Pierre Gillis
En général, je suis spontanément prudent à l’égard des champions de l’édition planétaire – peut-être un sédiment d’une attitude aristocratique insuffisamment refoulée ? J’ai cependant oublié ces réserves mentales lorsque j’ai lu Sapiens, de l’historien israélien Yuval Noah Harari, qui bouscule bien des idées reçues sur l’histoire de l’humanité. Harari vient de tenter de récidiver ses succès passés en en nous proposant 21 leçons pour le XXIe siècle, chez Albin Michel[1], dans la foulée de ses ouvrages précédents auxquels il se réfère, mais avec un enjeu plus normatif, comme son titre l’indique. Et tant qu’à faire, autant discuter des idées qui ont touché et stimulé un public large, plutôt que de se complaire dans une forme de confidentialité.
Harari revient sur l’idée que le ciment social est fait d’histoires partagées, de fictions communes à des multitudes, et cette grille de lecture l’amène forcément à nous parler des religions, de la vérité, de la laïcité.
Je voudrais commencer par relever un paradoxe qui traverse tout son discours. Sans conteste, Harari se situe dans la cohorte des tenants classiques du progrès, pourtant mis à mal depuis quelques années, si pas des décennies, en particulier par le courant écologiste. Bien que conscient de l’ampleur du défi environnemental qui nous fait face, il est un partisan pas du tout honteux d’une mondialisation heureuse, il suffit par exemple de consulter la tribune qu’il a publiée dans Le Monde[2] et qui s’insurge contre l’idée qu’à la suite de la crise du Covid-19, des mesures puissent être prises qui iraient à l’encontre des dynamiques globalisatrices. Ses livres sont parsemés de réflexions qui comparent nos malheurs modernes à ceux des générations qui nous ont précédés, pour conclure à chaque fois à notre bonheur relatif, au prix, à l’occasion, d’un soupçon de désinvolture, euphémisme offert gracieusement par la rédaction, face à l’explosion des inégalités contemporaines.
Le paradoxe que j’évoquais plus haut concerne la première révolution sociale analysée par Harari, celle qui a transformé les heureux chasseurs-cueilleurs qu’étaient nos ancêtres en malheureux agriculteurs – la pire des catastrophes advenue à l’humanité, selon l’auteur de Sapiens : les heureux fourrageurs (chasseurs-cueilleurs) des anciens temps bénis se condamnent – rien ne les y obligeait – à un labeur pénible, peu adapté à ce que l’évolution naturelle avait fait de leur corps, chronophage, destructeur de leur ancienne et relative sécurité alimentaire. Seule l’espèce Sapiens en tant que telle est sortie gagnante de la Révolution, puisque son explosion démographique lui assure une domination sur la planète, sur les autres espèces animales et sur le paysage, inimaginable jusqu’alors. Mais cette Révolution aliène les Sapiens, elle réduit l’ampleur des connaissances (celles-ci se spécialisent au profit des variétés végétales cultivées, au détriment de tout le reste), et elle leur fait connaître les joies nouvelles de la famine, en cas de mauvaise saison ou de maladie des plantes cultivées, la fin du nomadisme les privant d’aller chercher plus loin ce qui leur aurait fait défaut. L’âge d’or s’offre ainsi un retour en force dans une histoire… sérieuse de l’humanité. À part ça, les tendances lourdes de notre Histoire, relevées par notre essayiste, suivent le fil du progrès des connaissances et des sciences, elles-mêmes indissolublement liées aux progrès de nos architectures sociales – à l’exception notable du clap initial.
Laïcité à l’israélienne ?
L’adhésion aux récits qui nous identifient constitue le liant de nos sociétés. Les récits religieux ne sont pas les seuls à jouer ce rôle, mais la place qu’ils occupent reste énorme. Ce point de vue sur les religions est une pierre de touche de l’athéisme (ce n’est pas Dieu qui a créé les hommes, ce sont les hommes qui ont créé Dieu), dont Harari ne se réclame cependant pas – son souci de se tenir au-dessus de la mêlée n’est pas la moindre de ses coquetteries. N’empêche que ses leçons Religion, Dieu, Laïcité, Ignorance et Post-vérité renouent avec un discours qui, pour n’être pas absolument nouveau, est formulé avec un punch et une distance ironique tels que mon moral parfois fatigué par le sentiment de devoir remplir le tonneau des Danaïdes s’en trouve ragaillardi.
Le terme laïcité, sous la plume d’Harari, embrasse large. On comprend rapidement qu’il n’est pas familier des distinguo que nous avons l’habitude de pratiquer – ou qu’il n’a pas grand-chose à en cirer, entre laïcité à la française ou à la belge, ou encore entre laïcité et athéisme, qui se recouvrent partiellement dans son propos. La leçon « Laïcité » est celle dans laquelle l’auteur s’engage le plus, allant jusqu’à se rapprocher de nous en abandonnant quelque peu le positionnement, qu’il affectionne, d’observateur depuis Sirius. La laïcité est traitée comme un code, un code éthique, idéal inspirant plutôt que réalité sociale, ce qui la situe sur son volet philosophique plutôt que sur son volet politique, que certains États concrétisent, même si les coups de canif dans le contrat de la part de ces États sont indéniables. Les laïques sont crédités de nombreuses qualités : attachés à la vérité, distinguant vérité et croyance, promoteurs de l’essor des sciences, particulièrement compatissants (précisément parce que leur compassion ne leur est pas imposée par un dieu, et donc pas motivée par l’obéissance, mais bien à cause de leur profonde appréciation de la souffrance). L’opposition à l’inceste est justifiée par les nombreuses études psychologiques qui démontrent que « les liens romantiques ne font pas bon ménage avec les liens parentaux » (H 225). Nul besoin d’un interdit divin pour le comprendre ! Le même idéal mis en œuvre dans l’enseignement n’implique « aucun endoctrinement négatif qui apprendrait aux gosses à ne pas croire en Dieu » (H 228), pas plus qu’il n’interdirait les signes d’appartenance religieuse. La laïcité à l’israélienne, en quelque sorte… Question posée au cours de la leçon : Staline était-il laïque ? Ici aussi, le seul fait de poser la question (quand bien même la réponse est-elle négative, « Staline était un prophète de la religion stalinienne, athée mais dogmatique à l’extrême », alors que « Marx était une lumière de la laïcité » (H 229)) donne une idée de l’extension potentiellement attribuée au concept.
Le Dieu du feu de camp et celui du bûcher
Le rôle des religions est appréhendé sous trois modalités : techniques, politiques et identitaires. Aujourd’hui sans intérêt pour les deux premières (contrairement à ce qui fut le cas par le passé), les religions sont très présentes dans le volet identitaire, mais « dans la plupart des cas, elles sont une part majeure du problème plutôt qu’une solution potentielle » (H 146). Illustration à propos de l’agriculture : « un prêtre n’est pas un homme qui sait accomplir la danse de la pluie et mettre fin à la sécheresse, mais un homme qui sait dire pourquoi cette danse a échoué et pourquoi nous devons continuer de croire en notre Dieu quand bien même il paraît sourd à nos prières ». (H 147)
Mais de quel Dieu parle-t-on ? Du Dieu des philosophes, celui dont l’invocation est censée transcender notre méconnaissance du mystère cosmique, ou du législateur de notre monde, celui des croisés et des djihadistes, des inquisiteurs, des misogynes et des homophobes ? Attention au sens donné ici au vocable « législateur » : on pourrait le comprendre comme l’édicteur des lois de la nature, ce qui le renverrait au flou cosmique, mais il répond au contraire au sens plus mesquin de législateur de la mode, de la nourriture, du sexe et de la politique. Harari a décidément l’art de décocher les images qui font mouche : le Dieu des philosophes, c’est celui « dont nous parlons la nuit autour d’un feu de camp quand nous nous demandons quel est le sens de la vie » (H 215), alors que le législateur, c’est celui dont nous parlons « autour d’un bûcher tout en lançant des pierres et des injures sur les hérétiques qui y sont brûlés » (H 216). Cette distinction a une histoire : déjà présente chez Spinoza, elle a été formalisée par Bertrand Russell.
