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Archives par mot-clé: laïcité

Au-delà de l’Ubuntu

Posté le 24 décembre 2022 Par JF Publié dans Athéisme, Religion Laisser un commentaire

L’expérience et les défis de l’humanisme en Ouganda

Paolo Ferrarini

L’Afrique est sans doute le continent le moins « athée », mais il est traversé à son tour par les premières brises de la sécularisation et donc aussi par de dures réactions confessionnelles et la répression des autorités. Paolo Ferrarini s’est entretenu à ce sujet avec le directeur de l’UHASSO (Association humaniste ougandaise) Kato Mukasa, un militant des droits et de la laïcité, offrant un aperçu de la situation dans le numéro 4/22 de Nessun Dogma.

La laïcité, nous le savons bien, est un mot dont la définition peut être fuyante, car elle évolue en fonction de l’histoire, des contextes politiques, des diverses conceptions de l’État et de la société, ainsi que des menaces et défis particuliers auxquels elle est confrontée concrètement dans les différents pays. Il est donc fascinant d’étudier comment ce concept se manifeste dans des réalités très éloignées de la nôtre, en particulier lorsque le paysage culturel est complexe et en évolution. Dans des pays comme l’Ouganda, l’idée même d’État peut être problématique, en tant que modèle et produit d’un passé colonial qui n’a pas encore été digéré ; ce qui rend « ougandais » un méli-mélo de populations nilotiques, bantoues et centre-soudanaises enfermées dans des frontières tracées par des puissances étrangères, formant une république présidentielle qui incorpore une monarchie traditionnelle, celle de la tribu dominante des Bugandas, dont le nom déformé par les colonialistes est devenu le nom officiel du pays, n’est pas nécessairement clair.

En même temps que des modèles d’organisation politique, l’Ouganda a importé, dans les dernières décennies du XIXe siècle, les monothéismes, en commençant par l’Islam et en poursuivant avec les différentes variantes du christianisme. Aujourd’hui, la population se divise grosso modo entre catholiques (39 %), anglicans (32 %), musulmans (14 %) et pentecôtistes (11 %). Mais naturellement continuent d’exister et de coexister des centaines de croyances ancestrales et de cultes de dieux associés aux différentes tribus, générant des syncrétismes parfois hilarants, parfois extrêmement dangereux.

La guerre civile la plus brutale et la plus sanglante, pas encore formellement terminée, a été déclenchée dans le nord du pays par Joseph Kony, chef d’une Église chrétienne fondamentaliste dotée d’une branche armée appelée LRA[1], l’Armée de résistance du Seigneur. Une milice connue pour enlever des garçons et des filles afin de les envoyer au massacre et/ou au viol au nom d’une utopie chrétienne à la sauce animiste, un royaume magique où ces enfants soldats étaient contraints à des actes de violence choquante, comme tuer leurs parents, et étaient envoyés pour mener des attentats terroristes, armés d’eau bénite pour s’immuniser contre les balles ennemies. Une tactique abandonnée par la suite pour des raisons techniques.

Des rituels traditionnels comme la divination coexistaient tranquillement avec la foi islamique du dictateur Idi Amin, un psychopathe égocentrique qui, entre 1971 et 1979, a instauré un règne de terreur, trucidant et se vantant de consommer la chair de ses opposants. Dans ses délires paranoïaques, il se tourne vers les gourous locaux pour obtenir des conseils sur quels ennemis cibler et, en 72, il déclare avoir reçu en rêve des instructions directement de Dieu d’expulser tous les Asiatiques du pays.

À quel point les croyances surnaturelles font partie intégrante de la psyché nationale se reflète également dans la devise de l’Ouganda qui, au mépris de la laïcité formellement inscrite dans la constitution de 1995, dit : « Pour Dieu et mon pays ». Comme on pouvait s’y attendre, les attaques contre la laïcité sont omniprésentes ; dans de nombreuses écoles, la prière est obligatoire et, pour s’inscrire, il peut être nécessaire d’indiquer son appartenance religieuse, sous peine d’être disqualifié ; pour obtenir certains emplois, la recommandation du prêtre de la paroisse est explicitement requise ; le parlement adopte souvent des lois qui s’en remettent au sentiment religieux plutôt que de se fonder sur une argumentation rationnelle ; les partis politiques sont divisés en fonction de leur appartenance religieuse ; les associations confessionnelles reçoivent de plus en plus de fonds publics parce que, pour reprendre les termes crus du président Museveni[2] : « Les religions aident l’État à garder sous contrôle les esprits des citoyens, alors que nous ne pouvons que tenir leur corps sous contrôle ».

Pourtant, nous traitons de l’Ouganda parce que, du point de vue de l’action laïque, c’est un pays à tenir à l’œil, devenu ces dernières décennies l’épicentre d’un activisme effervescent, avec la présence sur le terrain d’associations féministes, LGBT+ et humanistes résilientes. En 2004, Kampala a même accueilli la première conférence IHEU[3] en Afrique, intitulée « Vision humaniste pour l’Afrique ». Lors de la dernière assemblée générale de Humanists international à Glasgow, nous avons rencontré Kato Mukasa, directeur de Uhasso[4] (association humaniste ougandaise) à laquelle appartiennent pas moins de 30 organisations et 15 écoles humanistes. Kato Mukasa est un avocat qui a consacré sa carrière aux droits des personnes marginalisées pendant 20 ans, et a été membre du conseil d’administration de Humanists international lui-même. En 2007, il a fondé l’association humaniste pour le leadership, l’équité et la responsabilité (Halea), une association engagée dans la promotion de la pensée critique et des droits de l’homme, avec des débats mensuels où croyants et non-croyants peuvent se confronter.

Malheureusement, commence Kato, ces dernières semaines, je me suis vu obligé de demander l’asile politique, car après la publication de mon dernier livre, Stolen legitimacy (Légitimité volée), je suis dans les ennuis avec le gouvernement ougandais. Par le passé, j’ai déjà été victime d’attaques anonymes pour mon activisme. Par exemple, en 2014, ils ont brûlé ma voiture. Mais cette fois-ci, ils me poursuivent pour avoir critiqué la dictature militaire de Museveni et les effets dévastateurs qu’elle a sur les institutions et l’économie du pays après 36 années ininterrompues de mauvaise gouvernance. Je risque d’être arrêté. Entre-temps, cette période d’exil m’a donné l’occasion de publier un autre livre, Song of an infidel (Chant d’un infidèle), que j’avais écrit il y a longtemps, en 2008. À l’époque, j’avais trop peur des conséquences que j’aurais à subir pour un livre sur l’expérience d’être athée et libre penseur en Ouganda. C’est mon septième livre. Je considère ce travail de publication comme essentiel, car il y a besoin de voix critiques et dissidentes qui n’ont pas peur d’informer, de s’attaquer aux tabous et d’exposer comment et pourquoi des millions de personnes en Afrique sont soumises à la religion, au point de consacrer plus de temps et d’énergie au culte qu’au travail. 

(Interview de Kato Mukasa)

Sur quels aspects se concentre l’engagement des associations humanistes en Ouganda ? 

Les problèmes du pays sont nombreux. Une victoire importante que nous avons remportée en 2006 a été la mise au ban des châtiments corporels dans les écoles, et à nouveau, en 2010, celle des mutilations génitales féminines. Mais il reste énormément de travail à faire pour protéger les droits des femmes. En premier lieu, les femmes n’ont pas droit à la propriété terrienne. En second lieu, le patriarcat est la cause de situations dégradantes, comme la polygamie ou le fait de devoir accepter le harcèlement sexuel pour obtenir un emploi ; et puis il y a une forte stigmatisation de la prostitution. Il est également illégal pour une femme de tomber enceinte en dehors du mariage, ce qui a des conséquences tragiques sur la marginalisation de ces membres de la société. Nous sommes aussi au côté des femmes accusées de sorcellerie et des individus atteints d’albinisme, victimes d’un dangereux héritage de superstition. Ce sont toutes des lois que nous défions au travers de nos campagnes et au Parlement.

Il y a des années, l’Ouganda a eu les honneurs des nouvelles pour un scandale qui a touché la communauté LGBT+. Un tabloïd ougandais, Rolling Stone, avait publié les noms et les photos de 100 personnes accusées d’être homosexuelles, appelant explicitement à leur exécution sommaire. Parmi eux se trouvaient des activistes notoires tels que David Kato et Kasha Navagasera. Bien que les associations aient gagné un procès contre le magazine, David Kato a été traqué et tué. Comment lutter contre l’homophobie dans des circonstances aussi violentes ? 

L’homosexualité est un thème auquel je suis particulièrement sensible, car j’ai un frère jumeau gay qui a dû quitter le pays en 2018. Dans ces années-là, 2012-2013, sous la pression des groupes religieux, les pentecôtistes en particulier, une terrible loi homophobe, la loi anti-homosexualité, a été discutée et adoptée. En pratique, si un enseignant prenait connaissance qu’un étudiant était homosexuel, il devait le signaler et le faire arrêter. La même chose aurait dû être faite par les médecins ou les avocats ayant des patients et des clients homosexuels. Même les parents auraient dû dénoncer leurs enfants homosexuels. Et la loi prévoyait la peine de mort pour ces individus. Nous avons fait campagne et sommes allés au tribunal pour contester la loi. À la fin, heureusement, la loi a été déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême, mais sur un détail technique, et non sur le fond. La haine envers la communauté LGBT+ était féroce à cette époque. Pour avoir simplement poursuivi cette affaire, j’ai moi-même été accusé d’immoralité et j’ai perdu plusieurs clients et contrats. Le fait est que circulent en Afrique tant et plus de théories absurdes de la conspiration sur l’homosexualité.

Des théories selon lesquelles on apprendrait aux garçons à être gays, ou on les paierait pour leur comportement sexuel… La vulgate panafricaine prévalente soutient donc que l’homosexualité est une coutume importée par les Blancs. L’ironie et la contradiction évidente de cet argument est que la loi anti-sodomie de notre code pénal est d’origine coloniale, étant basée sur la section 377 du code pénal britannique de l’époque, qui stipule : « Quiconque a délibérément des rapports charnels contre l’ordre naturel avec un homme, une femme ou un animal sera puni d’une peine d’emprisonnement à vie ou une période pouvant aller jusqu’à 10 ans ».

Alors comment est-il possible que ceux (les colonisateurs) qui nous ont imposé une loi homophobe nous aient en même temps imposé l’homosexualité ? La réalité ne pourrait pas être plus différente. Comme je le documente dans une série de vidéos et un livre consacrés à démonter ces mythes, l’homosexualité est historiquement attestée en Ouganda et dans de nombreux autres pays africains avant l’arrivée du colonisateur. Par exemple, le roi Mwanga était notoirement homosexuel et avait des rapports avec les domestiques de sa cour. Harcelé par des missionnaires chrétiens auxquels il opposait une ferme résistance, en 1885, il va jusqu’à brûler vifs une vingtaine de jeunes néo-convertis qui ont refusé de se soumettre à ses désirs, après avoir « appris » des missionnaires qu’avoir des relations sexuelles avec le roi était un acte immoral. Mais on peut aussi citer les soldats zoulous d’Afrique du Sud, qui affirmaient leur masculinité en remplaçant les femmes par de jeunes garçons : le commandant Nongoloza Mathebula ordonnait même à ses soldats de s’abstenir totalement de femmes et de n’emmener que leurs garçons-femmes en mission. Ou encore, au Ghana, il existait des formes de cohabitation entre femmes uniquement. Tout cela n’a pas été importé de l’Occident. Bien sûr, les homosexuels étaient souvent considérés comme des éléments « inutiles » dans la société, mais ils n’étaient pas punis pour cela, et encore moins mis à mort. 

Vous soulignez toujours beaucoup l’importance de l’éducation. Parlez-moi des écoles humanistes actives dans le pays.

Les premiers projets remontent au milieu des années 1990, avec les hautes écoles Isaac Newton, les écoles secondaires Mustard seed (Graine de Moutarde) et Fair view (Belle vue). Ces institutions sont principalement situées dans les zones rurales, car l’objectif est de permettre aux enfants, même les plus défavorisés, d’accéder à l’éducation. Cela signifie que ces écoles, par rapport aux instituts religieux privés, fonctionnent à perte, et ont constamment besoin de financements de la part des associations humanistes internationales. En plus des matières à orientation professionnelle, nous enseignons des valeurs telles que l’esprit critique, les droits de l’homme, la sensibilisation à l’environnement, l’éthique, l’humilité et une perspective globale. Nous enseignons les religions comparées et affichons des messages humanistes sur nos campus. Nous formons également des célébrants humanistes.

Je suis cofondateur du collège de formation professionnelle Pearl, où nous accueillons des personnes vulnérables et marginalisées, comme des orphelins séropositifs, des enfants indigents, des femmes veuves ou abandonnées, des filles mères criminalisées pour avoir été enceintes hors mariage, et d’autres catégories de personnes persécutées pour leur « immoralité », comme les membres de la communauté LGBT+. Nous donnons à toutes ces personnes la possibilité de recevoir une éducation laïque. Notre philosophie est de leur apprendre à poser des questions essentielles dans le respect de la méthode scientifique. Nous ne sommes pas en guerre contre Allah, Dieu ou les dieux, donc nous ne poussons pas les étudiants à répudier leurs croyances : nous les aidons simplement à comprendre le fonctionnement des religions, en encourageant la pensée libre et critique, sans imposer de dogmes. Nous pensons qu’en stimulant les élèves à réfléchir, les compétences pratiques qu’ils acquièrent en classe et en dehors de la classe leur permettront de mieux vivre et d’apporter une contribution positive à la communauté.

La philosophie humaniste peut-elle être considérée comme un autre produit d’importation occidentale ? 

Il existe une version africaine de l’humanisme. Elle s’appelle Ubuntu, un terme qui signifie simplement « humain ».Certains le traduisent littéralement par « Je suis parce que nous sommes », exprimant ainsi l’idée d’un lien universel, partagé par toute l’humanité. La différence avec le concept moderne d’humanisme est qu’Ubuntu reste l’expression d’une spiritualité de type religieux. Bien sûr, en tant que militant humaniste, je suis souvent accusé d’être anti-africain ou anti-noir. Mais à ces personnes, je réponds que je suis seulement anti-stupidité. Et je n’ai aucun scrupule à utiliser le mot « arriéré ». Je pense que lorsque nous nous haïssons et nous tuons les uns les autres au nom de dieux inexistants, nous sommes arriérés.

Et cela doit être dit. Quand on veut avoir dix femmes, on est arriéré. Quand on veut empêcher les femmes d’avoir des biens, on est arriéré. Lorsque vous exigez la peine de mort pour ceux qui aiment différemment de vous, vous êtes arriéré. L’Ouganda est un pays très riche en ressources. Pourquoi alors sommes-nous si pauvres ? Parce que nous n’utilisons pas la raison. Nous laissons des dieux imaginaires raisonner pour nous. Nous mettons ces dieux avant toutes choses. Mais si j’avais fait cela aussi, si j’avais emmené mon fils à l’église pour recevoir un peu d’eau bénite lorsqu’il a commencé à souffrir de diabète, à l’heure actuelle, il serait mort et enterré. Parce que telles sont les conséquences réelles de la religion en Afrique. La religion nous tue. Elle nous brise. Et elle nous divise.

Traduction de l’italien, par Yves Ramaekers, de l’article « Oltre l’Ubuntu. L’esperienza e le sfide dell’umanismo in Uganda », Bulletin de l’UAAR(Union des Athées et Agnostiques Rationalistes, Italie), blog A ragion veduta, 1er sept. 2022 

[1] L’Armée de résistance du Seigneur (LRA) a terrorisé pendant 30 ans de larges zones d’Afrique centrale avec des enlèvements d’enfants et mutilations de civils à grande échelle. Selon l’ONU, la LRA massacré plus de 100 000 personnes et enlevé plus de 60.000 enfants depuis sa création vers 1987. En Ouganda, l’activité de la LRA a décliné depuis l’opération « Lightning Thunder », qui avait permis d’expulser la LRA des territoires ougandais. Autrefois, près de 4 000, les rebelles de la LRA ne sont sans doute plus que quelques centaines, dispersés en République démocratique du Congo, en République centrafricaine, au Soudan du Sud et au Soudan.

[2] Yoweri Museveni, né le 15 août 1944 à Ntungamo, est un homme d’État ougandais, président de la République depuis 1986.

[3] International Humanist and Ethical Union, IHEU, siège à Londres, est une organisation non gouvernementale internationale regroupant des associations humanistes, athées, rationalistes, laïques, sceptiques, et relatives à la libre-pensée.

