Robert Joly

Jésus, l’annonceur annoncé

Robert Joly

Troisième partie

L’annonceur annoncé

Le texte ci-dessous est la troisième partie de la retranscription d’une conférence donnée par Robert Joly le 22 février 1985 au Roeulx. La retranscription est l’œuvre d’Yves Ramaekers et Marianne De Greef. On leur doit les sous-titres. Les passages entre crochets droits sont de la rédaction. On peut consulter la captation en vidéo de la conférence réalisée par Jean-Pierre Pourtois ici. 

Dans la première partie, il avait été exposé que du point de vue de l’historien, Jésus a bel et bien existé. Ce fait qu’on peut considérer comme incontestable est fondé sur les textes des Évangiles, ce qui pour le reste, précisait le conférencier, ne faisait pas pour autant de ces romans des paroles d’Évangile.

Dans la deuxième partie, on a vu la foi faire « boule de neige », confirmer l’existence de Jésus en ce temps-là, tout au début de notre ère, établir le fait qu’il était juif de Galilée, le fils de son père et de sa mère, qu’il avait perdu la tête, qu’il fut chahuté, fut mis en croix, annonça la fin du monde et que le christianisme et son universalité ne sont pas de son fait, mais une création plus tardive de Paul de Tarse.

Dans cette troisième partie, on apprend que Jésus se révèle être l’annonceur annoncé, s’être vu attribué des propos qu’il n’a jamais prononcés, avoir été arrêté, jugé et condamné par les Romains, quelques éclaircissements sur le Jugement dernier, que l’Écriture mène à tout, que Jésus parlait l’araméen et que Paul, le véritable fondateur du christianisme parlait grec et que Pierre n’a jamais mis les pieds à Rome.

L’annonceur annoncé

J’ai une troisième formule. Je disais : la foi fait boule de neige ; les Évangiles, c’est un feuilleté. La troisième formule serait que la meilleure définition de Jésus, pour faire une synthèse de cette évolution, c’est l’annonceur annoncé.

Jésus annonçait le royaume de Dieu, c’est-à-dire la fin du monde. Les paraboles, notamment, qui ont beaucoup de chances de remonter à lui, n’attribuent pas à Jésus un rôle important dans cette fin du monde. Il l’annonce, c’est tout. Un rôle modeste de prophète, rien de plus. Il est annonceur, il annonce quelque chose. Ça commence ailleurs, plus discrètement. Mais dans l’Évangile de Jean, c’est très clair. Jésus dit notamment : « Je suis la voie, la vérité, la vie » [Jean 14,6] et le message chrétien consistera à annoncer le Christ, à annoncer le Christ ressuscité. Donc, l’annonceur est devenu le centre même du message, il est devenu annoncé. C’est l’annonceur annoncé. Ça résume cette majoration de Jean. Jésus est le centre du message, tout passe par lui, tout passe inévitablement par lui. Mais le Jésus authentique ne faisait pas tout passer par lui, il annonçait quelque chose. Voilà ce que veut dire l’annonceur annoncé.

Je n’ai pas inventé la formule, mais je m’en rapproche un peu plus que Charles Perrot, qui, dans une phrase, donne les deux mots comme caractérisants.

Parole d’Évangile

Je vais terminer en donnant quelques indications qui montreront qu’il ne faut pas se précipiter trop vite dans la lecture des Évangiles. Ça demande tout de même une préparation, des lectures, certaines connaissances préalables, sinon on risque de se tromper très fréquemment. Je pourrais vous citer là-dessus quelques exemples.

Prenons déjà le mot Testament. Pourquoi sont-ce des Testaments ? L’Ancien et le Nouveau ? Eh bien, le mot, le vrai mot, c’est un mot hébreu qui veut dire alliance. C’est l’Alliance de Dieu avec son peuple, mais en grec, il se fait que le mot « alliance » veut aussi dire « testament » et en latin, on a choisi ce sens-là pour traduire. On a bien sûr trouvé des raisons, après. Il y a là un glissement sur les deux sens d’un même mot qui fait que nous avons des Testaments.