Le glissement du Dieu cosmique vers l’ordonnateur de nos petites pratiques quotidiennes et de nos bonnes mœurs est abusif et donc malhonnête, et c’est précisément la fonction des livres saints d’arrimer solidement l’un à l’autre :
C’est le créateur de l’espace et du temps qui l’aurait composé, mais Il s’est surtout préoccupé de nous éclairer sur d’obscurs rituels du Temple ou tabous alimentaires. […] Pour autant que les chercheurs le sachent, tous ces textes sacrés ont été écrits par un Homo sapiens imaginatif. Ce ne sont que des histoires inventées par nos ancêtres pour légitimer les normes sociales et les structures politiques. (H 216)
Indéniable prise de parti athée, qui ne renvoie cependant pas les religions systématiquement du côté obscur de l’histoire de l’humanité, puisque Harari leur reconnaît, à l’occasion, un rôle ambivalent, et parfois positif dans la moralisation de nos sociétés. Mais la morale n’est pas l’apanage des religions, « la morale est quelque chose de naturel. La morale, c’est réduire la souffrance. » Et les laïques y prennent leur part, et plus qu’un peu.
Des millénaires de post-vérité
Les laïques sont très attachés à la vérité, je l’ai relevé plus haut. On ne sera donc pas surpris de voir aborder le thème de la post-vérité, en vogue chez de nombreux commentateurs de l’actualité. Harari évite d’emblée les simplismes qui ont trop souvent cours, en raillant ceux qui croient repérer un phénomène tout récent dans la foison de contre-vérités qui nous submergent, notamment sur les réseaux sociaux. Il évoque l’histoire politique un peu moins récente, en particulier la dénégation de l’existence du peuple palestinien par les dirigeants successifs de l’État israélien ou de nombreuses déclarations de Poutine, mais prend du recul en rappelant que
Les humains ont toujours vécu à l’âge de la post-vérité. […] Des millénaires durant, ce qui passait pour des « nouvelles » et des « faits » étaient des histoires de miracles, d’anges, de démons et de sorcières, avec des journalistes audacieux qui faisaient des reportages en direct du fin fond des enfers. […] Quand un millier de gens croient une histoire inventée un mois durant, ce sont des fake news. Quand un milliard de gens y croient un millénaire, c’est une religion, et on nous somme de ne pas parler de fake news pour ne pas froisser les fidèles (ou encourir leur courroux). » (H 253-254)
Choquant, isn’t it? Pourtant, c’est dès à présent le statut de chaque religion sous le regard des autres, de chacune sous le regard de toutes les autres : pour les chrétiens, le Coran n’est pas la parole de Dieu, et aucune raison impérieuse n’oblige à se conformer à ses prescrits – pour un chrétien, le Coran annonce une fake news. On peut généraliser : le statut des révélations est ainsi fermement établi. Meslier avait déjà fait appel à cet argument au début du XVIIIe siècle.
Les révélations sont des fake news, c’est entendu, mais leur dénonciation en tant que telle ne débouche pas pour autant sur une condamnation sans appel. Le propre des hommes, c’est de se raconter des histoires, et ils l’ont toujours fait – au moins depuis qu’ils se civilisent. Le dollar est mis sur le même pied : c’est un bout de papier, et ça marche parce que tous y croient, et comme ça marche, sa valeur est avérée. Puissance de la fiction partagée !
On flirte avec la pensée magique, ce dont le langage témoigne d’une manière inattendue pour moi – je ne connaissais pas l’information linguistique suivante. Chacun sait, sans doute, que le mystère de la transsubstantiation du pain et du vin, leur transformation en corps et sang du Christ, a fait couler beaucoup d’encre, et même de l’hémoglobine authentique. Durant la messe,
sous les yeux ébahis des paysans assemblés, le prêtre levait le pain en disant : « Hoc est [meus] [sic, il fallait meum]corpus ! » – » ceci est mon corps ». Et le pain était censé devenir le corps du Christ. Dans l’esprit des paysans illettrés qui ne parlaient pas latin, Hoc est corpus ! s’est transformé en Hocus pocus. Ainsi est née la puissante formule magique qui transforme une grenouille en prince charmant, et une citrouille en carrosse. (H 303)
Ou un aveugle en voyant…
Ces croyances partagées sont aussi la source de tragiques dérapages. Exemple :
Le schisme millénaire entre chrétiens d’Orient (les orthodoxes) et d’Occident, et qui s’est manifesté récemment dans la boucherie mutuelle des Croates par les Serbes et des Serbes par les Croates, est né d’un différend autour d’un seul petit mot, filioque, « et du fils » en latin. Les chrétiens d’Occident voulaient insérer ce mot dans le credo chrétien, ce que refusaient absolument leurs frères d’Orient. (H 302)
Pas vraiment faux, mais cependant, je cale. Certes, Harari ne dit pas que les Serbes et les Croates se sont étripés à cause de filioque, mais le raccourci qu’il se permet (un saut d’un millénaire) est vertigineux. Ce n’est pas la passion religieuse qui a jeté les peuples de l’ex-Yougoslavie les uns sur les autres, mais la fureur nationale – ce qui ne vaut sans doute pas mieux. Les appartenances religieuses n’ont servi qu’à conforter les sentiments nationaux exacerbés, lesquels sont manipulés dans le grand jeu géopolitique, qu’on ne gagne rien à négliger, du point de vue de la compréhension du conflit.
Mais revenons-en au filioque. Je me sens en accord avec Harari quand il ajoute que les sous-bassements théologiques du schisme échappent à son entendement – au mien aussi. Mais je conclus autrement que lui : j’ai beaucoup de mal à me convaincre que les conciliaires de 1054 croyaient eux-mêmes à l’irréductible importance de ce choix, à son caractère décisif pour le salut des âmes chrétiennes. En essayant de comprendre, il me paraît beaucoup plus rationnel de situer autrement l’enjeu de la bataille théologique : l’essentiel, ce qui vaut un conflit et une division du monde chrétien, ce n’est pas en soi l’introduction ou non d’un mot dans le credo, mais la question de savoir qui possède le pouvoir de toucher au credo et de fixer ou modifier les rituels, symboles du pouvoir tout court, comme l’écrit d’ailleurs Harari deux pages plus loin, en citant Confucius (« la stricte observance des rites est la clé de l’harmonie sociale et de la stabilité politique », H 304). Et en fin de compte, que les conciliaires aient ou non cru à leurs propres arguties théologiques n’est que d’un intérêt marginal.
Le prix d’un succès planétaire
On peut se demander, légitimement me semble-t-il, pourquoi Harari se refuse à aller au-delà de ce premier degré dans la description de l’évènement. Je crois deviner une réponse plausible à ma question. Toute l’œuvre de notre auteur est articulée sur l’idée que les communautés humaines font société, et société durable le cas échéant, sur base de l’adhésion à des récits qui sont autant de fictions. En utilisant une autre terminologie, il met en évidence le rôle socialement actif des idéologies, qu’il qualifie de fictions. On ne peut manquer un constat en le lisant : il se refuse à avancer ne fût-ce qu’un orteil dans ce qui pourrait apparaître comme une nouvelle construction idéologique, ou, pour s’exprimer comme lui, une nouvelle fiction. Or, interpréter l’introduction de filioque dans le credo comme un prétexte à une lutte de pouvoir passe nécessairement par le recours à une grille de lecture qui, fatalement, se réfère à une théorie plus ou moins élaborée de l’histoire humaine – elle-même renvoyée au domaine de la fiction. La boucle est bouclée, pas question !
Apprécier le rôle objectif des idéologies, enfouies dans la diversité des subjectivités, est certes une question difficile[3]. Elles sont cependant amenées, à la longue, à composer avec l’état d’avancement des connaissances, d’abord empiriques, ensuite scientifiques. On peut parler de fake news à leur propos, ce qui favorise un point de vue critique, mais toutes ne sont pas équivalentes face à un critère de vérité et de conformité au réel, et, par conséquent, toutes les grilles de lecture ne sont pas à écarter sans autre forme de procès.