[4] Voir le site de Uganda Humanist Association. 

Tags : Afrique athée croyance éducation homosexualité humanisme immoralité laïcité Ouganda religion sexualité Ubuntu

Du bon ou du mauvais usage du mesliérisme

Posté le 9 octobre 2021 Par ABA Publié dans Histoire Laisser un commentaire

Serge Deruette

Cette réflexion sur ce que nous retenons ou faisons du message d’un penseur m’est venue à la suite de la lecture du petit opuscule que Marcel Sylvestre vient de consacrer à Jean Meslier, le « bon curé Meslier », athée et matérialiste, communiste et révolutionnaire (1664-1729)[1].

C’est qu’il y a le message lui-même, brut, massif, incontestable laissé par un penseur.

Et puis il y a ce que l’on y voit, ce que l’on y emprunte, ce que l’on y trouve ou veut y trouver, ce que l’on en fait. Ce à quoi et pour quoi on l’utilise, en somme.

On peut le considérer pour ce qu’il est, un message de son temps, inscrit dedans, marqué, modelé par lui, en phase avec les enjeux d’alors.

Et puis il y a son actualisation, les leçons que l’on en tire pour aujourd’hui, la façon dont nous le faisons parler, ce qu’il nous dit et ce que nous lui faisons dire. Ce que nous voudrions, ce que nous voulons qu’il dise. Lui faire dire ce qui nous parle en fait.

C’est que le message, aussi brut et massif soit-il, se transforme en son interprétation.

Meslier défend, déploie et développe l’athéisme. Pas de doute à ce sujet et rien à redire là-contre.

Mais quel athéisme ? et pourquoi l’athéisme ? pourquoi cet athéisme-là, son athéisme, le sien propre, et pas un autre ?

Si l’on pose ces questions, se profilent bien des pistes, bien des chemins qu’empruntent ceux qui se trouvent à cette croisée, trois siècles après lui, et après que le monde fut transformé par la Révolution française et par la révolution industrielle, par le triomphe du capital et par l’impérialisme.

Ce que le penseur Meslier a dit se voit ainsi projeté dans la machinerie interprétative de ses lecteurs, faite de filtres et d’autant de transformateurs, d’accélérateurs, de convertisseurs, d’adaptateurs… Il y a ce qu’il a pensé en fonction d’objectifs qui étaient les siens, inscrits dans son époque, ceux de son choix de société, de sa conception du monde et de la vie. Et il y a ce que l’on pense qu’il a dit et voulu transmettre : souvent, ce que l’on croit et aussi ce que l’on veut croire qu’il a dit – ou aimerait qu’il ait dit – en fonction de préoccupations qui sont autres que ne l’étaient les siennes, à partir d’autres visées politiques, sociales, idéologiques, morales qui sont celles de notre temps, des enjeux de notre temps et des choix que l’on y opère, que l’on défend, et parfois pour lesquels on se milite aussi.

Dans son petit ouvrage qui se veut de vulgarisation, Sylvestre nous offre une belle illustration de cela. En tenant à actualiser le discours de Meslier, il nous montre par évidence – il n’en fait pas mystère tant il est clair là-dessus – que le Meslier dont il parle n’est rien d’autre que ce qu’il voit en lui, ce qu’il veut y voir plutôt : ce qu’il y cherche et donc ce qu’il dit en découvrir. Un peu comme si son œuvre était une auberge espagnole somme toute, où l’on trouve ce que l’on y apporte. C’est que le Meslier qu’il présente, il le modèle par omissions et déformations, anachronismes et décalages de perspectives à l’image de ses conceptions propres : il le construit par raccourcis historiques où, comme dans un rétroviseur, l’on jetterait un regard rétrospectif, à la fois entaché par la vision que l’on a du présent et que le présent nous offre, par exportation dans les temps passés des valeurs de notre époque, et par importation aussi dans les temps présents de ce que l’on trouve comme charmes à une époque révolue.

Cette interprétation de l’œuvre de Meslier, l’auteur québécois l’effectue également par occultation d’une large partie du message, multiple et radical, à la fois matérialiste, communiste et révolutionnaire de ce penseur, n’en retenant essentiellement que l’athéisme et la critique religieuse, glissant à sa surface, en lissant les vagues, ignorant le tsunami qu’il représente comme moment de l’histoire de la philosophie et de la pensée politique, pour le ramener à ses préoccupations propres, celles des débats actuels qui agitent le monde laïque québécois. Ainsi motivé, Sylvestre le fait par l’attention qu’il porte à ce qui est aujourd’hui le moins décisif et le plus consensuel dans le Mémoire[2] d’un penseur qui pourtant révolutionnait les idées à l’aube du siècle des Lumières, et dont il ne semble pas du tout avoir conscience de la force « ruptrice ».

Choisissant d’aborder l’œuvre de Meslier sous l’angle de la critique religieuse (le titre de son livre l’indique bien)[3], Sylvestre réduit à la portion congrue tant la méthode que la teneur de la construction de son matérialisme et les démonstrations qui constituent près de la moitié des pages de son volumineux Mémoire. De même, il traite sans s’y arrêter, comme à la hâte, sa réflexion sociale et politique, obombrant le projet et le programme révolutionnaires que Meslier expose pourtant avec force et clarté dans la conclusion de son ouvrage et qui constitue la raison même pour laquelle il l’a écrit. Quant au projet communiste qu’il prône, celui du partage en commun du travail et des richesses qui en découlent, il est carrément passé sous silence. Somme toute, là où Meslier est prolixe et décisif, Sylvestre est étonnamment laconique et évasif.

Les préoccupations de Meslier risquent fort, à ce jeu, d’être métamorphosées en celles de la manière dont ce militant laïque québécois d’aujourd’hui perçoit la laïcité à l’intérieur des enjeux qui agitent celle-ci au Québec[4]. C’est-à-dire transmuées et confisquées en ses préoccupations propres, celles de sa laïcité propre, celles de son athéisme à lui, de la manière dont il les conçoit et les interprète, les traduit et les mobilise.

Je ne m’attarderai pas ici sur la légèreté avec laquelle Sylvestre aborde le matérialisme de Meslier qu’il tend à confondre avec du « rationalisme »[5] et m’en tiendrai à la manière dont il traite sa pensée politique. S’il le fait, et ici à bon escient, au travers de la dénonciation du travestissement qu’en avait opéré Voltaire en publiant un Testament du curé Meslier mutilé et mensonger, c’est pour travestir lui-même pareillement la pensée communiste et révolutionnaire mesliériste, la transformant en une forme d’humanisme consensuel et de bon aloi.

C’est que, tel qu’il l’annonce d’entrée de jeu, l’angle de vue à partir duquel Sylvestre envisage cette œuvre pionnière est celui des rapports d’opposition entre raison et foi qu’il situe, écrit-il, « dans le contexte des débats contemporains sur la contestation de la laïcité de l’État au nom de ces mêmes prétendues vérités révélées » (celles que dénonçait Meslier) (p. 7). Dans ces débats, il prend ouvertement position pour une conception particulière. Non celle d’un État dont seraient séparées les religions, mais d’un État qui devrait les combattre sans pour autant être remis en cause en tant qu’appareil servant les intérêts des puissants, à l’opposé donc de ce qu’était la démarche de Meslier visant à renverser celui de son temps. Car si le curé d’Étrépigny revendiquait bien d’« abolir entièrement la tyrannie et le culte superstitieux des dieux », il ne le réclamait pas à l’intérieur de l’État d’Ancien Régime sous lequel il vivait, mais l’envisageait conjointement à l’abolition de l’État de son temps, une fois la révolution faite, et instaurée la dictature qu’il prônait des opprimés sur leurs oppresseurs [6]).

Ainsi, lui faire endosser la paternité de préoccupations laïques partisanes relève d’une instrumentalisation de son message et en dénature le sens. Ce l’est d’autant plus que Sylvestre réclame que l’État interdise ce qu’il appelle le « voile islamique »[7] dans l’ensemble de la fonction publique (pp. 43 et 95), des positions qui, loin d’être un héritage contemporain de ce que pensait Meslier, lui étaient absolument étrangères : s’il s’en attristait, il ne s’opposait en effet en rien aux manifestations de foi et de religiosité, qu’elles soient individuelles ou collectives, et l’on ne trouve nulle part dans son œuvre la moindre allusion à une éventuelle prohibition de signes qu’il aurait revendiquée que l’on impose au peuple, et aux femmes du peuple. Ce qu’il voulait éradiquer n’étaient pas les signes religieux ou ce que l’on considère comme tels, mais la raison profonde pour laquelle les gens du peuple (ses « paroissiens et tous leurs semblables »[8]) pouvaient éventuellement les arborer : la foi entretenue par les religions et les Églises qui maintenaient par celle-ci la soumission des peuples. Pour Meslier, ce sont les puissants qu’il faut renverser, non les femmes qu’il s’agirait de décoiffer.

Égaré par ses propres préoccupations laïques partisanes, Sylvestre occulte le véritable message de Meslier :

Unissez-vous donc, peuples, si vous êtes sages ! Unissez-vous tous, si vous avez du cœur, pour vous délivrer de toutes vos misères communes ! Excitez-vous et encouragez-vous les uns les autres à une si noble, si généreuse, si importante et si glorieuse entreprise que celle-là ![9].

Et si, au travers de la dénonciation de la « trahison » du propos de Meslier par Voltaire, Sylvestre évoque « l’esprit révolutionnaire » de Meslier en ce qu’il avait « de quoi déplaire » à ce « riche notable » (p.84), et s’il note encore incidemment que le Mémoire « appelle à la révolte contre les politiques des tyrans comme le roi Louis XIV » (p. 88), alors que Meslier appelle à renverser les tyrans eux-mêmes – au tyrannicide donc –, Sylvestre passe sous silence le projet et le programme révolutionnaires que, pour la première fois en France – et la seule avant la Révolution –, le curé d’Étrépigny développe[10], de même que sa critique de l’Ancien Régime[11] et son plaidoyer pour une société sans classes[12]. Bien loin de la fidélité au message de Meslier, en prétendant s’appuyer sur celui-ci, Sylvestre s’en détourne et, précisément comme l’avait fait Voltaire, le dégrade et le dévoie.

C’est ainsi que, là où il condamnait la société de classes de son temps dans ses fondements mêmes (ceux de l’appropriation des richesses par la noblesse et le clergé), tout à ses préoccupations laïques, Sylvestre ne s’embarrasse pas de dénoncer la nôtre, constituée par l’appropriation privée et l’exploitation capitaliste que soutiennent et encadrent les États, qu’ils soient ou non laïques. Il se contente d’en réprouver ces quatre seuls abus que sont le « néolibéralisme », les « paradis fiscaux », la « délocalisation des entreprises favorisant l’exploitation des travailleurs » (non l’exploitation en tant que telle, qu’elle soit ou pas délocalisée) et la « société de consommation destructrice de notre planète » (non le capitalisme qui en est le fondement) (pp. 88-89). Meslier, en revanche, à mille lieues de tout discours réformiste, aussi laïque puisse-t-il être, visait à révolutionner la société. Il pensait que les inégalités sociales ne peuvent être éradiquées sans cette transformation radicale, il démontrait que richesse et pauvreté sont incompatibles, que l’une engendre l’autre, et qu’il s’agit donc de supprimer celle-ci pour éliminer celle-là.

On regrettera de même que Sylvestre conclue en ravalant le Mémoire à n’être que « l’engagement indéfectible d’un homme envers les vérités de la raison humaine », préludant à la pensée des Lumières (p. 91). C’est que Sylvestre, radical sur le plan de la critique religieuse mais modéré sur celui de la critique sociale, plutôt que de voir en Meslier ce penseur révolutionnaire qui dépasse en force tous les penseurs politiques français subséquents d’avant la Révolution, préfère le considérer d’abord et avant tout comme un défenseur de la raison en tant que telle, indépendamment de toute prise de position sociale et politique conséquente.

Embringuant de la sorte Meslier dans son combat laïque visant à ce que l’État troque sa « neutralité à l’égard des religions » au profit d’une posture plus combative (pp. 93 et 94-95), il conclut donc que le Mémoire « nous incite à aller au-delà de la neutralité de l’État inhérente à la laïcité » (p. 96 et dernière).

Que l’on est loin, bien loin, aux antipodes même, de Meslier ! Lui s’opposait à la fois aux puissants de son monde et aux religions qui en bénissaient les exactions, qui écrivait de la façon la plus limpide qui soit :

La religion soutient le gouvernement politique si méchant qu’il puisse être et, à son tour, le gouvernement politique soutient la religion si vaine et si fausse qu’elle puisse être.[13]

Oublier cette motivation, c’est le ravaler à bien peu. L’athéisme de Meslier est une chose, celui de Sylvestre en est une autre. L’athéisme du premier est vu d’en bas[14], il est révolutionnaire, radical, social. Celui du second est vu d’en haut, il est réformiste, laïque, personnel. Tant il est vrai que Meslier s’en prend à un État qui défend les puissants et les oppresseurs, là où Sylvestre, réclamant que l’État défende la laïcité avec plus de pugnacité, nourrit l’idée qu’il serait au-dessus des classes. Et celle que combattre les religions et promouvoir la rationalité et la science suffirait au bonheur des peuples.


Notes

  1. Marcel Sylvestre, Jean Meslier et l’imposture spirituelle, Presses de l’Université Laval, 2021, 103 p. ; et en ligne : http://www.pulaval.com/commandes/998016e279b24093b37b8a07b632b2df. ↑
  2. Un Mémoire qu’il persiste à appeler « Testament », ce sur quoi là où tous les historiens des idées s’accordent aujourd’hui pour le distinguer de la publication tronquée et frelatée que Voltaire avait intitulée. Je passe aussi sur les nombreuses erreurs, approximations et naïvetés que l’on trouve dans le petit ouvrage de Sylvestre. J’en donne un aperçu dans le compte rendu que j’en fais dans les Cahiers Internationaux de Symbolisme, Ciéphumons, Université de Mons, n° 155-156-157, 2021). ↑
  3. « J’ai choisi, expose-t-il, de l’aborder en mettant l’accent sur l’imposture spirituelle que constituant toutes les religions » (p.18) ↑
  4. Le Québec, déjà agité depuis longtemps par la question des « accommodements raisonnables » auxquels s’opposent avec force certains partisans de la laïcité, l’est encore récemment par la « loi sur la laïcité de l’État » votée en juin 2019 qui, disposant que « l’État du Québec est laïque », interdit le port de signes religieux aux employés de l’État exerçant une position d’autorité et aux enseignants du secteur public. ↑
  5. Voir à ce propos mon compte rendu du livre dans les Cahiers Internationaux de Symbolisme, op. cit. ↑
  6. Il s’agissait bien, tel qu’il écrit explicitement, d’« opprimer tous les oppresseurs » (Conclusion du Mémoire, chap. 96). ↑
  7. Des sociologues, parmi lesquels par exemple Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar (dans Le Foulard et la République, La Découverte, 1995) et Saïd Bouamama (L’Affaire du foulard islamique : production d’un racisme respectable, Le Geai bleu, 2004), ont montré depuis belle lurette pourtant que l’islam était loin d’être la seule motivation des femmes à porter le voile. ↑
  8. À qui il adresse expressément son Mémoire, ainsi qu’il l’indique dans son titre même de celui-ci. ↑
  9. Conclusion du Mémoire, chap. 96. ↑
  10. Ibid., « Conclusion », chap. 96. Je résume ce programme dans mon livre Lire Jean Meslier, curé et athée révolutionnaire. Introduction au mesliérisme et extraits de son œuvre (Aden, 2008), pp. 354-355. N’oublions pas que Meslier écrit souhaiter « que tous les grands de la terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec des boyaux de prêtres » (dans l’« Introduction » de son Mémoire), vœu que Sylvestre s’abstient d’invoquer. ↑
  11. Celle-ci couvre l’ensemble de sa « Sixième Preuve ». ↑
  12. Meslier en traite dans sa « Sixième Preuve » et conclut sur elle son Mémoire (chap. 96). Il en détaille aussi la stratégie dans ses « lettres aux curés du voisinage ». ↑
  13. Dès l’« Introduction » du Mémoire, chap. 2. ↑
  14. Je le montre dans mon étude « Jean Meslier ou l’athéisme vu d’en bas », dans A. Staquet (dir.), Athéisme voilé/dévoilé aux Temps Modernes, actes du colloque des 1er et 2 juin et des 26 et 27 octobre 2012, Académie royale de Belgique, Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, Bruxelles, 2013, pp. 215-238. ↑
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Les Fêtes (laïques) de la jeunesse (laïque)

Posté le 1 août 2020 Par ABA Publié dans Laïcité 1 Commentaire

Patrice Dartevelle

Tout autant que celles des Églises, la vie et l’histoire du mouvement anticlérical, généralement appelé « laïque » en Belgique, ne sont pas un long fleuve tranquille. Bien des changements, subis ou voulus, s’y sont opérés.