Voyons autre chose de plus important, une parole célébrée à perte de vue dans tous les sermons du monde et ailleurs : « Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté ! ». Jules Romains l’a même reprise pour son cycle romanesque. Cette idée, qui a l’air si touchante, si agréable, « Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté ! » [Luc, 2, 14] n’est qu’une grosse erreur de traduction et c’est tellement vrai que la Bible de Jérusalem a rectifié, elle ne dit plus ça. Le grec veut dire : « Paix sur la Terre aux hommes de son bon plaisir », du bon plaisir de Dieu. Donc, c’est bien plutôt une sorte d’arbitraire divin qui est là que de la bonne volonté des gens ; il ne s’agit pas du tout de la bonne volonté des gens, il s’agit du bon plaisir de Dieu qui élit les uns et pas les autres. « Paix sur la Terre aux hommes que Dieu a élus » donne le sens véritable. On s’extasie et on continuera encore longtemps à s’extasier sur les hommes de bonne volonté, mais c’est une erreur de traduction.

Encore deux exemples… Est-ce que Jésus a dit : « Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon église » [Matthieu 16, 18]. Non, ce n’est pas ça du tout. On attribue ce propos à un Christ ressuscité dans des communautés déjà chrétiennes qui majorent Pierre aussi et en font le pape. Pourtant cette phrase est araméenne, donc elle est ancienne. Ce n’est pas en grec qu’on peut faire un jeu de mot sur « pierre ». « Tu es Pierre et sur cette pierre… », ne va pas en grec, parce que « petros » n’est pas un nom propre avant les Évangiles. Il est devenu très courant, mais c’est en imitant l’apôtre Pierre. Petros n’est pas un nom grec, donc le jeu de mots est impossible en grec. En araméen, oui. Kephas, c’est la pierre. Le mot est donc araméen et donc ancien. C’est un mot qui a pu être inventé, c’est vrai, seulement vingt ans après la mort du Christ et nous qui vivons deux mille ans après, notre premier réflexe, c’est de dire : « Vingt ans, c’est tout près ». Pas du tout. Imaginons un peu ce que c’est que vingt ans dans notre vie à nous pour voir si ça ne va pas pourrir les versions. C’est énorme vingt ans. En voici une preuve. Un historien américain a publié en 1926, un livre qui critique, qui analyse, une enquête approfondie sur les témoignages de guerre des Américains qui avaient vécu des événements et qui les avaient racontés dans les années 20 jusqu’à 22. Il fait l’enquête, il vérifie tout et en 1926, il publie un bilan désastreux, parce que la conclusion, c’est que c’est inouï comme on peut changer les souvenirs, de bonne foi. Il ne s’agit ici que de quelques années, avec des gens qui écrivent, c’est-à-dire qui ont une culture. Imaginez maintenant des gens beaucoup plus modestes, non pas tout à fait analphabètes, mais les premiers chrétiens ne sont pas des universitaires, ce sont des gens modestes, en majorité. Les traditions se disent, mais s’entrecroisent, se mêlent, se majorent. Vingt ans, c’est énorme. Il y a des preuves dans le texte même que ce verset a été ajouté dans la texture même du contexte.

C’est la même chose pour « Ceci est mon corps et ceci est mon sang. » [Matthieu 26,26] Si Jésus avait dit ça, il aurait fondé le culte chrétien. Non, aucun historien critique ne peut croire ça. La preuve est aussi dans le texte : c’est tout un bloc ajouté, et la preuve, c’est qu’il y a un raccord. Les gens qui travaillent les sources ainsi le savent bien. Une addition, ça se reconnaît souvent parce que ça se fait rapidement, négligemment, il y a un même mot qui revient deux fois : c’est parce qu’on l’a repris, on a inséré quelque chose. En réalité, c’est un rite d’institution. Les chrétiens se sont trouvés devant une pratique tout à fait banale chez les Juifs et chez beaucoup de peuples : un repas sacré, ça existe partout et les chrétiens ont eu un repas sacré, mais ils ont eu aussi le besoin de croire qu’il avait été institué par le Christ. S’il s’agissait de Mithra, d’Apollon ou de n’importe quel autre Dieu, mais d’un Dieu bien choisi, auquel plus personne ne croit, les gens seraient unanimes, les spécialistes seraient tout à fait unanimes à reconnaître que c’est un rite d’institution. La preuve, encore une fois, avec ce raccord qui est dans le texte, mais les historiens qui ont la foi essayent tout de même toujours de croire à l’authenticité. Ils veulent croire, eux, que Jésus est réellement le fondateur du christianisme. Ils s’opposent ainsi aux explications qui sont à mon avis, souvent très évidentes.