Cette question me titille depuis longtemps, et j’ai en mémoire la réponse que m’a donnée, il y aura bientôt trente ans, l’anthropologue Maurice Godelier[4], dont l’autorité en ce domaine n’est pas celle du premier venu. Il désignait un objectif méthodologique récurrent : forcer la pensée à se tourner dans une certaine direction afin de mettre l’accent sur des éléments occultés par la pratique scientifique et politique de son époque. Pour lui, il fallait se focaliser sur le rôle des conditions matérielles de la vie en société et du contrôle social de ces conditions :
parmi les grandes forces de décomposition comme de recomposition de la société, l’économique et le politique, en forces associées, jouent le rôle principal – et non pas l’économique seul. […] L’économie et le pouvoir sont les forces motrices de la société.
Injonction idéologique de la part de Godelier ? On peut admettre que sa proposition n’a pas le statut d’un énoncé scientifique, et en tant que telle, la renvoyer dans la nébuleuse des fictions et des fake news qu’Hariri met au centre de la vie en société, pour le pire et pour le meilleur, mais elle fonde un paradigme qui porte l’analyse, et je n’ai pas fini d’y voir une ouverture pour une approche scientifique. On peut se tromper en proposant une méthodologie, mais elle ne sert pas pour autant à la légitimation d’une fiction ; c’est à l’usage qu’elle s’avère fructueuse – ou pas.
À l’insu de son plein gré, Harari se retrouve poussé vers une mise en abyme : il analyse/dénonce tous les récits qui donnent sens aux comportements sociaux comme des fictions, des petites et grandes religions au libéralisme et au communisme. Par rapport à ces fictions, il produit un métadiscours, supposé échapper au statut fictionnel des objets de sa réflexion. Je suis pourtant certain que son métadiscours ne fait pas l’unanimité et qu’il suscite(ra) des contestations, émanant par exemple de religieux refusant de mettre Dieu hors-jeu, ou de praticiens de disciplines en sciences humaines, comme les économistes, d’ailleurs d’obédiences diverses, pour qui les lois de l’économie sont aux sociétés humaines ce que la gravitation est au mouvement des planètes. Je connais quelques juristes qui réifient sans hésitation leurs codes, et dont les poils se dresseraient à l’idée que leur monde est une fiction.
Ces réfractaires aux généralisations d’Harari pourraient, ce serait cohérent, taxer Harari de promoteur d’une nouvelle fiction, ajoutant un nouveau récit à tous ceux que l’humanité a produits pour raconter son histoire – ce contre quoi l’œuvre d’Harari s’inscrit en faux, page après page. D’où la mise en abyme.
L’idée des fictions comme liant social me séduit cependant. À condition d’acter de notables différences entre les systèmes de pensée unifiés sous le même vocable « fictions ». La théorie du Big Bang n’est pas démontrée dans ses moindres détails, il est possible que des pans entiers en soient modifiés à l’avenir, mais elle constitue un récit, si on veut lui accorder cette qualification, dont la teneur en vérité l’emporte haut-la-main sur celle de la Genèse et d’Adam et Ève. Sur un autre plan, les fictions plus récentes comme l’État de droit sont des conventions, ou des contrats – qui n’existent, c’est une évidence, que s’ils sont reconnus et acceptés. Ces conventions pourraient s’effondrer, certes, mais leur composante fictionnelle n’est pas de la même nature que celle de la cosmologie hindouiste.
Je conclurai en revenant à Godelier. Son paradigme – l’association du politique et de l’économique est le facteur principal de décomposition et de recomposition des sociétés – me semble plus puissant, comme guide de la pensée, que la seule succession (arbitraire ?) des fictions qui ont connu le succès, le risque étant alors de lire les massacres mutuels de Serbes et de Croates comme l’aboutissement de la dispute autour de filioque. Un peu court, à mes yeux… Mais c’est peut-être le prix à payer pour s’offrir un best-seller à l’échelle mondiale : nombreux sont ceux qu’Harari égratigne de sa verve imagée, mais les seuls qu’il atomise vraiment sont les adeptes d’une lecture littérale des textes saints, les dogmatiques incorrigibles et les fanatiques de leur nation. Pour que tous les autres puissent s’y retrouver, il faut éviter les prises de position qui fâchent…
Notes
- Yuval Noah Harari, 21 leçons pour le XXIe siècle, Paris, Éditions Albin Michel, 2018. Dans la suite de mon texte, les citations en provenance de cet ouvrage sont signalées entre parenthèses, comme (H 215) pour un passage apparaissant à la page 215. ↑
- https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/05/yuval-noah-harari-le-veritable-antidote-a-l-epidemie-n-est-pas-le-repli-mais-la-cooperation_6035644_3232.html (texte initialement publié dans Time). ↑
- J’ai consacré ailleurs un article plus long à cette problématique. Pour davantage de détails, Pierre Gillis, « L’insoutenable légèreté de l’idéologie », Cahiers Internationaux de Symbolisme 146-147-148, 2017, pp. 131-155. ↑
- Un entretien avec Maurice Godelier, « Le couple infernal de l’économie et du pouvoir », Cahiers Marxistes 178, 1991, pp. 27-37. ↑
Les enfants d’athées ou de chrétiens sont-ils victimes de discrimination dans les écoles bruxelloises à majorité musulmane ?
Odile Roolant
Mener sa vie « comme bon nous semble » est plutôt difficile, voire téméraire, quand on n’est pas musulman dans une école à majorité musulmane. Les enfants de chrétiens et les enfants d’athées sont victimes de discriminations, leur conduite est réprouvée et suscite moqueries et rejet. Cette minorité, perçue négativement par les membres du groupe majoritaire, rencontre des problèmes à s’intégrer dans une minorité qui devient majorité passée la porte de l’établissement scolaire. C’est la conclusion de l’étude que nous avons menée dans le cadre d’un mémoire en Sciences de l’Éducation (réalisé en 2017-18, à l’Université libre de Bruxelles). Forte de nos analyses, nous avons pu démontrer l’existence de discriminations directes et indirectes, et obtenir l’assurance que la minorité non-musulmane supporte un traitement discriminant qui génère chez elle malaises et détresse.
En tant qu’agent de terrain (enseignante à la Ville de Bruxelles), un « phénomène » m’interpelle. Depuis quelques années, les conflits liés à l’appartenance religieuse se multiplient, que ce soit à la récréation, en classe, à la cantine, en sorties scolaires. Il peut s’agir du refus de prêter sa gomme à son voisin de table, car il ne va pas au cours de religion islamique, ou d’exclure un autre au foot, car il pense que Jésus est le fils de Dieu. Souvent, je suis témoin d’altercations ayant pour origine des remarques sur « la bonne conduite à avoir pour un musulman » que s’échangent les enfants entre eux. Un élément ressort en pointillé, l’intégration des enfants d’athées et de chrétiens deviendrait problématique dans plusieurs écoles bruxelloises. L’objectif de notre mémoire était de dépasser cette intuition pour répondre scientifiquement à la question de recherche, découvrir si nous pouvions révéler des mécanismes discriminatoires envers les non-musulmans, en appréciant le degré de tolérance d’élèves immergés dans un milieu homogène en termes de choix philosophiques. Ont été évaluées les opinions et attitudes des élèves musulmans et non-musulmans afin d’établir des profils types et de mesurer leurs forces et leurs proportions.
Méthodologie
Dans le cadre du mémoire, il a fallu constituer un travail théorique solide, incluant les enjeux sociétaux (comme les théories sur le vivre ensemble dans la diversité culturelle) et les enjeux scientifiques (telles les spécificités du traitement discriminatoire et ses effets). Nous avons précisé le contexte dans lequel se déroule notre enquête, et avons analysé la population-mère d’où provient l’échantillon. Et de manière presque méthodique, nous nous sommes assurés de « parler la même langue » que le lecteur en lui faisant part de définitions et d’explications de termes et concepts pour ne pas créer la polémique, laisser place aux fantasmes ou paraitre louche.
