Pas un culte, le bouddhisme ?
En voilà une bien bonne « blague belge » !
Serge Deruette
Il y a aura déjà bientôt vingt ans en Belgique, depuis 2006, que l’UBB, l’Union Bouddhique Belge, demande que le bouddhisme soit reconnu, non comme culte comme le sont le catholicisme, le protestantisme, l’anglicanisme, l’orthodoxie, le judaïsme et l’islam, mais comme une philosophie non confessionnelle, comme l’est la « laïcité organisée ».
« Philosophie non confessionnelle », le bouddhisme ? Vraiment ?
N’est-il pas plutôt une des grandes religions du monde ? Une religion, un culte, une confession si l’on préfère, au même titre que l’hindouisme auquel il s’est opposé, que le christianisme et l’islam – le judaïsme aussi, ajoute-t-on souvent, mais il ne s’agit pas là d’une grande, mais d’une petite religion, ne concernant pas plus de quinze millions de Juifs, dont la moitié en Israël, moins somme toute que le sikhisme qui, lui, en compte le double, sans être pour autant jamais considéré comme l’une des « grandes » religions.
Il est incontestable que le monde de la religion, aussi varié soit-il, n’est pas sans rapport avec ceux de la morale et de l’éthique ni avec celui de la philosophie, c’est-à-dire d’une conception du monde et de la vie, ainsi que, a minima, on peut la définir dans la multiplicité de ses interprétations.
Toutes les religions comportent en elles-mêmes une morale et une philosophie, une manière de voir et d’interpréter, d’agencer et de régenter (du moins d’y prétendre) le monde physique dans lequel vit l’homme ainsi que la vie humaine confrontée à sa finitude et aux aléas que lui impose ce monde matériel.
Bouddhisme occidental
En ce sens, le bouddhisme ne fait pas exception à cette dimension intrinsèque à chaque religion, qui, lui aussi, en comporte une et dont la dimension est même hypertrophiée dans la représentation que souvent l’on s’en fait dans le monde occidental, lui qui y a bien plus été importé par « l’air du temps » que par des communautés bouddhistes immigrées de leur berceau historique de l’Asie.
En tant que phénomène occidental, sans liens de filiation avec ses origines ancestrales donc, le bouddhisme s’inscrit dans nos contrées bien plus comme une philosophie de vie que comme une religion. Il y a été porté tout particulièrement depuis un bon demi-siècle par la vague – et la vogue – d’une idéologie qui insiste sur la libération individuelle et la réalisation de soi au travers de démarches centrées sur la spiritualité, la méditation, la « pleine conscience », la recherche de l’harmonie intérieure et avec le monde extérieur.
L’âge du New Age, en somme, aux croyances molles et pataudes. Celui du « zen », de toutes les formes de « zenneries », ce que l’on résume encore sous l’expression de « développement personnel », ou par sa formule fétiche, celle de l’« ici et maintenant ».
De fait, le bouddhisme trouve, dans cette mouvance, pleinement sa voie et sa place pour qui, au-delà des préceptes religieux, au-delà des dogmes originels, y recherche – et donc croit y trouver, ou plutôt sans doute, aime croire qu’il y trouve – les éléments qui nourrissent sa quête d’épanouissement spirituel.
Et tout cela, sans égard donc pour ce que le bouddhisme est dans les pays où il est né et s’est développé comme culte structuré et structurant les sociétés dans lesquelles il apparaît comme culte mainstream. En en oubliant les origines. Ou en les occultant.
Bouddhisme originel
Car au Tibet et ailleurs en Extrême-Orient, aux antipodes de l’image fleur bleue que l’on s’en fait en Occident, la violence lui est pourtant chevillée au corps dans les régions qui l’ont vu naître et prospérer.
Au Tibet, on relève des luttes armées et des guerres depuis le XVIIe siècle[1] mais aussi plus récemment encore, au XXe siècle, où des bouddhistes se sont écharpés dans une guerre intestine au Sri Lanka et au Japon et, il n’y a pas plus de vingt-cinq, en Corée du Sud.
La rage meurtrière d’intégristes bouddhistes vise évidemment aussi, et aujourd’hui encore, les adeptes d’autres religions que la leur. Les musulmans de Lhassa au Tibet en 2008, de Meiktila au Myanmar en 2013 ou encore d’Aluthgama au Sri Lanka en 2014, pour n’en citer que quelques exemples, en savent quelque chose…[2]
Plus récemment encore, en 2017, au Myanmar à nouveau, la répression violente des Rohingyas par l’armée que, mus par leur haine tout à la fois de l’islam et des musulmans, des moines bouddhistes ont soutenue illustre que cet aspect noir du bouddhisme n’est pas un phénomène du passé.
Pas vraiment une philosophie de la paix donc. Mais bien en revanche toutes les tares qui entachent les religions dans leur histoire sinon leur actualité.