La question des Fêtes de la jeunesse laïque, devenues voici très peu d’années Fêtes laïques de la jeunesse, peut donner une bonne illustration des évolutions historiques au sein du mouvement laïque.

Ces fêtes sont une des cérémonies de passage liées à la fin de l’enfance et à l’adolescence à l’instar de ce qui existe dans les religions, comme la communion solennelle chez les catholiques ou la bar mitzvah du côté juif. Elles sont créées par ceux qui ne peuvent plus se reconnaître dans les valeurs et les croyances des Églises traditionnelles.

C’est la Révolution française qui est la première confrontée à la situation. L’opposition entre la France révolutionnaire et l’Église catholique va susciter des tentatives de cérémonies civiles, voulues comme identiques pour tous, inaugurant par là une tension qui subsiste entre différentes conceptions de l’idéal laïque.

Les révolutionnaires organisent en 1794 le culte de l’Être suprême et dans cette logique veulent définir des rites communs, spécialement autour de la naissance et du parrainage. Tout cela disparaîtra même si des baptêmes civils auront lieu tout le XIXe siècle en France.

Des fêtes de la jeunesse seront également organisées. De telles fêtes sont attestées en Belgique en 1796, sans laisser de postérité[1]. Si les Fêtes de la jeunesse laïque ont aujourd’hui généralement lieu en mai ou en juin, elles le doivent sûrement aux dates traditionnelles des communions, mais aussi au fait que les révolutionnaires français avaient décidé de fixer les dates des fêtes de la jeunesse au mois de prairial (entre le 21 mai et le 17 juin).

Si le mouvement laïque belge a organisé des fêtes de naissance et de mariage ainsi que des cérémonies de funérailles, celles-ci ont par nature un caractère individuel et seules les fêtes, appelées jusqu’il y a peu « Fêtes de la jeunesse laïque » ont rencontré un écho collectif et public important.

Ces fêtes sont fortement liées dans leur naissance et leur développement l’histoire du mouvement laïque belge. « Laïque » est le nom donné aujourd’hui[2] au groupe de ceux qui dans un premier temps se sont opposés à l’Église et à son emprise sur la société civile et dans un second temps ont résolu de se fixer des règles de vie personnelle et collective en dehors de toute référence religieuse.

En fonction même de l’histoire du mouvement laïque, celle des Fêtes de la jeunesse laïque se déroule en deux temps.

De la fin du XIXe siècle au Pacte scolaire

C’est à partir du milieu du XIXe siècle que se créent les associations laïques. La première, L’Affranchissement, apparaît à Bruxelles en 1854 en se donnant pour but principal de garantir des funérailles civiles à ses membres.

En fait une opposition catholiques/non-catholiques se cristallise dans l’opinion au long du siècle. Le nombre des opposants à l’Église augmente à un point tel qu’on a pu soutenir qu’au sein de la population masculine vers 1900, les non-catholiques sont les plus nombreux[3], du fait de la grande opposition des milieux ouvriers à l’égard de l’Église. À cette époque, de nombreuses associations de libre pensée sont intégrées au sein du parti socialiste (Parti Ouvrier Belge à ce moment). On peut mesurer effectivement qu’entre 1900 et 1924, dans les communes ouvrières des bassins de Liège et de Charleroi, il y a de 20 à 30 % de non-baptisés, voire 40 % comme à Seraing en 1914, et 45 % de mariages purement civils.

Le groupe non-catholique est très inégalement réparti dans le pays. Il se concentre dans le sillon charbonnier et industriel de Liège au Borinage, à Bruxelles, à Anvers et Gand et dans le Sud-Luxembourg.

Concomitamment le nombre des associations laïques et celui de leurs membres va considérablement s’accroître. Dès 1877, on compte 35 groupes de libre pensée et 2 000 membres, en 1912, 370 groupes et 26 000 membres[4].

C’est dans ce contexte que les associations laïques débattent dans les années 1870 des cérémonies comme le baptême, la « communion laïque » comme diront certains, ou le mariage. Leur éventuelle organisation sur un mode laïque se heurte à une vive opposition interne.

Beaucoup dénoncent une inutile singerie de cérémonies catholiques dont les anticléricaux ont voulu se débarrasser. Plus profondément la philosophie rationaliste ne s’accommode pas aisément de manifestations rituelles qui posent vite des questions comme le statut des symboles ou celui d’un sacré jugé incompatible avec l’idéal scientifique guidé exclusivement par la raison ou encore celui d’une spiritualité non-religieuse souvent controversée[5].S’agissant de baptêmes et de fêtes de la jeunesse, des cérémonies laïques ne concordent pas avec une critique que libres penseurs et rationalistes adressent à l’éducation chrétienne : celle-ci est fondée sur l’inculcation précoce, avant l’âge de raison, de pratiques et de dogmes religieux comme le catéchisme en donne l’illustration.

Plus récemment des psychopédagogues qui ne s’opposent pas au principe d’une fête de passage à l’adolescence constatent que le moment d’une telle fête – douze ans, la dernière année d’enseignement primaire – ne devrait pas être calqué sur celui de la communion et du passage de l’enseignement primaire à l’enseignement secondaire (évidemment peu fréquent au XIXe siècle) et que solenniser le passage à l’adolescence impliquerait un report de deux ans.

En sens inverse, beaucoup de laïques ne manquent pas de relever que le christianisme a plus récupéré et aménagé qu’inventé des rites de passage qui sont une donnée anthropologique largement répandue dans l’espace et le temps. En outre parmi les laïques, on compte de nombreux francs-maçons, très sensibles aux symboles et aux rituels[6]. Les loges ont aussi coutume d’« adopter » des enfants de leurs membres et de les initier progressivement à la vie maçonnique.

L’histoire des Fêtes de la jeunesse laïque reste à faire[7] et on ne peut dater avec certitude leur première apparition.

Il est certain qu’une fête est organisée à Liège en 1888 (sous forte inspiration maçonnique) en 1889 à Charleroi[8] et dans la région du Centre[9], à Anvers en 1890[10] ou 1883[11]. Le succès est d’emblée considérable et il faut rapidement soit utiliser des salles de plus en plus grandes, soit décentraliser la Fête.

Celle-ci va parfois s’étendre sur deux jours (un dimanche et un lundi). Elle comprend une partie académique avec discours sur les principes de la libre pensée et ses revendications en matière de libertés, un repas avec les parents, la remise d’un diplôme et d’un cadeau. Le second jour peut être consacré à un voyage[12].

On sait peu de choses sur ce qu’il advient de ces fêtes dans l’entre-deux-guerres et l’immédiat après-guerre[13]. Plusieurs semblent maintenues. Celle de Bruxelles est attestée en 1927[14]. Beaucoup ont cessé. La cause de ce déclin est claire : elle est dans celui des associations laïques. Ainsi, de 1911 à 1937, la Fédération nationale de la libre pensée perd les deux tiers de ses membres et n’en compte plus que 9 000. Cette évolution peut sans doute être attribuée à la continuation des conflits entre libéraux et socialistes, que ce soit au sein des mêmes associations ou dans des associations différentes, mais il est surtout dû au revirement politique du Parti Ouvrier Belge qui, en 1913 met hors du parti les sociétés de libre pensée qui lui était affiliées[15].

La renaissance des Fêtes de la jeunesse laïque

Une décision essentielle en matière de politique scolaire belge va modifier la donne.

Après de longs conflits, ce qu’on appelle la « guerre scolaire », les trois grands partis politiques belges signent le 20 novembre 1958 le Pacte scolaire, document qui est traduit sous forme de loi le 29 mai 1959.

Cette loi comporte de nombreux aspects importants et prévoit notamment que tous les établissements scolaires primaires et secondaires, organisés par les pouvoirs publics, ce qu’on nomme l’enseignement officiel, devront obligatoirement prévoir des cours des différentes religions reconnues (mais la religion catholique est évidemment nettement majoritaire) et un cours de morale non-confessionnelle, c’est-à-dire ne faisant aucune référence à une religion, une divinité, une transcendance.

En contrepartie d’avantages importants pour l’enseignement catholique, le parti et les autorités catholiques renoncent à leur position traditionnelle selon laquelle il ne pouvait y avoir d’école même publique où l’enseignement de la religion catholique ne soit obligatoire. Auparavant l’enseignement officiel connaissait des situations très diverses allant de l’enseignement obligatoire de la religion catholique à l’absence de fait de tout enseignement religieux ou l’existence d’un cours de morale unique pour tous les élèves en passant par l’enseignement de la seule religion catholique mais avec dispense ou encore le système devenu obligatoire à partir de 1959.

En 2015-2016, dans l’enseignement officiel en Communauté française au niveau primaire, 36,4 % des élèves suivaient le cours de morale non-confessionnelle, 39,3 % le cours de religion catholique et 19,6 % le cours de religion islamique. Au niveau secondaire, ces chiffres deviennent 55% pour la morale, 20,5 % pour la religion catholique et 18,5 % pour la religion islamique (vu l’arrêt de la cour constitutionnelle, il y a déjà un « encadrement pédagogique alternatif » pour 2,5 % des élèves dans le primaire et 3 % dans le secondaire)[16].

Cette situation va exacerber un sentiment déjà présent autrefois. Le strict parallélisme entre les cours de religion et celui de morale va engendrer un malaise, une insatisfaction chez beaucoup d’enfants de dernière année primaire suivant le cours de morale et chez leurs parents : les enfants des cours de religion voient leur parcours comme « couronné » par la communion solennelle tandis que généralement rien n’existe pour ceux du cours de morale.

Dès lors, en 1964, à Bruxelles, des parents emmenés par Janine Lahousse[17] décident de (re)créer une fête de la jeunesse laïque. Cela se fait en connexion plus ou moins grande avec les enseignants de morale non-confessionnelle, sans obligation ni pour les élèves ni pour les enseignants. Les écoles et les pouvoirs qui les organisent ne jouent pas de rôle organique dans l’organisation des fêtes.

La conception de la Fête est confiée à Paul Damblon, journaliste très connu de la Télévision belge, musicien, compositeur et metteur en scène doué d’un grand talent de communication et à son épouse Tamara, spécialiste de littérature pour la jeunesse. Ils créent un scénario qui sera le plus souvent repris par les autres fêtes qui vont s’organiser et vont intervenir eux-mêmes pour dire leurs textes.

La première Fête a lieu à Bruxelles le 21 juin 1964 et rassemble d’emblée 450 enfants.

L’initiative connaît un vif succès et dès 1978 on compte plus de 80 Fêtes pour la Belgique francophone[18]. Des milliers d’enfants participent chaque année à ces Fêtes. En 2014, il y en avait 680 rassemblés à Bruxelles à Forest National[19] et même 240 en Province de Luxembourg.

Les parents des enfants qui participent aux Fêtes ont droit à un jour de congé avec maintien de la rémunération, comme pour la communion. Les grandes chaînes de supermarchés et de nombreux magasins accordent les mêmes avantages aux participants aux Fêtes de la jeunesse laïque qu’à ceux qui font leur communion.

Il est par ailleurs symptomatique que cette renaissance s’accompagne d’une modification de la structure du mouvement laïque. De nombreuses associations nouvelles, généralement, appelées « Amis de la morale laïque de telle ou telle commune », sont créées dès les années 1960 à côté et même souvent à la place de plus anciennes associations. Il y en a plus de 60, fédérées en 1969 par la Fédération des Amis de la Morale Laïque. Ce sont souvent elles qui organisent les Fêtes.

Celles-ci, dans leur modèle de 1964, comprennent une partie solennelle qui exalte les valeurs laïques et une partie récréative comportant un spectacle destiné aux enfants. Elles se clôturent par une invitation faite aux enfants à œuvrer en vue d’un monde meilleur et une sorte de proclamation commune.

Le contenu de cette deuxième forme de Fête de la jeunesse laïque revêt une tonalité assez différente de celles du XIXe siècle. Il ne s’agit plus de revendications (qui ont été rencontrées autant que le peuvent les lois et les pouvoirs publics), mais de l’expression de valeurs positives conformes à la philosophie laïque dans une acception large.

Leur formulation tient compte des contraintes propres à l’éducation laïque : ne pas endoctriner, mais libérer.

C’est sur l’autonomie à acquérir qu’est mis l’accent principal. Le rituel déclare : « Vous [les enfants] n’aurez de compte à rendre qu’à vous-mêmes […] quand vous serez adultes, pour tous les actes importants de la vie ». L’homme est vu comme perfectible et doté de la capacité de maîtriser son destin. Il a conscience de la diversité des valeurs dans la société et pratique la tolérance. La participation active de chacun à la réalisation des activités et entreprises du groupe auquel il appartient est essentielle, car l’homme n’est pas seul dans la société. Fondamentalement c’est un programme fondé sur la confiance en l’être humain et la préoccupation de son bonheur qui est proposé[20].

De la Fête de la jeunesse laïque à la Fête laïque de la jeunesse

Dès 2015, plusieurs éléments vont modifier un paysage qui, pour ce qui est des Fêtes, paraissait sans problème. Il en allait différemment du cours de morale et des cours de religion.

Le départ apparent est donné par un arrêt rendu le 12 mars 2015 par la Cour constitutionnelle à la suite d’une plainte de la famille De Pasquale. Celle-ci contestait pour des raisons de principe qu’on puisse assigner une religion ou une non-religion à un enfant et ses parents. Elle obtient gain de cause et ces cours ne peuvent plus être obligatoires.

Le problème posé n’est pas sans fondement mais, en réalité, dans beaucoup de milieux laïques, un autre problème est devenu prégnant.

Certes une forte tendance avait toujours existé au sein du mouvement laïque pour considérer que le cours de morale non-confessionnelle organisé dans l’enseignement officiel n’était qu’un pis-aller par rapport à la suppression de tout enseignement des différentes religions, comme en France, et donc également de tout enseignement d’une morale non-confessionnelle.

Dans beaucoup de milieux et de partis laïques, la thématique du « Vivre ensemble » est devenue centrale. Celui-ci est effectivement en vraie difficulté, tant du fait de la diversification ethnique et religieuse que de la généralisation d’un individualisme marqué. La séparation des élèves, ne serait-ce que deux heures par semaine, semble à ces milieux à l’opposé de l’objectif de la reconstruction d’un « Vivre ensemble ».

En fait l’occasion était belle pour ceux qui pensaient de la sorte, mais il faut constater que l’arrêt de la Cour constitutionnelle ne permettait pas le statu quo.

Même si on ne trouve pas d’expression publique de ce point de vue, il est également possible que la perspective de mettre fin au cours de religion musulmane ait réjoui d’aucuns.

Restait cependant un sérieux obstacle, celui posé par l’article 24 de la Constitution qui dispose en son § 1er que « Les écoles organisées par les pouvoirs publics offrent, jusqu’à la fin de l’obligation scolaire, le choix entre l’enseignement d’une des religions reconnues et celui de la morale non-confessionnelle ».

Insistons sur le fait que le caractère maintenant non-obligatoire de l’enseignement des religions ne vise pas les écoles confessionnelles, qui, en Belgique francophone, regroupent autant d’élèves que les écoles officielles[21].

Le Parlement de la Communauté française vote successivement deux décrets pour s’adapter à la décision de la Cour constitutionnelle ; le premier le 10 août 2016, relatif à la mise en œuvre d’un cours de philosophie et de citoyenneté dans l’enseignement fondamental, le second le 1er septembre 2017 portant sur le même objet dans l’enseignement secondaire. Dans les deux cas, le nouveau dispositif entre en fonction le 1er octobre qui suit l’adoption du décret.

Le Centre d’Action Laïque est plus que favorable au changement, tout comme la Fédération des Amis de la Morale laïque (FAML), ce qui est plus surprenant.

Le nouveau système crée des cours de philosophie et de citoyenneté ouverts à tous.