Pour répondre à notre hypothèse de travail, traduite sous forme de deux questions à savoir « les musulmans ont-ils des comportements discriminatoires ? » et « les non-musulmans sont-ils discriminés ? » nous avons procédé sur un échantillon déterminé. En l’occurrence 6 classes (de 4e, 5e et 6e primaire) issues d’une école du centre-ville bruxellois à majorité musulmane (88 %), soit 116 enquêtés (10 chrétiens, 2 athées, 2 indéfinis et 102 musulmans). Nous avons cherché à déceler précisément l’état d’esprit des élèves, par la pratique d’une enquête par questionnaire[1]. Et nous avons affiné nos recherches en organisant un groupe de parole sur un public cible (les 2 athées), et par des interviews de parents d’élèves non-musulmans. Lors des investigations menées les précautions déontologiques, et la transparence méthodologique furent observées. De plus, durant le passage du questionnaire, les répondants avaient dû créer un « isoloir » à l’aide de fardes dressées entre eux (évitant ainsi les inspirations chez le voisin). Le chercheur a garanti l’anonymat des feuillets, et a précisé fermement qu’il n’y avait pas de bonnes réponses que seul leur avis comptait. Conditions qui ont contribué à tendre à une authentique liberté de réponses. La construction du questionnaire a tenu compte d’un ensemble d’impératifs techniques, telle la connaissance du vocable des répondants, la longueur du document, le type de questions (majoritairement fermées et à choix multiples), etc. Comme il s’axe sur les aspects les plus objectifs possibles, tels les comportements remarquables, nous n’avons pas hésité à aborder des thèmes sensibles, personnels et parfois délicats. Ce qui a contribué à permettre l’élaboration d’un panel de postures tolérantes, intolérantes ou extrémistes possibles. Les questions visent en particulier à recueillir des données factuelles et des jugements subjectifs d’opinions, d’attitudes, de motivations/aspirations (sur des faits, des idées, des événements ou des personnes). Elles s’articulent autour d’une série de thèmes définis au préalable. Comme par exemple :
Thèmes | Exemples issus du questionnaire |
---|---|
Le répondant et son rapport à la religion tel que l’appartenance ou non à une religion, la pratique des fêtes religieuses ou non, la relation envers les autres croyants, la fréquentation de lieux de cultes, la pratique de la prière. | Est-ce que tu participes aux fêtes religieuses ? Le paradis et l’enfer c’est des histoires pour faire peur ? Est-ce qu’on est un mauvais musulman si on ne fait pas le jeûne à l’école ? Est-ce que ta religion est meilleure que celle des autres ? |
Le répondant et sa relation au genre comme le rapport de domination ou l’attribution de rôles. | Est-ce que les filles ont plus de corvées à faire à la maison que les garçons ? Est-ce que la famille préfère quand c’est une fille qui nait ? |
Le répondant et son rapport au port du voile islamique | Une maman qui porte le voile est-elle une meilleure maman que celle qui n’en porte pas ? Est-ce que tu penses que toutes les musulmanes devraient porter le voile ? |
Le répondant et le régime alimentaire – au travers du prisme de la religion -, comme le halal,la viande porcine, la cantine | Est-ce que tu demandes s’il y a du porc (gélatine) avant de manger un bonbon ? Est-ce qu’on doit interdire la viande de porc en Belgique ? |
Le répondant et son rapport à l’environnement, à l’établissement scolaire, à son pays. | C’est parce qu’il y a trop d’enfants musulmans à la cour qu’il y a des bagarres ? Tu préfères dire que tu es belge,que tu es musulman, ou les deux ? Est-ce qu’il ya plus de musulmans à Bruxelles que de non-musulmans ? |
Le répondant et la perception de sa condition (son statut, ses obligations, sa religion) au travers de l’actualité,et en tant que croyant (ou non). | Est-ce que tu trouves que les non-musulmans sont plus intéressants que les musulmans ? Est-ce qu’un musulman peut tuer au nom de sa religion ? Est-ce qu’on est plus fort si on est musulman ? Est-ce que c’est sale d’être non-circoncis ? |
Au sein de ces catégories nous avons veillé à intercaler entre les groupes de questions difficiles ou épineuses, des questions plus faciles, qui détendent l’atmosphère et distraient l’attention du répondant. Nous avons pris soin d’insérer tout au long des questions de repos, sans réelle pertinence pour la recherche menée. Ces questions « bidons » n’ont pas un intérêt réel pour l’enquête, mais cette procédure technique contribue à reposer l’enquêté, à l’encourager à avancer. L’introduction des questions destinées à vérifier la cohérence des réponses fournies a aussi fait l’objet d’un travail minutieux. Ainsi on reposera la « même » question, sous des formes différentes, qui permettent le contrôle de réponses déjà données.
Rappelons que l’utilité première du questionnaire est d’envisager les perceptions que l’enfant se fait de sa propre personnalité quant à ses croyances ou son absence de croyance, et comment il se situe dans les interactions avec ses pairs. Explorer la diversité de leurs opinions constitue la première étape. Après le contrôle, le dépouillement et l’encodage des résultats, l’analyse d’abord descriptive nous a permis de définir quels objets sont affectés, c’est-à-dire sur quels aspects de la vie sociale et scolaire se traduisent des discriminations.
L’analyse explicative a permis de rendre compte et d’expliquer la dynamique du phénomène. L’analyse compréhensive a permis pour sa part d’établir des rapports entre les résultats obtenus et les perceptions des sujets. Nous sommes conscients des limites de notre recherche, et reconnaissons son caractère exploratoire.
L’école plurireligieuse menacée
Si notre enquête révèle un climat déclaré comme favorable à la mixité par la majorité des répondants – en effet, ils souhaitent une école pluriculturelle et plurireligieuse – la réalité quotidienne de ces enfants va à l’encontre de leurs aspirations d’hétérogénéité (ex : Est-ce que tu penses qu’il y a trop de musulmans dans ton école ? 62,1 % ont répondu oui). Et dans le même temps des résultats contraires à l’esprit d’ouverture nous ont permis de nuancer et de mettre en exergue des antagonismes (ex : si 75 % des répondants désirent une école avec des enfants de religions différentes, nous gardons en tête que 25 % ne le souhaitent pas). La majorité musulmane comme communauté culturelle dominante et homogène s’est exprimée au travers des résultats selon deux tendances. Il se dégage des réponses une minorité musulmane intolérante et une majorité musulmane ouverte. Après l’analyse descriptive, nous avons pu établir une typologie des individus interrogés. Au sein de notre échantillon nous avons distingué (grâce à un ensemble de scores faisant état de discriminations directes) 1/3 d’intégristes[2] et 2/3 de tolérants (nous pouvons soutenir que la majorité musulmane et croyante ne discrimine pas les non-croyants en Allah). Il existe plusieurs degrés de tolérance et nous admettons des différences de posture qui ne revêtent pas le même sentiment. Les attitudes intégristes traduisent des intentions prosélytes et sectaires ou des pratiques d’accusations et de réprimandes. Nous avons mis hors de cause la majorité tolérante en ce qui concerne la production de discrimination, si ce n’est des glissements possibles en se ralliant aux intégristes lorsque ceux-ci prennent la parole, contribuant au phénomène, le tolérant devient intolérant. Comme l’illustre cet extrait du groupe de parole :
[M : l’interviewer et O/Z : les élèves athées]
M : qu’est ce qui c’était passé ?
O : en fait elle a dit, heu comme moi je mange du porc, bah elle m’a dit que je pouvais pas manger et pas être à la même table. Parce que eux ils mangeaient à la même table…
Z : du halal
O : du halal, alors que moi je mangeais du porc, et elle m’a dit que je pouvais pas manger avec eux.
M : et qu’est-ce que tu as fait alors ?
O : ben je me suis assise toute seule.
M : ok, et qu’est-ce que tu penses de ça ? [silence]
M : ça t’a fait quoi à l’intérieur ?
