Les Athées de Belgique
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Pourquoi l’athéisme et pas l’agnosticisme ?*

Posté le 9 octobre 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Patrice Dartevelle

Au plan historique, athéisme et agnosticisme ont une origine commune : l’Athènes du Ve siècle avant Jésus-Christ. Cependant, si le mot « athée » est bien créé à cette époque, pour l’agnosticisme, seul le concept existe indubitablement, mais pas le mot.

Protagoras

C’est Protagoras (environ 490-420 avant Jésus-Christ) qui propose très tôt une théorie de la connaissance qui fonde son agnosticisme.

Le premier des sophistes, célèbre en son temps (Platon décrit l’effervescence lors d’un retour de l’Abdéritain à Athènes), a écrit une phrase, qui est le paradigme de départ de l’agnosticisme.

Elle provient de son ouvrage Sur les dieux, qui est perdu, mais qui est cité par plusieurs sources avec parfois de légères différences (Platon, Théétète 162 d ; Cicéron, De Natura deorum, I, XXIII, p. 63 ; Eusèbe, Préparation évangélique, XIV, p. 3, p. 7 ; Sextus Empiricus, Contre les physiciens, I, pp. 55-56).

Suivons Sextus Empiricus et Eusèbe qui ajoute la seconde phrase :

Des dieux je ne puis dire ni qu’ils existent ni qu’ils n’existent pas, ni quels ils sont quant à leur forme. Car nombreux sont les obstacles à ce savoir, leur invisibilité et la brièveté de la vie humaine.[1]

Au lieu de « invisibilité », on traduit parfois par « l’obscurité de la question ».

La formule s’inscrit dans la philosophie des sophistes.

Le livre Sur les dieux est le premier des Antilogies. Les Antilogies sont l’expression de la théorie sophistique sur l’existence de deux discours sur toutes choses, deux discours qui se contredisent ou s’annulent.

Cette position se concrétise par l’autre formule protagoréenne célèbre, utilisée par Sextus Empirucus et reprise par Platon qui, en outre dans Les Lois, 716 C, la reprend sous la forme d’une contradiction trait pour trait : « Or, pour nous la divinité doit être la mesure de “toutes choses” ».

Protagoras veut que l’homme soit mesure de toutes choses, de l’existence de celles qui existent et de la non-existence de celles qui n’existent pas[2].

Un commentateur chrétien, Didyme l’Aveugle, explique plus longuement le point de vue de Protagoras. Pour celui-ci, pour des choses qui sont, l’être consiste dans l’apparaître :

Pour toi qui es présent, j’apparais assis ; à celui qui est absent, je n’apparais pas assis : que je sois assis ou que je ne le sois pas est obscur » ou encore « En moi qui suis sain, il y a une perception du miel comme étant doux, alors qu’il est perçu comme amer par un autre qui est malade : qu’il soit doux ou amer est donc obscur[3].

Le doute absolu sur toute réalité fera estimer à d’aucuns – tant dans l’Antiquité postérieure à Diogène d’Œnonanda, épicurien du IIe siècle après Jésus-Christ, que chez les exégètes contemporains – qu’il devait s’ensuivre que Protagoras niait l’existence des dieux. On ne possède rien de tel et je ne crois pas à cette interprétation. Si Protagoras avait affirmé la non-existence de dieu, il aurait été en contradiction avec sa propre philosophie : seule l’apparence a une réalité et de celle-ci, on ne peut rien dire.

C’est au fond une position qui comporte certes une forme d’irrationalisme contestable, mais on peut la voir comme une position découlant d’une théorie de la connaissance. À mon sens, elle a peu à voir avec la timidité, l’irrésolution, ou la lâcheté que l’on prête habituellement aux agnostiques, que l’on soit athée ou déiste (et a fortiori théiste).

Le scepticisme

Le scepticisme semblerait mener le plus près de l’agnosticisme.

Ce n’est par exemple pas le cas du sceptique antique le plus représentatif, celui dont les textes ont été les mieux conservés, Sextus Empiricus (nous ne savons pratiquement rien de sa vie, il était actif vers 190). Comme Protagoras, il s’en tient aux phénomènes et sa critique porte sur ce qu’on dit des phénomènes. Curieusement – ses arguments sont d’une étonnante faiblesse –, il refuse de nier l’existence des dieux.

Comme le font le plus souvent les sceptiques, Sextus Empiricus s’en prend aux affirmations sur ce qu’est Dieu. Pour concevoir l’essence du cheval, il faut connaître la forme du cheval. Ceux qu’il appelle les dogmatiques disent tous des choses différentes sur Dieu : qu’il est incorporel ou corporel, qu’il est à l’image de l’homme ou non, qu’il est dans le monde ou à l’extérieur. « Qu’ils nous proposent une esquisse » écrit-il, car « on nous parle d’un être impérissable et bienheureux, mais nous ne connaissons pas l’essence de Dieu et donc de ses attentes non plus. »

Pour lui, la preuve de l’existence de Dieu ne relève pas de l’évidence et Dieu échappe à la compréhension.

Certains disent que Dieu est la providence de toutes les choses. Si c’était le cas, dit-il, il n’y aurait ni mal ni méchanceté. S’il n’est la providence que de certaines choses, pourquoi sélectionne-t-il ? Ou bien la providence vaut pour tout, elle a le pouvoir et la volonté, ou bien elle a la volonté sans le pouvoir, ou bien le pouvoir sans la volonté ou bien aucun des deux. Mais la première hypothèse a déjà été réfutée. Si la providence a la volonté sans le pouvoir, elle est moins puissante que la cause qui lui permet de l’empêcher d’être une providence. Si elle a le pouvoir, mais pas la volonté, elle est méchante. Si elle n’a ni l’un ni l’autre, elle est méchante et impuissante. Dieu n’est donc pas la providence des choses de ce monde.

Soutenir que Dieu existe et qu’il est la providence de toutes choses est donc une ineptie[4]. S’il y a bien critique des discours théologiques, on ne voit pas d’agnosticisme affirmé chez Sextus Empiricus.

Si la manière est différente, Montaigne (1533-1592) est bien un sceptique, mais pas un agnostique. Selon lui, tout ce que l’on peut dire, c’est que Dieu est une puissance incompréhensible. Les religions sont pleines de contradictions : les chrétiens justifient leur foi par la raison, mais ce qu’ils croient est contraire à la raison. On croit par coutume, pas par vraie conviction. Placé dans un autre contexte, on adopterait une autre religion. Puisqu’on ne peut pas décider en raison, le plus sage est de se conformer à la coutume.

Il n’a donc pas choisi la voie de l’agnosticisme, malgré l’époque qu’il connaît et ses meurtres innombrables pour raisons religieuses.

Le dernier sceptique que j’examinerai sera David Hume (1711-1776).

Dans ses Dialogues sur la religion naturelle, rédigés vers 1750, qu’il ne rendra pas publics de son vivant (mais dont il préparera la publication posthume en 1779), il met en scène trois personnages : un déiste, un théiste et un sceptique. C’est à ce dernier qu’il donne l’avantage, notamment dans sa conclusion. Pour Philon, le sceptique, une totale suspension du jugement est la seule ressource raisonnable[5].

Pour Hume, les religions ont une origine purement humaine. Elles proviennent de l’ignorance. Le dogme catholique de la présence réelle est ridicule : il sera probablement difficile, dans le futur, de persuader des peuples que des hommes aient pu croire ça !

Mais en définitive, tout est un inexplicable mystère et la seule solution : la suspension du jugement.

Il semble cependant être mort en athée.

On voit le problème général de toute la période chrétienne : l’obligation de croire (et de pratiquer) va interdire tout abandon manifeste de la croyance officielle. Les dissidents doivent ruser à leurs risques et périls. De ce fait, l’historique de l’athéisme, spécialement pendant cette période, est souvent difficile, ce qui ne justifie pas que Michel Onfray, dans son Traité d’athéologie[6], fasse commencer l’athéisme au curé Meslier et donc au tournant des XVIIe – XVIIIe siècles.

En cherchant un peu, on peut aussi citer le cas de l’empereur Frédéric II Hohenstaufen (1194-1250) dont on ne sait trop s’il était athée ou agnostique. Il était sans doute matérialiste. Georges Minois conclut à son sujet : « cette extrême curiosité, ce souci constant de vérification indiquent plutôt un esprit rationaliste et agnostique »[7].

