L’Athée et la Constitution ou la Trahison des Clercs en Italie

Marco Valdo M. I.

Depuis le fascisme et l’arrangement – le « deal » – qu’il passa avec le Vatican en 1929 et qui se conclut par les Patti Lateranensi – les Accords du Latran qui comportent notamment, un concordat, et qui de l’avis du pape Pie XI rendirent « Dieu à l’Italie et l’Italie à Dieu », l’athée en Italie est devenu une sorte d’intouchable et l’athéisme, une sorte de maladie honteuse qu’il vaut mieux taire.

On aurait pu croire qu’avec la disparition officiellement constatée du régime fasciste (non pas du fascisme lui-même, qui perdure sous diverses formes) et de l’instauration de la République, officiellement laïque, l’emprise catholique sur l’Italie irait en s’amenuisant. Il n’en a rien été que du contraire, on a vu s’instaurer progressivement jusque dans la vie quotidienne des habitants, un Katolikistan, toujours en place actuellement.

En effet, c’est le fait que nous allons examiner, l’Italie issue de la Résistance voulait un État laïc et l’affirmer de façon solennelle dans sa Constitution. Ce qu’elle fit, mais en même temps, sorte de coup de Jarnac – pour ne pas dire coup d’État, on imposa via la réintroduction des Patti Lateranensi – les Accords du Latran – dans la Constitution, la religion catholique comme religion « spéciale » et privilégiée. Le vote se fit à une large majorité, y compris les communistes.

L’insertion dans la Constitution d’un État censément laïc d’accords bilatéraux – impliquant donc un autre État – est en soi une absurdité du point de vue du droit et de l’indépendance nécessaire à la constitution d’une entité nationale, par nature et par principe autonome. De surcroît, l’insertion d’une disposition telle que les Accords du Latran (Patti Lateranensi) qui s’ouvraient sur une invocation à la Sainte trinité et qui dans leur article 1 proclamaient le catholicisme comme religion d’État, était franchement une incongruité.

Comment un tel tour de passe-passe fut-il possible ? Quelles discussions ou intentions secrètes ont amené à ce résultat désastreux à plus d’un titre ? Et notamment, comment a-t-on fait d’un État censément athée (on ne voit pas un État croire en quoi que ce soit) et laïc (car il entendait assurer à ses citoyens la liberté de conscience et de religion), une terre consacrée au catholicisme, à ses pompes et à ses œuvres. Un État, un pays où depuis des années, plus aucun parti ou femme ou homme politiques n’ose affirmer son athéisme, ni remettre en cause l’intrusion catholique dans la vie commune. Voilà où on en est aujourd’hui.

Dans le dernier numéro de L’Ateo (6/2016, p. 109), les amis de l’UAAR (Union des Athées et des Agnostiques rationalistes) ont eu l’excellente idée de reproduire un article de Piero Calamandrei, qui avait été publié en avril 1947, dans la revue florentine Il Ponte. L’article s’intitulait : « Concordat – art. 7 : Histoire quasi-secrète d’une discussion et d’un vote »1. Au moment de cette publication, l’affaire était encore fraîche.

Commençons par situer Piero Calamandrei, qui s’il est fort connu en Italie, l’est beaucoup moins dans nos régions.

Piero Calamandrei (décédé en 1956) était un éminent écrivain italien, un juriste, élu recteur de l’Université de Florence à la Libération de la ville et un homme politique, un de ceux qu’on avait appelés les « pères de la Constitution ».

Il est de plus le fondateur de la revue Il Ponte, toujours publiée aujourd’hui à Florence.

Par ailleurs, puisqu’il est question ici des effets des Accords passés entre le fascisme et le Vatican auxquels Piero Calamandrei fut un de ceux qui opposèrent toujours une farouche résistance, il me paraît indiqué de citer cette poésie lapidaire terriblement émouvante, dont il est l’auteur, intitulée « Lo avrai, Kamerata Kesselring ! » – « Tu l’auras, Kamerade Kesselring ! », écrite en réponse au général nazi Kesselring, qui commanda la répression et les représailles en Italie et prétendait quelques temps après lors de son procès à un monument pour les services qu’il avait rendu au peuple italien. Lapidaire que je cite et dont l’ultime vers peut servir à tous ceux qui sont en butte à une oppression :

Tu l’auras
Kamerad Kesselring
Le monument que tu exiges de nous, Italiens,
Mais avec quelle pierre, on le construira,
C’est à nous de le décider.