Sa base est un cours d’une heure hebdomadaire, les cours philosophiques étant réduits à une heure, Constitution oblige. Une seconde heure de philosophie et citoyenneté peut être donnée, si on renonce à l’heure de cours philosophique. Ce dernier système ne fait cependant guère recette pour l’instant : il n’est demandé en 2018-2019 que par 12,2 % des élèves de l’enseignement primaire officiel et 15,3 % des élèves du secondaire de même type, la part des élèves suivant le cours de morale tombant à 21,7 % en primaire et 43,3 %, en secondaire. Mais si on prend les chiffres de fréquentation de l’ensemble des réseaux, on arrive simplement à ce qu’en 2019, 43 650 élèves (en hausse de 6 000) sur 650 000 n’ont plus de cours de religion ni de morale, soit environ 6,7 %[22].

Dès lors, la filière, si imparfaite soit-elle (bien des enseignants de morale non-confessionnelle refusaient de préparer leurs élèves à la Fête de la jeunesse laïque), qui menait les élèves du cours de morale vers la Fête devenait illogique et presqu’impossible vu l’unique heure de morale au maximum.

Une mutation en Fête laïque de la jeunesse, proposée à tout élève terminant au niveau primaire le cours de philosophie et de citoyenneté est dès lors organisée à l’initiative du Centre d’Action Laïque, en plein accord avec la FAML – qui dans plusieurs cas renomme ses associations locales en « (nom de la commune) laïque » ou « Laïcité (nom de la commune) », au lieu de « Amis de la morale laïque de (nom de la commune) ». À Bruxelles, dès 2014, la régionale de Bruxelles du Centre d’Action Laïque, Bruxelles laïque, avait repris les choses en mains sous le nom d’« Impatiences » et dès 2016, elle passait à la Fête laïque de la jeunesse. Sur le plan local, il y a des protestations et, à croire son site, Laïcité Etterbeek n’accepte pas la nouvelle formule et se réserve d’organiser comme avant une Fête de la jeunesse laïque.

Dans l’état actuel des choses, la transformation est tout sauf un succès. Plusieurs articles de presse à propos de différentes régions sont clairs. Ainsi, en province de liège, à Spa le nombre d’élèves participant à la Fête laïque de la jeunesse a baissé 50 % et à Verviers on passe même de 105 à 5 élèves[23].

Le président des Amis de la morale laïque de Verviers, André Lepas, est désabusé et dit crûment le problème : « Nous n’avons pas de personne-relais » et conclut « Je ne vois pas comment améliorer la situation de manière immédiate. Ce qui se passe pour le moment est assez catastrophique pour la laïcité ». Un haut responsable du Centre d’Action Laïque de la province de Liège est moins défaitiste, mais ses propos sont néanmoins révélateurs : « Moi, je n’ai pas l’impression que ça va disparaître » et envisage pour l’avenir « de nouveau un peu plus d’enfants » et argumente que « Ce n’est pas notre objectif de remplir les salles ». De fait, pour l’ensemble de la province de Liège, il y avait d’habitude environ 1 000 élèves participants à la Fête traditionnelle, chiffre tombé à 350 en 2018 et à 250 en 2019[24].

La situation n’est pas différente en Hainaut. Ainsi à Saint-Ghislain, le 12 mai 2019, il y avait 87 enfants à la Fête contre 150 auparavant. Dans la région de Charleroi, on ne compte plus qu’une trentaine d’enfants à la Fête contre une centaine auparavant. La réduction des heures de morale est désignée comme la cause du problème. Les zones rurales semblent moins touchées cependant[25].

Les raisonnements qui ont poussé à maintenir la Fête tout en la transformant ne sont pas véritablement publics et on ne peut savoir si les dirigeants laïques s’attendaient à l’écroulement qui s’est produit. Le mécanisme et son enchaînement ne sont guère fréquents historiquement : ce sont bien les laïques eux-mêmes qui ont œuvré à la quasi-fin du cours de morale. Mais au lieu d’acter que dès lors la Fête n’avait plus de sens, ils ont tenté un remodelage bien difficile. Les raisons qui ont amené au cours de philosophie et citoyenneté ne sont certes pas minces, mais a-t-on bien pesé et annoncé les risques pris à l’égard d’un cours et de son corollaire, la Fête, qui étaient la meilleure manière de faire voir à ceux qui y participaient – et même à ceux qui n’y participaient pas – les valeurs et la présence du mouvement laïque ? N’est-on pas allé fort loin dans le hara-kiri ?

On ne manquera pas de relever que l’attitude du Centre d’Action Laïque peut avoir sa cohérence. En effet en 2017, il modifie dans ses statuts la définition de la laïcité pour ne donner en son article 4 une définition très générale, de type français, axée sur la séparation des Églises et de l’État, alors que la précédente, de 1997, comportait deux axes, l’un politique, accessible à tous, croyants compris, mais aussi un autre, philosophique, explicitement non-confessionnel.

Les réactions connues quant à la régression de la participation à la Fête semblent relever de l’euphémisation laborieuse d’un échec qui ne semblait pas prévu. L’inconscience est parfois plus apparente. Ainsi la régionale du Brabant wallon du Centre d’Action Laïque a demandé à la fin de décembre 2018 aux directions des écoles officielles de la province de pouvoir informer par leur canal les professeurs de philosophie et de citoyenneté de la nouvelle Fête laïque de jeunesse, comme si rien n’était changé par rapport à la situation ancienne et en donnant l’impression qu’en réalité le nouveau cours n’était que le moyen habile de ramener tout le monde au cours de morale non-confessionnelle. Le tollé dans la presse n’a pas manqué[26].

S’il y a au départ cohérence au prix du sacrifice majeur qu’est la disparition à terme souhaitée du cours de morale non-confessionnelle, pour la malheureuse Fête on ne sait la part d’illusion, d’incohérence ou d’indifférence.

Pour ma part je formulerais à l’encontre du processus une objection qui est utilisée depuis longtemps à l’encontre de religions dominantes.

Certes le cours de philosophie et de citoyenneté se veut ouvert et pluraliste, accessible à tous, quelles que soient leurs convictions – mais que va-t-on dire aux adolescents qui refusent le pluralisme démocratique ? Mais rassembler tout le monde, toutes convictions confondues avant même que chacun ait pu étudier et formaliser ses propres convictions, n’est-ce pas une manière d’aboutir à la formation d’une pensée unique, certes des plus molles ? Il n’y aura pas de catéchisme mais un cadre unique, conçu par des pouvoirs.

La diversité est-elle si néfaste ?

Le « Vivre ensemble » est un bel idéal mais faut-il le payer d’un effacement de soi ? Et, une fois encore, on charge l’enseignement de résoudre un problème qu’il n’a pas créé sans qu’il ait donné de bien grand exemple de réussite de ce système, sauf pour l’ignorance, mais c’est son vrai métier.


Notes

  1. C(laudine) Lefèvre et A(nne).M(arie) Muls, Les Fêtes de l’Enfance, Livret concernant l’exposition réalisée au Musée de la Haute Haine à Carnières du 11 octobre 1998 au 31 août 1999. ↑
  2. Au XIXe siècle, les qualifications et dénominations de « libre pensée » ou « rationaliste » sont plus fréquentes que celles de « laïque ». ↑
  3. Els Witte, « Déchristianisation et sécularisation en Belgique », in (sous la direction scientifique d’Hervé Hasquin), Histoire de la Laïcité, Bruxelles, 1979, pp. 159-175. L’ouvrage a été réédité en 1981 par les Éditions de l’ULB et en 1994 par Espace de Libertés Éditions du Centre d’Action Laïque. ↑
  4. John Bartier, « La franc-maçonnerie et les associations laïques en Belgique », Histoire de la Laïcité, pp. 177-200. ↑
  5. Le volume n° 69 (2008) de La Pensée et les Hommes, Les laïques, les rituels et la spiritualité, donne une bonne idée de cette tendance au sein du mouvement laïque. ↑
  6. Aujourd’hui encore on appelle « rituel » le schéma d’organisation de la Fête de la jeunesse laïque. ↑
  7. Pol Defosse, Dictionnaire historique de la laïcité, Bruxelles, 2005, s.v. Cérémonies laïques. ↑
  8. Ibid. ↑
  9. John Bartier, op. cit. ↑
  10. Pol Defosse, op. cit. ↑
  11. 1789-1989, 200 ans de libre pensée en Belgique, Catalogue de l’exposition tenue à Charleroi en 1989, Analyse des documents (IV, La libre pensée en action, document 17). ↑
  12. Lefèvre et Muls, op. cit. ↑
  13. Jeffrey Tyssens, « Les associations de libre pensée pendant l’entre-deux-guerres une période de crise », in 1789-1989 […], op. cit., pp. 43-47 écrit : « La littérature historique sur la libre pensée dans l’entre-deux-guerres est pratiquement inexistante ». La situation ne s’est guère améliorée depuis, malgré les efforts de Jeffrey Tyssens. ↑
  14. Pol Defosse, op. cit. ↑
  15. Jeffrey Tyssens, op. cit. ↑
  16. D’après Caroline Sägesser, « La fréquentation des cours de religion et de morale après l’introduction de l’enseignement de la philosophie et de la citoyenneté », ORELA, Observatoire des Religions et de la Laïcité, 8 avril 2019. ↑
  17. Juliette Bosse, La Fête de la Jeunesse Laïque, un rite de passage autour de la notion de libre-examen, Éduquer, N° 107 (juin 2014), pp. 38-40. ↑
  18. Robert Hamaide, L’affirmation de la laïcité en Belgique, in Histoire de la Laïcité, pp.257-273. ↑
  19. Le Soir du 16 mai 2014. Le chiffre est moins élevé qu’il y a quelques décennies, période où la Fête a rassemblé plus de 2 000 enfants, mais il faut voir qu’au même moment à Bruxelles 43 % des élèves de l’enseignement primaire officiel suivent le cours de religion islamique. ↑
  20. La meilleure description des valeurs laïques pour l’enfance et l’adolescence est donnée par Marcel Voisin, Vivre la laïcité, Éditions de l’Université de Bruxelles, Laïcité, Série « Recherche », 2, 1983 (2e édition). ↑
  21. Éric Burgraff, Le Soir du 2 mai 2019. ↑
  22. Didier Swysen, La Capitale du 9 septembre 2019. ↑
  23. Sudinfo.be, le 5 février 2019 (sous le titre explicite « Les associations laïques attirent moins d’ados à cause du cours de citoyenneté, en région verviétoise ») et La Meuse (édition de Verviers) le 5 février 2019. ↑
  24. Barbara Schaal, rtbf.be, le 14 mai 2019. ↑
  25. Rtbf.be, le 12 mai 2019, « Les fêtes de la jeunesse laïque attirent de moins en moins de monde ». ↑
  26. La Libre Belgique du 14 décembre 2018 et Le Soir du 19 décembre 2018. ↑
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Fiction et fake news : depuis toujours et à jamais ?

Posté le 1 août 2020 Par ABA Publié dans Laïcité Laisser un commentaire

Pierre Gillis

En général, je suis spontanément prudent à l’égard des champions de l’édition planétaire – peut-être un sédiment d’une attitude aristocratique insuffisamment refoulée ? J’ai cependant oublié ces réserves mentales lorsque j’ai lu Sapiens, de l’historien israélien Yuval Noah Harari, qui bouscule bien des idées reçues sur l’histoire de l’humanité. Harari vient de tenter de récidiver ses succès passés en en nous proposant 21 leçons pour le XXIe siècle, chez Albin Michel[1], dans la foulée de ses ouvrages précédents auxquels il se réfère, mais avec un enjeu plus normatif, comme son titre l’indique. Et tant qu’à faire, autant discuter des idées qui ont touché et stimulé un public large, plutôt que de se complaire dans une forme de confidentialité.

Harari revient sur l’idée que le ciment social est fait d’histoires partagées, de fictions communes à des multitudes, et cette grille de lecture l’amène forcément à nous parler des religions, de la vérité, de la laïcité.

Je voudrais commencer par relever un paradoxe qui traverse tout son discours. Sans conteste, Harari se situe dans la cohorte des tenants classiques du progrès, pourtant mis à mal depuis quelques années, si pas des décennies, en particulier par le courant écologiste. Bien que conscient de l’ampleur du défi environnemental qui nous fait face, il est un partisan pas du tout honteux d’une mondialisation heureuse, il suffit par exemple de consulter la tribune qu’il a publiée dans Le Monde[2] et qui s’insurge contre l’idée qu’à la suite de la crise du Covid-19, des mesures puissent être prises qui iraient à l’encontre des dynamiques globalisatrices. Ses livres sont parsemés de réflexions qui comparent nos malheurs modernes à ceux des générations qui nous ont précédés, pour conclure à chaque fois à notre bonheur relatif, au prix, à l’occasion, d’un soupçon de désinvolture, euphémisme offert gracieusement par la rédaction, face à l’explosion des inégalités contemporaines.

Le paradoxe que j’évoquais plus haut concerne la première révolution sociale analysée par Harari, celle qui a transformé les heureux chasseurs-cueilleurs qu’étaient nos ancêtres en malheureux agriculteurs – la pire des catastrophes advenue à l’humanité, selon l’auteur de Sapiens : les heureux fourrageurs (chasseurs-cueilleurs) des anciens temps bénis se condamnent – rien ne les y obligeait – à un labeur pénible, peu adapté à ce que l’évolution naturelle avait fait de leur corps, chronophage, destructeur de leur ancienne et relative sécurité alimentaire. Seule l’espèce Sapiens en tant que telle est sortie gagnante de la Révolution, puisque son explosion démographique lui assure une domination sur la planète, sur les autres espèces animales et sur le paysage, inimaginable jusqu’alors. Mais cette Révolution aliène les Sapiens, elle réduit l’ampleur des connaissances (celles-ci se spécialisent au profit des variétés végétales cultivées, au détriment de tout le reste), et elle leur fait connaître les joies nouvelles de la famine, en cas de mauvaise saison ou de maladie des plantes cultivées, la fin du nomadisme les privant d’aller chercher plus loin ce qui leur aurait fait défaut. L’âge d’or s’offre ainsi un retour en force dans une histoire… sérieuse de l’humanité. À part ça, les tendances lourdes de notre Histoire, relevées par notre essayiste, suivent le fil du progrès des connaissances et des sciences, elles-mêmes indissolublement liées aux progrès de nos architectures sociales – à l’exception notable du clap initial.

Laïcité à l’israélienne ?

L’adhésion aux récits qui nous identifient constitue le liant de nos sociétés. Les récits religieux ne sont pas les seuls à jouer ce rôle, mais la place qu’ils occupent reste énorme. Ce point de vue sur les religions est une pierre de touche de l’athéisme (ce n’est pas Dieu qui a créé les hommes, ce sont les hommes qui ont créé Dieu), dont Harari ne se réclame cependant pas – son souci de se tenir au-dessus de la mêlée n’est pas la moindre de ses coquetteries. N’empêche que ses leçons Religion, Dieu, Laïcité, Ignorance et Post-vérité renouent avec un discours qui, pour n’être pas absolument nouveau, est formulé avec un punch et une distance ironique tels que mon moral parfois fatigué par le sentiment de devoir remplir le tonneau des Danaïdes s’en trouve ragaillardi.

Le terme laïcité, sous la plume d’Harari, embrasse large. On comprend rapidement qu’il n’est pas familier des distinguo que nous avons l’habitude de pratiquer – ou qu’il n’a pas grand-chose à en cirer, entre laïcité à la française ou à la belge, ou encore entre laïcité et athéisme, qui se recouvrent partiellement dans son propos. La leçon « Laïcité » est celle dans laquelle l’auteur s’engage le plus, allant jusqu’à se rapprocher de nous en abandonnant quelque peu le positionnement, qu’il affectionne, d’observateur depuis Sirius. La laïcité est traitée comme un code, un code éthique, idéal inspirant plutôt que réalité sociale, ce qui la situe sur son volet philosophique plutôt que sur son volet politique, que certains États concrétisent, même si les coups de canif dans le contrat de la part de ces États sont indéniables. Les laïques sont crédités de nombreuses qualités : attachés à la vérité, distinguant vérité et croyance, promoteurs de l’essor des sciences, particulièrement compatissants (précisément parce que leur compassion ne leur est pas imposée par un dieu, et donc pas motivée par l’obéissance, mais bien à cause de leur profonde appréciation de la souffrance). L’opposition à l’inceste est justifiée par les nombreuses études psychologiques qui démontrent que « les liens romantiques ne font pas bon ménage avec les liens parentaux » (H 225). Nul besoin d’un interdit divin pour le comprendre ! Le même idéal mis en œuvre dans l’enseignement n’implique « aucun endoctrinement négatif qui apprendrait aux gosses à ne pas croire en Dieu » (H 228), pas plus qu’il n’interdirait les signes d’appartenance religieuse. La laïcité à l’israélienne, en quelque sorte… Question posée au cours de la leçon : Staline était-il laïque ? Ici aussi, le seul fait de poser la question (quand bien même la réponse est-elle négative, « Staline était un prophète de la religion stalinienne, athée mais dogmatique à l’extrême », alors que « Marx était une lumière de la laïcité » (H 229)) donne une idée de l’extension potentiellement attribuée au concept.

