Dynamiser la laïcité – mais pas à reculons ! par Pierre Gillis

A propos de « Question(s) de démocratie(s) », Marcel Voisin, Memogrames, les éditions de la mémoire, collection Les carnets de l’Olympe, Arquennes (Belgique), 2013, ISBN 2-930418-94-X, 231 pages, préface de Pierre Galand.

 

Notre ami Marcel Voisin nous avait précédemment gratifiés de son Petit Dictionnaire impertinent et de ses Insolences ; encouragé à persévérer dans la voie qu’il défriche, celle de la verve et du débat, il nous offre ses Question(s) de démocratie(s), qu’on prend autant de plaisir à lire. On peut faire un parallèle amusant entre les procédés d’écriture de Marcel Voisin et la technique du collage : c’est la confrontation inattendue entre morceaux de pensée d’origines diverses qui stimule la réflexion et l’oriente dans des perspectives parfois surprenantes, toujours enrichissantes. Les ingrédients du collage sont souvent hétéroclites, parfois sortis de leur contexte, mais là n’est pas la question : de cet assemblage improbable émerge une ligne de pensée solide.

L’objectif de l’auteur, même s’il ne le dévoile pas dans ces termes, apparaît clairement dès qu’on referme son livre : il s’agit de préciser les conditions qui permettent (ou permettront) à la démocratie d’être autre chose, et plus, qu’une coquille vide – si l’on préfère, les conditions à remplir pour qu’elle (re)noue avec son étymologie, le pouvoir du peuple. Ces conditions sont abordées par le biais des rapports entre la démocratie et plusieurs catégories socio-politiques et socio-philosophiques qui la bordent. Liste indicative, et non exhaustive : laïcité et démocratie, science et technologie, l’universalité, la notion de progrès, le langage, l’éducation, l’éthique, la rationalité, les autorités et les pouvoirs, le féminisme, … Les flèches décochées font souvent mouche, surtout quand elles visent l’hypocrisie de quelques discours lénifiants.

Le ton se fait cependant plus mesuré, plus prudent peut-être, lorsqu’il s’agit de dialoguer avec François De Smet, auteur d’un petit essai intitulé « Vers une laïcité dynamique », édité dans la collection L’Académie en Poche. On devine toutefois une certaine irritation, sans doute retenue pour ne pas se montrer agressif envers un auteur qui, malgré tout, se revendique de la laïcité. Je n’ai décidément pas les pudeurs de Marcel Voisin, dont les réserves s’expriment surtout sur le mode interrogatif, alors qu’il me semble que les prises de position de François De Smet méritent bien une franche polémique. « Dynamique », la laïcité réclamée par François De Smet – en creux, on imagine que la laïcité réelle, celle que nous rencontrons au hasard de nos pérégrinations, ou de nos engagements, serait … statique, figée, ou encore gélatineuse, car dépourvue de ressort ? Merci pour elle ! Au-delà du qualificatif manquant, je m’empresse de relayer et de développer deux des réserves de Marcel Voisin.

La métaphysique comme ciment d’Etat ?

François De Smet regrette que l’Etat moderne ait abandonné sa tâche métaphysique, tâche que la royauté d’ancien régime assumait avec un brio peu contestable, comme le note Marcel Voisin. Cujus regio, ejus religio, la vieille maxime pourrait encore servir ! Au XVIIe siècle, juste après les sanglantes guerres de religion, Hobbes avait proposé de couper l’herbe sous le pied des fanatiques les plus dangereux en faisant du pouvoir clérical une fonction du gouvernement – en instaurant donc une religion d’Etat. Le pouvoir religieux serait ainsi soumis au pouvoir politique. Moindre mal ? J’en doute, dans la mesure où la manipulation du sentiment religieux par un appareil d’Etat peut s’avérer (et s’est avérée !) génératrice de catastrophes humaines qui n’ont pas grand-chose à envier aux étripages commandités par les pouvoirs strictement religieux. A tout prendre, l’objectif laïc de renvoyer les soucis métaphysiques à la sphère privée est autrement novateur, et porteur d’une authentique dynamique. Je ne résiste pas à la tentation de demander à François De Smet dans quelle perspective l’Etat devrait assumer sa tâche métaphysique, pour faire moderne et dynamique : New Age, pastafarisme, ou médecine quantique ?

