sortie gagnante de la Révolution, mais celle-ci aliène les Sapiens, elle réduit l’ampleur des connaissances (qui se spécialisent dans les variétés végétales cultivées au détriment de tout le reste), et elle leur fait connaître les joies nouvelles de la famine, en cas de mauvaise saison ou de maladie des plantes cultivées, la fin du nomadisme les privant d’aller chercher plus loin ce qui leur aurait fait défaut. Mais seul le « clap » initial ne participe pas de la vision progressiste d’Harari[2] : pour lui, les tendances lourdes de notre Histoire suivent le fil du progrès des connaissances et des sciences, elles-mêmes indissolublement liées aux progrès de nos architectures sociales.

D’autres ont tenu des propos comparables à ceux d’Harari concernant la Révolution agricole, mais en visant des bouleversements sociaux plus récents, et je n’oserais pas écarter leurs questions ou affirmations d’un revers de la main. Le sort des prolos qui ont brutalement gonflé la population des villes insalubres lors de la révolution industrielle, pour des salaires de misère et dans des conditions de travail inqualifiables, était-il réellement plus enviable que celui des serfs médiévaux ?

La réponse à cette question ne coule pas de source. Au-delà des statistiques qui pourraient étayer mon questionnement, et qu’on peut trouver avec un peu de persévérance, j’invoquerai une impression personnelle, qui remonte à mes séjours au Burundi, il y a une petite dizaine d’années, pour y former des profs de science. Logés à Bujumbura, il nous est arrivé de déambuler en périphérie urbaine, dans les bidonvilles où vit une partie importante de la population. Par ailleurs, quelques plongées dans le « Burundi profond », dans les campagnes sur le flanc des collines, nous ont permis de nous faire une petite idée du mode de vie des paysans qui s’y accrochent. Pauvreté des deux côtés, sans aucun doute, mais ma perception du moment, que je n’ai pas oubliée, est que la misère la plus abominable était urbaine, là où les liens sociaux villageois ont disparu, quand bien même ces liens ne sont pas que de solidarité. Où est le progrès dans ce gigantesque exode rural – qui sévit à l’échelle planétaire ?

Qu’est-ce que ça veut dire, être de gauche ?

Je saute à la question finale de Patrice Dartevelle, qui me guide dans ma propre réflexion, à propos du succès du post-modernisme chez bien des penseurs étiquetés à gauche :

Le mot « gauche » peut-il encore apporter de la clarté ? S. Roza ne voit-elle pas que les critères qui faisaient que quelqu’un était de gauche il y a trente ou quarante ans et ceux qu’on emploie aujourd’hui n’ont plus tant de points communs ?

Question intéressante, même si la formule « tant de points communs » est subjective (combien de grains de sable pour faire un tas ?), qui pousse à tenter une définition du clivage gauche/droite – le seul exemple invoqué (« Le souci de la nature était de droite et celui de la liberté d’expression de gauche ») étant loin d’être décisif à mes yeux, d’autant que j’hésite vraiment à classifier l’amour de la nature à droite (pour ne pas quitter l’époque, on peut citer William Morris, un des fondateurs de la Socialist League (anglaise) en 1884, auteur des Nouvelles de nulle part, grand défenseur de l’environnement et du patrimoine architectural).

Les politologues ont pris l’habitude, quand ils décrivent la Belgique, de citer trois clivages déterminants : la question nationale (Flamands/Wallons), le clivage religieux (cathos/laïques), et la fracture sociale, assimilée à la coupure gauche/droite. Pour les politologues, ces trois axes sont ceux d’un espace tridimensionnel, mutuellement orthogonaux, indépendants les uns des autres. Notons que la division entre classes sociales, qui se déploie le long du 3e axe, ne renvoie pas automatiquement à une opposition d’idées[3] – encore que les idées viennent en appui pour soutenir des intérêts de groupes sociaux, de classes sociales.

Il y a derrière le fait de se dire de gauche ou de droite une prise de parti en faveur des uns ou des autres, dominés ou dominants. Plus précisément, je pense que c’est la manière de définir l’intérêt général qui caractérise le mieux le clivage gauche/droite : s’affirmer défenseur de l’intérêt général n’a rien d’original, chacun prétend l’être (à quelques exceptions près), mais définir l’intérêt général est loin d’aller de soi, nos sociétés sont bien trop contradictoires pour que la notion fasse consensus. On est de gauche quand on identifie l’intérêt général à celui des dominés, l’égalité étant la première des vertus républicaines mise en avant. En somme, le contraire de ce qu’en 1953, Charles Erwin Wilson, le président de General Motors, pressenti pour devenir secrétaire à la défense d’Eisenhower, a déclaré devant le Sénat américain : « Ce qui est bon pour l’Amérique est bon pour General Motors, et vice-versa ». Marx formulait cette idée d’une façon plus sophistiquée : la classe ouvrière s’émancipe en émancipant l’humanité. Phrase qui se laisse retourner : la classe ouvrière émancipe l’humanité en s’émancipant elle-même. Dans cette conception, le combat de la classe ouvrière (ou des dominés, pour élargir le propos) transcende les autres luttes pour l’émancipation, quand bien même celles-ci ne se définissent pas en termes de classes. Le mouvement ouvrier a fait sien ce point de vue, d’abord avec les théoriciens allemands de la social-démocratie, mais surtout dans sa composante communiste, sous l’impulsion de Lénine : son Que faire ? de 1902 est imprégné de cette idée. La lutte sur le terrain de la production économique ne suffit pas, une perspective révolutionnaire doit aller bien au-delà et soutenir les luttes y compris hors de l’usine : contre l’arbitraire policier, contre l’humiliation des nationalités, contre l’impôt écrasant les paysans, etc[4]. Et donc, le militant

ne doit pas avoir pour idéal le secrétaire de trade-union [syndical] mais le tribun populaire sachant réagir contre toute manifestation d’arbitraire et d’oppression, où qu’elle se produise, quelle que soit la classe ou la couche sociale qui ait à en souffrir, sachant généraliser tous ces faits pour en composer un tableau complet de la violence policière et de l’exploitation capitaliste, sachant profiter de la moindre occasion pour exposer devant tous ses convictions socialistes et ses revendications démocratiques, pour expliquer à tous et à chacun la portée historique et mondiale de la lutte émancipatrice du prolétariat.

Au début du xxe siècle, l’ambition était clairement de lier les différents axes, de les forcer à se rejoindre, dans un mouvement historique volontariste que Lénine appelait la fusion du mouvement ouvrier et du socialisme.

De fusion en défusion

Cette ambition s’est traduite dans l’organisation du Congrès des peuples de l’Orient (Bakou, 1920), qui assura le soutien de l’Internationale communiste aux nationalistes progressistes des pays colonisés, et elle a culminé dans les années trente, dans le contexte des fronts populaires, avec la participation active d’intellectuels prestigieux à des rassemblements antifascistes, qui avaient fière allure, et un peu plus tard dans les mouvements de résistance au nazisme.

Et elle a fait long feu depuis lors. Pourquoi ? La réponse la plus évidente est la compréhension progressive de l’imposture stalinienne. La proclamation d’attachement aux libertés démocratiques devient une incantation et perd toute crédibilité face aux procès de Moscou de 1936 et 1938 et face au Goulag. Au point qu’aujourd’hui, l’attachement aux libertés démocratiques est plutôt connoté libéral, un paradoxe quand on sait qu’en Belgique, il a fallu près d’un demi-siècle d’âpre combat de la part du mouvement socialiste pour faire adopter le suffrage universel.