Le Dieu du feu de camp et celui du bûcher

Le rôle des religions est appréhendé sous trois modalités : techniques, politiques et identitaires. Aujourd’hui sans intérêt pour les deux premières (contrairement à ce qui fut le cas par le passé), les religions sont très présentes dans le volet identitaire, mais « dans la plupart des cas, elles sont une part majeure du problème plutôt qu’une solution potentielle » (H 146). Illustration à propos de l’agriculture : « un prêtre n’est pas un homme qui sait accomplir la danse de la pluie et mettre fin à la sécheresse, mais un homme qui sait dire pourquoi cette danse a échoué et pourquoi nous devons continuer de croire en notre Dieu quand bien même il paraît sourd à nos prières ». (H 147)

Mais de quel Dieu parle-t-on ? Du Dieu des philosophes, celui dont l’invocation est censée transcender notre méconnaissance du mystère cosmique, ou du législateur de notre monde, celui des croisés et des djihadistes, des inquisiteurs, des misogynes et des homophobes ? Attention au sens donné ici au vocable « législateur » : on pourrait le comprendre comme l’édicteur des lois de la nature, ce qui le renverrait au flou cosmique, mais il répond au contraire au sens plus mesquin de législateur de la mode, de la nourriture, du sexe et de la politique. Harari a décidément l’art de décocher les images qui font mouche : le Dieu des philosophes, c’est celui « dont nous parlons la nuit autour d’un feu de camp quand nous nous demandons quel est le sens de la vie » (H 215), alors que le législateur, c’est celui dont nous parlons « autour d’un bûcher tout en lançant des pierres et des injures sur les hérétiques qui y sont brûlés » (H 216). Cette distinction a une histoire : déjà présente chez Spinoza, elle a été formalisée par Bertrand Russell.

Le glissement du Dieu cosmique vers l’ordonnateur de nos petites pratiques quotidiennes et de nos bonnes mœurs est abusif et donc malhonnête, et c’est précisément la fonction des livres saints d’arrimer solidement l’un à l’autre :

C’est le créateur de l’espace et du temps qui l’aurait composé, mais Il s’est surtout préoccupé de nous éclairer sur d’obscurs rituels du Temple ou tabous alimentaires. […] Pour autant que les chercheurs le sachent, tous ces textes sacrés ont été écrits par un Homo sapiens imaginatif. Ce ne sont que des histoires inventées par nos ancêtres pour légitimer les normes sociales et les structures politiques. (H 216)

Indéniable prise de parti athée, qui ne renvoie cependant pas les religions systématiquement du côté obscur de l’histoire de l’humanité, puisque Harari leur reconnaît, à l’occasion, un rôle ambivalent, et parfois positif dans la moralisation de nos sociétés. Mais la morale n’est pas l’apanage des religions, « la morale est quelque chose de naturel. La morale, c’est réduire la souffrance. » Et les laïques y prennent leur part, et plus qu’un peu.

Des millénaires de post-vérité

Les laïques sont très attachés à la vérité, je l’ai relevé plus haut. On ne sera donc pas surpris de voir aborder le thème de la post-vérité, en vogue chez de nombreux commentateurs de l’actualité. Harari évite d’emblée les simplismes qui ont trop souvent cours, en raillant ceux qui croient repérer un phénomène tout récent dans la foison de contre-vérités qui nous submergent, notamment sur les réseaux sociaux. Il évoque l’histoire politique un peu moins récente, en particulier la dénégation de l’existence du peuple palestinien par les dirigeants successifs de l’État israélien ou de nombreuses déclarations de Poutine, mais prend du recul en rappelant que

Les humains ont toujours vécu à l’âge de la post-vérité. […] Des millénaires durant, ce qui passait pour des « nouvelles » et des « faits » étaient des histoires de miracles, d’anges, de démons et de sorcières, avec des journalistes audacieux qui faisaient des reportages en direct du fin fond des enfers. […] Quand un millier de gens croient une histoire inventée un mois durant, ce sont des fake news. Quand un milliard de gens y croient un millénaire, c’est une religion, et on nous somme de ne pas parler de fake news pour ne pas froisser les fidèles (ou encourir leur courroux). » (H 253-254)

Choquant, isn’t it? Pourtant, c’est dès à présent le statut de chaque religion sous le regard des autres, de chacune sous le regard de toutes les autres : pour les chrétiens, le Coran n’est pas la parole de Dieu, et aucune raison impérieuse n’oblige à se conformer à ses prescrits – pour un chrétien, le Coran annonce une fake news. On peut généraliser : le statut des révélations est ainsi fermement établi. Meslier avait déjà fait appel à cet argument au début du XVIIIe siècle.

Les révélations sont des fake news, c’est entendu, mais leur dénonciation en tant que telle ne débouche pas pour autant sur une condamnation sans appel. Le propre des hommes, c’est de se raconter des histoires, et ils l’ont toujours fait – au moins depuis qu’ils se civilisent. Le dollar est mis sur le même pied : c’est un bout de papier, et ça marche parce que tous y croient, et comme ça marche, sa valeur est avérée. Puissance de la fiction partagée !

On flirte avec la pensée magique, ce dont le langage témoigne d’une manière inattendue pour moi – je ne connaissais pas l’information linguistique suivante. Chacun sait, sans doute, que le mystère de la transsubstantiation du pain et du vin, leur transformation en corps et sang du Christ, a fait couler beaucoup d’encre, et même de l’hémoglobine authentique. Durant la messe,

sous les yeux ébahis des paysans assemblés, le prêtre levait le pain en disant : « Hoc est [meus] [sic, il fallait meum]corpus ! » – » ceci est mon corps ». Et le pain était censé devenir le corps du Christ. Dans l’esprit des paysans illettrés qui ne parlaient pas latin, Hoc est corpus ! s’est transformé en Hocus pocus. Ainsi est née la puissante formule magique qui transforme une grenouille en prince charmant, et une citrouille en carrosse. (H 303)

Ou un aveugle en voyant…

Ces croyances partagées sont aussi la source de tragiques dérapages. Exemple :

Le schisme millénaire entre chrétiens d’Orient (les orthodoxes) et d’Occident, et qui s’est manifesté récemment dans la boucherie mutuelle des Croates par les Serbes et des Serbes par les Croates, est né d’un différend autour d’un seul petit mot, filioque, « et du fils » en latin. Les chrétiens d’Occident voulaient insérer ce mot dans le credo chrétien, ce que refusaient absolument leurs frères d’Orient. (H 302)

Pas vraiment faux, mais cependant, je cale. Certes, Harari ne dit pas que les Serbes et les Croates se sont étripés à cause de filioque, mais le raccourci qu’il se permet (un saut d’un millénaire) est vertigineux. Ce n’est pas la passion religieuse qui a jeté les peuples de l’ex-Yougoslavie les uns sur les autres, mais la fureur nationale – ce qui ne vaut sans doute pas mieux. Les appartenances religieuses n’ont servi qu’à conforter les sentiments nationaux exacerbés, lesquels sont manipulés dans le grand jeu géopolitique, qu’on ne gagne rien à négliger, du point de vue de la compréhension du conflit.

Mais revenons-en au filioque. Je me sens en accord avec Harari quand il ajoute que les sous-bassements théologiques du schisme échappent à son entendement – au mien aussi. Mais je conclus autrement que lui : j’ai beaucoup de mal à me convaincre que les conciliaires de 1054 croyaient eux-mêmes à l’irréductible importance de ce choix, à son caractère décisif pour le salut des âmes chrétiennes. En essayant de comprendre, il me paraît beaucoup plus rationnel de situer autrement l’enjeu de la bataille théologique : l’essentiel, ce qui vaut un conflit et une division du monde chrétien, ce n’est pas en soi l’introduction ou non d’un mot dans le credo, mais la question de savoir qui possède le pouvoir de toucher au credo et de fixer ou modifier les rituels, symboles du pouvoir tout court, comme l’écrit d’ailleurs Harari deux pages plus loin, en citant Confucius (« la stricte observance des rites est la clé de l’harmonie sociale et de la stabilité politique », H 304). Et en fin de compte, que les conciliaires aient ou non cru à leurs propres arguties théologiques n’est que d’un intérêt marginal.

Le prix d’un succès planétaire

On peut se demander, légitimement me semble-t-il, pourquoi Harari se refuse à aller au-delà de ce premier degré dans la description de l’évènement. Je crois deviner une réponse plausible à ma question. Toute l’œuvre de notre auteur est articulée sur l’idée que les communautés humaines font société, et société durable le cas échéant, sur base de l’adhésion à des récits qui sont autant de fictions. En utilisant une autre terminologie, il met en évidence le rôle socialement actif des idéologies, qu’il qualifie de fictions. On ne peut manquer un constat en le lisant : il se refuse à avancer ne fût-ce qu’un orteil dans ce qui pourrait apparaître comme une nouvelle construction idéologique, ou, pour s’exprimer comme lui, une nouvelle fiction. Or, interpréter l’introduction de filioque dans le credo comme un prétexte à une lutte de pouvoir passe nécessairement par le recours à une grille de lecture qui, fatalement, se réfère à une théorie plus ou moins élaborée de l’histoire humaine – elle-même renvoyée au domaine de la fiction. La boucle est bouclée, pas question !

Apprécier le rôle objectif des idéologies, enfouies dans la diversité des subjectivités, est certes une question difficile[3]. Elles sont cependant amenées, à la longue, à composer avec l’état d’avancement des connaissances, d’abord empiriques, ensuite scientifiques. On peut parler de fake news à leur propos, ce qui favorise un point de vue critique, mais toutes ne sont pas équivalentes face à un critère de vérité et de conformité au réel, et, par conséquent, toutes les grilles de lecture ne sont pas à écarter sans autre forme de procès.

Cette question me titille depuis longtemps, et j’ai en mémoire la réponse que m’a donnée, il y aura bientôt trente ans, l’anthropologue Maurice Godelier[4], dont l’autorité en ce domaine n’est pas celle du premier venu. Il désignait un objectif méthodologique récurrent : forcer la pensée à se tourner dans une certaine direction afin de mettre l’accent sur des éléments occultés par la pratique scientifique et politique de son époque. Pour lui, il fallait se focaliser sur le rôle des conditions matérielles de la vie en société et du contrôle social de ces conditions :

parmi les grandes forces de décomposition comme de recomposition de la société, l’économique et le politique, en forces associées, jouent le rôle principal – et non pas l’économique seul. […] L’économie et le pouvoir sont les forces motrices de la société.

Injonction idéologique de la part de Godelier ? On peut admettre que sa proposition n’a pas le statut d’un énoncé scientifique, et en tant que telle, la renvoyer dans la nébuleuse des fictions et des fake news qu’Hariri met au centre de la vie en société, pour le pire et pour le meilleur, mais elle fonde un paradigme qui porte l’analyse, et je n’ai pas fini d’y voir une ouverture pour une approche scientifique. On peut se tromper en proposant une méthodologie, mais elle ne sert pas pour autant à la légitimation d’une fiction ; c’est à l’usage qu’elle s’avère fructueuse – ou pas.

À l’insu de son plein gré, Harari se retrouve poussé vers une mise en abyme : il analyse/dénonce tous les récits qui donnent sens aux comportements sociaux comme des fictions, des petites et grandes religions au libéralisme et au communisme. Par rapport à ces fictions, il produit un métadiscours, supposé échapper au statut fictionnel des objets de sa réflexion. Je suis pourtant certain que son métadiscours ne fait pas l’unanimité et qu’il suscite(ra) des contestations, émanant par exemple de religieux refusant de mettre Dieu hors-jeu, ou de praticiens de disciplines en sciences humaines, comme les économistes, d’ailleurs d’obédiences diverses, pour qui les lois de l’économie sont aux sociétés humaines ce que la gravitation est au mouvement des planètes. Je connais quelques juristes qui réifient sans hésitation leurs codes, et dont les poils se dresseraient à l’idée que leur monde est une fiction.

Ces réfractaires aux généralisations d’Harari pourraient, ce serait cohérent, taxer Harari de promoteur d’une nouvelle fiction, ajoutant un nouveau récit à tous ceux que l’humanité a produits pour raconter son histoire – ce contre quoi l’œuvre d’Harari s’inscrit en faux, page après page. D’où la mise en abyme.

L’idée des fictions comme liant social me séduit cependant. À condition d’acter de notables différences entre les systèmes de pensée unifiés sous le même vocable « fictions ». La théorie du Big Bang n’est pas démontrée dans ses moindres détails, il est possible que des pans entiers en soient modifiés à l’avenir, mais elle constitue un récit, si on veut lui accorder cette qualification, dont la teneur en vérité l’emporte haut-la-main sur celle de la Genèse et d’Adam et Ève. Sur un autre plan, les fictions plus récentes comme l’État de droit sont des conventions, ou des contrats – qui n’existent, c’est une évidence, que s’ils sont reconnus et acceptés. Ces conventions pourraient s’effondrer, certes, mais leur composante fictionnelle n’est pas de la même nature que celle de la cosmologie hindouiste.

Je conclurai en revenant à Godelier. Son paradigme – l’association du politique et de l’économique est le facteur principal de décomposition et de recomposition des sociétés – me semble plus puissant, comme guide de la pensée, que la seule succession (arbitraire ?) des fictions qui ont connu le succès, le risque étant alors de lire les massacres mutuels de Serbes et de Croates comme l’aboutissement de la dispute autour de filioque. Un peu court, à mes yeux… Mais c’est peut-être le prix à payer pour s’offrir un best-seller à l’échelle mondiale : nombreux sont ceux qu’Harari égratigne de sa verve imagée, mais les seuls qu’il atomise vraiment sont les adeptes d’une lecture littérale des textes saints, les dogmatiques incorrigibles et les fanatiques de leur nation. Pour que tous les autres puissent s’y retrouver, il faut éviter les prises de position qui fâchent…


Notes

  1. Yuval Noah Harari, 21 leçons pour le XXIe siècle, Paris, Éditions Albin Michel, 2018. Dans la suite de mon texte, les citations en provenance de cet ouvrage sont signalées entre parenthèses, comme (H 215) pour un passage apparaissant à la page 215. ↑
  2. https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/05/yuval-noah-harari-le-veritable-antidote-a-l-epidemie-n-est-pas-le-repli-mais-la-cooperation_6035644_3232.html (texte initialement publié dans Time). ↑
  3. J’ai consacré ailleurs un article plus long à cette problématique. Pour davantage de détails, Pierre Gillis, « L’insoutenable légèreté de l’idéologie », Cahiers Internationaux de Symbolisme 146-147-148, 2017, pp. 131-155. ↑
  4. Un entretien avec Maurice Godelier, « Le couple infernal de l’économie et du pouvoir », Cahiers Marxistes 178, 1991, pp. 27-37. ↑
Tags : cohésion sociale fake news idéologies laïcité post-vérité religions

Turan Dursun, l’imam turc devenu athée

Posté le 17 décembre 2019 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Bahar Kimyongür

« Pour pouvoir créer un monde plus libre, nous devons briser les tabous, tous les tabous. À commencer par les tabous qui prennent leurs sources dans les religions et la spiritualité. Toute chaîne entravant les libertés doit être brisée ». (Turan Dursun, Préface de Din Bu, Vol. 1)

Au pays d’Atatürk, la laïcité toute relative et fragile du pays a donné naissance à plusieurs générations de citoyens critiques de la religion et ce, malgré le fait que l’islam sunnite y soit érigé en religion d’État et y soit régi par un ministère appelé Diyanet depuis 1924 et malgré aussi le retour en force du religieux dans l’espace public sous l’impulsion du président islamiste Recep Tayyip Erdogan.

Parmi les héritiers, disons philosophiques plutôt que spirituels du fondateur de la République laïque, il est un personnage atypique et méconnu du public européen qui pourtant a marqué de manière durable la société turque.

Son nom est Turan Dursun, un « Salman Rushdie » turc qui, en 1990, s’est sacrifié pour ses idées, quelque deux ans après la sortie des Versets Sataniques (1988).

