Politique et religion. Illusions, déraisons et discussions par Patrice DARTEVELLE

Sur le thème “politique et religion”, dans l’Europe entière tout est dominé par la présence nouvelle de l’islam sur le Vieux continent -même des auteurs américains passablement déconcertés en sont préoccupés- et l’incendie croissant au Moyen Orient.

Les journaux publient force pages sur le sujet, les magazines multiplient les hors-séries (Courrier international, Philosophie Magazine,…), les rayons des librairies consacrés à l’islam, l’immigration et la liberté d’expression (euphémisme de notre liberté pure et simple) enflent et s’allongent.

Tout se passe comme si le christianisme, le judaïsme et l’humanisme laïque formaient un front uni de la laïcité, idéal inaccessible aux musulmans ou au mieux problématique pour eux. Pourtant la question classique jusqu’il y a deux décennies de la place des religions chrétiennes dans la politique des Etats démocratiques européens peut encore intéresser. Peut-être nous éclaire-t-elle sur le débat en cours et en accroissement rapide sur un islam compatible avec le pluralisme, la tolérance et la modernité.(1)

Ainsi le pasteur français Stéphane Lavignotte questionne-t-il dans un récent livre croyants et non-croyants sur la problématique “les religions sont-elles réactionnaires?” (2). Son propos est limité d’une part aux religions chrétiennes et d’autre part à la gauche politique et sociale. Son but est de montrer que la religion peut être de gauche.

Curieusement il ne peut concevoir que la religion puisse être de droite. Pourtant, au moins jusqu’à une époque récente (Ecolos et FN perturbant un peu le jeu), la carte  politique de la France désignant zones votant à gauche et zones votant à droite se superposait très correctement à la carte des débuts de la Révolution désignant zones décléricalisées et favorables à la Révolution et zones contre-révolutionnaires restées fidèles au clergé et à l’Ancien Régime.

Il croit aussi que les chrétiens engagés à gauche sont particulèrement portés au radicalisme. Pourtant tant en France qu’en Belgique les syndicats CFDT et CSC sont généralement perçus comme modérés par rapport à leurs homologues de la gauche laïque, socialistes ou communistes.
La religion construction sociale
Stéphane Lavignotte a certainement raison quand il rappelle que si la foi a reculé, elle l’a fait lentement et qu’aujourd’hui encore, en France comme en Belgique, la moitié de la population se dit croyante, et très majoritairement catholique (les autres religions n’atteignent pas 10 %).Il a encore davantage raison -mais il ne consacre que quelques lignes à la question- quand il parle à cet égard des immigrés récents, c’est-à-dire musulmans.

C’est à juste titre aussi qu’il détecte les fondements inexacts de l’interprétation de la religion chez beaucoup de non-croyants français (et belges) : les athées ont tendance, comme les croyants intégristes, à autonomiser la religion, à ne pas voir que la religion est une construction sociale, politique et historique. Au pire- et je l’ai vérifié plus d’une fois personnellement chez des militants laïques- beaucoup d’athées ne parviennent pas à intégrer que, depuis deux générations au moins, la plus grande partie des catholiques européens se disent catholiques tout en n’allant pas à la messe et en se souciant comme d’une guigne des normes vaticanes.

Proche d’une récente actualité, il dénonce clairement la manipulation des responsables catholiques qui invoquent un ordre “naturel” pour refuser le mariage pour les homosexuels, l’interruption volontaire de grossesse ou l’euthanasie. Il voit intelligemment que la coupure entre “naturel” et “artificiel” est un non-sens pour les scientifiques (pp. 51-57).

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Illusions
A côté de ceci, on trouve chez Stéphane Lavignotte bien des aveuglements dont les croyants non-conformistes sont coutumiers.

Un des plus caractéristiques est la manière dont il crédite l’Eglise catholique de sa tolérance récente : “…par sa volonté, depuis la moitié du XXe siècle, de se rapprocher de la société, le catholicisme s’est fait de lui-même plus discret” (p.24). Croire cela, c’est se leurrer et tenter de leurrer les autres. Certes, les catholiques ont fait un effort de réflexion pour repenser leurs normes théologiques et leurs interprétations des textes sacrés-très exactement ce que l’on attend toujours des musulmans-sans quoi leur mutation n’aurait pas été durable. Mais il ne faut pas occulter que sans la force de conviction des idées laïques et sans doute le poids politique de leurs représentants, il n’en eût pas été ainsi.