Suffrage d’ailleurs abusivement dénommé universel, la moitié de l’humanité en étant exclue… Le féminisme fait bien partie de ces domaines pas directement liés à la lutte économique, à englober dans le combat universel pour l’émancipation. Sur ce terrain, il faut un peu de mauvaise foi pour pointer le stalinisme comme fauteur de discorde, les Polonais d’aujourd’hui peuvent en témoigner, les reculs des droits des femmes depuis les années 90 sont légion et ne sont pas imputables à Jaruzelski et à son gouvernement. Le rappel de l’origine du choix du 8 mars pour célébrer les droits des femmes est important pour savoir d’où on vient : c’est Clara Zetkin, à l’époque figure de proue de l’aile gauche de la social-démocratie allemande, et députée communiste au Reichstag de 1920 à 1933, qui proposa en 1910 à l’Internationale socialiste des femmes l’instauration d’une journée d’action pour les droits des femmes, finalement fixée au 8 mars. Les revendications mises en avant étaient le droit de vote, le droit au travail et la fin des discriminations au travail. La convergence entre mouvement ouvrier et mouvement féministe était en bonne voie, même si toutes, côté féministe, ne s’en accommodaient pas, et même si le mouvement ouvrier n’en vint à soutenir le féminisme que lentement… et modérément.

Sur ce terrain aussi, la défusion va bon train. En cause, un problème fortement clivant : comment traiter la question des femmes musulmanes. Sans conteste, celles-ci sont opprimées, et doublement encore bien : comme femmes, et comme membres d’une communauté discriminée chez nous. On peut aussi retenir que jadis (il y a plus d’un demi-siècle), lesdits socialismes arabes (l’égyptien, l’irakien, l’algérien) prenaient en compte et luttaient contre cette double oppression, avec Nasser en fer de lance (et son éclat de rire, souvent rediffusé, à l’évocation du port du voile par les femmes égyptiennes). De l’eau a coulé sous les ponts depuis ; les socialismes arabes ont été vaincus et éliminés par le monde « libre », et le refus de l’humiliation infligée aux immigrées s’est en partie focalisé sur l’affirmation de la légitimité de signes distinctifs, comme le foulard. Au grand dam d’une partie du mouvement féministe, qui ne fait pas une priorité du soutien aux victimes de graves discriminations sociales, et s’en tient à la mise en avant d’un féminisme « pur » dans lequel les femmes des milieux populaires d’origine immigrée se reconnaissent peu. Au point que par rapport à cette problématique, les féministes les moins encombrées du souci de soutien aux populations immigrées et à leurs revendications de justice sociale, soit les féministes de droite (oui, on peut être féministe et de droite), tiennent le haut du pavé : elles ne connaissent pas, et pour cause, les affres de la conciliation – encore moins de l’amalgame – des deux points de vue.

Remarque provisoire, avant de poursuivre : pas grand-chose à voir, jusqu’ici, avec le post-modernisme. Sauf à considérer que la prise en compte des subjectivités des protagonistes des luttes politiques est une découverte des post-modernes, mais à ce compte, Machiavel est un post-moderne avant l’heure.

La rationalité de la priorité écologique

L’allusion à l’amour de la nature comme une valeur de droite mérite qu’on s’y arrête. C’est évidemment l’émergence du courant écologiste qui est dans le viseur. Je suis pour ma part convaincu que la rationalité est du côté des « écologistes » (les guillemets pour ne les pas réduire aux militants ou aux membres du parti Ecolo), et pas de leurs adversaires. La démonstration est faite, du moins je l’espère, en ce qui concerne le réchauffement climatique – les climato-sceptiques sont à la climatologie terrestre ce que les négationnistes sont à l’histoire du génocide juif. Rebondissement piquant des affrontements autour du réchauffement climatique, on aurait tort de se priver d’une auto-critique – certes prudente et timide – d’une des vedettes du post-modernisme français, Bruno Latour. Dans son Enquête sur les modes d’existence (2012), il revient sur ses critiques passées de l’institution scientifique et de la croyance en la puissance de la raison de la part de cette institution, croyance qu’il dénonçait plus tôt comme naïve :

Devant la ruine des institutions que nous commençons à léguer à nos descendants, suis-je le seul à ressentir la même gêne que les fabricants d’amiante visés par les plaintes au pénal des ouvriers victimes de cancers du poumon ? Au début, la lutte contre l’institution paraissait sans danger ; elle était modernisatrice et libératrice – amusante même – ; comme l’amiante, elle n’avait que des qualités. Mais comme l’amiante, hélas, elle avait aussi des conséquences calamiteuses que nul n’avait anticipées et que nous avons été bien trop lents à reconnaître.

De manière plus générale, la problématique de l’épuisement de la planète contraint à des révisions déchirantes, mais encore une fois, pour des raisons profondément rationnelles. Les notions de gauche et de droite ont fait leur nid dans le landerneau politique, acquérant même le statut de clivage central dans l’éventail des positionnements politiques, avec la montée en puissance du mouvement socialiste ouvrier, au cours de la seconde moitié du xixe siècle, je l’ai mentionné plus haut. À l’époque, il n’est pas abusif de qualifier tous les courants présents de productivistes (ou presque tous, à l’exception d’un quarteron de romantiques passéistes), encore que pas tous de la même manière. Les théoriciens du capitalisme, les libéraux classiques, avaient bien compris que le moteur du capitalisme, c’est la reproduction élargie du capital, nécessitant une expansion illimitée de la production – aucune dérogation possible sans toucher à l’essentiel. Du côté des adversaires du capitalisme, le lien n’est pas consubstantiel, mais il est néanmoins fait. Chez Marx, on trouve certes ci et là, dans Le Capital, des formules qui anticipent les débats à venir, avec le percutant qu’on lui connaît :

Au lieu que la terre soit consciemment et rationnellement traitée comme la propriété perpétuelle et collective, la condition inaliénable d’existence et de reproduction de la série des générations successives, nous avons affaire à une exploitation des forces du sol qui équivaut à un gaspillage […] La grande propriété foncière réduit la population agricole à un minimum, à un chiffre qui baisse constamment, en face d’une population industrielle concentrée dans les grandes villes, et qui s’accroît sans cesse, elle crée ainsi les conditions qui provoquent un hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie ; il s’ensuit un gaspillage des forces du sol, gaspillage que le commerce transfère bien au-delà des frontières du pays considéré.[5]

[La production capitaliste en agriculture] « trouble encore la circulation matérielle entre l’homme et la nature, en rendant de plus en plus difficile la restitution de ses éléments de fertilité, des ingrédients chimiques qui lui sont enlevés et usés sous formes d’aliments, de vêtements, etc. […] En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès, non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité.[6]

Les résidus de la consommation sont de la plus grande importance pour l’agriculture. Leur utilisation donne lieu, en économie capitaliste, à un gaspillage colossal : à Londres par exemple, on n’a trouvé rien de mieux à faire de l’engrais provenant de quatre millions et demi d’hommes que de s’en servir pour empester, à frais énormes, la Tamise.[7]

Ces réflexions sont loin d’être anodines, et on peut souligner le terme « métabolisme social », que les théoriciens de l’écologie politique ne récuseraient sans doute pas, ainsi que la perspicacité de la remarque sur la diffusion mondiale des nuisances, mais elles n’ont pas été développées, et elles ne font pas le poids face à ce que Marx écrivit dans sa préface à l’Introduction à la Critique de l’économie politique, un des rares textes dans lequel il synthétise sa démarche :

À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale.