L’arrestation

Si vous prenez un jour le Nouveau testament, comparez les récits des évangélistes ; non, pas celui de la Passion, qui est très complexe, mais celui de l’arrestation de Jésus. Vous serez frappés.

Chez Marc, le récit est très simple et c’est manifestement un malheureux qu’on arrête et il semble bien qu’il ne s’y attendait pas trop. C’est très réaliste et ça a un air authentique. Si vous la prenez chez Jean – pourtant il ne peut y avoir qu’une seule arrestation de Jésus, personne n’a jamais imaginé qu’il y en avait deux – c’est tout autre chose. Là, Jean sait bien qu’on va l’arrêter, c’est lui qui mène le jeu. C’est le Christ majoré qui parle et quand on vient l’arrêter, il fait un pas et les autres sont balayés comme dans une tempête et sont à terre, même ceux qui viennent l’arrêter. Il sera tout de même arrêté, c’est l’histoire puisqu’il doit mourir pour ressusciter. Chez Jean, c’est tout autre chose et Matthieu et Luc sont intermédiaires. Ils ont un récit de Marc. Mais ils l’ont enjolivé sur certains points. On peut voir dans ce récit tout simple, qui devrait pourtant correspondre à un seul fait, un récit absolument différent chez Jean, qui traduit bien sûr chez Jean la majoration de l’événement.

Donc, en résumé parce qu’elle partait d’un homme et d’un homme dont la vie est incontestable et authentique, parce qu’elle partait d’un homme – dans d’autres religions, on ne part pas nécessairement d’un homme –, la foi n’a eu de cesse d’en faire un Dieu. C’est la majoration de la foi, c’est la boule de neige. Les premiers récits évangéliques recueillent des traditions diverses et c’est à nous à desceller les couches du feuilleté. La conclusion de tout ça, c’est que Jésus, qui annonçait quelque chose, a été très vite le centre du message, c’est lui qui a été annoncé : l’annonceur annoncé.

Questions

Q : Avant Jésus existait-il des philosophies de la résurrection des corps, du Jugement dernier, de la fin du monde ou bien Jésus en est-il l’initiateur ?

R : Pas du tout. Ce ne sont d’ailleurs pas des philosophies, c’est la croyance juive. La croyance juive comprend la résurrection des morts, mais pas tout de suite. Attention que l’Ancien Testament, ce n’est pas un livre, c’est une littérature qui s’échelonne sur des siècles. Aux origines, les Juifs ne croient pas du tout à la résurrection des morts. Ils ne croient pas plus à la survie de l’âme. L’idée de l’âme immortelle est grecque, elle n’est pas juive du tout. Pour les Juifs, l’homme est une unité ; ils ne distinguent pas âme et corps et on meurt tout entier. Le succès (ou bien la punition ou le malheur) est dans cette vie-ci. Peu à peu, ils ont admis des idées de résurrection. Pour eux, comme il n’y avait pas la survie de l’âme comme chez les Grecs, on meurt tout entier. Donc, pour revivre, il faut ressusciter. C’est bien antérieur au Christ. Jésus n’innove pas du tout sur ce point et chez les Juifs déjà, on trouve l’idée que la résurrection, c’est le signe. Quand les hommes ressusciteront, ce sera la fin du monde et c’est à la fin du monde qu’on ressuscite. Donc, s’il y a un premier qui ressuscite, c’est l’annonce de la fin du monde.

Les chrétiens ne font là que reprendre des idées juives, mais les idées juives à ce sujet sont très différentes des grecques. Cependant, les idées sont variables aussi d’un texte à l’autre. Il n’y a pas de codification, il n’y a pas de dogmatisme qui s’impose, mais il y a des croyances divergentes, spécialement sur l’au-delà. Quand on commence à croire à la résurrection, c’est qu’avant on n’y croyait pas. Les grands prêtres, même du temps de Jésus, les Sadducéens, c’est l’élite juive, c’est l’aristocratie. Elle ne croit toujours pas à la résurrection, ils ont les idées les plus anciennes. Ces gens-là, dans le fond, sont sur Terre et ils y sont bien et ils n’ont pas besoin de la résurrection. Les Sadducéens continuent à refuser la résurrection. Mais alors, qui est-ce qui ressuscite ? Cela varie. Les uns disent que seuls les bons ressuscitent et que les méchants ne peuvent pas ressusciter. D’autres disent : « Non, tout le monde ressuscite, mais pour être jugé et les bons resteront vivants sur Terre. Ce n’est pas un paradis, c’est sur Terre. Les méchants, ils vont être anéantis de nouveau et c’est leur punition ». D’autres diront : « Non, non, les méchants sont condamnés, mais ils vont en enfer ». L’enfer est juif avant d’être chrétien.