O : je sais pas…
M : tu t’en moquais un petit peu ou tu t’es dit bon ben je change de place mais bof, je ne suis pas trop d’accord…
O : moui
M : et les autres enfants qui mangeaient heu le halal aussi, ils n’ont rien dit quand Lina a dit ça ?
O : mm
M : non personne n’a dit « elle fait ce qu’elle veut » ?
O : non
Selon les déclarations des intégristes et celles des non-musulmans nous pouvons affirmer l’existence d’une logique discriminatoire sur base du stigmate « être non-musulman ». Les retombées négatives sont multiples pour les non-musulmans, comme se sentir isolés ou inférieurs. La résistance aux expressions de mépris est quasi nulle, se rendre invisible semble être la voie empruntée pour ne pas faire de vagues. Le discriminé intériorise, il somatise et joue l’indifférent. Par exemples, 9/10 des enfants de chrétiens déclarent cacher aux autres élèves qu’ils fêtent Noël à l’église (¼ des enfants interrogés condamnent leurs camarades qui fêtent Noël), et sur les 14 élèves non-musulmans, 8 pensent qu’il faut avoir peur des musulmans.
Les manifestations comportementales des intégristes à l’encontre des « non-musulmans » occupent tous les domaines qui régissent la vie en groupe, comme la tenue vestimentaire (ex : 60 % des élèves interrogés pensent que les filles ne peuvent pas s’habiller comme elles veulent, 1 enquêté sur 6 estime que les filles ne peuvent pas mettre de jupe), la nourriture (ex : plus d’1/4 des répondants admettent faire des commentaires désobligeants à l’encontre de ceux qui ne mangent pas halal, 1 élève sur 2 a déjà entendu ou participé à ce type de polémique), les pratiques et les fêtes religieuses (ex : 2 élèves sur 10 déclarent avoir subi des pressions lors de la période du jeûne du Ramadan, à la proposition d’une prière obligatoire pour tous à l’école nous obtenons un score de 30 %), etc.
En présentant les éléments suivants sous la forme d’un tableau, nous n’avons pas l’intention d’opposer deux groupes, mais bien à titre d’exemple, de rendre compte des regards des uns vis-à-vis des autres et réciproquement. Ce regard est le reflet de leurs opinions et donc l’expression de leurs attitudes.
Les relations de la majorité croyante par rapport à lui « en tant que non-croyant en Allah » ou « incroyant »
— Les non-croyants se trompent et ils devraient croire en Dieu ? 49,1 % « oui » et 19,8 % « non ». — Est-ce qu’il faut convertir les non-musulmans ? 40,5 % « oui » et 46,6 « non ». — Ces enfants feraient bien de devenir musulmans ? 36,2 % « oui » et 25 % « non ». — Est-ce que tu as déjà exclu un autre élève car il n’était pas musulman ? 15,5 % « oui » et 74,1 % « non » . — Est-ce qu’il faut punir les non-musulmans, parce qu’ils ne sont pas musulmans ? 16,4 % « oui » et 69,8 % « non ». — Est-ce que les non-musulmans représentent un danger pour les musulmans ? 6,9 % « oui » et 64,7 % « non ». |
Ce qu’il assume en tant que « non-croyant en Allah » ou « incroyant » par rapport à la majorité croyante musulmane
— 10 élèves ont répondu que c’est difficile d’être non-croyant à l’école. — 9 élèves ont déjà dit qu’ils croyaient en Dieu pour être acceptés par les autres. — 7 élèves ont déjà été rejetés car ils ne croyaient pas en Allah. — 2 élèves estiment que leur incroyance leur a déjà attiré des problèmes avec la majorité croyante. — 1 élève préfère ne pas déclarer qu’il est non-croyant aux autres. — Si tu n’es pas musulman(e), as-tu des amis qui le sont ? 8 élèves ont répondu « non ». — 8 élèves pensent qu’il faut avoir peur des musulmans. |
Les analyses révèlent une différence notoire selon les stigmates chrétien ou athée. En effet, un sort encore moins enviable est réservé aux athées, qui représentent l’insupportable aux yeux des intégristes. Comme l’illustrent ces résultats, plus de 45 % des enquêtés n’envisagent pas de pouvoir s’entendre avec un chrétien contre presque 60 % avec un athée. Dans la même veine, 6,9 % pensent que les chrétiens et les musulmans ne peuvent pas jouer ensemble tandis que le score grimpe à 17,2 % à l’encontre des athées. Ils sont 22,4 % à ne pas envisager de partager leur jeu avec un chrétien, et 32,8 % avec un athée. Ce graphique témoigne assez bien notre constat, à la question qu’est ce qui serait le plus grave ? Plus de 27 % désignent l’athée (47,4 % représente ici la majorité musulmane tolérante).
En établissant en premier lieu un constat, l’intérêt est de faire émerger les réalités exprimées par la question de recherche. Nous ne pouvons pas ignorer la problématique d’intégration d’enfants non-musulmans pris dans une dynamique complexe d’exclusion. S’attaquer au problème passe aussi par l’étude de ce « sentiment d’outsider » en immersion religieuse exprimé par l’athée.
Cette poignée d’élèves non-musulmans se sentant marginalisés, adopte des stratégies de survie, comme se montrer discret (secret parfois) quant à leur propre héritage culturel, ou bien en limitant les contacts avec les musulmans, ou encore en se faisant passer pour musulman afin de s’assurer une relative quiétude.
Vivre dans la diversité culturelle requiert un apprentissage et adopter une posture tolérante est un travail éducatif. S’en donne-t-on les moyens ? Comment se fait-il que malgré les nombreux engagements pris dans le cadre politico-scolaire, l’école ne parvienne pas à assurer sa fonction (comme de valoriser l’enfant dans ses appartenances multiples et de garantir les mêmes chances à tous) ?
Nous soulevons la question de la fuite de ces enfants vers d’autres établissements. En réorientant le parcours scolaire de leur enfant, ces parents abrègent l’expérience d’une école à mixité sociale (aussi appelé encadrement différencié). Si rien n’est fait, ce renoncement à un (certain) vivre ensemble dû en partie au sentiment de ras-le-bol d’une omniprésence du religieux dans les affaires de classes, amènera les parents à continuer de retirer leurs enfants de telles écoles et les établissements perdront encore en hétérogénéité. Si la véritable mixité sociale était la garantie d’un vivre ensemble, alors les efforts devraient être portés sur une lutte acharnée à la chasse à la ghettoïsation qui gangrène certains établissements scolaires. À ce niveau, ce n’est pas tant traiter les symptômes (comme les discriminations) que traiter les causes qui importe in fine.
Certains penseront peut-être qu’il y a d’autres impératifs que doit surmonter le monde scolaire, des problèmes de plus grande envergure et qui concernent un plus grand nombre, certes. Ils penseront peut-être aussi que ces 14 élèves sur 116 qui « se font enquiquiner à la cour » s’en remettront. Ces personnes se trompent. C’est bien l’ensemble des élèves qui se trouve perdant. Le problème n’étant pas uniquement le quotidien peu enviable des discriminés, mais l’affirmation de nos thèses montre dans une certaine mesure l’importance que peut prendre la présence intégriste, mais aussi démontre, par extension, que les actions (faibles ? dépassées ?) mises en place pour lutter contre celle-ci sont plutôt inefficaces.
Néanmoins, c’est avec positivité et surtout foi en la nature humaine, que nous concluons. Positivité, car dit autrement, le constat va aussi dans le sens d’un élan majoritairement tolérant. En outre la nature des enquêtés – des enfants – les dispose (en théorie) à une grande capacité d’apprentissage. L’Autre peut devenir matière à découvertes, et ainsi inciter à se montrer curieux et plus ouvert.
L’auteur croit en son métier. Elle prend plaisir à travailler avec tous ses élèves. Et défend farouchement la diversité culturelle comme un enrichissement essentiel à la construction d’une identité citoyenne. C’est là l’origine de cette recherche. Et cela la stupéfie de constater que si rien n’est fait, elle sera le témoin de la mort de la mixité scolaire pour certains établissements. La mort du vivre ensemble, n’est-elle pas un enjeu majeur ?