Autrement dit, la fin du capitalisme (prévisible pour Marx) sera à l’ordre du jour lorsque les rapports de production capitalistes deviendront une entrave pour le développement des forces productives, ce qui revient à imaginer un mode de production capable de faire mieux, et même de faire plus, que le capitalisme.

Le productivisme a fait son temps

Si l’on souhaite ne pas s’en tenir à des énoncés théoriques, on préférera alors se référer à des politiques concrètes. Les frères ennemis de la gauche ont partagé cette vision productiviste : côté social-démocrate, à partir d’une approche « intérieure » au capitalisme, les plus beaux succès étant ceux des Trente Glorieuses de l’après-guerre, où l’expansion capitaliste fut suffisante pour permettre que la classe ouvrière en touche aussi des dividendes (c’est ce qu’on a appelé le compromis social-démocrate, mais la colonisation et le pillage du Tiers Monde n’étaient pas pour rien dans cette expansion). Et côté socialisme « réellement existant » (autoproclamé), dans les démocraties populaires gérées par les partis communistes au pouvoir, l’objectif, formalisé par Khrouchtchev, mais bien présent déjà sous Staline, était de rattraper les États-Unis, de l’extérieur, en quelque sorte. Il est sans doute vain d’évoquer la Chine, où les références à Marx ne sont plus que génétiques, dans le meilleur des cas, mais où l’objectif de dépassement des États-Unis est une réalité forte, depuis Deng Xiaoping.

Il n’empêche que la finitude de nos ressources matérielles sur cette Terre est tout sauf un fantasme de nostalgiques du paradis perdu. L’irrationalité est du côté de ceux qui nient ce fait, pour parler comme les pourfendeurs de fake news. Que notre Terre soit finie, chacun le sait, les marins de Magellan en ont d’ailleurs fait le tour. L’infini, ça ne vaut que pour le cosmos, et encore, ça se discute. Le déni se situe à un autre niveau : une fois les ressources habituelles épuisées, on trouvera bien le moyen de procéder autrement et de s’en procurer d’autres. Qui ça, on ? Les scientifiques, pardi ! Ceux-ci ont beau ne l’avoir jamais prétendu, qu’à cela ne tienne… Étonnant que les performances virtuelles de nos sciences et technologies fassent l’objet d’une pure croyance : savants, donnez-nous notre énergie quotidienne. Curieux retournement, opéré contre certains des acquis solides de cette même science, comme les deux principes de la thermodynamique, celui qui énonce la conservation de l’énergie, et celui qui en prédit la dégradation sous l’effet du lissage des inhomogénéités… Chassez l’irrationnel, il revient au galop !

En l’occurrence, et malgré ses errances multiples, Latour a raison quand il écrit que « tout se passe en effet comme si une partie importante des classes dirigeantes était arrivée à la conclusion qu’il n’y aurait plus assez de place sur terre pour elles et pour le reste de ses habitants. » Les murs contemporains en témoignent, de la frontière mexicaine à celui érigé le long de la ligne verte censée pérenniser le ghetto où sont enfermés les Palestiniens, et les barrages marins ne sont pas en reste, comme celui sur lequel veille Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, créée en 2004 « pour aider les États membres de l’UE et les pays associés à l’espace Schengen à protéger les frontières extérieures de l’espace de libre circulation de l’UE ».

Nous voici de retour à la case départ, et à l’actualité du clivage gauche/droite : le critère que je propose (est de gauche celle ou celui qui identifie l’intérêt général à celui des dominés) fait pleinement sens, en particulier pour s’y retrouver dans cette problématique réputée purement écologique, souvent renvoyée au-delà du clivage gauche/droite, lui-même décrété obsolète. Face à l’épuisement des ressources naturelles, le déni n’est souvent qu’un paravent destiné à masquer l’érection de forteresses abritant une nouvelle espèce protégée, les dominants du capitalisme mondialisé, quitte à en payer le prix en guerres meurtrières. Ce déni est de droite, contrairement aux programmes politiques qui prônent un autre mode de production et de consommation des richesses – bâti sur la solidarité entre tous les Sapiens. La clarté n’est pas étrangère à cette opposition, qui n’a que peu de choses à voir avec l’amour de la nature…

Cela dit, en plaçant la question sociale au centre de gravité de la faille qui fracture nos sociétés, en faisant de l’opposition de classe la question centrale, on est amené à admettre sans trouble majeur que les enjeux en soient changeants, que les lignes de démarcation soient mouvantes, d’autant plus que les tentatives de cerner les classes sociales sur un mode taxinomique, comme pour le classement des espèces vivantes, ont fait la preuve de leur inanité : comme les forces chez Newton, qui avait compris qu’elles allaient toujours par paires, les classes ne se laissent appréhender que dans leur opposition, l’une par rapport à l’autre.

La variabilité qui affecte les thèmes d’affrontement n’est pas une exclusivité des confrontations politiques. On peut en trouver un bel exemple d’ordre philosophique, puisé dans les développements de la cosmologie. L’univers a-t-il une histoire ? Traditionnellement, les grands récits religieux se sont réservé le monopole de la réponse, élaborée en imaginant une phase initiale d’apparition de l’univers, façonné plus ou moins volontairement par un créateur omnipotent, suivie d’une longue période de fonctionnement en régime stationnaire, dans laquelle nous nous trouvons toujours, et où les choses sont ce qu’elles sont, depuis la création. Les progrès de l’astronomie et de la physique ont permis aux scientifiques de mettre un pied dans ces récits, en provoquant pas mal de tumulte, dont Galilée et quelques autres eurent à payer le prix. Ces interventions se firent de plus en plus systématiques, pour déboucher au début du xixe siècle sur le point de vue d’un Laplace (« Dieu est une hypothèse inutile »), qui envoyait aux oubliettes le mythe de la création, au prix d’une accentuation sans équivoque du caractère stationnaire de l’univers – qui n’avait donc pas d’histoire. La suite fait apparaître un renversement complet, et déboussolant : les progrès de l’astrophysique au xxe siècle ont validé l’idée exactement opposée, avec la découverte des galaxies, l’expansion de l’univers, le Big Bang, la nucléosynthèse et l’histoire de la formation des noyaux atomiques, etc. – l’univers a une histoire, aussi riche que celle des espèces vivantes. Les matérialistes, qui nourrissent leurs conceptions des acquis scientifiques, sont ainsi passés en un peu plus d’un siècle d’une négation de cette histoire, basée sur le rejet des mythes religieux, à une affirmation forte du caractère évolutif de l’univers. Au point que les théologiens font leurs choux gras de ce retournement – certains allant jusqu’à tenter d’instrumentaliser l’astrophysique dans leur entreprise de relecture des mythes…

Mon détour final par une controverse philosophico-scientifique sera peut-être perçu comme hors de propos, mais il ne l’est pas. Les débats politiques, comme les disputes philosophiques, sont en quelque sorte corsetés par les avancées des connaissances, en particulier par les progrès des sciences, et par les bouleversements sociaux. Il peut se faire qu’une avancée décisive mette fin à un affrontement – en tranchant, ou en le vidant de son sens. Laplace n’était pas moins rationnel que Georges Lemaître, mais de 1805 à 1930, la connaissance de l’univers s’est considérablement enrichie, au point de renverser les termes du débat antérieur. En politique, les oppositions décisives séparent les constructeurs de ghettos fortifiés des partisans d’une société égalitaire et accueillante à tous. Sur ce terrain aussi, une question peut acquérir une importance inédite, une pertinence inattendue, et chambouler les termes d’un débat – exemple, le réchauffement climatique. Cela ne met pas fin aux combats pour l’égalité.