Certains tentent donc une attitude de « négociation » avec le pouvoir.

Le cas le plus clair de ce type est sans doute celui de Pietro Pomponazzi (1462-1525), qui publie en 1516 un traité De l’immortalité de l’âme. Il conclut que l’idée de l’immortalité de l’âme est un subterfuge, mais tout le début du traité dit le contraire « puisque toutes les religions affirment l’immortalité de l’âme, le monde entier serait trompé si l’âme mourait ». Pourtant, l’époque est un peu particulière. Le pape de l’époque, Léon X, et plusieurs cardinaux ne croient guère à l’immortalité de l’âme.

Autour de Darwin

C’est autour de Darwin, qui va cristalliser la question de l’agnosticisme, qu’on peut définir comme « le refus d’assumer en tant que foncièrement non argumentable, toute proposition positive ou négative concernant l’existence et la nature, jugées non connaissables, des commencements absolus »[8].

Un concept peut exister sans qu’on sache qui a forgé le mot correspondant. Mais dans le cas d’agnosticisme et d’agnostique, on connaît l’inventeur, la date et les circonstances d’invention. Le mot a été proposé par Thomas Henry Huxley, le grand-père du biologiste et philosophe Julian Huxley (1887-1975) en 1869, dans le cadre des débats de la Metaphysical Society, dont il venait de se faire membre. T. H. Huxley était, selon Darwin, son « agent général » et il se définissait, lui-même, comme le « bouledogue » de Darwin. T. H. Huxley était sûrement très anticlérical et peut-être athée.

Huxley raconte l’histoire sur un mode ironique, provoqué par son agacement face à la juxtaposition des divers dogmatismes et des dogmatiques représentés au sein de l’association philosophique. Il leur trouve un point commun : ce sont des gnostiques, c’est-à-dire des gens qui affirment avoir une connaissance de l’inconnaissance. Ce terme va s’imposer, malgré une présentation de l’affaire qui est fortement ironique, relevant peut-être de l’humour anglais, à moins d’être une simple boutade. Huxley raconte que lors de sa présentation, il avait ressenti le malaise du renard, qui, après s’être échappé du piège, où il avait laissé sa queue, s’est présenté devant ses compagnons normalement pourvus de leur appendice. C’est une référence à une fable d’Ésope, reprise par La Fontaine sous le titre Le renard ayant la queue coupée, dont voici le texte :

Un vieux Renard, mais des plus fins,
Grand croqueur de Poulets, grand preneur de lapins,
Sentant son Renard d’une lieue,
Fut enfin au piège attrapé.
Par grand hasard en étant échappé,
Non pas franc[9], car pour gage il y laissa sa queue ;
S’étant, dis-je, sauvé, sans queue et tout honteux,
Pour avoir des pareils (comme il était habile),
Un jour que les Renards tenaient conseil entre eux :
« Que faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile,
Et qui va balayant tous les sentiers fangeux ?
Que nous sert cette queue ? Il faut qu’on se la coupe :
Si l’on me croit, chacun s’y résoudra.
– Votre avis est fort bon, dit quelqu’un de la troupe :
Mais tournez-vous, de grâce, et l’on vous répondra. »
À ces mots il se fit une telle huée,
Que le pauvre écourté ne put être entendu.
Prétendre ôter la queue eût été temps perdu :
La mode en fut continuée. [10]

Le fond de la question est évidemment la position de Darwin lui-même.

Jeune, Darwin essaye d’entrer dans les ordres. Son grand voyage d’exploration s’écoule de 1831 à 1836, mais tout indique que c’est entre son retour et son mariage en 1839 qu’il abandonne le dogme et la religion, et « se convertit » au transformisme.

On a souvent soutenu que Darwin était agnostique. De fait, on trouve quelques déclarations de sa part allant dans ce sens. Dans son Autobiographie, écrite en 1876 pour ses enfants, il dit effectivement :

Je ne prétends pas éclairer des problèmes aussi complexes. Le mystère des origines de toutes choses est insoluble pour nous ; et quant à moi, je dois me contenter de rester agnostique.

Mais dans l’édition « restaurée » (sa femme était intervenue pour purger le texte original), il écrit : « Cette incrédulité gagna sur moi à un rythme très lent, mais fort à la fin, complète… et il ne m’est point arrivé, depuis, de douter, ne serait-ce qu’une seule seconde, que ma conclusion fût correcte »[11].

En outre, ses Carnets de 1837-1839 suggèrent, eux, que cet agnosticisme était pure façade pour cacher l’athéisme :

Éviter de montrer à quel point je crois au matérialisme ». Dans une lettre de 1853, il regrette d’avoir utilisé des expressions à consonance religieuse dans L’origine des espèces : « J’ai longuement regretté de m’être aplati devant l’opinion publique et de m’être servi du terme ‘création ’ ; en fait, je voulais parler d’une ‘ apparition ’ due à un processus totalement inconnu.[12]

Par expérience, Darwin n’a donc jamais été un militant de l’athéisme. À son propos, je rejoins Patrick Tort, qui préfère parler d’athéité, c’est-à-dire d’un état de conviction de fait de l’homme sans Dieu. Pour Patrick Tort, l’agnosticisme apparaît comme une position de confort parce que le fait d’argumenter une non-existence pose des problèmes logiques réputés insurmontables.

La théière de Russell

Effectivement, croyants et agnostiques somment souvent les athées de démontrer la non-existence de Dieu, ce qui est impossible en stricte logique, sauf cas particulier (montrer que l’athéisme et une autre proposition s’excluent l’une l’autre et que l’autre est fausse).

Une précaution s’impose toutefois. En 1952, Bertrand Russell (1872-1970) rédige un article « Y a-t-il un dieu ? » pour la revue Illustred Magazine, qui refuse de le publier.

Son argument est le suivant :

Si je suggérais qu’il y a, en orbite elliptique, autour du soleil, une théière de porcelaine et que j’ajoute qu’elle est trop petite pour être détectée, et que j’en arrive à conclure que cette proposition ne peut être réfutée, on me considérerait comme un illuminé. Mais comment se fait-il que si l’existence de cette théière figurait dans des livres anciens, qu’elle était enseignée aux enfants, etc., toute hésitation à le croire deviendrait un signe d’excentricité… ?

Certes, on lui répondra que sa suggestion est gratuite et que des millions de gens – dont certains très éminents –, croient en Dieu. N’empêche que renvoyer la charge de la preuve aux seuls athées n’est pas si « logique ».

En outre, comme le dit Dawkins, il n’y a pas de preuve de la non-existence de la licorne, mais personne ne doute de son inexistence.

Les « preuves » de l’existence de Dieu

Examinons donc les preuves ou arguments en faveur de l’existence de Dieu et, ensuite, les arguments en sa défaveur. Beaucoup sont anciens, la préoccupation étant surtout médiévale. Je n’examinerai pas les arguments valant contre une religion particulière, ses Écritures, l’historicité de son ou ses fondateurs. Ils ont leur importance, notamment historique : ils ont souvent été le premier stade d’une évolution menant à l’athéisme. Cependant, ils ne sont pas fondamentaux.

Comme l’a relevé Dawkins, l’Église et les théologiens ont fini par cesser de trop cultiver ces arguments. Trop de preuves peut vouloir dire pas de preuve.

En 1987, André Léonard, alors futur évêque de Namur et archevêque de Malines-Bruxelles, écrit un paragraphe sur la précarité des preuves de Dieu :

Les preuves convainquent généralement surtout ceux qui n’en ont pas besoin. Cette relative inefficacité n’affecte pas seulement les preuves formelles, développées de manière technique. Plus généralement, c’est tout chemin métaphysique vers Dieu, qu’il ait la forme d’une « preuve » ou non, qui semble marqué d’une incurable précarité. [13]

Face aux difficultés de la raison, la foi et ce qu’elle a d’ineffable prend, de plus en plus, le dessus. Pendant longtemps, on a cherché un Dieu tout-puissant comme consubstantiel à son existence même. De plus en plus, aujourd’hui, en Occident, on parle d’un Dieu modeste et faible, comme le font, par exemple, Gabriel Ringlet ou Frédéric Lenoir.