Pas avec les pierres enfumées
Des bourgs sans défense ravagés par ton carnage,
Pas avec la terre des cimetières
Où nos compagnons tout jeunes encore
Reposent en sérénité,
Pas avec la neige inviolée de nos montagnes
Qui durant deux hivers te défièrent,
Pas avec le printemps de ces vallées qui te vit fuir,

Mais seulement avec le silence des torturés
Plus dur que tout rocher,
Seulement avec la roche de ce serment
Juré entre des hommes libres
Qui s’assemblèrent volontairement
Par dignité et non par haine,
Décidés à racheter
La honte et la terreur du monde.

Si tu voulais un jour revenir sur ces routes,
Tu nous trouverais à nos postes,
Morts et vivants avec le même engagement,
Peuple serré autour du monument
Qui s’appelle
Aujourd’hui et pour toujours
Résistance !

Pour les mêmes raisons et pour la même raison, cette humanité profonde et digne, Piero Calamandrei était au plein sens du terme, tel qu’on l’entend ici en Belgique, un laïque et un athée.

Sous le fascisme – et le fait n’est pas sans importance, Piero Calamandrei fut un des membres du mouvement de résistance antifasciste et antinazi clandestin Giustizia e Libertà (Justice et Liberté, tout un programme qui pourrait encore être d’application aujourd’hui en Italie et ailleurs), qui à la Libération, se coula dans la forme du Partito d’Azione – Parti d’Action, un mouvement de tendance socialiste, libertaire et révolutionnaire, dans la lignée des frères Rosselli, et qui donna à l’Italie son premier Président du Conseil, sorti des rangs du Comité National de Libération – autrement dit, traduisons, de la Résistance – un militant antifasciste de la première heure, Ferruccio Parrì. Un gouvernement – et la chose n’est pas insignifiante – qui incarnait la Résistance et la lutte contre le fascisme en même temps que la défascistisation du pays ; et un gouvernement qui fut dès lors rapidement sabordé par l’alliance de fait qui se fit entre les catholiques (toutes tendances confondues), les communistes et les libéraux.

Pour situer le personnage, lorsque Ferruccio Parrì fut porté à la tête du gouvernement italien, Carlo Levi fut rappelé de Florence, où il dirigeait La Nazione del Popolo, pour prendre la direction d’Italia libera, le quotidien du Parti d’Action (Partito d’Azione).

C’est au titre du Partito d’Azione que Piero Calamandrei figura dans l’Assemblée Constituante.

C’est donc un témoin engagé et direct qui relate les discussions (quasi) secrètes qui ont conduit à l’élaboration de l’article 7 (mais aussi 5) de la Constitution italienne, ces articles qui curieusement établissent des rapports privilégiés et nettement déséquilibrés entre l’État italien et l’Église catholique. Déséquilibrés s’entend au détriment de l’État en au plus grand profit (y compris financier) de l’Église catholique, apostolique et romaine, comme on va le voir.

Avec le recul, il apparaît que non seulement Calamandrei avait raison, mais que l’Église catholique, puissance temporelle s’il en est, n’a jamais cessé de pousser plus avant l’avantage qu’elle avait (re)conquis au travers des Accords du Latran signés sous le fascisme et depuis, reconduits systématiquement. En deux mots, ces Accords du Latran avaient été signés en 1929 par la papauté d’un côté et l’État fasciste italien de l’autre. C’était un donnant-donnant entre ces deux partenaires au détriment du peuple italien. L’Église catholique retrouvant la place éminente et prééminente qu’elle avait toujours ambitionnée dans et au-dessus de l’État – ambition qui comme on sait, déborde largement l’Italie ; en fait, la papauté n’a jamais pu se départir de son penchant pour la théocratie et à défaut, n’a jamais pu laisser choir sa mainmise sur les brebis du troupeau, notamment au travers de l’enseignement et des paroisses en cherchant (et en réussissant, souvent) à les faire financer par l’État et les autres pouvoirs publics. Dame, elle avait perdu la dîme.