“Dans l’imaginaire collectif, la religion est espérée du côté de la pauvreté” (p.59) assène aussi Stéphane Lavignotte. “Imaginaire” est bien le mot en effet comme si la réalité n’était pas que la religion était toujours du côté des riches et des puissants et que ce discours de “préférence pour les pauvres” quand il vient des autorités religieuses (les théologiens de la libération sont eux évidemment sincères) n’est qu’une aspirine qu’on fait ingurgiter aux pauvres pour qu’ils supportent leur sort sans trop broncher. Quant au protestantisme, si celui des origines a sans doute parmi ses sources la critique des richesses de l’Eglise, cela lui est vite passé. Si les temples non anglicans ont toujours une certaine austérité, la crème de la finance, du commerce et de l’industrie aux Etats-Unis est le plus souvent protestante et en France, la “banque protestante” n’est pas devenue un vain mot.

Comme il est de règle dans cette perspective, Stéphane Lavignotte porte au pinacle Jésus et les Evangiles par opposition à l’institutionnalisation de l’Eglise et reprend la formule de Loisy : “Jésus annonçait le Royaume et c’est l’Eglise qui est venue”. La valorisation abusive des origines lointaines qui ne peuvent avoir connu les difficultés et la confrontation avec les réalités qui ont suivi le temps de la fondation est un stéréotype partout. Les musulmans critiques font tout pour exonérer Mahomet de toute violence et de la destruction des idoles des religions existantes ou mortes (point très sensible actuellement) et d’un tout autre côté l’intégralité des maux est rejetée sur Staline tandis que la mémoire de Marx et d’ Engels reste immaculée.

L’incapacité à admettre que les textes bibliques ne peuvent être vus que comme une macédoine incohérente aboutit à des explications ou justifications dont Stéphane Lavignotte ne voit pas la faiblesse.

Ainsi défend-il les interprétations symboliques, non-littérales, de la Bible. Il reproche aux lecteurs “littéralistes” de sélectionner des textes qui les confortent dans leurs positions, comme si les écrits bibliques n’étaient pas une auberge espagnole. Non sans habileté, puisque ce n’est à proprement parler faux, il insiste lourdement sur le rapport différent du nôtre que les évangélistes avaient avec la réalité des faits, préoccupation secondaire pour eux, la nôtre étant curieusement baptisée de journalistique ou de scientifique. Mais alors que reste-t-il de ces textes à part des discours au poids limité et à l’autorité nulle?

Parmi les thèses de Stéphane Lavignotte, il y a aussi l’idée, juste dans son principe, mais défendue avec surévaluation et interprétation orientée, que l’histoire de l’Eglise n’est pas monolithique, qu’elle n’a rien d’un long fleuve tranquille que rien n’aurait jamais troublé et qu’elle n’est pas exempte de moments et de personnages de subversion. L’argument est qu’intrinsèquement des mouvements religieux peuvent manifester une vocation progressiste.

Pour défendre cette thèse, Stéphane Lavignotte utilise principalement la Guerre de Paysans dans l’ Allemagne du XVIe siècle, menée sous la direction de Thomas Münzer.

Dûment et durement réprimée par les princes protestants avec la bénédiction luthérienne, cette révolte s’exprime sous une forme religieuse parce qu’à l’époque c’est le mode

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d’expression normal des revendications et plus largement de la plupart des positions politiques ou sociales. De la même manière, on pourrait dire que le mal-être social actuel des immigrés musulmans en Europe s’exprime par un retour imaginé à des traditions que l’on croit oubliées ou trahies, faute d’accès à d’autres formes de contestation.
Irrationalisme
Pour un athée, un autre aspect du livre pose problème, l’irrationalisme très marqué des positions de Stéphane Lavignotte. Il s’en rend lui-même compte en écrivant : “certains ont pu s’inquiéter de l’irrationalisme d’une telle position” (p. 123). Il vise en fait des positions écologico-mystiques fort primaires qu’il encense, comme la figure de Pachamama, la terre-mère, promue par des mouvements identitaires indiens d’Amérique latine et dont le caractère régressif me semble évident. Le fondement de pareille attitude est la dénonciation de la raison occidentale, vouée aux gémonies (sans que cela n’empêche ses contempteurs d’en prendre les bénéfices, par exemple médicaux ou de mobilité intercontinentale).