— La preuve ontologique de Saint Anselme de Cantorbéry (1034-1109)

Elle consiste en un syllogisme :

1. Dieu est un être parfait.

2. Une perfection qui ne comprendrait pas l’existence ne serait pas parfaite.

3. Donc Dieu est doté également de l’existence.

Dans la Critique de la Raison pure (1781 et1787), Kant a répondu à l’argument (qui peut se présenter sous une forme légèrement différente : il n’y a rien de plus grand que Dieu…). L’existence n’est pas une propriété intrinsèque et l’argument confond un contenu conceptuel et un prédicat existentiel. En outre, si Dieu est parfait, d’où viennent les imperfections ? Plus généralement, pour le philosophe, les choses en soi ne peuvent être connues mais seulement pensées et l’existence de Dieu ne peut être prouvée.

— L’argument de la cause première ou cosmologique

C’est l’argument de Platon, d’Aristote, de Saint Thomas et de Leibniz. C’est aussi un syllogisme :

1. Tout ce qui a commencé à exister a une cause.

2. Or, l’univers a commencé d’exister.

3. Donc il est, il existe une cause première – Dieu.

Kant n’a pas apprécié non plus cet argument, qui ramène au précédent.

On pose l’existence d’un être nécessaire, comme pour l’ontologique. Cette existence nécessaire devrait être démontrée expressément.

Plus humoristiquement, Bertrand Russell, dans son célèbre Pourquoi je ne suis pas chrétien (1927), se rapporte à l’Indien qui affirme que le monde repose sur un éléphant et l’éléphant sur une tortue et qui, quand on lui demande : « Et la tortue ? », répond : « Et si nous changions de sujet… ».

Mais, si tout a une cause, qu’est-ce qui cause Dieu ? Si Dieu permet d’expliquer la création du monde, d’où vient la création de Dieu lui-même ? Saint Thomas réplique que l’argument consiste à poser Dieu comme un être qui a, en lui-même, sa raison d’être. Ce n’est en fait qu’une manière d’habiller son ignorance. Si A cause B est une expérience possible, A cause A n’est pas possible en logique.

— Le Big Bang

L’exploitation du Big Bang, théorie du chanoine Lemaître en 1927, comme preuve de l’existence de Dieu, peut être une variante d’un argument du type « cause première ».

Le pape François, le 2 octobre 2014, déclare que le Big Bang ne contredit pas « l’intervention de Dieu, au contraire, elle la requiert ». Des physiciens ne suivent pas cela (même des catholiques comme Dominique Lambert, spécialiste du chanoine Lemaître). Le Big Bang ne désigne pas un instant zéro, mais le premier que nous atteignons avec certitude aujourd’hui.

— Le dessein ou le principe intelligent ou le plan

C’est l’argument le plus fréquent des déistes du XVIIIe siècle et spécialement de Voltaire. C’est encore un syllogisme :

1. Il est évident que le monde est inexplicable s’il n’y a pas un ordre en lui, pour que la nature fonctionne, les organismes naissent et vivent, etc.

2. L’ordre n’est pas spontané.

3. Il faut que la cause de l’ordre de la nature soit intentionnelle.

L’argument a été critiqué par Hume, dans le Dialogue sur la religion naturelle. Il estime que l’argument est fondé sur notre ignorance des causes réelles et que de là, on passe sans preuve à la certitude d’un dessein divin. En outre, nous ne savons pas si la matière, elle-même, n’a pas un principe d’ordre.

Mais surtout, l’argument est très affaibli par la théorie de l’évolution. L’ordre n’a pas été créé pour nous. C’est nous qui, par sélection, nous sommes adaptés au monde.

En outre, s’il y a un principe intelligent, comment expliquer les ratés de l’évolution, les branches qui disparaissent pratiquement (Neandertal) ? La disparition inéluctable de la vie dans le système solaire fait-elle partie d’un plan aussi remarquable ?

— L’argument du miracle de la vie

La vie n’avait qu’une chance sur des milliards d’apparaître, elle ne peut qu’être le produit d’une volonté. Mais il y a des milliards de planètes, dans un univers qui existe au moins depuis plus de dix millions d’années.

— Le pari de Pascal

Pascal, à un moment, admet qu’il n’y a pas de preuve, mais qu’on ne risque rien à parier. C’est une sorte de roulette russe, voire une forme d’agnosticisme.

— L’argument moral

Le syllogisme est :

1. Si Dieu n’existe pas, les valeurs morales objectives n’existent pas (le « tout est permis » de Dostoïevski).

2. Or, la valeur morale objective existe.

3. Donc Dieu existe.

L’argument des valeurs morales objectives veut dire, par extension, que les nazis avaient beau trouver bonne moralement l’extermination des Juifs, leur point de vue aurait toujours été mauvais, même en cas de victoire de leur part.

Mais le lien entre l’existence de valeurs morales objectives et celle de Dieu n’est pas établi. En fait, certains trouvent souhaitable l’existence d’un Dieu garant des valeurs morales.

Les arguments contre l’existence de Dieu

On peut faire l’épreuve contraire et passer aux arguments contre l’existence de Dieu.

— L’argument métaphysique logique

L’argument vient de Carnap, qui l’a formulé en 1934. Pour lui, Dieu n’est pas un être dont l’existence puisse être vérifiée empiriquement. Il en va de même, selon lui, – c’est le point fondamental de sa philosophie analytique – de tout énoncé métaphysique. Tout cela est vide de sens.

Si quelque chose n’est pas « prouvable », cela n’existe pas et s’en occuper est une perte de temps. Ça me semble être la position de l’athée belge francophone Jean Bricmont, professeur de physique de l’UCL.

— Le paradoxe de l’omnipotence

Quand on parle de Dieu, il faut savoir de qui ou de quoi on parle. Quel est le rapport entre Dieu et les lois naturelles ?

On peut soutenir – c’est très dominant aujourd’hui –, que les lois naturelles sont indépendantes de lui. Si c’est le cas, nous restons dans la pleine rationalité, mais quel sens a encore ce Dieu ? On est proche des dieux de Lucrèce qui vivent dans les inter-mondes et n’agissent sur rien.

Cependant, on peut également soutenir que Dieu a le pouvoir d’empêcher qu’arrive quelque chose qui devait arriver. Il peut se dispenser des lois naturelles ou les modifier à sa guise. C’est la position de ceux qui croient à la religion, à la superstition, aux miracles. C’est la position de ceux qui contredisent le résultat de l’analyse du Suaire de Turin par le carbone 14 : Dieu ne dépend pas du carbone 14, il ne s’applique pas à lui. C’est possible, mais cela signifie que tout notre savoir scientifique n’est qu’un jeu pour les enfants, ce qui contredit notre expérience quotidienne.

— Argument de la superfluité

C’est l’argument de Laplace quand Napoléon lui fait remarquer l’absence de Dieu dans son système : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Ce n’est pas un argument dirimant. Il montre qu’on peut se passer de Dieu – et donc probablement qu’il n’a pas d’importance pour l’homme –, mais pas qu’il n’y a pas de Dieu.

— L’indigence de la création et l’existence du mal

L’argument vient de ce que, s’il existe un créateur du monde parfait, sa création doit être parfaite, sinon le créateur n’est pas parfait. Le monde étant imparfait, il n’y a pas de créateur parfait.

L’argument du mal est une variante de cet argument. Sextus Empiricus avait déjà exposé l’argument. On peut répondre que la douleur n’est qu’une illusion, ou que ce Dieu est mauvais, ou laisse faire le mal par manque de puissance.

Ces dernières années, bien des philosophes, historiens ou théologiens chrétiens ont avoué ne pas pouvoir résoudre la compatibilité de l’existence de Dieu et de celle du mal. C’est le cas de Monseigneur Léonard, de Jean Delumeau et d’Adolphe Gesché. Ce dernier a essayé de sauver la mise en disant que si Dieu a permis le mal, il est surtout le premier adversaire du mal et il conclut : « Ce n’est plus le mal qui est une objection contre Dieu, mais plutôt Dieu qui devient l’objection du mal ». Dans ces conditions, « la théodicée classique de l’homme, et ‘la redécouverte’ d’un Dieu, certes plus fragile et vulnérable, est la seule pourtant qui puisse nous délivrer »[14].