Notes
- Total de 231 questions, les résultats sont compilés dans un programme SPSS. (L’ouvrage de Cl. Javeau, 1990, L’enquête par questionnaire, m’a servi comme guide de construction du questionnaire). ↑
- Nous synthétisons l’optique des intégristes en empruntant les mots de W. D.Wall « Je détiens la vérité. Ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi. Si vous êtes dans l’erreur, il faut pour votre bien, et celui d’autrui, vous convertir, au besoin par la force, ou bien vous épurer, vous éliminer ou vous liquider » (W. D. Wall, .1978, L’Éducation constructive des enfants, Unesco). ↑
Sexe, religions et athéisme… Le livre !
NOUVEAUTÉ !
Sexe, religions et athéisme
ABA Editions – Collections Etudes Athées
Sommaire :
Serge Deruette (Université de Mons et Association Belge des Athées)
Introduction. Les préceptes sexuels, ces absolus si relatifs
Chris Paulis (Université de Liège),
La régulation de la sexualité par les religions
Jean-Pierre Cléro (Université de Rouen),
La sexualité dans la Bible. La sexualité comme écriture
Martine Sevegrand (historienne, membre du Groupe Sociétés, Religions et Laïcités-CNRS )
Le sexe dans l’Église catholique
Frédéric Lagrange (Université de Paris IV-Sorbonne)
Peut-on parler d’une spécificité islamique en matière de sexualité ?
Claire Martinus (Université de Lille 3 et Université de Mons)
Amour des traditions et traditions de l’amour dans l’hindouisme au Népal
Jacques Gillen (Mundaneum-Mons)
L’amour libre chez les libertaires : entre utopie et avant-garde ?
Prix librairie : 16 €
POUR SE LE PROCURER
– L’ouvrage peut être commandé dans toutes les librairies de France et de Belgique au prix de 16 €
– Les particuliers (et les libraires d’autres pays) peuvent également le commander auprès de l’éditeur en adressant un mail à atheesdebelgique@gmail.com et en versant le prix sur le compte BE95 0688 9499 3058
(BIC : GKCCBEBB).
Prix (port compris) :
Belgique : 16 €
Europe : 20 €
Autres pays : 22 €
Format : 159 X 210 mm
Nombre de pages : 191
Poids : 289 gr.
ISBN : 978-2-9601736-8-0
Septembre 2018
À vous de jouer (élection)
Est venu le temps de voter…
À cette occasion, l’ABA vous propose un extrait vidéo de notre conférence du 20 septembre avec Pascal Delwit « Religions et élections en 2018″…
De quoi vous faire une bonne idée…
La conférence complète :
Pour l’ABA
De la discrétion voulue ou involontaire des athées
Lors d’un récent voyage en Bavière, j’ai choisi de visiter le site du camp de Dachau (avant d’aller à Nuremberg…), pour des raisons assez évidentes.
Ouvert dès 1933, Dachau est le premier camp de concentration nazi. Il était destiné aux opposants politiques, de toutes les opinions démocratiques ce qui veut dire massivement des communistes ainsi que des socialistes, des libéraux. On y a mis aussi des libres penseurs ainsi que des prêtres (900, presque tous catholiques).
Par la suite, durant la guerre, on y enverra des résistants de toutes nationalités, d’opinion diverses, relevant parfois de la droite nationaliste, mais évidemment de très nombreux communistes, socialistes (dont le Belge Arthur Haulot), etc. sur le modèle allemand. On y ajoutera également des prêtres polonais, ce qui portera le nombre de prêtres à 2 720.
Plus tard encore, on y mettra quelques milliers de juifs et 6 000 prisonniers de guerre russes qui, eux, seront rapidement exécutés au mépris le plus total des conventions internationales.
Sur les 75 000 prisonniers qui y sont passés, 30 000 au moins périront, dont un grand nombre suite au typhus qui règne dans le camp peu avant sa libération.
Lieux de mémoire et de culte religieux à foison
Aujourd’hui, le côté Nord du camp est occupé par plusieurs lieux de culte ou de mémoire dédiés à différentes religions et par un couvent de Carmélites.
Dès 1945, du côté opposé, on avait bâti une église de la Sainte-Croix. Dès le 23 décembre 1945 elle était consacrée par le cardinal von Faulhaber, en présence du commandant américain du camp. Rapide reconversion des autorités catholiques, qui auraient mieux fait de s’émouvoir quand il le fallait. Cécité ou complicité, tout est oublié ! Fin 1966, cette église est démolie.
Entre-temps d’autres édifices religieux avaient été bâtis, sous prétexte d’une aire de méditation. En 1952 les protestants luthériens inaugurent une église de la Grâce, édifice qu’ils abandonnent en 1963 pour le confier à l’Église orthodoxe. En 1960, les catholiques construisent une chapelle des Affres de la Mort du Christ et en 1964, les Carmélites inaugurent leur couvent du Saint-Sang, que Mère Teresa visite la même année. En 1967, sous une influence hollandaise, les protestants ouvrent l’église de la Réconciliation. S’agissait-il d’une impossible – pour moi – réconciliation avec les nazis ou d’une réconciliation un peu hypocrite avec les Allemands ? En 1967 aussi on inaugure le mémorial juif. En 1995, dans une autre partie du camp, les orthodoxes créent une chapelle de la Commémoration[1].
Une contradiction ?
On aurait sans doute pu commémorer en un mémorial unique les victimes des nazis, mais sous cette seule réserve, il n’y a rien d’inexplicable dans ces constructions religieuses : on ne peut douter que des catholiques, des protestants, des orthodoxes (mais quelle proportion parmi les prisonniers soviétiques ?), des juifs religieux aient péri à Dachau, et dans les pires conditions. Tous ont droit sans réserve à ma commisération.
Mais à vrai dire, la réalité – et l’image – des prisonniers de Dachau est beaucoup plus celle d’opposants et résistants athées, agnostiques, anticléricaux ou autres non-religieux. Pour ceux-ci il n’y a pas de commémoration qui vaille en fait de bâtiment. Le caractère exhaustif des religions représentées par les édifices laisse croire qu’ils recouvrent l’intégralité des opinions et convictions alors que les croyants, si on les réunit, ne sont qu’une minorité, même en admettant qu’une certaine proportion des socialistes, des libéraux voire des communistes n’étaient pas athées.
La politique des Églises
Toutes ces constructions sont la marque d’une volonté et d’une politique religieuses constantes. Le cas extrême pour les camps de concentration est celui de l’Église polonaise.
Le pire se rencontre à Auschwitz, qui n’a accueilli pratiquement que des juifs. Les Carmélites (le cas de Dachau ne doit donc rien au hasard) s’y distinguent depuis longtemps par le couvent qu’elles y ont implanté. Le gouvernement polonais actuel – mais il ne faut pas dédouaner trop facilement ceux qui l’ont précédé et qui ont entamé le travail de déjudaïsation de la Shoah[2], sans vergogne après les pogroms de Rzeszow, Cracovie et Kielce en 1945 et 1946, en célébrant à Auschwitz le martyre de la nation polonaise sans parler des Jujfs – prépare aux abords d’Auschwitz un « camp des justes [bien rares] polonais ».
Au-delà de ces tragiques circonstances, l’obsession religieuse de faire rentrer en son sein après la mort ceux qui avaient clairement rompu avec la religion ou n’en avaient jamais eu à en connaître est une constante.