Là est probablement le péril majeur. Pour sauver des références chrétiennes, en ruines manifestes, on commence par tordre l’histoire, les textes anciens fondamentaux pour qu’ils servent toujours de référence et, habitué à ces torsions du raisonnement, on abandonne toute rigueur intellectuelle. St. Lavignotte va même chercher comme subversifs authentiquement chrétiens des mouvements homosexuels, lesbiens, queer et il cautionne les références scripturaires des féministes, des lesbiennes et de militants LGBT. Tous les textes bibliques, pour une fois concordants, condamnent l’homosexualité et sans tiédeur aucune. Mais Lavignotte cautionne la destruction de Sodome non plus comme le châtiment de l’homosexualité mais comme celui du refus de l’hospitalité. On invente que des personnages bibliques de l’Ancien ou du Nouveau Testament sont en fait des homosexuels sur la base d’indices fumeux. Une fois lancé, l’irrationalisme ne connaît plus de limite.
La religion affaire privée
Au plan politique, St. Lavignotte oscille de la méconnaissance des données socio-politiques de base à ce qui est peut-être l’intuition d’une source de réflexion pour les humanistes athées.

Tout d’abord en tentant d’analyser la déception de beaucoup de chrétiens entrés au PS français (mais notons que le fait même n’est pas si sûr, pas mal sont restés et devenus parfois ministres!), il voit comme cause du phénomène le temps qui y est consacré quasi exclusivement aux luttes d’appareil. On peut le croire mais comment peut-il ignorer qu’en France, seul le Parti communiste dans sa grande époque a jamais été un parti de masse? Le PS français, pour une population de 65 millions d’habitants, n’a pas plus de membres que son homologue belge francophone qui ne peut compter que sur une population de moins de 4,5 millions d’habitants. Dans un pays de 36.767 communes, les élus, leur entourage (membres de cabinets de maires, de ministres, assistants parlementaires) et quelques fonctionnaires suffisent à remplir les rangs du PS.

Mais dans son analyse des réactions d’hostilité des non-croyants du PS français face aux militants chrétiens, Stéphane Lavignotte approche un concept des plus intéressants et qui touche au noeud du problème du rejet  des chrétiens par les autres : “Cette présence (de chrétiens au PS) ne gêne pas tant qu’elle est honteuse, qu’elle se cache, qu’elle met de côté la partie spirituelle des motifs qui les animent” (p. 134).

 

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C’est mettre, même vite et elliptiquement, le doigt sur un vrai problème, plus riche que jamais en malentendus. Dans l’ambiance actuelle en France et en Belgique, dominée par la lutte contre l’intégrisme musulman, vouloir militer au nom de sa foi chrétienne dans un parti ouvert aux personnes de diverses confessions, revient aux yeux des non-chrétiens et parfois d’autres à fouler au pied l’interprétation ordinaire de la formule laïque qui veut que la religion relève du seul domaine privé. Si on la prend dans un sens littéral vulgarisé et si l’on veut dire par là que dans dans la vie publique et politique, la conviction religieuse ne peut motiver ni choix, ni doctrine ni action, elle est intenable et mène à l’hypocrisie. L’humanisme laïque serait-il neutre et devrait-il rester à la maison? La formule vise l’Eglise et le refus de voir celle-ci peser comme telle et comme institution  dans la vie politique et sociale et de le faire de manière intolérante pour les non-chrétiens et les chrétiens qui ne partagent pas ses vues en imposant à tous des lois conformes à ses seules vues ou à défaut en constituant et faisant financer des institutions spécifiques sans nécessité. Il faut parfois se méfier de la laïcité à la française.

Patrice DARTEVELLE

(1) On n’oubliera pas par exemple l’échec de la revue Vivre, créée en 1993 par des protestants libéraux, interrompue en 1999, reprise en juin 2001 par les Editions Espace de Libertés du Centre d’action laïque et qui a cessé de paraître dès octobre 2005 après 18 numéros, faute de lecteurs et d’auteurs. Elle se consacrait à la laïcité et au libre examen et regroupait des athées, des catholiques, des protestants, des juifs, des bouddhistes…mais aucun musulman se réclamant de ces idéaux. Le débat s’était déjà déplacé.

(2) Stéphane LAVIGNOTTE, Les religions sont-elles réactionnaires?, Editions Textuel, Petite encyclopédie critique, Paris, 2014, 139 pp. Prix : environ 13, 90 €.