Notes

  1. Patrice Dartevelle, « Le postmodernisme à l’assaut des Lumières », Newsletter de l’ABA, n° 31, déc. 2020. ↑
  2. J’ai relevé ce paradoxe dans « Fiction et fake news : depuis toujours et à jamais ? », Newsletter 29, juin 2020. ↑
  3. Je vise une définition « moderne », pas celle qui remonte aux affrontements au sein de la Constituante française de 1789. ↑
  4. Et dans cet etc., on peut évidemment inclure la liberté d’expression, sans extrapolation abusive. ↑
  5. Karl Marx, Le Capital, Éditions Sociales, Paris, 1976, Livre III, p. 735. ↑
  6. Ibid., Livre I, p. 360. ↑
  7. Ibid., Livre III, p. 111. ↑
Tags : clivage gauche/droite colonialisme féminisme postmodernisme productivisme progrès

L’héritage des Lumières.
Une succession après inventaire

Posté le 16 juillet 2017 Par ABA Publié dans Croyances Laisser un commentaire
Emmanuel Kant

Emmanuel Kant

Patrice Dartevelle

La question de l’actualité des Lumières, de la pertinence d’un retour aux Lumières n’est pas véritablement neuve, celle de l’obsolescence de ses principes va de pair.

Sur ce dernier aspect, la naïveté scientiste, les massacres des deux guerres mondiales, provenant de surcroît des trois ou quatre grands pays réputés les plus civilisés, ont dû logiquement ouvrir les yeux des plus confiants. C’est généralement le cas. Mais aujourd’hui beaucoup vont bien au-delà dans la critique de la science, même si sporadiquement on entend encore de péremptoires affirmations positivistes.

Je suis pour ma part quelque peu circonspect.

Comme le dit Paul Veyne «ne pouvant croire à bien des choses, on les ignore pour conserver sa foi et la chaleur qu’elle donne au cœur »[1]. C’est également mon sentiment spontané et quand on me parle de « retour aux fondamentaux », je peux difficilement m’empêcher de voir là autre chose que le refus de prendre en considération des faits qui vous donnent mille fois tort.

Plusieurs publications récentes montrent l’actualité du questionnement sur les Lumières.

En mai-juin 2016, L’Obs sort un hors-série sur le sujet[2], en février-mars 2017, Philosophie Magazine lui emboîte le pas[3]. Sans parler des Lumières dans son titre, Le Magazine littéraire de septembre 2016 publie un dossier sur un sujet lié, intitulé « Pourquoi les religions reviennent »[4]. On y voit une différence de tonalité avec ceux des magazines cités auparavant : « Les Lumières, un héritage en péril » ou « Les Lumières face au retour de l’obscurantisme ». Pour faire bonne mesure, le philosophe français souvent vu comme le plus rationaliste, Jacques Bouveresse, publie au début de 2017 un opuscule intitulé Le mythe moderne du progrès[5].

Du côté des hommes politiques, la problématique est également présente, évidemment en des sens divers.

Dans son dernier discours présidentiel, le 10 janvier 2017, le président Obama déclare :

C’est cet aspect, né des Lumières, qui a fait de nous une puissance économique. […] C’est cet esprit – une foi dans la raison, dans l’entreprise, et dans la primauté du droit sur la force – qui nous a permis de résister aux leurres du fascisme et de la tyrannie pendant la Grande Dépression, et de construire après la Seconde Guerre mondiale […]un ordre pas seulement fondé sur la puissance militaire ou des affiliations nationales, mais sur une série de principes : l’État de droit, les droits humains, les libertés de religion, d’expression et de réunion, l’indépendance de la presse[6].

Moins d’un mois après, le conseiller du nouveau président américain, Steve Bannon, formule un espoir inverse et dit à un responsable français, avant de lui demander s’il a lu Charles Maurras : « Nous sommes à la fin des Lumières »[7].

Qu’est-ce que les Lumières ?

Pour voir où sont les problèmes, il faut d’abord définir les Lumières. La définition qu’en donne Kant en 1784 en réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » posée par une revue berlinoise est peut-être la meilleure comme synthèse. Pour Kant « Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de son état de minorité ».

Dans son discours, Barack Obama liste une série de thèmes. L’essentiel est dans la raison, la valorisation de la science, la foi (le mot est significatif) en le progrès (qu’il reste à définir). Il faut y ajouter la liberté d’expression, la démocratie et le souci du bonheur de l’humanité, venu de la Cons-titution américaine. À cela s’ajoute la lutte contre l’adversaire le plus durable : la religion. Tous ces thèmes sont associés et la philosophie des Lumières porte sur un ensemble lié et structuré. Des progrès de la raison et de la science, on déduit la critique de la religion jusqu’à sa disparition.

La matière est vaste et je n’aborderai pas la question de la démocratie ni celle de l’universalité des droits de l’homme ni quelques autres, malgré leur importance.

Les religions, la liberté d’expression et le droit

Les dernières années du XXe siècle auraient dû voir un accroissement de la liberté d’expression du fait de l’effritement des Églises traditionnelles. Celui-ci s’est produit mais paradoxalement la liberté de religion et d’expression a suivi le même chemin, menée par des groupes constitués, on peut dire péjorativement des officines, très souvent sur base religieuse ouverte ou camouflée pour revendiquer différentes formes de censure, domaine passé comme d’autres de l’État aux mains du privé.

Le résultat, dans lequel la religion n’occupe qu’une part, est, comme l’explique le juriste Emmanuel Pierrat qu’on a dû constituer au Tribunal de Paris une chambre réservée aux questions de presse[8].

Le professeur de droit des Églises de l’Université catholique de Louvain, Louis-Léon Christians, ne peut que constater

De 1950 à 1993, la Cour européenne des Droits de l’Homme n’avait prononcé qu’un seul arrêt véritable en matière de liberté des religions. Depuis lors, en moitié moins de temps, la Cour a prononcé plus de 250 arrêts au sens strict et rendu près de 500 décisions en matière religieuse. La cadence de la Cour en cette matière ne cesse d’augmenter, plusieurs décisions étant rendues chaque mois dorénavant[9].

Le moins qu’on puisse dire est que la religion est là. Si l’étouffante pression cléricale et sociale n’est plus, les tribunaux ont pris le relais. Confiner la religion au domaine privé est donc un mirage qui s’est éloigné.

Le retour du religieux ?

La question de l’échec des Lumières face aux religions et du retour du religieux ou des religions est l’un des leitmotive de la dénonciation d’un courant qui se serait illusionné.

En nous limitant essentiellement aux sources annoncées en tête de ce texte, on voit un tir groupé, parfois attendu, parfois surprenant. Si la célèbre phrase attribuée à Malraux nous est épargnée, derrière la dénonciation des Lumières (sauf Voltaire, sauf Rousseau) pour leur négation de la religion, la question du retour de la religion est tapie dans l’ombre des critiques.

Dans son introduction au hors-série de L’Obs, la directrice de la rédaction, Aude Lancelin, n’y va pas par quatre chemins. Pour elle, l’esprit des Lumières a même engendré un « nouvel obscurantisme » dans la mesure où il nous a rendus incapables de comprendre le fondamentalisme islamique :

à force de considérer que nous sommes la lumière et que tout qui n’embrasse pas nos convictions relève de la barbarie, nous n’aurons eu de cesse de rendre toujours plus indécelable, toujours plus incompréhensible donc, le retour en force du fondamentalisme religieux partout à travers le monde […] Favorisé par les Lumières, ce grand mouvement de déspiritualisation rend l’homme contemporain impuissant et sidéré face à un retour de la foi virulent qui lui semble inexplicable.