— L’argument de l’invention de l’idée de Dieu

C’est la thèse de Feuerbach dans son Essence du christianisme en 1841. Pour lui, croire en Dieu relève de l’aliénation et par là, il va influencer Marx. Pour lui, l’homme se dépouille de ses qualités et les attribue à Dieu. L’homme s’appauvrit pour que Dieu soit tout. Pour que Dieu soit tout, l’homme doit n’être rien.

Dieu est une projection de l’homme, par laquelle il se coupe de lui-même. En Dieu, l’homme adore ses propres vertus et la religion : c’est le rapport de l’homme avec lui-même, ou plus exactement avec son être, mais un rapport avec son être qui se présente comme être autre que lui.

L’athéisme n’est pas une croyance

Je dirais donc que l’argument habituel « on ne peut pas démontrer la non-existence » peut être contrebalancé. Les arguments pour l’existence de Dieu ne convainquent pas. L’évolution des croyants vers une croyance intérieure, dont on ne peut rendre compte, qui saisit l’individu, me conforte.

Dans une interview, le cardinal-archevêque de Bruxelles-Malines, Monseigneur De Kesel, répond que deux théologiens l’ont beaucoup influencé. L’un est Dietrich Bonhoeffer, un protestant, inspirateur de la théologie de la mort de Dieu[15]. Pour lui, Dieu ne consiste pas en un apport surnaturel destiné à compléter les incapacités humaines, il y a unité entre Dieu et la réalité. Sa conclusion est qu’« il nous faut vivre en tant qu’homme qui parvient à vivre sans Dieu ». Un pareil Dieu ne peut démontrer son existence. Même un cardinal n’y songe plus. Croire est en fait, aujourd’hui, en Europe, un choix personnel.

Quant aux preuves de l’athéisme, je dirais que si la vérité, la preuve que l’on entend, dans les sciences physiques, est essentielle et, si l’étendue de ce qu’elles peuvent démontrer s’est considérablement étendue, elle connaît des limites par ce qu’elle peut trouver, mais aussi par nature.

La morale ne peut, fondamentalement, relever des sciences physiques. Poser, sans hésiter, qu’il n’y a ni Dieu ni transcendance est la meilleure garantie de liberté et de vérité.

L’athéisme n’est pas une croyance. L’incroyant, après réflexion et intime conviction, affirme quelque chose concernant la structure de la réalité. Dans ce cadre, l’athéisme n’est pas une vérité, au sens des sciences physiques : c’est une vérité fondée sur une argumentation. Cela peut être aussi le parti d’un croyant, mais en sens inverse. Mais de ce côté, le recours à la raison semble une idée dépassée.[16]

Reste non pas la question de Dieu, mais celle de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? ». La question est différente de celle de l’existence de Dieu qui ne me paraît en rien constituer la réponse dans ce cas. La seule réponse actuellement possible – ce sont les spécialistes de physique théorique qui peuvent aller plus loin – est que le monde, la matière n’a jamais eu de commencement et n’aura pas de fin, que le vide absolu n’est qu’une vue de l’esprit, que la matière ne peut provenir de rien sinon de la matière, comme l’a expliqué, par exemple, Noël Rixhon[17].

Tout est-il acquis pour toujours ?

Ce qui suit ne peut, certes, constituer un argument de fond pour démontrer la validité intrinsèque de l’athéisme, mais traduit les préoccupations de beaucoup d’athées et le sentiment de légèreté que leur donne la position d’agnosticisme ou d’athéité. L’agnosticisme moderne s’est justifié d’abord par la prudence, ensuite, à l’époque contemporaine, souvent par le sentiment de tranquillité causé par la certitude de la fin des religions.

Certes, le retour du religieux, et plus encore celui des religions ne sont pas si évidents. Par ailleurs, bien des changements sociologiques sont en cours.

Sur ce dernier plan, on ne peut que suivre, selon moi, Jean-Pierre Bacot, quand il relève que, grosso modo, en Europe, l’adhésion à une religion était, autrefois, tendanciellement un marqueur des classes supérieures, mais qu’aujourd’hui, elle est devenue tendanciellement un marqueur des classes socialement et culturellement inférieures, notamment du fait de l’immigration, elle-même plus multiple que beaucoup se l’imaginent[18]. La conséquence est que beaucoup de citoyens « de souche » voient très peu ce qui se passe par-dessous. Or, dans certains quartiers, même quand il y a une relative tolérance, elle ne s’étend pas aux athées[19].

Toute une génération, celle de mai 1968, a refusé de s’intéresser à la religion parce que c’était une affaire classée. Sartre ne voulait pas dire autre chose. Les religions traditionnelles dominantes sont, certes, en voie d’écroulement, presque partout en Europe de l’Ouest, mais il faut bien constater que les questions religieuses sont toujours là, et qu’il y a bien plus de violence religieuse, même en Europe de l’Ouest, ces vingt dernières années qu’au cours du siècle précédent.

La Cour européenne des droits de l’Homme prend, maintenant, plusieurs décisions par mois en matière religieuse (contre un arrêt de 1950 à 1993…). Est-on si sûr que les hymnes à la seule laïcité (qui n’implique pas l’athéisme – ce qui est vrai), dans le respect de toutes les convictions, soient suffisants ? Sans pour autant virer à la panique irrationnelle, la tranquillité et la confiance d’autrefois n’ont-elles pas quelque chose de « décalé » aujourd’hui ?

Une erreur grave serait de croire qu’il y a une évolution lente, mais linéaire et fatale, qui fait sortir du jeu les religions et le religieux. À cet égard, la situation de la Belgique est intéressante d’un point de vue historique.

Malgré l’absence de sondage, on peut estimer la situation de l’incroyance, en Belgique, avant 1914. Ainsi, pour Els Witte[20], vers 1900, cinquante-quatre pour cent de la population masculine (la base du calcul est électorale), appartient au monde non catholique. Cela n’équivaut pas aux athées, mais dans la virulente ambiance de l’époque, un tel chiffre explique que le monde du travail a quitté l’univers catholique. Mais d’autres chiffres viennent corroborer le premier. Dans les communes industrielles de Liège et du Hainaut, entre 1920 et 1924, on a de vingt à trente pour cent de non baptisés, et jusqu’à quarante-cinq pour cent de mariages uniquement civils. Seraing comptait quarante pour cent de non baptisés avant 1914. Après 1918, ce chiffre tombe à vingt puis à dix pour cent, et à cinq pour cent en 1960. Le nombre de divorces double entre 1900 et 1920, mais stagne ensuite jusqu’en 1949. Quant aux mariages uniquement civils, même dans les communes ouvrières, il oscille entre sept et dix pour cent de 1919 à 1949.

Dans le même ouvrage qu’Els Witte, John Bartier montre qu’en 1912, la Fédération nationale (belge) des sociétés de libres penseurs – tous se revendiquant de l’athéisme –, compte trois cent septante cercles locaux regroupant vingt-six mille membres[21]. En 1937, il n’y a plus que cent soixante-trois cercles et neuf mille membres. La Fédération a été dissoute il y a quelques années.

Plusieurs éléments entrent en ligne de compte pour expliquer cela, mais le principal est la réussite de la reconquête par l’Église des milieux populaires, grâce à son réseau syndical, mutualiste, hospitalier, scolaire… Une action de conquête, de reconquête de la religion peut se faire, même à époque récente.

Le cas de l’islam contemporain est identique. Le salafisme apparaît dans l’entre-deux-guerres, monte après 1950 et passe aux violences à partir des années 1970-1980. C’est une vraie division ou reconquête de l’islam.

Pour les cercles de libres penseurs, il faut en plus faire intervenir la rupture (par exclusion) d’avec le POB en 1912. Cette reconquête est terminée, mais le syndicalisme chrétien reste dominant. Rien n’est fatal et tout – surtout l’inattendu – peut se produire. La mode est passée, mais il y a trente ans, on supputait, même chez les laïques, le nom du groupe religieux nouveau (la « secte ») qui monterait en puissance, en remplacement, chez nous, du catholicisme (mormons ? Scientologues ?).

En matière religieuse, l’Europe n’est pas si loin de la situation de la fin de l’Empire romain.

Donc l’athéisme…

Il est fréquent que les athées jugent sévèrement les agnostiques. Le prototype de cette attitude est Engels qui déclare, dans l’introduction anglaise (1892) du Socialisme utopique et socialisme scientifique, que l’agnosticisme est un matérialisme honteux. Lénine est à peine plus tendre dans le chapitre IV de Matérialisme et empiriocriticisme (1909) : « Chez Huxley […], son agnosticisme, n’est que la feuille de vigne de son matérialisme ».