Turan Dursun est né en 1934 dans une famille chiite duodécimaine (jaafarite) au village de Gümüştepe à Şarkışla en province Sivas, au Centre-est du pays. Lorsqu’il a cinq ans, son père Abdullah installe la famille au village de Tutak en province d’Ararat (« Agri » en turc) où son grand-père possédait des terres. Son père, qui était imam, voulait faire du petit Turan un illustre docteur en islam après des études dans les séminaires chiites de Bassorah ou de Kouffa en Irak.

Turan Dursun écuma les internats religieux et les couvents des confréries dans le sillage de maîtres illustres arabophones. À l’âge de huit ans, il est confié aux mollahs kurdes du village de Kargalik. Les années suivantes, il apprend le circassien grâce à des imams issus de cette minorité originaires du Caucase. Dans un pays où le turc est une langue obligatoire et imposée à tous, le jeune Turan Dursun ne le parle pas et ce, alors que son propre père est ethniquement turc. Il n’apprendra à lire et écrire la langue d’Atatürk que durant son service militaire entre 1955 et 1957.

Quant à sa carrière religieuse, ni l’école publique trop laïque, ni le réseau éducatif lié au ministère des affaires religieuses appelé Diyanet et exclusivement sunnite, ne lui permettaient de parcourir le cursus chiite comme il le désirait. Turan Dursun finit tout de même par suivre des cours de « religions monothéistes » et passa un examen pour devenir mufti, un grade élevé dans la « hiérarchie » sunnite. Il remporta l’examen mais ne put cependant exercer son métier, car il n’avait pas le diplôme de l’école primaire. Étrange parcours que celui de Turan Dursun, un homme studieux, curieux et brillant ayant acquis un niveau universitaire sans jamais avoir été à l’école primaire ni secondaire ! Grâce à des cours par correspondance, il obtint son diplôme de primaire à l’école Mahmut Pacha à Istanbul, ce qui lui permit de devenir mufti et, dans la foulée, de suivre des cours de collège et de lycée.

C’est en tant qu’imam de village à Baltali, en province de Tarse (Sud), que sa carrière théologique débuta réellement. À son retour de l’armée, il devint maître d’école dans des madrasas à Ismailaga et Üçbas en province d’Istanbul. Des théologiens de haut rang suivirent ses cours d’arabe et de science islamique.

Le jeune imam n’était pas uniquement un érudit, un autodidacte et un maître, c’était aussi un humaniste qui, très jeune, se mit au service des plus humbles, sans toujours obtenir leur soutien d’ailleurs, eux qui étaient souvent écrasés sous le poids des traditions sociales et religieuses.

Dans un entretien biographique, il raconte l’histoire du combat qu’il mena pour l’accès à l’eau potable des habitants du village de Hanzar à Sivas :

Un jour, cette source s’épuisa. En installant un système de captage, tout le monde aurait pu profiter de cette eau.

Pour convaincre le préfet, j’ai pris la source en photo, décidé de me rendre auprès de lui. Les villageois n’ont pas osé m’accompagner. Leur inquiétude se résumait à cette réaction : « Qu’en dirait le seigneur ? ».

Le seigneur lui, s’y est bien sûr opposé. Il répondit : « Vous voulez quoi ? Introduire de nouvelles coutumes dans un vieux village? ».

Plus tard, quand j’intégrerai la TRT [la Radio-Télévision de Turquie], « Nouvelle coutumes dans un vieux village » deviendra le nom de ma première émission[1].

En dépit de son titre religieux, Turan Dursun subit à l’époque une véritable chasse aux sorcières. Dans une Turquie fraîchement alignée sur Washington et désormais considérée comme l’avant-poste face au camp soviétique, le maccarthysme fit des ravages dans toutes les strates de la société.

On commença à répandre la rumeur selon laquelle j’étais un communiste. Il est vrai que j’étais un mufti atypique, reconnaît-il.

J’ai été l’un des membres fondateurs des Foyers de la Révolution [une association fondée en 1952 dans le but de promouvoir les valeurs laïques d’Atatürk, NDT] dont Tarık Zafer Tunaya fut le président.

On m’accusa d’avoir reçu 20 000 livres turques de la part de l’Union soviétique. Un inspecteur du ministère des affaires religieuses dénommé Abdullah Güvenç mena l’enquête. Nous n’avions même pas de verre pour lui servir de l’eau. Nous avons dû verser l’eau au moyen d’une aiguière pour lui permettre de boire. C’était gênant[2].

Comme une prophétie autoréalisatrice, à force d’être taxé de communiste, il finit par s’intéresser à la philosophie de Marx.

Lors de mon exil forcé à Türkili en province de Sinop, je louai une cabane en ruines en dehors de la ville. Un enseignant dénommé Ali Şarapçı ainsi que son épouse vinrent à mon aide. Le mari était taxé de « communiste ». Je me disais « Cet homme est tellement bon. Dommage qu’il soit communiste ».

J’ai alors décidé d’étudier le communisme à la source, en lisant. Je demandai à Ali Şarapçı « Ramène-moi quelques-uns de tes livres ». Je lui posais des questions. Je lisais. Comme à l’école. Ma foi n’en fut nullement ébranlée. Je compris surtout qu’il n’y avait rien à craindre [de telles idées]. J’ai davantage appréhendé le communisme comme une science que comme une idéologie à portée sociale »[3].

En 1958, il devint adjoint du mufti de Tekirdağ en province de Thrace. Son salaire étant misérable, il devait en même temps travailler à la billetterie du hamam pour subvenir à ses besoins. Les années suivantes, Turan Dursun fut nommé mufti dans la région d’Ankara et à Sivas, en Anatolie centrale.

Son fils Abit raconte que dans cette dernière province, Turan Dursun ordonna à tous les imams de planter cinquante arbres chacun. Il mit également fin à une vendetta malgré les menaces qu’il encourait[4].

Sa rupture avec l’islam survint en 1965, année charnière dans l’histoire de la Turquie où les idées de gauche se popularisaient dans la classe ouvrière, la paysannerie et parmi la jeunesse notamment. La même année, un parti socialiste au programme radical, le Parti ouvrier de Turquie (Türkiye Isçi Partisi) fait son entrée au Parlement.

Voici comment Turan Dursun explique son évolution vers l’athéisme :

Je me suis tourné vers la science. J’ai fréquenté de grandes bibliothèques. Un jour, j’ai découvert les légendes sumériennes. Le Déluge tel que raconté par les Sumériens figurait dans la Torah et le Coran. « Comment une histoire mythologique pouvait-elle se retrouver dans la Torah et le Coran ? », me suis-je dit. […] J’ai découvert des passages dans la Torah et le Coran qui étaient identiques à certains articles du Code d’Hammourabi. Ces découvertes m’ont littéralement bouleversé[5].

Malgré son apostasie, la télévision publique TRT l’embaucha l’année suivante pour animer des programmes religieux. Une décennie plus tard, Turan Dursun se mit à produire pour la même et unique chaîne du pays des programmes scientifiques comme « L’humanité depuis ses origines ».

En 1977, l’éditeur de gauche Ilhan Erdost publia sa traduction du premier volume des Prolégomènes de l’historien arabe médiéval Ibn Khaldoun. Mais Ilhan Erdost mourut le 7 novembre 1980 sous la torture à la prison de Mamak, à la suite du coup d’État perpétré le 12 septembre 1980 par le général Kenan Evren. Le deuxième tome des Prolégomènes parut finalement en 1989, l’année du départ à la retraite de Turan Dursun.

C’est l’époque où il décida de publier ses études critiques de l’islam.

Il rejoignit alors la rédaction de 2000’e Dogru (« Vers 2000 »), une revue scientifique de qualité mais dirigée par Dogu Perinçek, un leader politique controversé, autrefois délateur de militants de gauche via son quotidien Aydinlik (« Clarté ») aux positions pourtant pro-Pékin et aujourd’hui allié d’Erdogan. Connu en Europe pour son négationnisme concernant le génocide arménien, Perinçek s’efforçait de sauver sa réputation en diffusant les travaux d’auteurs scientifiques reconnus notamment via Kaynak (Ressources), sa maison d’édition.

En réalité, Turan Dursun choisit les éditions Kaynak faute de mieux, car de son propre aveu, la plupart des éditeurs craignaient pour leur vie s’ils venaient à égratigner le dogme islamique.

Pour publier mes écrits, confie-t-il, j’ai dû galérer. J’ai fait du porte-à-porte. Mes efforts ont duré des mois, des années. J’ai sans cesse essuyé des fins de non-recevoir. Même les milieux « progressistes », « éclairés » ont eu peur. Même pour mes articles les plus pondérés, on me répondait : « si on vous publie, on va nous lapider ». Que dis-je ? Certains ont même craint d’avoir leurs locaux détruits à l’explosif. J’ai eu droit aux vieilles rengaines « tacticiennes » auxquelles les politiciens nous ont habitués du genre : « Nous, nous sommes respectueux de la religion. Nous ne voulons pas heurter les sentiments religieux des gens ». Chaque fois que mes écrits ont été refusés, je me suis dit : « Si nous n’envisageons de blesser les sentiments, comment arriverons-nous à combattre les ténèbres ? Peut-on progresser vers la civilisation sans blesser les sentiments ? Comment peut-on atteindre les changements permettant au monde d’être plus beau, plus civilisé, plus humain ? Quelles sont les innovations que l’on a adoptées sans heurter les consciences »[6].

En juin 1990, il annonce dans la préface du premier tome de Din Bu (Voilà la religion), son œuvre maîtresse, la sortie prochaine de Sources des livres sacrés en cinq volumes et une Encyclopédie de l’islam en quatorze volumes.

Dans le premier tome intitulé Dieu et le Coran, il expose les opinions contradictoires prêtées au dieu des musulmans, l’appétit sexuel du « prophète », ses rapports avec ses nombreuses femmes notamment Khadija, Hafsa, Aïcha, Sawda Bint Zam’a et Umm Salama.

En comparant les hadiths dits authentiques avec les passages du Coran « taillés sur mesure », Turan Dursun constate et dénonce notamment la supercherie de l’intervention soudaine et miraculeuse de l’archange Gabriel qui « envoya » à Mohammed le verset 51 de la Sourate appelée « Les Coalisés » (Al Ahzab) pour qu’il puisse coucher avec qui il veut, sans devoir s’en tenir à l’équité entre ses nombreuses femmes et ses esclaves sexuelles. Ce verset du Coran dit ceci :

Tu fais attendre qui tu veux d’entre elles et tu prends vers toi qui tu veux. Et il n’y a dorénavant point de péché pour toi pour que tu reprennes vers toi celles que tu avais laissées.

Pour ses concubines, il était donc inutile d’« attendre son tour ». Le « patron » choisissait de manière aléatoire, selon ses envies du moment.

« Il me semble que ton Seigneur se hâte de satisfaire tes désirs »[7] aurait remarqué Aïcha avec qui le vieux Mohammed eut des rapports sexuels alors qu’elle n’avait que neuf ans.

Le 4 septembre 1990, peu avant la parution du second tome de Din Bu, Turan Dursun est abattu de sept balles devant son domicile par un groupe islamiste.

Grâce à l’éducation laïque portée par les institutions kémalistes, aux courants progressistes hétérodoxes comme l’alévisme et l’alaouisme établis aux plus lointaines frontières de l’islam, aux innombrables partis, syndicats et mouvements sociaux dont fait également partie le mouvement national kurde, mais aussi, et peut-être surtout, grâce à l’œuvre de Turan Dursun, la Turquie est le pays du monde arabo-musulman qui compte le plus grand nombre d’athées et de libres penseurs.

Un Turan Dursun est mort. Des millions de Turan Dursun ont pris la relève.


Notes

  1. Şule Perinçek, Turan Dursun Hayatını Anlatıyor, Kaynak Yayınları, Istanbul 1992, pp. 33-34 (ainsi que pour toutes les autres citations, il s’agit de ma traduction). ↑
  2. Ibid. ↑
  3. Ibid. ↑
  4. Abit Dursun, Babam Turan Dursun, Kaynak Yayınları, Istanbul, 1995, p. 18. ↑
  5. Turan Dursun 29 Yıl Önce Katledildi, dans BirGün, 4 septembre 2019. ↑
  6. Turan Dursun, Din Bu, Vol. 1, Kaynak Yayınları, Istanbul 1990, p. 4. ↑
  7. Sahih Mouslim, hadith 2658, http://www.hadithdujour.com/coran/sahih-mouslim.pdf, p. 153. ↑
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De la religion au-delà de Saint-Germain-des-Prés

Posté le 24 avril 2018 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire
Patrice Dartevelle

On est moins que jamais près d’en finir avec la religion, le religieux, la religiosité et, bien entendu, le retour du religieux.

J’ai déjà fait part de mes doutes sur ce retour, sur la faiblesse des arguments intrinsèques en faveur de ce retour[1] mais j’étais loin d’avoir épuisé un sujet qui continue à consommer encre et papier. Il faut donc reprendre la parole.

Les critiques vont bon train contre les « intellectuels », les « intellectuels de gauche », l’intelligentsia, l’élite « athée et libérale » américaine, pour qui la sécularisation était certaine (s’agissant du monde occidental je le crois toujours) et les religions vouées à disparaître. L’ouvrage de Jean Birnbaum publié en 2016, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme est, au-delà même des critiques habituelles des croyants, le signe d’un questionnement ou d’un retournement.

Rémi Brague, récent auteur de Sur la religion[2] et catholique grand teint, se moque allègrement de ce qu’« un club d’intellectuels s’est imaginé que la religion avait disparu. À Saint-Germain-des-Prés, peut-être ». Pour lui le religieux n’était jamais parti[3].

Parti ou revenu, qui aurait cru il y a une génération que le Ministère français des Affaires étrangères aurait créé en son sein une cellule « Religions », comme il l’a fait il y a quelques années ? Dans un ouvrage récent, sur lequel je vais beaucoup m’appuyer, Religion. Le retour ?, dont les multiples contributions tournent et retournent le sujet, François Gauthier, sociologue à l’Université de Fribourg, relève un détail, qui n’est pas une preuve en soi mais traduit bien le changement d’atmosphère. En 1994, Henry Kissinger publie son très volumineux maître ouvrage, Diplomacy. Il n’y est jamais question de religion, le mot n’y figure pas [4]. Qui peut croire qu’un ouvrage comparable aujourd’hui ferait la même impasse ?

Même Marcel Gauchet, théoricien du catholicisme comme religion de la sortie de la religion au profit de la seule politique, renvoie maintenant la fin de toute hétéronomie et donc de la religion à quelques siècles[5].

Pire, le philosophe athée, sans doute le plus « titré » actuellement en vie, Jürgen Habermas, lors du débat qu’il a eu en 2004 à Munich avec le cardinal Ratzinger avant que celui ne devienne le pape Benoît XVI, a reconnu (confessé ?) que certaines des idées ou valeurs essentielles ne peuvent être formulées uniquement dans le langage de la philosophie et de la Raison et trouvent une meilleure expression dans celui de la religion[6].

Habermas pense aux idées et valeurs telles que la faute, la rédemption, la capacité à accueillir l’échec[7]. Je ne vois là rien qui m’impressionne et m’incite à le suivre.

Définir la religion, le religieux ?

La religion a beau devenir plus présente dans les esprits, comme réalité ou comme problème, la situation du concept n’est pas si brillante au plan de la théorie anthropologique ou sociologique.

Alain Caillé, professeur de sociologie à Nanterre, responsable du MAUSS et éditeur de sa revue, n’y va pas par quatre chemins à cet égard en commençant sa contribution au volume Religion. Le retour ? par une affirmation péremptoire :

Une des raisons essentielles de l’échec de la sociologie classique de parvenir à un degré de clarté et d’unification paradigmatique comparable à celui qu’a connu – pour le meilleur et pour le pire – la science économique, a été son incapacité à déboucher sur une définition et une théorie minimales de la religion, susceptibles d’être acceptées et partagées cum grano salis par les grandes écoles constitutives de la discipline [8].

Les spécialistes du domaine s’en remettent généralement à la voie proposée par leur collègue Talal Asad, pour qui le concept de religion est décalqué du christianisme et vouloir l’imposer est selon lui une manifestation de colonialisme, expose François Gauthier[9], qui déclare lui-même, plus justement, que la religion n’est qu’un concept, qu’elle n’est pas une essence. C’est une « construction visant à fournir un éclairage voué à la ressaisie des faits sociaux afin d’en offrir une interprétation heuristique »[10].