Surréalisme belge
Que le bouddhisme refuse en Belgique, par la voix de l’UBB, d’être reconnu comme religion alors qu’il l’est partout ailleurs dans le monde, cela relève, comme le note plaisamment André Lacroix, de ce que les Français appellent les « blagues belges ». Cet excellent connaisseur du Tibet et du bouddhisme, a, l’année passée, consacré à la question un petit livre au titre quelque peu goguenard qui en reprend l’expression : Le bouddhisme : Une philosophie non confessionnelle ? Nouvelle blague belge ![3]
Si le nombre de pages de l’opuscule est réduit, ce qui correspond à sa vocation vulgarisatrice, il est incontestablement bien documenté. On ne saurait donc trop en recommander la lecture. L’auteur y compile un florilège des « dix tares » qui, pour lui, caractérisent les religions et auxquelles le bouddhisme n’échappe pas, y démontrant ainsi combien il est vain de nier que le bouddhisme soit une religion.
Il insiste d’abord sur ce qui sépare les religions monothéistes d’un bouddhisme qui emprunte la voie de la spiritualité plutôt que celle d’un Dieu créateur. Il reconnaît aussi que si le bouddhisme se caractérise moins par l’institutionnalisation de ses structures – en Occident bien sûr, mais aussi dans l’Orient qui l’a vu naître – et que si les normes morales qu’il prône présentent moins d’implications sociétales que les autres religions, mais que cela ne l’empêche en rien d’en être une lui-même, au même titre que les autres.
Le fait d’avoir une dimension philosophique n’exclut pas que le bouddhisme soit une religion puisque toutes les religions en présentent une. Les deux peuvent se combiner… comme le yin et le yang, ajouterai-je volontiers : les bouddhistes devraient savoir cela !
Prétendre que « les tares du religieux qui s’attachent au bouddhisme ne sont que de regrettables déviances et que l’enseignement de Bouddha n’est pas en soi une religion » est donc plutôt vain puisque, si cela a pu l’être à l’origine, son histoire le dément : « ses successeurs en ont fait une religion : le bouddhisme ».
Les dix tares des religions relevées par André Lacroix
André Lacroix s’attelle à montrer en quoi, de ces tares inhérentes à toutes les religions, le bouddhisme est aussi, si l’on peut dire, le « véhicule » (le « grand » ou le « petit », me permettrai-je par plaisanterie de demander ?).
Ainsi y retrouve-t-on un « prosélytisme allant parfois jusqu’à la violence » [1] bien réelle qui dépare avec son idéal de paix et dont, dans l’histoire, des musulmans et des chrétiens ont été les victimes.
Épinglant un « compagnonnage avec la droite et même l’extrême droite » [2], l’auteur note que « deux des plus illustres propagateurs du bouddhisme en Occident étaient l’un et l’autre proches de la pire idéologie du XXe siècle » : Daisetz Suzuki, celle du nazisme et Giuseppe Tucci, celle du fascisme. Il liste aussi une série de personnalités nazies et fascistes dont le dalaï-lama était proche.
Quant aux « violences internes » [3] du bouddhisme tibétain contre ses propres adeptes, le fait que « le haut clergé tibétain et l’aristocratie avaient droit de vie et de mort sur l’immense majorité de la population, réduite au servage et condamnée à l’analphabétisme » le confirme à suffisance.
Également à noter sont les « pratiques sexuelles aberrantes » [4] et les abus sexuels commis « par des lamas bien en cour » : l’auteur en relève une kyrielle, pratiqués tant au Tibet que par des moines officiant – et sévissant – en Occident. Serait-ce malice d’ajouter que cette sourde criminalité sexuelle, qui émaille si fréquemment toutes les religions et leur est si tristement caractéristique, suffirait à elle seule à montrer que le bouddhisme en est bien une !
La « mysoginie » [5] n’est évidemment pas non plus absente. Elle correspond à la structure patriarcale de la société tibétaine. Citant Constantin de Slizewicz[4], André Lacroix l’épingle de façon colorée : « On imagine qu’il serait assez drôle de mettre une néobouddhiste occidentale, admiratrice naïve et béate du Tibet, dans la peau d’une autochtone : mariage forcé à quinze ans, polygamie ou polyandrie, une vie à travailler aux champs, à ramasser de la bouse pour alimenter le feu, à préparer les repas, un gamin sur le dos et un autre dans le ventre, à se taire et à obéir à l’homme qui la brutalise, quand il ne la partage pas parfois avec ses frères », etc.
L’« obsession de l’enfer et des châtiments post mortem » [6] existe bien dans le bouddhisme. S’il « ne connaît pas le concept de vie éternelle, il s’en approche néanmoins de très près », note Lacroix qui invoque, dans ses croyances, l’existence non d’un seul enfer « mais de seize (huit “chauds” et huit ”froids”, plus des ”annexes” et plus le ”monde des démons affamés” ».
De même que dans le christianisme (et l’islam), il y a bien, dans le bouddhisme, des « récompenses promises après la mort contre espèces sonnantes et trébuchantes » [7]. L’auteur a personnellement pu le constater lui-même lors d’un voyage au Tibet : des pauvres donnant « leurs maigres économies à des moines replets et bien peu compatissants ».