Tout récemment encore, le politologue de l’Université de Mons, Serge Deruette, vice-président de l’Association belge des athées, expose :

Pourquoi se revendiquer athée ? Et non, plus prudemment agnostique ? C’est que, cédant à la nécessité consensuelle d’un doute, dont il est de bon ton de se réclamer au sujet d’un Dieu, que l’on sait pourtant ne pas être et offrant l’avantage non négligeable d’éviter le reproche du « dogmatisme », l’agnosticisme est souvent une forme honteuse de l’athéisme[22].

Selon lui, comment comprendre qu’un Dieu « aurait, rien que pour les hommes, créé un univers qui compte, exclusivement dans ce que nous pouvons en observer, pas moins de 1023 étoiles ? ».

Il me paraît mieux inspiré que François de Smet, qui se complaît, dans une attitude toute d’athéité, quand il conclut : « Si la religion est en général le fruit d’un parcours collectif charrié par l’émulation du groupe, l’athéisme, lui, est condamné à rester le fruit d’une démarche intellectuelle mûrie dans la solitude d’une âme qui… »[23].

On peut certes, et heureusement, être agnostique et anticlérical, mais l’athéité, c’est l’absolu contraire de ce qu’il faut faire.

* Cet article est le texte, d’une conférence donnée le 18 avril 2017 à la tribune de « La Pensée et les Hommes ». Il peut être lu sur le site de « La Pensée et les Hommes » – sans les notes – dans la rubrique Toiles@penser, N°31 (2018).


Notes

  1. Traduction de Jean-Paul Dumont, Les Sophistes. Fragments et témoignages, Protagoras, B 4, Paris, 1969. ↑
  2. Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 216 S1., traduction de Jean-Paul Dumont. ↑
  3. Didyme l’Aveugle, « Commentaire sur le Psaume 34, 17 », traduit par Mauro Bonazzi dans Les Sophistes I, dir. Jean-François Pradeau, Flammarion, Paris, 2009, p.62. ↑
  4. J’utilise les pages 185-189 du volume Les Sceptiques grecs, textes choisis et traduits par Jean-Paul Dumont, Presses universitaires de France, Paris, 1966. ↑
  5. David Hume, Dialogues sur la religion naturelle, traduction et dossiers par Magali Rigaill, Folioplus, Paris, 2009, 256 p. ↑
  6. Michel Onfray, Traité d’athéologie. Physique de la métaphysique, Éditions Grasset, Paris, 2005. ↑
  7. Georges Minois, Dictionnaire des athées, agnostiques, sceptiques et autres mécréants, Albin Michel, Paris, 2012, s.v. ↑
  8. Je reprends cette définition à Patrick Tort, Qu’est-ce que le matérialisme ? Introduction à l’analyse des complexes discursifs, Belin, 2016, Paris, p. 549. ↑
  9. Signifie ici « non sans dommage ». ↑
  10. Je cite d’après Patrick Tort, op cit., pp. 551-552. Huxley a raconté l’épisode dans un article publié dans Christianity and Agnosticism, New York, s.d., pp. 20-21 et dans la revue The Nineteenth Century, 25 février 1889, pp. 169-174. ↑
  11. Patrick Tort, op cit., note 281, p. 548. ↑
  12. George Minois, op cit., Albin Michel, Paris, 2012, s.v. ↑
  13. André Léonard, Les raisons de croire, Fayard, Paris, 1987, que je cite d’après Robert Joly Dieu vous interpelle ? Moi, il m’évite… les raisons et la croyance, EPO et Espace de Liberté, Bruxelles, 2000, 169 p., cf. p. 67. ↑
  14. Robert Joly, op cit., pp. 36-37. ↑
  15. Interview de Mgr Jozef De Kesel, La Libre Belgique, des 15,16 et 17 avril 2017. ↑
  16. C’est la position de Léo Apostel, Actes du colloque : Athéisme et agnosticisme. Problème d’histoire du christianisme, 16, p. 168, que je cite d’après Robert Joly, op cit., p. 17. ↑
  17. Noël Rixhon, « agnosticisme-matérialisme », in Cahiers d’éducation permanente de La Pensée et les Hommes, Dossier no 009-005, 2014. ↑
  18. Jean-Pierre Bacot, Une Europe sans religion dans un monde religieux, les Éditions du Cerf, Paris, 2013, p. 234. ↑
  19. Voir, par exemple, Ludivine Ponciau, « Contre le radicalisme, les Molenbeekois misent sur l’éducation religieuse », Le Soir du 10 février 2017. ↑
  20. Els Witte, « Déchristianisation et sécularisation en Belgique », in Histoire de la laïcité principalement en Belgique et en France, La Renaissance du Livre, Bruxelles, 1979, pp. 149-179. ↑
  21. John Bartier, La Franc-maçonnerie et les associations laïques en Belgique, op cit., pp. 177-200. ↑
  22. Serge Deruette, « Mais comment peut-on être athée ? », in Espace de libertés, no 456, février 2017, pp. 42-43. ↑
  23. François De Smet, « Être athée, est-ce bien raisonnable ? », Espace de libertés, no 439, janvier 2015, pp. 60-62. ↑
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Réfléchir avec Dawkins

Posté le 24 novembre 2020 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Jean Bricmont

On vient de publier en français l’ouvrage récent (2019) de Richard Dawkins, Dieu ne sert plus à rien, traduit de l’anglais par Olivier Bosseau (H&O Science, Saint-Martin-de-Londres, France, 2020).

Le sous-titre de ce livre en résume bien le contenu : Lettre ouverte aux nouvelles générations sur la religion et la science. Dans cet ouvrage, Dawkins s’adresse en le tutoyant à un jeune imaginaire (qui est peut-être le « William » auquel le livre est dédicacé) d’abord pour lui expliquer les raisons de ne pas croire en Dieu et pour ensuite lui faire un bref résumé très pédagogique de la science contemporaine, en particulier de la théorie de l’évolution.

C’est un ouvrage facile et agréable à lire. La partie scientifique pourra intéresser tout le monde et le livre peut être un cadeau agréable pour un des jeunes auxquels Dawkins s’adresse.

Je ne suis pas compétent pour discuter de la partie « biologie » du livre. Bien sûr, tout le monde est d’accord avec l’idée générale de la sélection naturelle, mais il peut y avoir des désaccords sur la psychologie évolutive et en particulier sur l’évolution de l’altruisme auquel Dawkins consacre son chapitre 11.

Comme physicien, j’ai été agréablement surpris qu’un non-spécialiste comme Dawkins rapporte correctement ce que Schrödinger voulait dire avec son fameux chat « qui est à la fois vivant et mort ». Schrödinger ne pensait évidemment pas qu’un chat puisse être dans un tel état, mais il voulait montrer par réduction à l’absurde à quelle conséquence mène l’interprétation de Copenhague de la physique quantique, qui est enseignée dans les cours, et qui implique que les objets n’ont de propriétés définies que quand ils sont observés.

Ce que Schrödinger a montré, c’est que cette idée, qui est peut-être acceptable pour des objets microscopiques comme les électrons, s’étend, si l’on suit la logique de la physique quantique usuelle, à des objets macroscopiques comme des chats. Néanmoins, beaucoup de gens (mais pas Dawkins) pensent ou semblent penser que « la science » a montré que ce chat était à la fois vivant et mort avant qu’on ne le regarde, ce qui est l’exact opposé de ce que Schrödinger pensait.

Malheureusement, la seule alternative à l’interprétation de Copenhague que Dawkins envisage (ou connaît) est celle des mondes multiples où, dans l’exemple du chat, le monde se divise en deux, l’un dans lequel le chat est vivant et l’autre dans lequel il est mort. Mais cette multiplication de mondes se produit chaque fois qu’une expérience quantique ayant plusieurs résultats possibles se produit quelque part dans l’univers, ce qui mène à une prolifération de mondes absolument incroyable (pendant que j’écris ces lignes, des millions de millions de copies de moi vivant dans des mondes parallèles ont émergé). Il n’est pas clair qu’on a gagné au change avec les mondes multiples par rapport à l’interprétation de Copenhague[1].

Mais je digresse. Si je partage évidemment l’attitude de Dawkins par rapport aux religions (et son exposé, bien que classique, est très pédagogique), j’ai deux désaccords avec lui, un mineur et un majeur.