L’affirmation est vraie mais ne peut rien contre les Lumières.

Il est effectivement vrai que l’éloignement de la religion chez les Européens leur rend difficile la compréhension d’éléments d’autrefois ou d’ailleurs. C’est à mon sens la cause principale du curieux comportement de judiciarisation des sectes chez beaucoup d’incroyants.

Mais Aude Lancelin veut en arriver à l’une de ses principales conclusions (l’autre est mondialiste, les Lumières nous empêchent d’admirer l’irrationalisme du reste du monde devant lequel il nous faudrait sans doute nous incliner) à savoir que Rousseau et Voltaire avaient eux bien compris qu’aucune société n’était vouée à se maintenir longtemps sans une forme ou une autre de religion, postulat qu’elle n’a démontré nulle part ailleurs.

Mona Ozouf aussi déplore que « L’ordre politique des Lumières s’est vite montré incapable de fournir aux citoyens le secours spirituel d’une croyance commune.»[10]

Si elle voit que la religion de jeunes radicalisés « flatte les bas instincts et les pulsions mortifères », elle considère qu’elle « constitue une réponse à la honte » et adresse le reproche aux Lumières qu’elles « ont décrété que la religion est archaïque, or elle est toujours vivante »[11]. Sous la réserve du cas des jeunes radicalisés et ceux de petits groupes, c’est faux. La religion n’est plus vivante en Europe de l’Ouest et là où elle joue encore un rôle structurant, elle ne peut guère se vanter de l’état de déréliction des pays où cela se produit.

Un intervenant au moins, ne se cache pas, le philosophe Jean-Luc Nancy[12]. Il cite Kant, pour qui la pulsion de la raison finit nécessairement par l’amener vers ce que la raison pure ne saurait expliquer, vers « l’inconditionné ». Il invoque le sublime, évidemment non-rationnel en esthétique, et reproche aux Lumières de s’être tues sur la question de la mort, qui serait le grand impensé des Lumières. De fait, les Lumières n’ont pas inventé de roman consolateur sur notre condition de mortel …

Mais la critique des Lumières a chez Nancy la fonction principale de retrouver sous une forme certes modifiée la foi chrétienne dans ce qu’elle a d’essentiel, à son sens. Sa vision n’a rien à voir avec le dogmatisme d’autrefois, sous peine du ridicule. Le problème chez lui, comme chez d’autres, est même là. On tue l’Église et la religion pour faire vivre un irrationalisme mystique, avec tout ce que cela comporte de flou, de subjectif, d’affirmation gratuite. Pour J-L Nancy, il faut « déclore la fermeture entre raison et non-raison » et passer à la voie de l’adoration. Nancy se dit fasciné « par la révolution de la pensée opérée par le christianisme, qui a su […] apporter une consolation, un sens, à des hommes que les religions antiques ne suffisaient plus à apaiser. » Cette adoration serait « ce qui reste du christianisme une fois qu’on a gommé tous ses aspects religieux et théologiques » et il faut le prendre dans sa dimension amoureuse. « Adorer, c’est être dans ce monde mais, selon un certain esprit, c’est apprendre à accepter l’infinité du sens ». Pour lui « la puissance du geste spirituel que ce Grec-juif [Jésus] a inauguré est intacte ». Pour moi, c’est pure foi incommunicable et passablement logomachique.

Je suis incapable de voir là quoi que ce soit de convaincant. Jésus ne sera jamais Platon, Aristote ou évidemment Épicure.

On peut aussi ajouter ceux qui pensent qu’il n’y a pas de retour de la religion parce qu’elle n’est jamais partie et que les idées ou valeurs modernes ne sont que les religieuses dûment sécularisées.

C’est assez l’idée de Vincent Delecroix, dans le dossier du Magazine littéraire, pourtant triomphalement intitulé « Pourquoi les religions reviennent »[13].

Il voue aux gémonies la thèse « moderne » selon laquelle le progrès de la science force la religion à se retirer, jusqu’à sa disparition, fondée sur l’incompatibilité entre science et religion : « Comme si les croyants étaient des idiots, des névrosés ou des enfants, et à tout le moins des pauvres. Comme si, aussi, l’on continuait de regarder la croyance religieuse comme un résidu qui ne subsiste qu’en vertu de zones non explorées par la science, d’un retard technologique ou d’une certaine primitivité des mœurs politiques ». Certes, V. Delecroix ne peut nier le retrait de la religion mais celui-ci, dit-il, s’accompagne de métamorphoses.

Il paraît se rallier à Gianni Vattimo, c’est-à-dire à une « hyper modernité antimétaphysique, où toutes les idoles se voient déconstruites au profit d’une ère de l’interprétation généralisée, comme un christianisme réalisé ».

L’accrochage au christianisme me semble bizarre mais ce maintien ne me rassure pas. Les formules creuses servent à une chose effective : rejeter le rationalisme, le matérialisme philosophique au profit de cauchemars (pour moi) théologico-métaphysiques.

Ce qui doit être pris en considération, c’est que comme le montrent tous les sondages, le recul considérable des religions traditionnelles jusqu’à l’effondrement, si on prend comme critère l’assistance à la messe dominicale, ne profite pas massivement à l’athéisme mais bien à une catégorie de « non religieux » difficile à cerner ou de personnes qui tout en ne se reconnaissant pas dans un Dieu personnel, estiment qu’il y a « quelque part quelque chose d’autre ». Mais ces « spirituels » peuvent professer un irrationalisme qui peut aller jusqu’à un mysticisme personnel. Il n’y a pas là d’argument en soi nouveau contre la position des Lumières[14].

Autre argument sur le retour du religieux, le fondamentalisme musulman. Je ne partage pas forcément le point de vue d’Olivier Roy dans la querelle qui l’oppose à Gilles Kepel sur l’interprétation du fondamentalisme musulman, spécialement en Europe mais sa position ici me paraît de bon sens, du moins pour la part de son argumentation qui intéresse directement mon propos[15].

Il rappelle l’évidence :

En Occident, le sécularisme a gagné la partie. Au début du XXe siècle, les États ont une fois pour toutes la lutte pour le pouvoir politique qui les opposait aux Églises depuis le Moyen Âge […] et depuis cette victoire […], le sécularisme a triomphé dans le domaine sociologique et culturel […].

D’où vient alors l’impression d’un retour du religieux ? De fait, jamais depuis un siècle, admet-il, les tensions et les violences liées au religieux n’ont été aussi vives. C’est un fait depuis trente ou quarante ans. Mais O. Roy a raison de dire que la cause n’est en rien un retour, une remontée des Églises et des religions d’avant, celles-ci sont en crise. Les mouvements religieux qui ont l’air de fonctionner sont nouveaux : le salafisme est un mouvement nouveau. Les Frères musulmans naissent en 1928. C’est la naissance d’Israël qui les dope mais en 1954, Nasser peut encore en rire publiquement à gorge déployée.
YouTube a rendu célèbre son intervention. Les charismatiques sont récents au sein du christianisme.