En fait jusqu’ici il ne s’agit que d’une incapacité, peut-être momentanée, des scientifiques à résoudre le problème mais tel anthropologue dit, lui, que dans son domaine, l’africanisme, il n’a jamais vu de religion. C’est le cas de Michael Singleton, qui fut pourtant « programmé comme Père Blanc » avant de devenir professeur à l’Université catholique de Louvain. Il argue de sa connaissance des pratiques africaines animistes et, prenant exemple d’un groupe qu’il a longuement étudié, les WaKongo, il ne voit chez eux qu’une philosophie et une pratique du monde faites d’une sorte d’optimisme anthropocentrique à toute épreuve. Plus théoriquement il est réticent à l’égard des vues d’ensemble et se demande si par l’abstraction qui forcerait à la religion ou au religieux, on aboutit « à une notion extrêmement résiduelle ou à une Nature humaine quintessentielle » et « si le réel était un oignon, à force d’enlever les feuilles, resterait-il quelque chose ? »[11], Pour lui,

le « quelque chose » de récurrent oscille entre un Réel de Référence plus réellement réel que ses réalisations et une simple hypothèse heuristique qui NOUS (c’est lui qui met des capitales) permet de mettre un peu d’ordre factice ou figé pour un temps dans le Flux phénoménal des particuliers…

Et quand Alain Caillé le presse et lui propose de passer par la distinction entre le religieux et le politique, M. Singleton proteste :

mais le politique […] n’existe tout simplement pas dans le vivre ensemble organisé autour d’un « roi sacré » africain. […] Les chefs africains que j’ai connus en Tanzanie ne sont entrés dans le monde politique que vers la fin du XIXe siècle[12].

Pour sa part, François Gauthier, déjà cité essaie de départager l’approche de Weber et celle de Durkheim[13]. Il ne conteste assurément pas que la religion ne soit qu’un concept, fruit d’une construction socio-historique particulière mais, s’empresse-t-il d’ajouter non sans bon sens, il en va ainsi de tous les concepts et il serait vain d’abandonner d’autres concepts comme celui de politique. Le travail des sciences humaines et leur scientificité découle du travail jamais achevé de compte rendu du travail de leur construction. Il ne recherche pas la « bonne » définition de la religion ni à trancher entre les deux principales approches parce que pour lui l’opposition entre Weber et Durkheim est irréductible et une troisième voie n’a pas encore vu le jour.

L’approche de Weber, dite substantive, est centrée sur les personnes, s’agissant de donner une définition de la religion. Malgré des hésitations, Weber aboutit en fait à une essence de la religion en général. Pour toute religion il faut une doctrine théologique et sotériologique, des corps sociaux distincts (clercs et laïcs), une institution, des formes de pouvoir, etc. On est bien près du modèle chrétien post-tridentin et occidental.

L’approche, dite fonctionnelle, de Durkheim a quelque peu les préférences de Fr. Gauthier parce qu’elle allie mieux l’universel et ses variations historiques. L’avantage, du point de vue d’un sociologue, est que le raisonnement de Durkheim est fondé sur la religion comme constitutive du social. Pour lui religieux et religion sont dans la société et toute société est d’une certaine manière religieuse. La religion est un système dont la fonction est l’unité sociale. Si, dans un cas, le surnaturel est absent, ce n’est guère un problème. Mais alors la distinction entre religion et société est bien faible.

Fr. Gauthier tente d’améliorer la situation par un système à trois niveaux, macro (religieux), méso (religion) et micro (religiosité) qui ne me paraît pas une variation bien éclairante.

Et l’athéisme dans tout ça ?

Voilà un tableau bien peu triomphant pour des croyants et qui pourrait les chagriner. Je n’en suis pas si sûr, soit qu’ils pensent comme Rémi Brague, que seule leur religion leur importe soit que leur croyance n’ait pas besoin d’un statut anthropologique dit scientifique. Il y a parfois là de la littérature philosophico-logomachique.

Mais quel impact une définition obligatoirement insatisfaisante ou impossible de la religion peut-il avoir sur l’athéisme et les athées ? On pourrait imaginer que, loin de triompher, les athées soient quelque peu embarrassés par une cible qui paraîtrait insaisissable. Remarquons d’abord qu’il est fort rapide de faire dépendre l’athéisme de la seule existence de son contraire du fait de son appellation. Il est certes vrai que la critique des religions, non pas seulement dans leurs modalités mais dans leurs principes et fondements, constitue une part essentielle, surtout historiquement, de la réflexion athée.

Le terme « religion » est un piège pour tout le monde ; l’universalité et l’intemporalité parfaites du concept sont impossibles.

Pour ce qui est de l’universalité, une grande partie de l’Extrême-Orient fait problème, comme le montrent les études sur la Chine et le Japon[14]. Le sondage Gallup de 2012 sur les croyances montre en Chine et au Japon un taux de non-réponse fortement multiple de ce qu’on observe ailleurs. Si, quand on leur demande s’ils croient à un dieu personnel ou simplement à une transcendance ou s’ils sont athées, 23 % des Japonais refusent de répondre, c’est parce que la classification proposée ne leur semble pas naturelle.

Pour la temporalité, Baudouin Decharneux a rappelé il n’y a pas si longtemps que l’Antiquité grecque ne connaît pas de terme équivalent à « religion ». Religio est une invention romaine sur l’étymologie de laquelle on n’est pas près de conclure après vingt siècles de discussion[15].

Au plan purement métaphysique, l’athéisme peut sembler plus clair que la religion. Mais, même si c’est fort loin de mon propre sentiment, il n’exclut pas une sorte d’attitude religieuse où le monde et la nature jouent un rôle quasi divin quant à engendrer une attitude de contemplation, d’admiration, voire de vénération. C’est pratiquement la position d’Einstein. Ceci dit on ne voit pas que cela ait engendré une Église, même si un certain positivisme a localement mal tourné.

Si une définition englobant parfaitement l’intégralité des religions semble impossible et si un certain nombre de cas importants ne peuvent être réellement intégrés dans la définition, l’addition d’un grand nombre de critères comme ceux proposés par N. Heinich (voir plus loin) peut nous donner une solution praticable. Et même les anthropologues les plus critiques doivent admettre qu’on peut traiter de manière monographique d’une religion, dans un contexte chronologique et géographique donné.

Un retour du christianisme en Europe ?

Venons en à la question du retour du religieux dans les pays sécularisés. La sociologue Nathalie Heinich s’est penchée récemment sur la question[16]. Elle opère par un détour par la sempiternelle question de la définition. Elle estime que « religieux » ou « religion » sont, tout comme « la société » et « le social » des termes beaucoup trop flous. Pour pouvoir conclure sur la question du retour du religieux, elle propose, en se réclamant de Weber comme de Durkheim, de partir d’une analyse fonctionnelle, sorte de découpage du religieux en parties ou fonctions constitutives.

Elle dresse une liste de quatorze fonctions, plus ou moins fréquemment associées au religieux et à la religion. À bien les regarder, N. Heinich en considère neuf comme non spécifiques au domaine et trois comme inapplicables à toutes les religions. Curieusement, il semble que pour elle, son premier critère la fonction de séparation entre sacré et profane soit un critère pertinent et propre aux religions. Il n’est pas spécifique non plus : il y a du sacré non religieux même si c’est très souvent incompris[17].

Son système a l’avantage de lui permettre une réponse à la question du retour du religieux. Si on prend un signe fréquemment invoqué, les manifestations catholiques en France contre le mariage pour tous, N. Heinich y voit la réactivation d’une des fonctions, la fonction éthique de la religion, face à la libéralisation des mœurs et à sa légitimation par les institutions et les lois, pas plus.

Quant au retour de l’islam, elle y voit la réactivation de la fonction politique (la religion doit régir la société), de la fonction communautaire (surtout dans l’islam d’Europe mais plus globalement dans l’union autour des règles réaffirmées) et de la fonction sacrificielle (dans le cas des plus fanatiques. Les évangéliques, eux, réactivent les fonctions communautaire, mystique et rituelle. Au total, le sentiment d’un retour du religieux ne serait pas plus qu’un accroissement de la visibilité de certaines fonctions, en réaction aux évolutions occidentales actuelles. Le raisonnement tient si ces réactions ne sont que feu de paille.

Dans le numéro de la Revue du MAUSS, déjà cité, Céline Béraud, directrice d’études à l’EHSS, confirme et complète ce verdict en ce qui concerne le catholicisme occidental, pour lequel il me paraît vraisemblable[18].

Les manifestations françaises de 2012 et 2013 peuvent être interprétées comme le fait N. Heinich mais C. Béraud ajoute plusieurs éléments utiles. Selon cette dernière, l’impression de retour de la religion, alors que la proportion de croyants en France ne cesse de décliner, vient de deux sources.

D’une part la désertion des églises y a laissé les plus déterminés. D’autre part la partie jeune de ceux-ci a opéré une conversion dans les méthodes. Comme les autres groupes, ils ont appris à se montrer festifs et visibles, comme lors des JMJ. Ils ont congédié l’ère des processions sirupeuses et ennuyeuses. Ils ont intégré que les catholiques étaient devenus un groupe minoritaire mais, suivant l’exhortation de Jean-Paul II, ils ne baissent pas les bras pour autant et se comportent en activistes communautaires et adoptent un langage de victime, « parce qu’aujourd’hui le langage de la victime est devenu celui du maître », comme dit Éric Zemmour[19]. Quitte, de manière paradoxale dit C. Béraud – je dirais plutôt trouble que paradoxale – à continuer à vouloir imposer leur vision particulière à la totalité de la population.

À ces deux éléments, j’ajouterais – c’est pour moi l’explication politique du succès des manifestations – que bien des non-catholiques peuvent être opposés à l’homosexualité, au mariage pour tous, à la théorie des genres. Pour se manifester, le plus simple dans ce cas est de se joindre à un groupe qui bénéficie encore, malgré l’effondrement du nombre de prêtres, de structures couvrant tout le territoire, de moyens pratiques, d’expérience pour organiser de grandes manifestations et de la capacité de trouver des moyens financiers.

N’oublions pas le côté éphémère des manifestations et leur échec final – le retour n’était pas gagnant – et que pour bien des ex-catholiques et prêtres, le catholicisme se meurt et que « ce n’est pas nécessairement triste et désastreux »[20].

La religion et le marché

Les promoteurs de Religion. Le retour ? ont placé dans le sous-titre du volume, Entre violence, marché et politique un terme inhabituel pour le sujet, « marché ». C’est l’autre thème central du livre : la nouveauté dans les religions contemporaines, c’est leur passage par ou dans la marchandisation, ce qui a notamment un effet sur leur visibilité.

Ces auteurs visent la totalité des religions, et j’ai là quelque mal à les suivre, mais le cas de l’islam contemporain, en version salafiste ou non, est au moins troublant et valide des clés d’interprétation plutôt séduisantes.

Reprenant les travaux de plusieurs chercheurs depuis une dizaine d’années, Fr. Gauthier[21] et Florence Bergeaud-Blackler (Université de Marseille et auteur en 2017 de Le marché halal ou l’invention d’une tradition)[22] montrent que le fonctionnement des religions s’est complètement transformé en une ou deux générations. Leur principe est que l’affaiblissement de l’État-nation a éloigné les religions de celui-ci et concomitamment la sécularisation qu’il avait souvent fini par faire prévaloir. Le monde a basculé dans une logique postnationale, les religions aussi. L’islam salafiste lui-même a un net aspect matériel et de recherche de la prospérité même si son aspect « kamikaze » peut nous le faire oublier. Presque tous les combattants djihadistes ont recherché le luxe et les pires attraits de la consommation.

Le cas du halal est étonnamment parlant. Son histoire, neuve, est celle d’une tradition inventée. Si, au point de départ il y a évidemment des interdits alimentaires dans l’islam, les autorités religieuses y autorisent les fidèles à consommer si nécessaire la nourriture des gens du Livre, conformément au verset 5 de la sourate 5 (« […] la nourriture de ceux qui ont reçu l’Écriture avant vous est licite pour vous […] »[23]). La première trace de règles d’abattage halal se trouve dans le droit anglais au début des années 1920.

En 1979, premier problème, Khomeiny déclare illicite l’importation des viandes venues de pays occidentaux. En fait l’Iran, comme l’Égypte et l’Arabie saoudite sont importateurs nets de viande. Au stade suivant, on envoie des religieux pour islamiser les chaînes d’abattage dans les pays exportateurs où tout le monde s’incline, sauf quelques syndicats à cause des emplois perdus passés à des musulmans.

La Ligue islamique mondiale, très liée à l’Arabie saoudite, appuie cela et fait un lien entre cet abattage halal et la prédication. C’est donc un enjeu de pouvoir et, dans les pays européens, de représentation : qui contrôle le halal ? On voit même dans certains pays européens les pouvoirs publics s’en mêler. Le comble est en France où, foin de la loi de 1905, le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua tente d’être l’autorité mais finit par se contenter du pouvoir de désigner la grande mosquée de Paris comme seule habilitée à nommer les sacrificateurs, privilège que son successeur, Jean-Louis Debré, étend ensuite aux mosquées d’Évry et de Lyon.

Il faut voir que petit à petit, on étend le halal aux cosmétiques, aux hôtels, au tourisme, etc. Il faut ajouter aussi les agences de marketing islamique, les associations de consommateurs musulmans et leur personnel.

En 1997, un organe de normalisation mis en place par la FAO et l’OMS et reconnu par l’OMC en 1995 publie un Codex alimentarius du halal en s’inspirant du modèle malaisien de 1980. Ce Codex marque une nouvelle avancée du halal, c’est lui qui introduit le principe de pureté en interdisant non seulement les produits impurs mais également les produits qui ont pu être contaminés par des produits impurs (additifs, colorants,..). On étend le halal par le soupçon : tout poisson susceptible d’avoir pu se nourrir de déchets impurs est déclaré impur.

Le dernier pas revient aux monarchies du Golfe qui ajoutent qu’il faut que l’argent qui finance les productions halal soit halal (comme le leur). Et les industriels (belges compris comme les fabricants de cidre sans alcool) ont appris à fabriquer tout cela.

Au total aujourd’hui, environ 10 % du marché mondial est halal.

Pour Fr. Gauthier, la grande mutation de l’islam, c’est le passage à une vision où être musulman n’est plus suffisant. Il faut maintenant vivre en musulman et s’afficher musulman dans l’espace public. On le fait par la consommation halal visible et bien sûr par le port du voile par exemple. Initialement le halal désigne ce qu’on peut faire, aujourd’hui ce qu’on doit faire.

Si cette théorie est juste, c’est-à-dire que nous avons affaire à une vision nouvelle de la religion et que le retour à une religion archaïque n’est qu’une apparence, l’avenir de la sécularisation dans les pays musulmans s’annonce sombre tout comme pour les pays européens à minorité musulmane, les perspectives de vivre ensemble et de renvoi de la religion dans l’espace privé.

C’est possible mais voir à l’œuvre le même processus dans les Églises chrétiennes parce qu’elles ont adopté les techniques contemporaines du management et marketing me semble excessif ou prématuré.

Et demain, religion ou laïcité ?

Tant qu’à examiner vers quoi nous allons, la marge d’appréciation est bien plus grande que dans l’analyse de la situation. Risquons-nous à l’aventure.

François Gauthier met en évidence une idée juste, dont chacun devrait se pénétrer. Religion, politique, économique ne sont pas des domaines clairs, définitivement étanches et sans capacité de recouvrement et de substitution. Le politique est en problème, spécialement en Europe et on transporte certains besoins vers d’autres sphères. Compter sur les recettes d’autrefois est donc risqué.

En Europe il ne reste plus grand-chose des grandes religions traditionnelles, presque rien des religions séculières du XXe siècle (communisme, nazisme) et il semble vrai que la consommation a remplacé la prière et la réunion à la Maison du peuple (c’est moi qui ajoute ce tout dernier point).

Tout à la fois, Fr. Gauthier admet que « les religions ne reviendront pas sous leur forme d’hier » mais, sans doute parce qu’anthropologue, il ne parvient pas à penser une société sans religion. J’ai pourtant beau chercher, nul ne me démontre l’apport positif de l’une d’entre elles.

Dans ce que je viens d’examiner presque rien n’est dit des « nouvelles religiosités » qui sont cependant un point essentiel[24]. Pour ma part, sur ce point, je peux rejoindre les conclusions de Jean-Pierre Le Goff[25].