Un désaccord mineur

Le désaccord mineur est que c’est une mauvaise idée de mélanger philosophie et politique. Dawkins est une sorte de libéral classique de centre-gauche, ce qui est son droit évidemment, mais il y a des athées qui sont soit plus à droite, soit plus à gauche, ce qui suggère une certaine indépendance entre la politique et l’attitude par rapport aux religions. Comme exemple d’un tel mélange, Dawkins cite (p. 33 de son livre), afin d’illustrer la différence entre faits et mythes, le rapport de la commission Warren « de 888 pages » sur l’assassinat de Kennedy qui, après avoir consulté des « scientifiques, médecins, experts médico-légaux et experts en armes à feu » a conclu que Kennedy a été tué par « Oswald, opérant seul ». Je précise que je ne me suis jamais intéressé aux théories alternatives ou « théories du complot » sur cet assassinat, mais je sais qu’elles existent et qu’elles ne sont pas défendues uniquement par des illuminés.

De même, pour illustrer le fait qu’il n’y a nul besoin d’être croyant pour être généreux, il cite Bill Gates, Warren Buffett et George Soros comme étant à la fois incroyants et « les plus grands donateurs à des œuvres de bienfaisance au monde ». Nul besoin d’adhérer aux multiples théories du complot concernant Bill Gates ou George Soros pour penser qu’on aurait pu trouver un meilleur argument. Quant à Warren Buffett, il s’est en partie rendu célèbre en déclarant : « La lutte des classes existe, c’est un fait, mais c’est la mienne, la classe des riches qui mène cette lutte et nous sommes en train de la gagner »[2], phrase qui est peut-être plus remarquable pour sa lucidité que pour son altruisme.

Un désaccord majeur

Le désaccord majeur que j’ai avec Dawkins concerne le rôle de la théorie de l’évolution dans la défense de l’athéisme. En effet, pour Dawkins, celui-ci n’est devenu vraiment intellectuellement respectable qu’à partir de 1859, année de la publication de L’origine des espèces de Darwin. Mais alors, que penser de Diderot, d’Holbach, de la Mettrie, ou encore de notre cher curé Meslier ? Avaient-ils tort ? Raisonnaient-ils mal tout en arrivant à des conclusions justes ?

Dawkins, dont l’un des ouvrages les plus célèbres est L’horloger aveugle est trop impressionné à mon avis par l’argument du pasteur du XVIIIe siècle William Paley à propos de sa montre : Paley pensait que, si l’on pouvait accepter le fait qu’une roche apparaisse naturellement, une montre était tellement complexe qu’elle devait nécessairement avoir un horloger. Et la complexité de la vie ou de l’être humain nécessite de la même façon l’existence d’un horloger : pour Paley, c’est Dieu. C’est pourquoi Dawkins attache tant d’importance à Darwin, qui, pour lui, a donné, à travers la théorie de l’évolution, une réponse alternative à celle de Paley. Il y a bien un horloger, mais il est aveugle : c’est la sélection naturelle.

Mais la réaction de Dawkins n’est paradoxalement pas assez darwinienne : les chiens et les chats ne comprendront jamais les lois de Newton. Est-ce que cela prouve l’existence de Dieu ? La question semble idiote ? Elle l’est, mais en quoi est-ce différent de n’importe quel argument liant l’ignorance humaine à l’existence de Dieu ? Supposons que nous n’ayons aucune idée de pourquoi la vie ou l’intelligence sont apparues. Cela n’indiquerait pas plus l’existence d’une divinité que l’ignorance des chiens et des chats, et pour la même raison : si nous sommes comme eux les produits d’une évolution contingente, pourquoi devrions-nous avoir une réponse à toutes les questions que nous nous posons ? Einstein était plus darwinien que Dawkins quand il faisait remarquer que ce qui est étonnant, c’est que l’univers soit compréhensible.

Un croyant pourrait néanmoins demander : pourquoi ne pas accepter « Dieu » comme explication ou comme réponse à des questions auxquelles la science n’apporte pas de réponse ? Toute la question est de savoir ce qu’est « Dieu ». Pour l’immense majorité des croyants, Dieu est une sorte de force surnaturelle qui nous aide ou nous punit dans cette vie ou dans l’au-delà, et qui répond à nos prières. C’est ce que j’appelle le « dieu-superstition », parce que la croyance en ce dieu-là, ou ces dieux plus exactement, puisqu’il en existe des milliers, n’est pas différente des superstitions que l’on rencontre partout et à toutes les époques. D’ailleurs, Dawkins décrit très bien comment ces superstitions naissent et prospèrent sur le terreau de la crédulité humaine.

Bien sûr, ce dieu-là offre des réponses à de nombreuses questions : j’étais malade, et j’ai guéri ; pourquoi ? Parce ce que j’ai invoqué Dieu. Mais ce genre d’explications est facilement réfuté au moyen d’études empiriques, comme les autres explications pseudo-scientifiques.

Mais le « dieu » de Paley, celui qui est supposé expliquer l’origine de l’univers, ou de la vie, ou de la conscience, et qu’on pourrait appeler le « dieu-métaphysique » ou le dieu des philosophes et des théologiens, n’a rien à voir avec celui auquel croient l’immense majorité des croyants. En effet, si ce dieu existe, pourquoi se préoccuperait-il du sort d’une créature particulière sur une planète perdue quelque part dans l’univers ? Pourquoi se révèlerait-il dans un endroit particulier de l’espace-temps et, pour ce qui est des religions du Livre, dans un « coin obscur et perdu de l’Asie », comme le disait d’Holbach ?

Mais une fois que l’on sépare ces deux idées de dieu, qui ne sont en réalité liées que par l’usage d’un mot, lien qui crée beaucoup de confusion, on peut se demander quel est le contenu du concept de dieu-métaphysique. Une fois que ce concept est séparé de celui des dieux de religions réellement existantes, il devient vide. C’est le « dieu des trous » : là où il y a des trous dans notre savoir, au lieu de dire « on ne sait pas », on dit « c’est Dieu ». Mais si ce dieu n’a aucune propriété spécifique, ces deux dernières phrases ont le même sens et son invocation n’a aucune valeur explicative.

Pour une critique empiriste ou positiviste de la théologie

L’opposition entre science et religion joue un rôle en faveur de l’athéisme, mais pas à cause de théories scientifiques spécifiques, comme celle de l’évolution, mais à cause de différences de méthode : la révolution scientifique nous a appris à distinguer les causes ou explications réelles, qui sont testables au moins en principe, et les pseudo-explications purement verbales comme l’invocation d’un mot tel que « Dieu », détaché de toute propriété concrète.

C’est une critique empiriste ou positiviste de la théologie inspirée par les sciences naturelles dont nous avons besoin pour répondre aux théologiens plutôt que de théories scientifiques données.

Concernant les arguments religieux basés sur l’origine des êtres vivants, la réponse pré-darwinienne de Diderot[3] me semble plus juste que celle de Dawkins :

Si la question de la priorité de l’œuf sur la poule ou de la poule sur l’œuf vous embarrasse, c’est que vous supposez que les animaux ont été originairement ce qu’ils sont à présent. Quelle folie ! On ne sait non plus ce qu’ils ont été qu’on ne sait ce qu’ils deviendront. Le vermisseau imperceptible qui s’agite dans la fange, s’achemine peut-être à l’état de grand animal ; l’animal énorme, qui nous épouvante par sa grandeur, s’achemine peut-être à l’état de vermisseau, est peut-être une production particulière et momentanée de cette planète.

La volonté de trouver à tout prix des réponses « scientifiques » qui éviteraient de répondre « c’est dieu », mène certains à l’idée des multivers[4] : des physiciens ont montré que si certaines constantes physiques, par exemple la constante G qui entre la loi de la gravitation universelle de Newton[5], avaient des valeurs très légèrement différentes de celles qu’elles ont, la vie dans l’univers aurait été impossible. Pour « résoudre » ce problème on peut imaginer qu’il existe, au-delà de l’univers visible (si l’univers a environ 13 milliards d’années, on ne peut rien percevoir à une distance supérieure à ces 13 milliards d’années-lumière) une multitude d’univers avec des constantes physiques variables. Et pour résoudre notre problème, on déclare simplement que notre univers est un de ceux parmi des milliards d’autres (ou peut-être une infinité) dans lequel les constantes physiques tombent juste, afin que la vie soit possible.