Donc, il y a toutes sortes de spéculations et même dans l’Église catholique, les spéculations sur l’au-delà changent d’un siècle à l’autre vraiment très très fort. Quelque chose qui étonne toujours, c’est ceci. Pour les premiers chrétiens, mais pendant quelques siècles, quand on meurt, on ne va pas au paradis ou en enfer. Le purgatoire n’existe pas au Moyen Âge. Un savant a fait un livre récemment sur le purgatoire, La Naissance du Purgatoire [Jacques Le Goff – Gallimard – 1981 – 512 p.] Depuis longtemps, les croyants sont habitués à dire : « À la mort, on est jugé », mais pour les premiers chrétiens, pendant des siècles, ce n’est pas ainsi que ça va. On meurt, et le Jugement n’intervient qu’à la fin du monde ; c’est le Jugement dernier et il n’y a que celui-là. En attendant, on attend dans l’au-delà bien sûr, mais ni dans le paradis, ni dans l’enfer. Tout ça n’ouvre ses portes qu’au Jugement dernier. Donc, ceux qui meurent avant la fin du monde – c’est le lot le plus commun – sont dans des endroits qu’on appelle des dortoirs, des « cimetières ». C’est ça que ça veut dire. : « Cimetière » : c’est le mot latin (coemeterium), mais grec avant : Koimeterium. Ça veut dire « dortoir » et ces dortoirs, on n’y est ni très bien, ni très mal, c’est neutre. C’est une sorte d’entrepôt métaphysique, un peu frigo. On attend le Jugement dernier ; il n’y a pas de jugement avant. Mais l’individualisme des gens a fait qu’ils ont voulu leur jugement à eux à la mort. Dès lors, il a bien fallu ouvrir le paradis et l’enfer à la mort des gens. Mais on n’a pas supprimé le Jugement dernier pour ça. Pourtant, on se demande à quoi il sert… Les traditions religieuses prennent les deux, elles emmagasinent, elles sont pléthoriques et elles ne font pas la toilette. À partir du moment où chacun avait son jugement à sa mort, ça devenait inutile de songer au Jugement dernier, mais on a trouvé des raisons pour le maintenir et finalement, les deux sont maintenus. L’enfer et le paradis n’ouvrent leurs portes qu’au Jugement dernier.

Q : Ne croyez-vous pas que le christianisme est une première forme de syndicalisme ?