Nous trouvons ces nouveaux religieux très visibles parce que les soutanes ont disparu de nos rues et qu’inversement les groupes minoritaires radicaux ont tous bien vu que se doter d’un habit particulier donnait de la visibilité, de l’unité interne, que ce soient les fondamentalistes musulmans ou les Loubavitch juifs. Il faut aussi avouer que les idées se répandent dans des milieux modestes, des quartiers-ghettos que l’européen classique ne connaît pas. L’idée d’un retour des fondamentalistes est parfois gonflée par le fait que la déchristianisation a laissé les Églises au seul clan conservateur, compétent coupé de la modernité[16]. O. Roy insiste – et je partage son avis – sur le rôle d’une récente évolution ou révolution culturelle que je pourrais qualifier de « mai 1968 ». Si les Lumières ont mis l’homme et ses droits au centre de tout, mai ’68 et son temps ont étendu cet individualisme au désir, ce qui a bouleversé les conceptions de la famille, de la vie sexuelle, etc. Des croyants qui n’étaient pas initialement fermés à la modernité y ont vu une transgression du sacré religieux. On dit Benoît XVI représentatif de ce demi-tour.

Si au total, en matière de religion, les fondements des Lumières ne sont pas contestés par des arguments nouveaux et convaincants comme on essaie souvent de nous le faire croire, la méprise est de taille sur l’évolution de l’esprit humain et les attitudes à prendre par les rationalistes auraient dû être reconsidérées depuis longtemps. La source de la difficulté réside sans doute pour une grande partie dans l’évolution des esprits vis-à-vis de la science et du progrès.

Le progrès

Ces deux domaines constituent en fait le principal centre d’attaque contre l’idéologie des Lumières.

Encore faut-il distinguer le progrès lui-même et la croyance en le progrès ou le mythe du progrès. En outre, le lien est ici très fort avec la raison et la science.

Il faut l’admettre, il y a eu une religion du progrès.

Son premier théoricien (ou prédicateur diront certains) est sans doute Condorcet dans L’esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain de 1793. Pour lui, le progrès est indéfini. Il prophétise qu’« il arrivera ce moment où le soleil n’éclairera plus que les hommes libres, ne connaissant d’autre maître que leur raison. »[17]

Ernest Renan, sur ton authentiquement mystique, écrit en 1890 : « … le but de la société est la plus grande perfection possible de tous, et le bien-être n’a de valeur qu’en tant qu’il est dans une certaine mesure la condition indispensable de la perfection intellectuelle … [l’État] est une machine de progrès. Tout sacrifice de l’individu … est permis pour atténuer cette fin ; car, dans ce cas, le sacrifice n’est pas fait à la jouissance d’un autre, il est fait à la société tout entière. C’est l’idée du sacrifice antique, l’homme pour la nation. »[18]

Il n’est pas bien difficile dans ces conditions de justifier les souffrances des travailleurs pour développer la production.

Fait remarquable et rare : la justification du progrès ne réside pas dans les améliorations matérielles. Le vrai but est la perfection intellectuelle. Il y a chez Renan une foi aveugle en le progrès comme but et sens de l’histoire. La Révolution française n’est pas légitime parce qu’elle s’est accomplie : mais elle s’est accomplie parce qu’elle était légitime. Le droit c’est le progrès de l’humanité : il n’y a pas de droit contre ce progrès, le progrès suffit à tout légitimer »[19]

Le mythe moderne (comprenez d’avant le post moderne) est bien cela : « Pas seulement des progrès hasardeux ou des progrès dépendant de la bonne volonté des hommes, mais des progrès illimités et éternels : le progrès comme quelque chose de naturel et nécessaire », comme le définit le philosophe finlandais Georg Henrik von Wright, né en 1916, dans un ouvrage qui est l’une des bases de celui de J. Bouveresse.[20]

Certes des critiques de type philosophique ont toujours été formulées par des conservateurs, des nostalgiques de la civilisation agraire d’avant la révolution industrielle. Wittgenstein les prolonge, bien que plutôt homme de gauche. Il admettra lui-même qu’il était « un être humain qui était fait pour vivre dans l’ancien environnement.»[21]

En fait, les arguments contre le progrès et le mythe d’un progrès infini sont résumés par von Wright : l’espèce humaine est soumise à la même précarité et la caducité comme les autres espèces, rien ne garantit que la forme industrielle de la production soit biologiquement adaptée à l’être humain, rien ne garantit que l’être humain soit encore capable de s’adapter à un environnement qu’il a contribué à transformer et continue de transformer de façon aussi spectaculaire et aussi rapide.[22]

Mais ce sont les massacres de la Grande Guerre qui vont aiguiser les critiques. Les plus virulentes venant de l’École de Francfort, liée à la gauche politique, vont apparaître dès les années ’30 et seront théorisées en 1944 et en 1947 par Adorno et Horkheimer dans
La dialectique de la Raison, véritable réquisitoire contre la raison :

À présent que la science nous a aidés à surmonter la terreur de l’inconnu dans la nature, nous voilà esclaves des contraintes de notre propre création sur notre vie en société. Pressés d’agir de manière indépendante, nous implorons qu’on nous fournisse des modèles, des systèmes et des autorités. Si par Lumières et progrès intellectuels nous voulons dire libérer l’homme de la croyance superstitieuse en des forces mauvaises, aux démons et aux fées, au destin aveugle, bref, l’émanciper de toute peur, alors la dénonciation de ce qui est communément appelé raison est le plus grand service que la raison puisse rendre.[23]

La charge est radicale. On remarquera l’emploi final, peut être ambigu de « raison ». Obsédée par les moyens, la rationalité ne se préoccupe pas des principes et des fins.

L’argument est le même chez von Wright, mais sous une forme plus nuancée : s’il n’est donc pas question de contester que des progrès divers puissent et doivent être réalisés dans de nombreux domaines, il s’agit de « dissiper le brouillard qui plane sur la notion de « progrès », de récupérer la prétention qu’a le moyen lui-même de se transformer en un but, alors que le but supposé reste, pour l’essentiel, indéfini et le devient de plus en plus. »

Avec la Seconde Guerre mondiale, certains vont désigner la science comme la vraie coupable des camps d’extermination auxquels on a assimilé la bombe d’Hiroshima.

Il y a un problème qu’on ne peut nier. Les développements de la science ont augmenté sa puissance et maîtriser celle-ci ne peut plus être un aspect accessoire de la science. Il faut aussi prendre conscience que Tchernobyl en 1986 et Fukushima en 2010 ont fait perdre de sa validité à l’opposition entre le « bon » atome, civil et le « mauvais » atome, militaire.

Pourtant dans cette critique de la science, il y a selon moi une part d’inexactitude, d’à peu près et de romantisme. Ce dernier est typique d’intellectuels, de gauche comme de droite, très éloignés de ce qui a été la révolution industrielle.

Pour ce qui est de l’arme atomique, le caractère unique des bombes qui anéantissent Hiroshima et Nagasaki a un aspect scientifique. Mais le bombardement de Dresde a fait un nombre de morts comparable. Les deux avaient en commun, avec les bombardements allemands de l’Angleterre un peu plus tôt, de viser fondamentalement des civils. C’était un choix posé par des responsables civils, qui ont utilisé d’une certaine manière les possibilités qui leur étaient offertes.

La dénonciation des contraintes de l’industrie, de la science et des techniques me semble un romantisme par excellence. Dès le début de la révolution industrielle, ces contraintes ont été considérables mais ce qu’il y a de plus pénible en elles s’est sensiblement adouci. J’ai le clair souvenir que quand les mines fonctionnaient encore en Wallonie, dans les années 1950, bien rares étaient les jours où la presse régionale ne mentionnait pas un accident dans l’un ou l’autre charbonnage, avec toujours des blessés et, plusieurs fois par semaine, quelques morts. Le confort amélioré dont nous jouissons en Occident a un prix, payé essentiellement par les travailleurs pauvres. Nous avons tous préféré ce progrès rapide et il y a de l’hypocrisie à se lamenter sur les contraintes.