Dawkins semble aimer cet argument et la question des multivers est plus compliquée que ce qui précède ; mais si l’on ne considère que cet argument-là et, dans la mesure où ces univers sont inobservables même indirectement, supposer leur existence pour résoudre le problème de l’ajustement précis des constantes physiques qui rend la vie possible dans notre univers, c’est comme dire « on ne sait pas » ou « c’est Dieu ».

Par ailleurs, il est certain qu’il existera toujours des questions auxquelles la science n’aura pas de réponse : qu’il y avait-il avant le Big Bang ? Et si on a une réponse à cela, on en posera d’autres du genre : pourquoi il y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

Bien sûr, ce qui précède ne vise pas à minimiser l’importance scientifique de la découverte de Darwin et de ses successeurs, ni à nier l’impact psychologique que cette découverte a eu sur les croyants, ce qui explique sans doute pourquoi la majorité d’entre eux la refusent, encore aujourd’hui (pensons aux musulmans, hindouistes, chrétiens américains ou africains). Et c’est encore moins une défense des religions et des théologies : au contraire, celles-ci sont tellement intellectuellement indéfendables que nous n’avons même pas besoin de Darwin pour les réfuter.

Finalement, il faut souligner l’importance du travail de Dawkins face à la résurgence des religions, ainsi que le scandale absolu qu’a constitué l’annulation récente d’une de ses conférences à Dublin, à cause de tweets de Dawkins comparant la gravité de différents délits sexuels ainsi qu’à cause de son opposition à l’islam[6].


Notes

  1. Néanmoins, l’idée des mondes multiples n’est pas la seule alternative à l’interprétation de Copenhague. ↑
  2. Voir par exemple : https ://blogs.mediapart.fr/jancap/blog/220413/la-lutte-des-classes-un-repoussoir-capte-par-les-riches. ↑
  3. Diderot D., Entretien entre d’Alembert et Diderot, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 877. ↑
  4. Que Dawkins ne confond pas avec les mondes multiples de la mécanique quantique, contrairement à Michel Onfray qui mélange tout avec tout, et devient plutôt embarrassant comme porte-parole de l’athéisme : https ://twitter.com/monsieurphi/status/1325733310333657089?fbclid=IwAR1sFks9AVPYQZoxDaPYlPFxvuiXA3bVoW0-dmNJPoedpteDLgCOySDc9qo. ↑
  5. Cette loi nous dit que les corps s’attirent avec une force proportionnelle au produit de leur masse et à l’inverse du carré de leur distance. La constante de proportionnalité est notée G. ↑
  6. Voir https://www.independent.ie/irish-news/trinity-college-historical-society-rescind-richard-dawkins-invitation-over-authors-stance-on-islam-and-sexual-assault-39568028.html. ↑
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Merci à Patrick Tort : il a raison

Posté le 16 juillet 2017 Par ABA Publié dans Matérialisme Laisser un commentaire

Aucun scientifique rigoureux ne contestera le fait que la vie soit une possibilité réalisée de la matière – matière qu’il devient dès lors absurde de considérer comme essentiellement ou primitivement non vivante.

Patrick Tort

La thèse mise en exergue risque de désarçonner le lecteur accroché par le titre du livre de Patrick Tort (Qu’est-ce que le matérialisme ?) : elle a des relents vitalistes, qu’on rattache d’ordinaire plutôt à l’idéalisme. Ceci mérite bien un petit examen…

Commençons par nous réjouir d’un constat, que Patrick Tort dresse pour nous :

Si la « prémodernité » peut être décrite comme l’état au sein duquel la science, sous peine de condamnation, devait encore s’adapter à la théologie, la « modernité » peut en revanche se définir comme l’état au sein duquel la théologie, sous peine de discrédit, doit, de plus en plus, s’adapter à la science[1].

Pour qui en douterait, il suffit de noter que l’évolution n’est plus dénoncée en tant que telle, ou que l’historisation physique de l’univers ne provoque plus d’urticaire. Les théologiens modernes n’ont pas, pour autant, entamé une mue matérialiste. La règle de conduite de leur côté, c’est le NOMA, Non Overlapping Magisteria, du paléontologue Stephen Jay Gould. Jean-Paul II déclarait ainsi en 1981 à un groupe de prix Nobel :

La foi et la science appartiennent à deux ordres différents de connaissance qui ne peuvent se superposer l’un à l’autre.

Passons sur l’usage désinvolte du terme « connaissance » pour qualifier les deux domaines d’activité intellectuelle, pour retenir la bonne nouvelle que notre constat traduit : la ligne de démarcation entre les deux domaines s’est déplacée, et le territoire placé sous la juridiction des sciences s’étend. Mais le NOMA, même sous sa version pragmatique d’agreement politique entre gens de bonne compagnie[2], n’a de sens que si le tracé d’une frontière bénéficie d’un consensus, voire d’un traité en bonne et due forme. Alors, où se situe la nouvelle ligne Maginot ?

Jean-Paul II a clairement désigné la nouvelle ligne de défense, en 1996, en s’adressant aux membres de l’Académie pontificale des Sciences : c’est le principe immatériel de l’âme sur lequel il n’est pas question de reculer, le compromis n’est pas à l’ordre du jour.

Les théories de l’évolution qui, en fonction des philosophies qui les inspirent, considèrent l’esprit comme émergeant des forces de la matière vivante ou comme un simple épiphénomène de cette matière, sont incompatibles avec la vérité de l’homme. Elles sont d’ailleurs incapables de fonder la dignité de la personne.[3]

C’est la conscience humaine qui est désignée comme l’inconnaissable absolu ; le terme de conscience, que bien des biologistes contemporains attribuent à d’autres espèces que les humains et qui est susceptible de répondre à une définition insérée dans une histoire naturelle, est d’ailleurs évité au profit d’« esprit » ou d’« âme spirituelle ». Cette âme demeure le principe immatériel sur lequel aucun compromis n’est possible, dans la mesure où elle est l’émanation de l’esprit divin insufflé à « la seule de ses créatures qu’il aurait voulue à la fois “pour elle-même” et à son “image” » (Patrick Tort).

Le gros livre de Patrick Tort est un trésor, dont je suis convaincu qu’il fera date. Son ambition n’est pas mince : fournir le chaînon manquant du matérialisme, entre Darwin et Marx, entre l’approche matérialiste du vivant et celle des sociétés humaines. Ce n’est d’ailleurs pas seulement un chaînon manquant dont Tort déplore l’absence, mais au-delà du déficit – observable – de cohérence entre les percées darwinienne et marxienne, la construction d’une idéologie rendant impraticable le passage de l’une à l’autre. Cette idéologie porte un nom : le darwinisme social, d’autant plus mal nommé que son élaboration par Herbert Spencer (1820-1903) est antérieure à la publication par Darwin de L’origine des espèces. Les successeurs de Spencer s’emparèrent de l’idée de sélection naturelle pour l’appliquer à la société, plaidant contre toutes les mesures de protection sociale, susceptibles, selon eux, de biaiser la sélection naturelle et d’empêcher l’émergence des « meilleurs », des plus aptes à s’imposer. Il s’agit bien d’un détournement : Patrick Tort le montre pièces à l’appui, Darwin prit en son temps la peine de réfuter cette extrapolation abusive, dans La filiation de l’Homme, publié en 1871. Marx avait pour sa part découvert L’origine des espèces avec enthousiasme, célébrant l’abandon de la perspective téléologique qui, avant Darwin, dominait les tentatives de prendre en compte l’existence d’une évolution naturelle et de la succession des espèces vivantes. Il prit ensuite ses distances, précisément parce qu’il se méfiait dudit darwinisme social – comme Darwin lui-même, ce que manifestement, Marx a ignoré jusqu’à la fin de sa propre vie, n’ayant pas eu connaissance de l’ouvrage de Darwin qui réfute le darwinisme social. Les réticences exprimées par Marx ont de leur côté nourri un lourd héritage auprès de nombreux marxistes ou supposés tels, notamment lors de la fameuse affaire Lyssenko qui anéantit la biologie soviétique dans l’URSS stalinienne. Mais pas seulement, la lettre de Marx à Engels, si lapidaire soit-elle, a longtemps orienté la lecture de Darwin par les praticiens du social :

Il est curieux de voir comment Darwin retrouve chez les bêtes et les végétaux sa société anglaise avec la division du travail, la concurrence, l’ouverture de nouveaux marchés, les “inventions” et la “lutte pour la vie” de Malthus. C’est la bellum omnium contra omnes de Hobbes » (Lettre à Engels du 18 juin 1862).