Autant poser la question de Jésus politique. Voici ma réponse. Bossuet, grand prélat à Versailles, se pose la question : qu’est-ce que l’Écriture enseigne sur la politique ? Il écrit un livre sur le sujet et sa conclusion, c’est que l’Écriture impose la royauté de droit divin, qu’il connaît si bien à Versailles et qui a son accord. Cent cinquante ans après, d’autres chrétiens se posent la même question, mais eux, ils sont démocrates-chrétiens et ils en concluent que c’est la démocratie chrétienne qui est la forme politique du christianisme. C’est peut-être le syndicalisme après tout qu’il faut tirer des Écritures et aujourd’hui, un Père qui enseigne à Louvain, le Père Comblin, qui a vécu en Amérique du Sud et qui est révolutionnaire, marxisant, a écrit trois cents pages pour montrer que Jésus est révolutionnaire. Il ne saurait quand même pas recommander le droit divin, la monarchie de droit divin, être démocrate-chrétien et être révolutionnaire. Je vous assure qu’on ne peut pas tirer réellement de politique de l’Écriture. Il y a tout ce qu’on veut… Mais un croyant qui a une politique, qu’il trouve bonne, s’il est croyant, il devra forcément la retrouver d’une façon ou d’une autre dans l’Écriture. C’est une projection. Le croyant se figure que l’Écriture est le moteur de l’Histoire, puisque c’est la parole de Dieu et que tout vient de là, mais l’historien voit l’inverse. Un croyant doit se réclamer de l’Écriture, mais, dans l’espace et dans le temps, en deux mille ans, les idéaux sont tellement différents. Mais les croyants se raccrochent tout de même tous à l’Écriture. C’est possible parce que l’Écriture n’est pas univoque. Si l’Écriture avait consisté en trois lignes aussi claires, aussi univoques qu’un énoncé de géométrie, ça ne serait jamais considéré comme Écriture. Que voulez-vous en tirer ? La première condition pour être reconnu comme Écriture, c’est d’être prodigieusement ambigu et multivoque et pour ça, il vaut mieux dix pages qu’une, il vaut mieux cent pages que dix, il vaut mieux dix livres qu’un et la Bible, c’est plutôt des dizaines de livres ensemble, d’époques différentes. En songeant à ce phénomène de projection, qui est très réel à mon avis, j’ai souvent dit, mais je m’en repens maintenant, que l’Écriture, c’était une auberge espagnole. C’est faux, il faut corriger ça parce que l’auberge espagnole, elle est vide avant qu’on y vienne avec ses provisions, mais l’Écriture, elle n’est pas vide du tout. Elle est pleine au contraire de toutes sortes de choses. Aujourd’hui, je ne dis plus que c’est une auberge espagnole, mais j’ai trouvé une autre image : l’Écriture, c’est une grande surface. Il y a tout, on y trouve absolument de tout et le croyant sait ce qu’il veut acheter et comme c’est un excellent consommateur, il ne voit que ce qui l’intéresse. Le père Comblin a donc écrit trois cents pages pour prouver que Jésus est révolutionnaire. Je ne vous assure qu’aucun de ses arguments n’est pertinent. Le seul d’ailleurs qui aurait une apparence, c’est que Jésus a chassé les marchands du Temple. Ce n’est pas une révolution et surtout pas marxisant. Ce qui me frappe beaucoup, c’est que dans ces trois cents pages, le père Comblin n’a pas eu l’occasion de rappeler ces propos de Jésus – qu’il soient authentiques ou non, ça n’a pas d’importance ici – car pour Comblin, c’est l’Écriture qui compte, c’est ce qui a inspiré les Évangiles : « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre » [Mathieu 5,39], ce qui n’est pas très révolutionnaire et « Si quelqu’un veut plaider contre toi et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau » [Matthieu 5,40]. Le Père Comblin n’a pas trouvé l’occasion de citer ces deux propos. Pourtant, il les connaît – il a lu les Évangiles – mais il était dans sa grande surface et il savait ce qu’il voulait acheter, il n’a rien dit d’autre. Mais avouez que s’il faut tendre l’autre joue, ce n’est pas ça être révolutionnaire. Les idéaux des catholiques sont très variables selon l’espace et le temps, mais l’Écriture est le référentiel obligé. C’est tellement multivoque qu’on trouvera toujours un verset pour se convaincre de ce qu’on croit, c’est une projection.

Q : Je voudrais revenir dans le domaine de la Vierge que vous avez évoqué tout à l’heure. Je voudrais savoir si le mythe de l’enfantement de la Vierge est spécifique au christianisme.

R : Non. On trouve dans les mythologies des cas de naissances miraculeuses et de naissances virginales. Ces légendes sont nées dans des milieux grecs et pas juifs. La mythologie grecque connaît des tas de héros. Ce qu’on appelle un héros en Grèce est souvent le produit d’un Dieu et d’une femme ou d’un homme et d’une Déesse. Les Grecs n’en ont jamais fait le centre d’une dévotion. Ce n’était pas typique du christianisme. Mais ça a été gonflé, mais ça a été mis au centre parce que Marie devenait un personnage central.

Q : Je voudrais savoir en quelle langue les disciples du Christ ont répandu le christianisme dans l’Empire romain.

R : Jésus parlait araméen, c’est-à-dire un dialecte hébreu qui était courant à l’époque et autour de lui, on parlait araméen. Mais il y a tout de même très près de ces lieux des bourgades hellénisées, grecques. Les Grecs sont répandus un peu partout. Le petit peuple qui côtoie des Grecs baragouine un peu le grec, et puis, on finit par le parler. Paul, c’est le premier que nous connaissons qui évangélise les païens, a reçu toute son instruction en grec. Paul connaît un peu l’hébreu, mais c’est un Juif de Tarse, ce n’est pas un Juif de Palestine. À Tarse, à Antioche, les Juifs – il y a des Juifs partout, il y a des quartiers juifs à Alexandrie – sont hellénisés et ils sont si bien hellénisés que c’est l’hébreu qu’ils ont oublié, de sorte que Paul parle grec. Il est grec, mais il a des origines juives qui font qu’il a des éléments, qu’il est tout imbu de l’Ancien Testament. Il est de culture juive, mais il parle grec, lui. Donc, les chrétiens qui voulaient convertir les païens n’avaient pas de problème de langue. Ils étaient eux-mêmes grecs. Mais on peut très bien imaginer qu’un Araméen se soit mis au grec, parce que les gens se côtoyaient. La Galilée est entourée de villes grecques. il y a toutes sortes de villes grecques. Le monde grec rayonne dans tout. C’est même la solution logique d’une énigme. Dans un épisode assez fabuleux des Évangiles, des centaines de porcs, les porcs de Jerasah, vont se jeter dans un lac tous ensemble. Ça a choqué beaucoup de gens, parce qu’on dit : « Mais pourtant les juifs, ils ne mangent pas de porc, comment se fait-il qu’il y a des troupeaux de porcs à ce point-là ? » Et on a expliqué ça parce qu’il y a des Grecs qui eux mangeaient du porc. L’épisode est assez légendaire.