Le record en la matière vient d’être battu par le prêtre catholique belge qui a célébré une messe de funérailles pour celui qui, le 29 mai 2018, avait abattu trois personnes à Liège. Il s’agissait pourtant d’un converti à l’islam dans sa version la plus radicale. Sans doute avait-il été baptisé à sa naissance, mais de là à nier la foi qu’il avait proclamée…
Un autre cas étrange est celui des cimetières militaires français de la Première Guerre mondiale. Quinze ans ou plus après la loi de 1905, la France a agi en parfaite contradiction avec sa loi : toutes les tombes militaires françaises sont ornées d’une croix catholique, sauf celles des membres des régiments composés de soldats venant du Maroc, de l’Algérie, qui ont toutes un croissant musulman. Le problème n’a rien d’insoluble. Les tombes britanniques des cimetières voisins sont toutes de forme identique, une pierre posée verticalement avec une arête supérieure arrondie, mais sous laquelle existe un espace qui est consacré aux convictions de chacun, qu’il soit anglican catholique, musulman, hindouiste, sikh ou humaniste (j’en ai vu de mes propres yeux)[3].
L’absence des athées
Mais comment diable (!) les athées peuvent-ils rester les bras croisés ?
La première explication ou commentaire qui me vient à l’esprit – et c’est peut-être la plus proche de la réalité psychologique ou philosophique – est que les athées estiment que tout est fort bien ainsi. Ils ne veulent pas d’une action commémorative de groupe, comme l’est celle des Églises. Face à la mort et au néant, ils considèrent que seul le silence est de mise et que les Églises ne sont mues que par le besoin d’une présence rendue nécessaire pour entretenir leurs mythes et conforter leur pouvoir. L’athée se voit seul. Son athéisme est son œuvre, le produit de sa réflexion personnelle (encore que depuis plus d’un siècle les athées soient souvent fils ou filles d’athées).
Ce point de vue est d’une haute valeur morale et personnelle, mais il n’est pas complètement dépourvu de l’élitisme et du sentiment de supériorité que l’on reproche souvent aux athées[4]. La solitude de l’athée face à la mort reste belle.
J’ai pourtant quelques objections ou remarques. Dans quelle mesure, par exemple, cette attitude n’est-elle pas la rationalisation d’une impuissance ? Les athées ne disposent d’aucune structure comparable à celle des Églises pour financer des constructions. Dans la plupart des pays, les athées ont peine à diriger leurs dons et leurs legs vers les rares associations spécifiquement athées. Il y a aussi le mouvement laïque, humaniste ou de libre-pensée, selon l’appellation ordinaire variant de pays en pays, ainsi que le type de franc-maçonnerie qui en est proche. Il est bien rare que cela fasse beaucoup d’argent. Cela pourrait l’être aux États-Unis où les données sont différentes mais, du moins jusqu’il y a peu, l’athéisme ne s’y affichait guère et rien n’est près de changer dans la Bible Belt.
Bien évidemment si on veut construire un mémorial, même sans grandiloquence, il faut un peu de moyens et une structure pour les appeler et les récolter.
Je ne crois pas utile de traiter de l’illusion d’interdire ce type de construction. Les faits montrent que c’est impossible et interdire aux gens de manifester leur conviction au travers d’une construction ne me semble pas un haut-fait de tolérance, sauf à considérer qu’il faudrait raser de force toutes les églises, point de vue qui existe.
Pourtant encore, et plus curieusement, si les athées savent que rien d’eux ne survivra matériellement, ils ne sont pas forcément les derniers à parler du souvenir des vivants comme seule trace de leur existence et de leur action. En concrétiser une trace n’est pas incompatible avec l’athéisme.
À force de se réfugier dans une attitude individuelle, très « bourgeoisie du XIXe siècle », je crois qu’on valorise, renforce et cautionne socialement un paysage où, si les religions peuvent être diverses – ce qui aujourd’hui fait bien moins problème qu’autrefois –, il n’y a rien en dehors d’elles. Mieux vaudrait à mon sens plus de présence dans l’espace public plutôt que considérer – en fonction d’un sentiment très fréquent selon mon expérience – qu’il est profondément ennuyeux de se dépenser à lutter contre les sornettes religieuses.
Un second type d’explication ne manque pas d’intérêt parce qu’il nous permet de questionner plus avant sur la nature de l’athéisme.
Mis à part un petit nombre de purs libres penseurs et de maçons, ceux qui sont passés par Dachau ont été enfermés pour leurs idées communistes, socialistes, démocratiques, etc. Ils étaient certes athées pour le plus grand nombre. Cependant ils combattaient pour un idéal intégrant l’athéisme, mais dont celui-ci n’était pas forcément le fer de lance. C’est certain, mais je n’ai pas vu non plus de mémorial pour les communistes, les socialistes, les libéraux, etc. Il n’était évidemment pas sûr que les autorités bavaroises (Dachau se situe dans la périphérie de Munich, non loin de l’aéroport qui porte le nom significatif de celui qui a été longtemps l’homme fort du Land, sinon de la RFA, Franz-Josef Strauss) auraient aimé.
Le cas des prêtres allemands n’est pas forcément à ce point à leur honneur. Leurs diverses confessions semblent couvertes par les mémoriaux. Ils étaient retenus à Dachau pour des propos ou des écrits sûrement peu sympathiques au nazisme, mais la foi, l’amour du prochain et de sa liberté étaient-ils si souvent leur vraie motivation ? On peut être prêtre et antinazi sans que la religion y soit pour quelque chose. Les autorités religieuses allemandes n’ont jamais désavoué Hitler, vraiment jamais. Si quelques très rares évêques ont protesté face au nazisme, ils l’ont fait pour des motifs où le souci de la défense sociologique de l’Église prédominait : il s’agissait de protester contre l’absorption des organisations de jeunesse catholiques par la Hitlerjungend. C’est le cas du plus connu d’entre eux, Mgr von Galen, évêque de Münster et cardinal, qui ne manquait pas de conclure ses protestations contre cette absorption (et aussi contre les euthanasies pratiquées par les nazis sur les handicapés) d’un vigoureux « Heil Hitler! ».
L’argument vaut, mais il n’est pas sans faiblesses.
Ma conclusion n’est pas de proposer de créer un fonds pour un mémorial athée à Dachau (un peu parce que je ne vois pas comment trouver les fonds suffisants) mais d’inviter les athées à éviter de se complaire dans la discrétion et l’abstention, sans se poser de question et en invoquant parfois de faciles prétextes. S’effacer ne mène en tout cas à rien, sauf à laisser davantage de place aux autres.
Notes
- Je me réfère pour toute cette description à la version anglaise du guide des mémoriaux de Dachau : Kai Kappel, Dachau Concentration Camp Memorial Site. Religious Memorials, traduit de l’allemand part Margaret Mark 2016 (2e édition), Berlin-Munich, 96 p. ↑
- Cf. par exemple Paul Gradvohl, « Pologne. Une histoire sous tutelle », Le Monde, 24 février 2018. ↑
- J’ai vu tout cela à Ypres et ses environs et en ai déjà parlé antérieurement, cf. mon article « Réflexions sur un démon », Vivre. Un dialogue humaniste ouvert, n° 11 (NS), décembre 2003, pp. 3-7, spécialement p. 7. ↑
- C’est ce que le médecin-directeur de l’hôpital reproche d’une manière générale au docteur Germain dans le film d’Henri-Georges Clouzot, Le corbeau (1943). ↑
Mais comment peut-on être athée ?
Laïque, pourquoi pas ?… Mais athée, who cares? À la différence de la laïcité qui est, elle, subsidiée dans notre pays à l’instar des cultes, personne ne reconnaît ce droit à l’athéisme. C’est heureux sans doute, et les athées ne s’en plaignent pas, car leur statut est bien différent. Si la laïcité prône la séparation des Églises et de l’État, l’athéisme, en revanche, prône celle des religions et des consciences. Singulière différence, qui mène à les différencier singulièrement.
Encore que ce ne soit pas leur rapport à une uniformité de conceptions qui distingue athéisme et laïcité. Multiples dans leurs expressions, celle-ci s’applique pour certains aux seules institutions de l’État tandis que pour d’autres, au risque de la voir heurter de front la liberté fondamentale d’opinion et d’expression, elle s’étend à ses fonctionnaires, voire même à ses usagers. C’est là, il est vrai, une question que l’on ne se posait guère avant que l’islam vienne concurrencer le quasi-monopole religieux du catholicisme. Elle fait pourtant maintenant rage dans les milieux laïques, ouvrant toutes grandes les portes à des revendications plus sensibles encore, celle de l’interdiction du foulard dit islamique, derrière laquelle se tapissent bien des motivations, dont certaines parfois peu avouables.