Au contraire, Tort a épluché la réponse de Darwin aux « darwinistes sociaux », mettant en évidence ce qu’il appelle « l’effet réversif de l’évolution » :

Si importante qu’elle ait été, et soit encore, la lutte pour l’existence cependant, en ce qui concerne la partie la plus élevée de la nature de l’homme, il y a d’autres facteurs plus importants. Car les qualités morales progressent, directement ou indirectement, beaucoup plus grâce aux effets de l’habitude, aux capacités de raisonnement, à l’instruction, à la religion, etc., que grâce à la Sélection Naturelle ; et ce bien que l’on puisse attribuer en toute assurance à ce dernier facteur les instincts sociaux, qui ont fourni la base du développement du sens moral (Charles Darwin, La Filiation de l’Homme, chap. XXI)[4].

On ne réécrit pas l’Histoire, mais on peut regretter un rendez-vous manqué – même si Tort salue la perspicacité politique de Marx, qui avait un instinct politique assez sûr, ce qui l’avait conduit à prendre au sérieux et à ne pas sous-estimer l’impact idéologique de Spencer et de ses disciples. En d’autres termes, c’est l’amplification des tendances à l’altruisme et à la solidarité que l’évolution a favorisée chez les humains, et pas la capacité à se débrouiller dans un contexte régi par la loi de la jungle. Dans un langage plus moderne, cela revient à inscrire ces tendances altruistes dans le substrat biologique, voire génétique, des hommes, et pas seulement dans leur héritage culturel.

Mais revenons à nos moutons, et à un autre point nodal pour qui entend pourvoir sa vision matérialiste du monde en cohérence : la conscience humaine, à propos duquel Tort est loin d’enfoncer des portes ouvertes. On doit plutôt saluer l’exploit qui consiste à renouveler radicalement l’approche de la question, en suivant Faustino Cordón et Chomin Cunchillos, à qui Tort rend un hommage appuyé. Le premier (1909-1999) est le biochimiste espagnol qui a théorisé les unités de niveau d’intégration en biologie (pour faire bref, il s’agit de l’autonomie relative des sciences les unes par rapport aux autres), et le second a appliqué cette théorie à l’analyse des pratiques scientifiques en général.

Une conscience est une entité unitaire qui se définit par sa capacité à appréhender son environnement. Le terme « appréhender » a le mérite de faire d’une pierre trois coups, en incorporant dans la même définition

  • l’action : l’acte d’appréhender compris dans toutes les dimensions sémantiques de ce terme qui sont liées à l’appropriation et à la saisie ;
  • le ressentir : le fait d’éprouver sur soi un effet de l’environnement ou l’effet en retour de sa propre action sur l’environnement ;
  • l’apprentissage : le réglage de l’action en fonction de l’information livrée par le ressentir.[5]

Premier mérite de cette définition, dont la complexité ne doit pas nous arrêter : elle pulvérise la distinction si souvent répétée entre conscience et conscience de soi, dont je ne suis pas loin de penser qu’elle est de nature à nous plonger dans une mise en abyme dont il est bien difficile de trouver la sortie. L’apprentissage implique une capacité de correction qui me semble définir bien plus clairement les processus conscients que la démarche introspective et nombrilesque associée à la « conscience de soi ».

La définition enfonce ses racines dans la science du vivant – ce n’est évidemment pas pour rien que Darwin est aussi présent dans la réflexion et dans le livre. Avec à la clé une surprise de taille : non seulement l’espèce humaine n’est pas la seule à être dotée de conscience, mais tout le règne animal l’est, en remontant jusqu’à ses formes les plus simples :

la seule différence que l’on puisse trouver entre l’état le plus primitif de l’une [la conscience] et la forme la plus développée de l’autre [la connaissance] est une différence de degré, et non de nature[6].

Cordón définit l’être vivant comme un « foyer d’action et d’expérience », et la conscience naît là où se fait l’ajustement de l’action en fonction de l’expérience (je paraphrase Tort), à savoir dans l’unité vivante du premier niveau d’intégration biologique – c’est précisément cette conscience qui cimente l’unité du regroupement en question. On peut donc même parler d’une conscience cellulaire, certes élémentaire, mais aux yeux de Cordón et de Tort, ce n’est pas un contre-sens. Le métabolisme est la base biologique de la conscience.

Je me sens personnellement trop mauvais connaisseur de la biologie pour exprimer un avis péremptoire sur ce qui précède, en particulier sur l’éventualité d’une forme de conscience au niveau cellulaire, mais je me suis plus qu’à mon tour égaré dans des discussions sans fin sur la conscience de soi pour apprécier pleinement la définition « opérationnelle » de la conscience proposée ici. Je vous dois cependant un aveu : je doute qu’elle convienne aux penseurs de l’âme.

La définition iconoclaste de la conscience avancée par Cordón s’inscrit dans une critique circonstanciée du réductionnisme, que les sciences pratiquent par ailleurs toutes. Mais il y a réductionnisme et réductionnisme : il faut distinguer le réductionnisme méthodologique, qui analyse les objets soumis à investigation en leurs composants élémentaires, réductionnisme inhérent à toute démarche scientifique, et ce que Tort appelle le réductionnisme catachrétique, terme choisi à dessein pour en souligner la nocivité (en grec, katachrêsis signifie mauvais usage ou abus). Il n’est pas excessif de parler d’abus, car ce procédé restreint la compréhension et l’explication visant un niveau d’intégration à celles qui ont fait leurs preuves à un niveau inférieur. Certes, ce réductionnisme abusif procède souvent d’une volonté de bien faire et s’inspire des succès des sciences – mais au prix d’une mutilation qui peut s’avérer désastreuse. Exemple de catachrèse : en affirmant que « les cellules sont les atomes du monde vivant », on file une métaphore trompeuse, parce qu’elle escamote une propriété essentielle des cellules, leurs capacités adaptatives. Sous une forme plus élaborée, on retrouve ici une idée qui, pour ne pas être neuve, reste utile : le tout est autre chose que la somme de ses parties.

C’est un second anneau manquant que Patrick Tort s’efforce ici d’insérer dans la chaîne matérialiste. Et pour ce faire, il oppose deux sources reconnues et célébrées du matérialisme, le tandem Démocrite-Leucippe, côté catachrèse, et épicure-Lucrèce de l’autre, qui évitent l’écueil. Ils sont tous atomistes – c’est en général ce qu’on retient –, non finalistes, mais le mérite d’épicure, c’est d’attribuer à ses atomes des degrés de liberté internes « qui rendent possibles les rencontres et brisent la chaîne des transmissions passives » (Patrick Tort). épicure intègre la contingence ; paradoxalement, le matérialisme exclusivement mécanique de Démocrite-Leucippe bloque l’explication matérielle du vivant. Et Tort de s’interroger : les théologiens ont cessé de faire barrage à l’histoire physique de la matière, ce qui revient à accepter la version leucippo-démocritéenne du matérialisme, tout en cultivant le discrédit à l’encontre d’épicure. N’est-ce pas parce que le réductionnisme catachrétique (j’ai plaisir à écrire le mot… ) rend impossible l’explication matérielle du vivant, de l’humain, de la morale et de la liberté, préservant ainsi l’espace d’un Inconnaissable, et par là même l’emprise des religions ?[7]


Notes

  1. Patrick Tort, Qu’est-ce que le matérialisme ?, éd. Belin, Paris, 2016, p.561. ↑
  2. La seule à laquelle il nous semble possible d’accorder un certain crédit… ↑
  3. Message du Saint-Père Jean-Paul II aux membres de l’assemblée plénière de l’Académie pontificale des Sciences, lien ↑
  4. Cité par Patrick Tort, op. cit., p. 350. ↑
  5. Patrick Tort, ibid., p. 51 ↑
  6. Patrick Tort, ibid., p. 54. ↑
  7. Patrick Tort, ibid., p. 65. ↑
Tags : conscience Darwin darwinisme social épistémologie matérialisme

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