J. Baubérot voit juste, la crise du progrès est une crise de la réussite[24] mais les deux mots sont présents, réussite et crise.

La foi en le progrès existe certes encore[25] mais on voit bien que son affirmation est plutôt discrète alors que la plupart tirent profit de ses avancées.

Et parfois, dans des domaines essentiels, on n’hésite, dans l’ambiance actuelle, à manifester par le même acte son désir de la science et la jouissance de ses bienfaits.

Puisque les maladies contagieuses sont (presque) éradiquées, on refuse le vaccin, même parmi le personnel médical[26]. Mais dans d’autres cas, il s’agit d’hostilité à la science. Si Bill Gates s’est donné la peine de parler au nouveau président Trump de la question du refus de vaccination, c’est bien parce que c’était nécessaire … Lui sait que l’hypothèse du lien avec l’autisme vient d’une étude réfutée depuis vingt ans[27].

Les limites de la science

Curieusement, on s’interroge beaucoup moins sur des blocages, des incertitudes de fait qui sont pourtant de plus en plus évidentes.

Peu se soucient d’un phénomène particulièrement préoccupant pour le progrès, l’effondrement de la hausse de la productivité. Celle-ci progressait de 3 % par an entre 1947 et 1973, soit pendant les Trente glorieuses. Elle est tombée à 1,5 % entre 1974 et 1995. Depuis 2010, elle n’est plus que de 0,20 %. Inutile de dire, par exemple, qu’à ce compte, maintenir les salaires en cas de réduction du temps de travail, veut dire payer en monnaie de singe.

Les bienfaits éventuels du numérique sur la productivité ne sont pas perceptibles. Les spécialistes se posent des questions sur leurs indicateurs mais jusqu’à présent, ils ne voient pas la faille.[28] Le prix Nobel d’économie 2006 Edmund Phelps confirme ces données et en donne une interprétation aussi inquiétante[29]. Le commissaire général de France Stratégie (ex-Commissariat général au Plan), l’économiste Jean Pisani-Ferry, fait le même constat. Mais, à l’échéance de dix ans, il espère un changement (« de bonnes surprises ») car il ne croit pas « à l’épuisement du progrès technique ».

La foi semble plus sûre que la raison…[30]

Plus préoccupantes peut-être, les difficultés de l’industrie pharmaceutique sont révélatrices d’un problème gênant pour qui croit au caractère infini du progrès.

Si les montants nécessaires à la mise au point et au développement d’une molécule réellement nouvelle ont grimpé en flèche et atteignent des sommets, c’est parce que c’est de plus en plus difficile d’y arriver. Il faut aujourd’hui 3 milliards pour une nouvelle molécule, soit un doublement en peu d’année. Ce prix est certes conventionnel (la molécule commercialisable doit supporter le coût des échecs dans la recherche d’autres molécules)[31]. Quand la directrice d’un des plus grands groupes pharmaceutiques mondiaux se voit encensée parce que grâce à elle, la firme a réussi pour la première fois après neuf ans à mettre sur le marché un médicament nouveau[32], il faut conclure que cette partie de la science a un problème de fond.

Ce n’est pas généralisable mais n’oublions pas que la dernière des six expéditions humaines sur la lune a eu lieu en 1972. Certes ces voyages avaient plus un but symbolique – la victoire sur l’URSS – qu’un réel intérêt scientifique.

Il faut aussi probablement accepter la finitude de l’espèce humaine.

Le record d’espérance de vie – 122 ans – a été atteint en 1997 et n’a pas été dépassé en vingt ans. Même si des motifs particuliers sont en cause, l’espérance de vie a diminué aux États-Unis, pour la première fois à l’époque contemporaine, entre 2014 et 2015. On va sans doute continuer à mourir plus tard mais sans dépasser les maximums atteints.

Il en va de même pour la taille de l’homme. Dans les pays habitués aux plus hautes tailles, notamment aux Pays-Bas, la taille des jeunes de 20 ans n’a plus augmenté depuis une décennie et la taille moyenne des humains les plus grands (1,83 pour les hommes et 1,71 pour les femmes aux Pays-Bas) ne devrait plus augmenter. Il est vrai que la progression de la taille humaine n’est pas linéaire (elle a baissé du néolithique au XVIIIe siècle).

Les performances sportives, qui sont faciles à vérifier depuis longtemps pour ce qui est des records, plafonnent également.

Les deux derniers records du saut en longueur remontent à 1968 et 1991, celui du saut en hauteur de 1993. En athlétisme, 64 % des épreuves plafonnent.

Et, cerise sur le gâteau, les tests d’intelligence commencent à enregistrer des reculs. Certes la définition de l’intelligence n’est pas univoque mais nous n’avons rien changé d’important aux tests depuis longtemps.

Le quotient intellectuel moyen de la population avait augmenté durant tout le XXe siècle mais depuis quelques décennies, les choses tournent autrement. Entre 1996 et 2002, le QI des recrues de l’armée norvégienne a baissé de 0,38 points, résultat confirmé dans sept autres pays européens. Il n’est pas impossible que des facteurs environnementaux (les effets de la production chimique sur la fonction thyroïdienne) jouent.[33]

Bref, sur le progrès infini des progrès scientifiques, la question n’est pas close mais… j’ai des doutes.

Retourner aux Lumières ?

Sur la valeur des Lumières pour nous, les opinions divergent donc. J’en ai rapporté plusieurs qui sont défavorables comme celles de Jean-Luc Nancy. Élisabeth de Fontenay, philosophe, préfacière de Lucrèce et auteur d’un livre sur Diderot, est très négative. Elle n’accepte au fond que la laïcité et la démocratie (on dit en France : la République) comme héritage des Lumières et ne jure que par la philosophie allemande postérieure comme source d’une représentation dialectique; « Pour autant qu’on ne la laisse pas confisquer par Dieu ou la loi morale », la transcendance ne lui est pas étrangère[34].

Mona Ozouf n’est pas très enthousiaste : « Tant que nous n’aurons pas su imaginer autre chose, on peut parier que [c’est dire le risque] […] c’est l’héritage des Lumières qui continuera à gouverner le cours de nos pensées » (cf.10, p. 35). L’historien professeur au Collège de France, Daniel Roche, l’est davantage mais reste critique et préfère citer son collègue spécialiste de Montesquieu, Benrekassa : « Aujourd’hui, il faut combattre pour les Lumières sans être victime de leurs illusions. »[35]

Pour s’en tirer, plusieurs, et c’est la ligne dominante, ne voient essentiellement dans la philosophie des Lumières qu’une méthode qui au nom même de la raison, peut servir à la critique même des Lumières;

C’est J. Bouveresse qui est le plus net dans cette voie. Sur le progrès, il rejoint certes Zeev Sternhell qui écrit en 2014 :

Je ne pense pas que le progrès soit un vain mot ou un objectif impossible. Il doit certes être maîtrisé par la raison humaine et utilisé pour le bien de la société[36].

Ce qui au fond veut dire qu’on privilégie la volonté progressiste (le mythe ?) par rapport aux problèmes et qu’on postule comme Sternhell : « Je ne pense pas que le monde tel qu’il est soit le seul possible » mais Sternhell range cette phrase dans ses « illusions progressistes », auxquelles il reste attaché.

Pour Bouveresse, le mythe moderne du progrès « pourrait bien être en train de se transformer en un obstacle le plus sérieux qui s’apparente aujourd’hui au progrès » et il voit bien qu’il y a des maux guérissables mais qu’il ne faut pas oublier ceux qui ne le sont pas, c’est-à-dire le tragique de la vie ».