Autre comparaison avec le christianisme, le « financement douteux » [8] du bouddhisme. Non seulement, dans le Tibet féodal et jusqu’au milieu du XXe siècle, comme dans l’Ancien régime en Europe, l’élite monastique « possédait d’immenses propriétés où travaillaient des milliers de serfs », mais aujourd’hui, la diffusion du bouddhisme tibétain en Occident financée par des organisations comme Free Tibet, l’International Campaign for Tibet, la CIA, et le National Endowment for Democracy n’a rien à envier aux capitaux à l’origine « parfois douteuse » versés sur les comptes bancaires du Vatican ».
Parmi les « prises de position rétrogrades, voire abjectes » [9], on peut épingler la banalisation du génocide des juifs par les nazis pour faire accroire la thèse d’un génocide de Tibétains par les Chinois, une antienne que les grands médias mainstream nous resservent si souvent.
Enfin, pour ce qui concerne ce « formalisme hypocrite » [10] qui caractérise tant toutes les religions, André Lacroix aligne quelques exemples de pratiques alimentaires et sexuelles que l’on lira avec intérêt sinon sidération.
Partout… sauf en Belgique !
Dans son second chapitre, André Lacroix, rappelant que « le bouddhisme est partout considéré comme une religion », insiste sur le fait que les cérémonies rituelles et pratiques qui le caractérisent suffisent, à elles seules, à faire voir qu’elles relèvent bien du domaine religieux et cultuel.
Ainsi cite-t-il le missionnaire français Évariste Huc qui constatait nombre de similitudes entre le christianisme et le bouddhisme tibétain (ce qu’on appelait alors le lamaïsme) : crosse, mitre, dalmatique, chape que portent les « grands lamas » ou encore « l’office à deux chœurs, la psalmodie, les exorcismes, l’encensoir, les bénédictions, le chapelet, le célibat ecclésiastique, les retraites spirituelles, le culte des saints, le jeûne, les processions, les litanies, l’eau bénite ».
À quoi André Lacroix ajoute ce détail si caractéristique de la pratique religieuse et de ses rites : un culte des saints incluant la vénération de leurs reliques !
Si l’hindouisme est sans contestation possible une religion, lui qui, en Belgique, réclame bien sa reconnaissance comme culte par l’État, il y a du « surréalisme » (un surréalisme bien belge !) à voir que, à l’inverse, l’Union Bouddhique Belge refuse qu’il le soit comme tel, alors même qu’il est pourtant logiquement reconnu en France comme religion – ce dont l’UBF, l’Union Bouddhiste de France, elle, s’est réjouie !
Pourtant, note non sans malice André Lacroix, « que Bouddha se soit démarqué de l’hindouisme dans sa jeunesse ne suffit pourtant pas à transformer le bouddhisme, d’un coup de baguette magique, en philosophie non confessionnelle », ainsi que le réclame l’UBB.
L’auteur dénonce aussi l’idée, aujourd’hui répandue, que « les bénéfices de la méditation bouddhiste seraient confirmés par les neurosciences » et renvoie sur la question à l’ouvrage La méditation de pleine conscience. L’envers du décor où son autrice, Élisabeth Mertens, démontre l’inanité d’une telle idée[5].
Et « une première mondiale » !
Concluant que « nier que le bouddhisme soit une religion du fait qu’il a une dimension de sagesse philosophique est aussi intellectuellement inacceptable que de nier les fondements philosophiques sur lesquels se sont érigées les théologies juive, chrétienne et islamique », il montre combien est péremptoire, saugrenue mais surtout injustifiée, l’idée défendue par l’UBB de réclamer une reconnaissance par l’État belge, non en tant que culte, comme cela correspondrait en tout point à la logique du genre, mais en tant que philosophie non confessionnelle.
Et là où André Lacroix parle de « blague belge » et de « surréalisme belge », le philosophe des religions Jean Leclercq confirme : si l’État belge cédait à cette exigence de l’UBB et répugnait à cataloguer le bouddhisme comme culte, ce serait « une première mondiale »[6] !
[1] Michael Parenti, Friendly Feudalism. The Tibet Myth, Internet Archive, https://archive.org/details/friendly-feudalism-the-tibet-myth-michael-parenti/, 2007 ; trad. française : https://www.volopress.net/IMG/pdf/parenti.pdf .
[2] Je le relevais déjà dans Serge Deruette, « Mais comment peut-on être athée ? », Espace de libertés, février 2017, CAL, https://www.laicite.be/magazine-article/mais-comment-peut-on-etre-athee/. Reproduit dans L’Athée, n°5, ABA Éditions, 2018, pp. 11-17.
[3] André Lacroix, Le bouddhisme : Une philosophie non confessionnelle ? Nouvelle blague belge ! Paris, éd. Vérone, 2023, 43 p.
[4] Les peuples oubliés du Tibet, Paris, éd. Perrin, 2007, pp. 270-271.
[5] Bruxelles, Éd. Investig’Action, 2020.
[6] Intervention de l’expert Jean Leclercq auprès de la Commission de la Justice de la Chambre des Représentants de Belgique à propos de la « Projet de loi portant reconnaissance du bouddhisme en tant qu’organisation philosophique non Confessionnelle » (n° 3782/1), 12 mars 2024 ; https://www.lachambre.be/media/index.html?language=fr&sid=55U4730.
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