On verra ici se dérouler une fameuse passe d’armes au moment où l’Italie sort du Ventennio (vingt ans de fascisme) et au moment où sous les coups de boutoir de la Résistance s’instaure une République qui se veut toute de justice démocratique, c’est-à-dire notamment, laïque. Une Assemblée Constituante est chargée de mettre au point une Constitution qui garantisse le bon fonctionnement démocratique de ce nouvel État italien.

C’était compter sans l’Église et l’influence occulte du Vatican.

Tout va fondamentalement tourner autour des articles 5 et 7 de cette Constitution et de l’inclusion ou non des Accords du Latran dans la Constitution, c’est-à-dire – cela est explicité dans l’article de Calamandrei – de la définition du catholicisme comme religion d’État avec tout ce qui s’ensuit, notamment en matière d’enseignement, d’envahissement de l’espace public et de la vie civile, de prérogatives juridiques, d’extraterritorialité et de privilèges financiers, qui de grands au début sont devenus colossaux à l’heure actuelle. Avec les accords du Latran, l’Italie est mise en coupe réglée au seul profit de l’Église Catholique, Apostolique et Romaine, à la manière dont la mafia mit un temps en coupe réglée la Sicile.

Dans cette affaire, la trahison des communistes vis-à-vis du peuple italien et de son État est patente et ne souffre aucune discussion. Ce que Calamandrei apporte au débat, c’est de savoir comment cette trahison a pu se construire et quelles en sont les conséquences – de son temps, prévisibles et depuis vérifiées. Conséquences toujours sensibles aujourd’hui et les athées italiens sont prêts à en témoigner devant tout juge impartial.

Avec le recul, ce qui apparaît aussi c’est que la position électoraliste des communistes ne leur a servi à rien. Ils ont composé avec l’Église en espérant rester au pouvoir et cette manœuvre a échoué pendant fort longtemps, jusqu’à ce qu’ils élèvent des marguerites dans le giron d’un parti, dont on se demande s’il existe encore. Ils se le demandent eux-mêmes – du moins, ceux qui sont restés fidèles à leurs propres principes. Et l’Italie paie encore à présent cette erreur de jugement et cet abandon des principes laïques – il suffit de voir l’actuel gouvernement (le précédent et le précédent du précédent, et ainsi de suite). À cet égard, on se rappellera le mot de Churchill à propos des Accords de Munich en 1938 : « Ils ont eu le choix entre le déshonneur et la guerre ; ils ont choisi le déshonneur, et ils auront la guerre. »

On dira pour résumer le fond de l’affaire que les laïques italiens ont subi un terrible chantage exprimé sans ambages par le leader chrétien Alcide De Gasperi et qui disait – en gros – la paix religieuse (c’est-à-dire les Accords du Latran signés avec les fascistes) est la condition de la paix politique ; en clair, les catholiques n’accepteront la République que moyennant l’inclusion des Accords du Latran et la domination de l’Église dans la Constitution. Notons que ce même chantage pèse actuellement sur l’Europe – c’est toute l’affaire des « racines chrétiennes de l’Europe ».

Ceux qui résistèrent à ce chantage, dont Piero Calamandrei lui-même, furent appelés les « derniers des Mohicans » par Palmiro Togliatti, dirigeant du PCI, en ce qu’ils n’auraient pas le sens des choses réelles. Calamandrei répondit à cette rebuffade qu’il pensait « que même certaines forces sentimentales et morales, qui ont toujours dirigé et dirigeront toujours les actes des hommes, comme pourraient l’être la loyauté, la fidélité à certains principes, la cohérence, le respect de la parole donnée et ainsi de suite, sont des « choses réelles » dont le politicien doit tenir compte s’il ne veut pas, à longue échéance, se duper lui-même par ses propres calculs. »

Pour le reste, on lira Calamandrei.


Notes

  1. Piero Calamandrei, « Concordato – Art. 7: Storia quasi segreta di una discussione e di un voto », Il Ponte, III, n° 4, aprile 1947. Argomenti Radicali, Febbraio-Maggio, n° 15, 1980.