Le « dynamisme » réclamé par François De Smet s’inscrit dans le long chapitre des perversions du langage décortiquées par Mateo Alaluf dans son dictionnaire du prêt à penser (« Contre la pensée molle », Editions Couleur livres, Bruxelles, 2014). L’auteur (MA) y dénonce une véritable OPA sur notre vocabulaire, destinée à désarmer la puissance critique de la pensée : le tour de passe-passe consiste à présenter comme une nouveauté révolutionnaire ce qui n’est rien d’autre qu’un retour à des vieilleries réactionnaires tout à fait identifiables – dans le cas qui nous occupe, les bienfaits des règles d’ancien régime. Mateo Alaluf met l’accent sur le détournement de sens du mot « réforme », enrôlé dans la croisade réactionnaire du néo-libéralisme conquérant, ou encore sur l’invocation sans limite du terme « tabou », appliqué aux sujets les plus rabâchés, que le monde patronal relayés par les chantres de la pensée unique matraque à longueur de colonnes et d’interventions radiotélévisées, mais qu’il est de bon ton de présenter comme d’audacieuses avancées d’une pensée libre. Chez François De Smet, c’est le mot « dynamique » qui est mobilisé, à des fins absolument comparables. Le choix des mots et la reconstruction du langage n’a rien d’innocent : « sans langage, pas de pensée, sauf molle : une société morte, sans passé, sans avenir », écrit Alaluf. Il a raison !

Vive le matérialisme !

La seconde critique émise par Marcel Voisin à l’encontre de François De Smet n’est, elle non plus, pas étrangère aux torsions imposées à certains termes, en l’occurrence à des termes qui recouvrent tout un pan de l’histoire de la philosophie – c’est de matérialisme qu’il est question ici. C’est vrai que condamner le matérialisme au nom de son acception vulgaire – on pourrait presque l’identifier à cupidité, dans son usage le plus commun – a quelque chose d’indécent sous la plume d’un philosophe diplômé. Mais il est vrai que la bataille idéologique a ses raisons que la culture ignore ! Marcel Voisin revient par ailleurs plus longuement sur l’opposition matérialisme/idéalisme en rappelant les mérites des philosophes qui ont fondé une généalogie, d’Epicure et Lucrèce à Diderot, et j’ajouterai de Marx à Darwin, qui font des créations dites spirituelles des manifestations de la puissance de la matière. « La spiritualité traditionnelle perd ainsi son support et la religion un puissant moyen de pression. On comprend dès lors pourquoi, d’emblée, cette philosophie honorable et logique a suscité une persécution féroce, allant du dénigrement systématique à la peine de mort », écrit Voisin. Dont acte…

Marcel Voisin nous livre un kaléidoscope brillant, dont je retiendrai encore deux passages bienvenus, même si peu polémiques. Le premier concerne la rationalité. A l’heure où les Lumières sont accusées d’une part non-négligeable de nos maux, du pillage des ressources de la planète au Goulag, Marcel Voisin absout la raison des péchés qu’on lui impute un peu facilement, en s’appuyant sur la notion de rationalité, qu’il juge plus opératoire et plus diversifiée que celle de Raison souveraine, abandonnée à Descartes et à Comte. En première ligne dans sa réflexion, le statut contemporain du progrès, évanescent si pas toxique !

Dans un autre passage inséré dans le chapitre « Culture laïque », l’auteur revalorise longuement Anatole France (j’ai hésité à écrire « réhabilite », tellement Anatole France est passé de mode), et on y sent l’attachement profond de Marcel Voisin pour « son rationalisme nuancé, sa lucidité anticléricale, son amour de la science – distancié du scientisme -, sa critique sociale, sa défense sans trop d’illusions des valeurs républicaines, une érudition époustouflante ». Les vingt-six pages consacrées à sa présentation nous convainquent, sans réserve, qu’il faut, avec Marcel Voisin, répondre positivement à la question qui conclut son plaidoyer : « lire ou relire Anatole France, ne serait-ce pas cultiver son intelligence ? »

Pierre Gillis