L’athéisme est bien plus polymorphe encore. On le retrouve de la gauche à la droite. Des marxistes radicaux aux ultralibéraux. De ce bon curé Meslier qui prônait l’athéisme pour la libération politique et sociale des masses, à Nietzsche sur le bord opposé, qui le réservait à la seule aristocratie intellectuelle et sociale (sa « brute blonde » méprisante du peuple), pour l’épanouissement individuel de laquelle les masses (le « troupeau », disait-il) devaient être faites d’esclaves. Comme quoi, si l’athéisme prône le « rien », comme pensent certains, on y trouve de tout.
« Le XXIe siècle sera religieux », dit-on dire, attribuant faussement cette phrase à Malraux. Le retour des intégrismes et la violence aveugle avec laquelle ils s’expriment semblent bien, à l’échelle globale, confirmer cette assertion. D’autant plus qu’il ne s’agit pas seulement des seuls attentats de « fous de l’islam », mais aussi de la bestialité meurtrière de « fous d’autres religions » qui, cette fois, visent aussi des musulmans : ceux d’intégristes bouddhistes par exemple, tout aussi meurtriers, à Lhassa au Tibet en 2008, à Meiktila en Birmanie en 2013 ou encore à Aluthgama au Sri Lanka en 2014, pour n’en citer que quelques-uns pour cette religion que l’on dit si pacifique…
À l’aise, l’athéisme…
À l’inverse de ce retour, combien violent, du religieux, l’athéisme n’a pourtant, en Europe du moins (la Pologne ou encore la Turquie exceptées !), jamais été aussi à l’aise pour essaimer. Nul besoin aujourd’hui, dans notre société laïcisée, de dissimuler sa pensée impie. Être athée et s’affirmer tel ne présente évidemment plus le danger, le cas échéant, de devoir goûter aux charmes des bûchers sur lesquels, avant la Révolution, l’on brûlait allègrement mécréants, hérétiques et autres apostats.
Dans le monde francophone, du haut de sa gloire médiatique, un Onfray y a sans doute contribué pour une part, avant de s’envoler vers d’autres préoccupations plus consensuelles et postmodernes, revisitant par exemple la Révolution française dans le sens le plus réactionnaire qui soit – et encore y a-t-il pire, que l’on pense à ce qu’il dit de Guy Môquet !
Mais si l’on ne veut pas confondre causes et conséquences, c’est d’abord et avant tout la société toute entière qui s’est ouverte à l’athéisme, offrant à des penseurs athées d’y trouver pignon sur rue. Retardataire, comme toujours lorsqu’il s’agit de conceptions du monde et de conscience sociale, cette athéisation intrinsèque de la société européenne y est le prolongement décalé de l’État providence et du consumérisme social (la Sécu protégeant mieux que tous les saints, le monde profane offrant plus que ce que promet le monde céleste), de la pilule contraceptive aussi (la bride religieuse lâchant face à la libération sexuelle).
Et si la grande contraction économique et le sida sont venus remettre en cause tout cela, permettant aux religions de se refaire une santé – et dans ses convulsions intégristes, une psychose – l’athéisme s’y est installé confortablement et, quoique battu par les vents contraires, il y mûrit. Ainsi sommes-nous toujours plus nombreux à nous en revendiquer, comme le montrent avec évidence les sondages. Et encore ceux-ci minimisent-ils souvent les choses, puisque l’on sait que, en raison du retard de la conscience sur l’évolution sociale, nombreux sont ceux qui confondent ethos culturel et conviction intime, se disant toujours être catholique, ou musulman, ou juif… alors qu’ils affirment par ailleurs ne plus croire en Dieu.
Et puis, à l’heure où la démocratie parlementaire tant vantée a succédé à la tyrannie féodale bénie par l’Église, il faut bien que le centre de gravité de l’abrutissement des masses se soit lui aussi déplacé des illusions de la religion à celles de la démocratie parlementaire. Désabuser les peuples, aujourd’hui, ce serait donc plutôt dénoncer et déconstruire les mécanismes par lesquels on fait accroire que notre société, cette machine à créer de la misère et de l’exclusion, est le meilleur des mondes possibles : qu’il est indépassable et le seul dans lequel les malheureux ont à espérer être heureux, non plus dans les Cieux mais sur Terre cette fois.
Mais pourquoi promouvoir l’athéisme ?
Pourquoi se revendiquer athée ? Et non, prudemment, agnostique ? C’est que l’agnosticisme, cédant à la nécessité consensuelle d’un doute qu’il est de bon ton de se réclamer au sujet d’un Dieu que l’on sait pourtant ne pas être, apparaît le plus souvent comme une forme honteuse encore de l’athéisme, évitant le reproche de « dogmatisme ». Mais l’athéisme, contrairement à ce qu’en disent ses détracteurs (Frédéric Lenoir par exemple) ne peut être un dogme. Multiple et varié dans ses formulations, conception sociale et idéelle transversale de tant d’opinions politiques aussi, il se contente d’affirmer que Dieu n’est pas et que, comme le disait Jean Meslier, ce bon curé, « les religions ne sont que des inventions humaines ». Où est le dogme là-dedans ?
Tout simplement, l’athéisme s’inscrit dans cette démarche qui vise à renouer avec ce qu’est l’homme à sa naissance. Athée l’homme. Athée l’humanité originelle aussi ! C’est ensuite seulement que les hommes ont créé des dieux, puis leur Dieu. Mon chat n’y croit pas, lui. L’enfant n’y croit pas plus avant qu’on lui inculque la foi, c’est-à-dire la croyance en ce qui n’est pas croyable.
Il y a tant d’arguments à avancer pour contredire celle-ci, je me contenterai, la place manquant, d’avancer celui-ci : comment, s’il existait, un Dieu pourrait-il avoir eu l’idée d’énoncer des préceptes moraux, purement humains d’ailleurs, et dont beaucoup sont ridicules, alors même qu’il aurait, rien que pour les hommes, créé un univers qui compte, exclusivement dans ce que nous pouvons en observer, on le sait maintenant, pas moins de 10²³ étoiles ? Et pourquoi, si tardivement au regard de la si longue histoire de l’humanité ? Faudrait-il encore que l’on accorde à ce Dieu considéré comme infiniment sage d’avoir été aussi « infiniment mégalo », contredisant ainsi au passage le fait qu’il soit considéré comme infiniment sage ? En regard, l’athéisme est un modèle de sobriété, à mille lieues de là !
Les croyants s’étonnent toujours quelque part de ce que l’on puisse être athée, mais ce qui est surprenant est que l’on puisse croire en Dieu. Et à travers tant d’innombrables religions ! Un Dieu unique, s’il existait, permettrait-il que l’on en vénère d’autres ? L’athéisme ne s’embarrasse pas de ces contradictions. Il affirme que Dieu n’est pas, simplement. Posément, paisiblement, sans qu’il soit ici besoin de brûler ce que l’on a adoré – l’aurait-on adoré. Sans hargne non plus. Loin de l’acharnement aussi avec lequel certains laïques, confondant trop facilement le phénomène religieux lui-même avec ses effets, s’en prennent, au travers de ce qu’ils considèrent comme des « signes manifestes de religiosité », aux croyants eux-mêmes.
À l’inverse, parce qu’elle est sereine et ferme, la critique athée des religions est toujours empreinte du plus grand respect humain pour ceux dont la foi est un héritage social ancré dans leur conscience tout autant que le réconfort, comme disait l’autre, de « la créature accablée par le malheur », dans ce « monde sans cœur » et dans cette « époque sans esprit ».
(Cet article est une version complète de celui qui a été publié de façon quelque peu tronquée sous le même titre dans Espace de Libertés, févr. 2017, n° 456)