Q : Paul faisait-il partie des douze apôtres ?

R : Non, il ne faisait pas partie des douze. C’est raconté par lui-même dans l’Épître aux Galates – des Celtes d’Asie mineure. Il leur écrit parce qu’il les a évangélisés. Nous le savons aussi par les Actes des apôtres aussi mais ils sont un peu plus légendaires et accommodés. Nous savons par Paul lui-même qu’il est allé à Jérusalem, mais qu’il a eu sa conversion par une révélation : le chemin de Damas. Il a eu une révélation. Nous avons la preuve qu’il avait entendu parler du christianisme avant de voir les apôtres. Il est fier d’être apôtre directement par Jésus-Christ, parce que c’est le Christ qui lui a révélé. Il ne tient pas ça de Pierre, ni d’un autre à Jérusalem. Mais il va à Jérusalem, non pas pour être intronisé – il est intronisé par le Christ, il est apôtre à part entière parce qu’il faut un contact entre confrères. Surtout, il évangélise les païens. Or, à Jérusalem, on ne veut pas de ça, on veut qu’on soit juif pour être chrétien. Et il va à Jérusalem et il dit que là, on l’a autorisé. L’accord s’était fait ainsi : lui serait pour les païens et eux, pour les Juifs. Mais par après, on s’aperçoit que la première chose qu’il fait en arrivant dans une ville, c’est d’aller à la synagogue pour voir les Juifs. C’est ainsi qu’il fait, parce qu’on a tout de même plus de chances de convertir un Juif qu’un païen. De sorte qu’à Jérusalem, on est fâché qu’il continue à aller dans les synagogues et à s’occuper des Juifs.

Donc il y a une brouille et on ne peut pas éviter l’idée que Paul, c’est un schismatique. Il est en conflit avec l’Église-mère parce qu’il n’a pas cédé et il continue à évangéliser les Juifs aussi. Paul n’est pas un des douze, mais il a reçu son message directement. On peut considérer qu’il a été schismatique à peu près toute sa vie. Mais c’est lui le fondateur du christianisme, avant Pierre. Nous connaissons beaucoup mieux Paul que Pierre, parce que nous en avons six lettres de Paul et sept qui ne sont pas de lui, mais qui sont de disciples et qui sont attribuées à Paul, par la tradition. De Pierre, nous n’avons que quelques mentions. Il avait un rôle sûrement important parmi les premiers disciples, mais il y a beaucoup de légendes qui sont greffées sur tout ça. Surtout, l’idée que Pierre serait venu à Rome, aurait été le premier évêque de Rome et peut-être le premier pape. Ça n’est pas authentifié par l’Histoire. Nous n’avons aucune preuve en réalité que Pierre soit jamais allé à Rome. Les premiers témoignages sont tardifs et le premier date peut-être de 150. L’Église catholique maintient que Pierre est le fondateur et le premier – on n’ose plus dire pape tout de même aujourd’hui. La papauté date du Vᵉ siècle. On a mille preuves que ça n’existait pas avant et Paul VI a fait fouiller au Vatican avec l’espoir qu’on retrouverait des restes archéologiques qui certifieraient la présence de Pierre à Rome. Il a même proclamé que ça existait, mais en réalité, on a édité ces fouilles dans un livre hyper-luxueux et d’un prix inabordable. Aux dernières nouvelles, on n’a rien trouvé de probant, ni même de vraisemblable sur Pierre à Rome. L’idée que Pierre était venu à Rome, c’est une légende.