Professeur de philosophie de l’École polytechnique, Michaël Foessel, dit aussi qu’« il ne s’agit pas d’être fidèle à la « Tradition des Lumières » (une formule qui est à la limite de la contradiction), mais d’essayer de retrouver, dans les conditions du présent, leur impulsion initiale. »[37]

En fait, seule Élisabeth Badinter reste pratiquement inflexible : « La rationalité doit rester l’objectif majeur de l’humanité ». Elle considère que l’École de Francfort fait un mauvais procès aux Lumières.[38]

Seul Bouveresse parle des problèmes écologiques, de la surconsommation de la planète et donne une place certaine à la question. L’univers des philosophes et celui de la presse sont bien cloisonnés.

En conclusion, je dirais que du côté de la religion, je ne vois rien de fondamental dans la critique des Lumières. Je n’ai rien trouvé hors d’essais de replâtrage peu inspirés. Mais reste le fait que la croyance est toujours là.

Pour la raison, la science et le progrès, la situation n’est pas la même.

Il n’est pas nécessaire de trancher toutes les discussions. Il est facile de refuser l’absurdité qu’il y a à relire les Lumières comme d’autres la Bible pour y trouver la solution à des problèmes que les Lumières n’ont pas pu connaître ni même imaginer.

Sur bien des plans, les Lumières restent notre source d’inspiration, parfois très directe. Mais comme je n’ai pas le sens du sacré, je préfère dire qu’il faut affronter par nous-mêmes les questions d’aujourd’hui.

Notes

  1. Paul Veyne, Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas. Souvenirs, Paris, Éditions Albin Michel, 2014, que je cite d’après l’édition en Livre de poche, 2016, p. 110. ↑
  2. L’Obs, Hors-série n° 9, mai-juin 2016, Les Lumières, un héritage en péril, 98 p. ↑
  3. Philosophie Magazine, Hors-série n° 32, février-mars 2017. Les Lumières. Face au retour de l’obscurantisme, 98 p. ↑
  4. Le Magazine littéraire, n° 56, septembre 2016, Pourquoi les religions reviennent, pp. 70-97. ↑
  5. Jacques Bouveresse, Le Mythe moderne du progrès. La critique de Karl Marx, de Robert Musil, de Georges Orwell, de Ludvig Wittgenstein et de Georg Henrik von Wright, Marseille, Éditions Agone / Cent mille signes, 2017, 111 p. ↑
  6. Le Monde du 12 janvier 2017, traduction de Gilles Berton. ↑
  7. Philippe Gélie, Steve Bannon, le « Raspoutine » de Trump, sort de l’ombre, Le Figaro du 9 février 2017. ↑
  8. Emmanuel Pierrat. Vous avez dit liberté d’expression ?, L’Obs, op. cit., pp. 57-59. ↑
  9. Louis-Léon Christians, Les mutations européennes de la liberté de religion. Brèves remarques sur un avenir incertain, in Marc Dandoy [sous la direction de], Ath 1572-1573. Mémoires pour l’Avenir. De la Tolérance vers la Liberté (Études et documents du Cercle royal d’Histoire et d’Archéologie d’Ath et de la région et Musées athois), Tome 27 (2015), pp. 131-136, spécialement p. 133. ↑
  10. Mona Ozouf, Révolution : la faute à Voltaire ?, L’Obs, op.cit, pp. 33-35, spécialement p. 33. ↑
  11. Interview de Kerenn Elkaïm, Le Soir du 22 décembre 2016. ↑
  12. Jean-Luc Nancy, « La raison ne suffit plus », L’Obs, op.cit, pp. 48-51. ↑
  13. Vincent Delecroix, Vous avez dit athée ?, Le Magazine littéraire, op.cit, pp. 93-95. ↑
  14. Sur la question des « non-religieux », des « spirituels », je me suis exprimé dans mon article « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions ? », La Pensée et les Hommes, n° 99 [Francs-Parlers 2015] , 2015, pp. 59-70. ↑
  15. Olivier Roy, « La Laïcité doit réapprendre la tolérance », L’Obs, op.cit, pp. 62-64, le titre visant la partie de l’article dont je ne traite pas. ↑
  16. Un cas assez représentatif de la déconnexion des catholiques fondamentalistes est la destruction en 2011 à Avignon de l’œuvre Piss Christ, d’Andres Serrano, par des fondamentalistes manifestants envoyés par l’évêque du lieu. L’ennui est que Serrano est un artiste chrétien et que l’œuvre visée représente pour lui le scandale de l’Incarnation ! On ne peut mieux affirmer par cette destruction son ignorance totale de la culture contemporaine. ↑
  17. Je le cite d’après Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Le modèle français de laïcité n’existe pas, Paris, Éditions de la Maison de la science de l’homme, 2015, pp. 145. ↑
  18. Ernest Renan, L’avenir de la science. Pensées de 1848, Paris, 1890, p. 378. Je le cite d’après J. Bouveresse, op.cit, p. 73. ↑
  19. Ernest Renan, ibid., p. 381. ↑
  20. Georg Henrik von Wright, Le mythe du progrès, première édition en suédois en 1993, traduction française, Paris, 2000. ↑
  21. D’après O.K. Bouwsma, Wittgenstein-Conversations 1949-1951, que je cite d’après J. Bouveresse, op.cit, p. 63. ↑
  22. D’après J. Bouveresse, op.cit, p. 37. ↑
  23. Je cite d’après Élisabeth de Fontenay, Des usages particuliers de l’universel, L’Obs, op. cit, pp. 54-56, spécialement p. 56. ↑
  24. J. Baubérot, op.cit, p. 143. ↑
  25. Je pense à Michel Serres et à son livre Darwin, Bonaparte et le Samaritain, 2016, voir son interview dans Le Monde des 11-12 septembre 2016. ↑
  26. Cf. Le Soir du 18 janvier 2017. Après un mois de campagne interne au CHU de Liège, on ne dépasse pas les 30 % de vaccinés au sein du personnel. ↑
  27. Le Soir du 23 février 2017. ↑
  28. Voir Marie Charrel, États Unis : la Fed face à une reprise atypique, Le Monde du 26 août 2016 et Patricia Artus et Marie Paule Virard, Croissance zéro, Paris, Fayard, 2015 ↑
  29. Le Monde des 4-5-6 juin 2017. ↑
  30. cf. Le Monde du 17 décembre 2016. ↑
  31. Les données de Vincent Gringoire de l’UCL dans Le Soir du 27 février 2017 et celle de P. Artus, op.cit concordent. ↑
  32. Marcel Linden dans La Libre Belgique du 17 juin 2017. ↑
  33. Je tire ces informations d’un dossier, L’être humain a-t-il atteint ses limites ?, publié dans Le Monde du 4 janvier 2017 par Sandrine Cabut et Nathaniel Herzberg. ↑
  34. Élisabeth de Fontenay, Philosophie Magazine, op.cit, pp. 54-56. ↑
  35. Daniel Roche, « L’intention du débat public », L’Obs, op.cit, pp. 7-9, spécialement p. 9. ↑
  36. J. Bouveresse, op.cit, p. 95. ↑
  37. Michaël Foessel, « Les enfants soldats de la raison », L’Obs, op.cit, pp. 45-47. ↑
  38. Élisabeth Badinter, Reprendre le flambeau, Philosophie Magazine, op.cit, pp. 8-15. ↑
Tags : Lumières progrès rationalisme retour des religions

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