Pour lui, ce type de religiosité, notamment d’inspiration bouddhiste est une sorte de « bouillie » sentimentale (sic), qui court-circuite la raison. Elle

a tout […] d’un nouvel « opium du peuple » […] mais à la différence de l’aliénation religieuse du passé, telle que la concevait Marx, cette religiosité n’incite pas à se projeter dans un au-delà ni ne fournit un bonheur par procuration […]. Elle traduit le désarroi de l’individu esseulé qui cherche […] les voies de son épanouissement et de son salut. […] Cette religion de l’amour universel forme un prêchi-prêcha en dehors de l’histoire et de la réalité.

Je ne saurais mieux dire.

Reste une « solution » possible que cite Fr. Gauthier et que traite Alain Policar dans La Religion. Le retour ? [26], sans que je puisse le suivre intégralement, celle, à défaut d’une religion dominante au sens classique, d’une nouvelle religion civile, bien proche de la laïcité « à la française ».

C’est un grand débat français – et un peu belge – devant une laïcité républicaine, prétendument une, qui, loin de la loi de 1905 et de la neutralité de l’État, fait de la laïcité une véritable religion civile, incompatible avec toute manifestation de croyance (souvent au nom de la guerre contre l’islam), sinon toute croyance même privée. Jean Baubérot a souvent dénoncé cette laïcité de surplomb qui tente de promouvoir une nouvelle orthodoxie pour les personnes. J’avoue préférer ses « 7 laïcités »[27] – auxquelles j’ajouterais bien l’une ou l’autre – au « Il n’y a qu’une laïcité » et l’approuve quand il revendique que le droit au blasphème ne s’applique pas qu’aux religions[28].

L’athéisme et les athées seront encore plus nécessaires demain qu’hier. De retour ou non, la religion et le religieux nous réservent encore bien des surprises.


Notes

  1. Patrice Dartevelle, « L’héritage des Lumières. Une succession après inventaire », Newsletter de l’Association Belge des Athées, n° 17 (06/2017), mise en ligne sur www.athee.info le 18 juillet 2017. ↑
  2. Rémi Brague, Sur la Religion, Paris, Flammarion, 2018. ↑
  3. Rémi Brague : « On parle du « retour du religieux », mais il n’est jamais parti », interview par Eugénie Bastié, Le Figaro du 8 février 2018. ↑
  4. François Gauthier, « De l’État-nation au Marché. Les transformations du religieux à l’ère de la mondialisation », dans Religion. Le retour ? Entre violence, marché et politique, Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), n° 49 (premier semestre 2017), pp. 62-84, spécialement pp. 62-63. ↑
  5. C’est sa position dans L’Avènement de la démocratie-IV. Le nouveau monde, Paris, Gallimard, 2017, que je cite d’après La « Présentation » de Religion. Le retour ? par Alain Caillé, Philippe Chanial et François Gauthier, cité en note 12 p. 16. ↑
  6. Ibid. p. 7. ↑
  7. Il s’agit du débat qui a eu lieu le 19 janvier 2004. La revue Esprit, n° 306 (juillet 2004) en a publié la version française. J’en ai rendu compte dans « Débat Habermas/Ratzinger », Espace de Libertés, n° 336 (novembre 2005), p. 21. ↑
  8. Alain Caillé, « Du religieux. Esquisse d’une grammaire en clé de don », dans Religion. Le retour ? Op. cit., pp. 123-144. ↑
  9. François Gauthier, « Religieux, religion, religiosité », dans Religion. Le retour ?, op. cit. pp. 105-122, p. 106. ↑
  10. ibid., p. 108. ↑
  11. Michael Singleton, « Pourquoi je ne crois pas à la religion en général, ni même au religieux. Bref retour sur un parcours d’anthropologue », Revue du MAUSS, n°49 (2017/1) disponible uniquement dans la version électronique de la revue, qu’on peut obtenir sur cairn.info. ↑
  12. Alain Caillé et Michael Singleton, « Petit échange sur l’idée même de religion », dans Religion. Le retour ?, op. cit., pp. 167-173, voir pp. 170-171. ↑
  13. François Gauthier, « Religieux, religion, religiosité », voir ma note 9. ↑
  14. Voir par exemple Jean-Michel Abrassart, « Le Japon est-il un pays athée ? Religions, superstitions et croyances au Pays du Soleil Levant », dans Patrice Dartevelle (sous la direction de), L’athéisme dans le monde, Bruxelles, ABA Éditions, Études athées 1, 2015, pp. 71-83. ↑
  15. Baudouin Decharneux, La religion existe-t-elle ? Essai sur une idée prétendument universelle, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2012. ↑
  16. Nathalie Heinich, « Pour en finir avec le « religieux » : vers une analyse fonctionnelle des religions actuelles », dans la revue Interrogations, n° 25 (décembre 2017), Retour du religieux ? Version en ligne www.revue-interrogations.org/Pour-en-finir-avec-le-religieux. ↑
  17. La journaliste d’origine hongroise Kati Marton, accusée d’être blasphématoire par la TV publique hongroise, croit pouvoir se moquer en disant qu’elle croyait que le blasphème était un crime religieux, Le Soir du 10 avril 2018. ↑
  18. Céline Béraud, « Ce que l’épisode du mariage pour tous nous dit du catholicisme français », dans Religion. Le retour ?, op. cit., pp. 203-213. ↑
  19. Dans Le Figaro du 5 avril 2018. ↑
  20. Comme le dit Jacques Meurice, prêtre -ouvrier e.r, dans « La mort d’une religion », La Libre Belgique du 20 février 2018. ↑
  21. François Gauthier, « De l’État-nation au marché », op. cit., voir note 4. ↑
  22. Françoise Bergeaud-Blackler, « Le marché halal mondial », dans Religion. Le retour ?, op. cit., pp. 48-61. Corinne Torrekens dit fondamentalement la même chose dans « Le halal, de l’explosion consommatrice à l’exigence éthique », dans ORELA, Newsletter du CIERL-ULB, le 28 août 2017. ↑
  23. Traduction de Jacques Berque, Le Coran. Essai de traduction, Paris, Albin Michel, 2002 pour l’édition de poche que j’utilise. ↑
  24. Je ne vais pas redire dans ce que j’ai dit dans « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions ? », dans La pensée et les hommes, vol. 99, Francs-parlers 2015, pp. 59-70. ↑
  25. Jean-Pierre Le Goff, Malaise dans la démocratie, Paris, Fayard, Pluriel, 2017, pp. 234-236. ↑
  26. Alain Policar, « La laïcité dévoyée ou l’identité comme principe d’exclusion : un point de vue cosmopolite », op. cit., pp. 179-194. ↑
  27. Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Paris, Maison des Sciences de l’homme, 2015. ↑
  28. Voir son interview par Thibaut Sardier, site liberation.fr, le 6 janvier 2018. Il voudrait une association représentative des athées et des agnostiques pour traiter à égalité avec les organisations religieuses. Encore faudrait-il qu’elle n’imagine pas gagner la partie en restant à côté du terrain. ↑
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Le NOMA, l’entropie et la poésie

Posté le 16 juillet 2017 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire
Yves Ramaekers

Je connais une jeune femme – j’en connais beaucoup, mais ce qu’il importe de comprendre, c’est que toutes sont jeunes par rapport à moi.

Donc, je connais une jeune femme bien plus diplômée que moi et dans un domaine scientifique où je ne pénètre pas – en l’occurrence, elle est docteur en sciences et peu importe pour mon propos, sa spécialité.

Nous divergeons particulièrement en ceci qu’elle est farouchement attachée au Noma. Tel que défini par Stephen Gould, le « NOMA » est un acronyme de langue anglaise : Non-Overlapping Magisteria, non-recouvrement des magistères, qui entend séparer de manière étanche deux domaines : à savoir le magistère (ou le domaine) de la science, d’un côté ; le magistère de la religion, de l’autre. Quant à moi, j’y suis fort rétif, car je trouve ce Noma spécialement restrictif et oblitérant du point de vue de la pensée humaine (à mes yeux, la seule pensée acceptable pour nous autres, les humains ; peut-être existe-t-il d’autres espèces douées de pensée et capables d’élaborer des supputations ou des théories à propos du monde, mais jusqu’à présent, personne ne les a jamais décelées).

Pour rappel, en pratique, le Noma auquel il est fait allusion ici et qui fait l’objet d’une solide dispute au niveau mondial, est cette suggestion ou ce principe qui établit que la science (les sciences) et la religion (etc., c’est-à-dire les religions, Dieu, les dieux, la foi et tout ce bazar) relèvent de deux mondes différents et ne peuvent donc rien dire l’une de l’autre.

C’est évidemment une manière prudente de défendre le domaine de l’une et de l’autre et pour les scientifiques de défendre la science des ingérences de la religion, etc. Tout cela serait fort bien si on étendait cette défense des ingérences de la religion (etc.) dans d’autres domaines qu’elle-même à l’ensemble de la société et qu’on en préservait les enfants (il n’en est malheureusement rien) et qu’on laisse la science et la pensée rationnelle libres de leurs champs d’investigation. Or, il n’en est rien non plus dans la conception du Noma ; bien au contraire.

On voit tout de suite qu’une des premières conséquences du Noma, c’est d’empêcher de penser tout ce qui concerne le domaine de la déité et ses extensions religieuses, constituant ainsi une chasse gardée, impénétrable et intouchable au profit des religions. Noli me tangere !

Une autre conséquence, qui touche plus directement notre sujet, c’est que cette idée de Noma empêche a priori toute réflexion scientifique ou rationnelle sur cette chasse gardée des théologiens et des croyants, même si ces théologiens, prêcheurs, prophètes, croyants en tous genres ne se privent pas de la faculté de critiquer ou de dénigrer la science, les sciences et toute réflexion rationnelle.

C’est ce déséquilibre, l’existence de ce domaine religieux couvert par une sorte d’immunité scientifique ou diplomatique ou d’omerta qui me paraît inacceptable.

D’autant qu’au nom de la religion (etc.), on impose à l’humanité des lois et des règles de vie extrêmement contestables et dangereuses.

J’en suis donc venu à considérer le Noma pour ce qu’il est : une forme aiguë d’intolérance, directement secrétée par l’intolérance religieuse, une dérivée de cette intolérance qui se développe et s’étend un peu à la manière de l’entropie telle que la concevait Plotin. Plotin (un des Pères de l’Église grecs) soutenait, c’est le souvenir que j’en garde et on voudra bien en retenir la métaphore, que le monde surgissait de Dieu un peu comme par surplus, comme une sorte de corollaire involontaire et en quelque sorte, accidentel de l’Être suprême.

En l’espèce, pour ceux qui par ailleurs, athées ou se disant tels, promeuvent le Noma ou à tout le moins, s’y réfèrent et s’y réfugient pour ne rien dire (dans nos régions, on dit : « Je suis en commerce » ; c’est plus direct et plus net), le Noma agit comme une véritable autocensure, du genre de celles que devaient pratiquer les maranes dans l’Espagne inquisitoriale. En clair, le Noma interdit à la science de parler de Dieu ; cependant, il n’interdit pas et le voudrait-il qu’il ne le pourrait pas d’ailleurs, à la religion de mépriser la science ou de museler, y compris physiquement jusque et y compris par l’assassinat, les porteurs de science ou de pensée divergente par rapport à la « doxa ».

Le Noma est ce « religieusement correct » qui, insidieusement, finit par s’étendre, faire tache d’huile et qui conduit immanquablement celui qui l’accepte ou que l’on somme de l’accepter (il ne fait pas bon d’oser être antinomiste dans certaines sociétés) à se taire face aux prétentions et aux exactions religieuses. Il met directement en danger la liberté de pensée et celle d’exploration sans entrave de l’anthropocosme – traduisez « du monde à portée de l’homme » – ce qui soit dit en passant est le champ de recherche de la biologie, de la physique, de la géographie, de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, de la médecine et d’autres disciplines encore.

Pour en revenir aux fondements de ma réflexion et élucider l’instrument principal de « recherche », de découverte et in fine, le mode de pensée qui est la source principale de l’intuition du monde tel qu’il est, ce moyen est la poésie, même si elle est difficile à intégrer dans le monde actuel.

Dans tous les cas, la poésie n’est pas moins pertinente que l’« intuition » à laquelle se réfèrent les physiciens et d’autres scientifiques, on verra que la poésie et la science, filles de la pensée, sont de même nature, si ce n’est la même chose. En tout cas, elles opèrent dans le même sens dans la mesure où de notre point de vue (vu d’ici, de la Terre), le monde est monde, l’homme est l’homme (ce sont là toutes choses vérifiables) et, mesure pour mesure, le macrocosme (relatif), le microcosme (quantique) et l’anthropocosme (univers à portée de l’homme) sont à leur échelle, pour ainsi dire, concevables et vérifiables.

Par contre, l’éventuelle objection de la pertinence parallèle d’une « intuition religieuse » ne tient pas, car cette « intuition religieuse, issue de la foi » est forcément secondaire, dérivée, médiate et dès son origine, détournée de l’objet essentiel de l’intuition poétique et scientifique, qui est la compréhension du monde. En deux mots, la religion cherche à comprendre, interpréter, répandre, diffuser la parole de Dieu, à faire connaître la pensée, le dessein de Dieu, en quoi elle est seconde. Seconde puisque l’idée-même, la conception éventuelle d’un Dieu ou de toute entité semblable (et par conséquent tout discours divin) est seconde par rapport à l’existence préalable de la pensée et dès lors, d’un être pensant – en l’occurrence, l’homme.

Pour élucider cette conception de la poésie comme instrument de connaissance de l’anthropocosme et confirmer sa pertinence, voici une citation qui propose une expression de la conception scientifique contemporaine du monde, du moins celle de certains physiciens des plus informés de la chose : « Il se trouve que lorsque la nature est laissée tranquille, tout ce qui peut arriver, arrive »[1].On croirait lire une version de la célèbre Loi de Murphy ou un mot de poète.

Mais à propos d’intuition et de poésie, voici un extrait de ce que raconte Christophe Galfard :

C’est ce que disent tous les humains qui entrent ici pour la première fois. Oubliez vos sens et ne faites pas confiance à votre intuition… Vos sens et votre intuition ne servent ici à rien. Oubliez-les[2].

Je note l’étrange similitude avec un texte écrit en italien entre 1307 et 1321[3] :

« Laissez toute espérance, vous qui entrez. »Ces mots de couleur obscure
Moi, je les vis écrits en haut d’une porte ;De sorte que moi [je dis] : « Maître, leur sens est dur [à comprendre] ».Et lui me [dit], comme une personne savante :« Ici, il convient de laisser tout doute. »

(Celui qui parle est Dante et le maître auquel il s’adresse est Virgile).

Et certainement, ce texte est poétique.

Je dis tout ceci, car on ne saurait interdire à l’intuition poétique de pénétrer tous les champs et je le dis pour montrer sa parenté avec l’intuition scientifique ou celle de la raison, qui sont toutes les trois la stessa cosa – la « même chose ». La pensée est poétique par nature, elle crée du sens, de la perception, de l’intuition et elle est tout cela. Et par réversion, la poésie crée de la pensée et donc, du sens, de la perception, de l’intuition ; elle est au cœur de la démarche scientifique, dont elle est la phase première. Quand un chercheur, un savant, interroge le monde, y réfléchit, quand il accouche d’une théorie, il est dans la démarche poétique et il le fait au travers du langage ; dès lors, il a grandement besoin de mots. De ce point de vue, il faut considérer le champ des mots comme lieu de l’élaboration de la pensée et comme un monde en soi, et la poésie comme méthode d’exploration de cet univers particulier.

Dans un deuxième temps, la démarche scientifique entend bien ne valider que ce qui peut être effectivement saisi ; sinon, dans l’intervalle, la théorie reste ce qu’elle est, à savoir une hypothèse poétique.

Dès lors, tant pour nourrir l’intuition que pour la créer et la développer, la démarche poétique offre la capacité d’exploration de l’inconnu et de tous ses champs. Elle est de la plus grande utilité du simple fait qu’on ne sait pas ce qu’on ne sait pas et qu’on ne sait pas non plus ce qu’on pourra savoir quand on saura. La progression à rebonds est sans limites.


Notes

  1. Galfard Christophe, L’univers à portée de main, Flammarion, 2016, p. 335. ↑
  2. Idem, p.337. Ces deux courtes citations pour inviter à lire le livre. ↑
  3. Dante Alighieri, à l’entrée de l’Enfer de la Divine Comédie : « Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate »./ Queste parole di colore oscuro /vid’ ïo scritte al sommo d’una porta; /per ch’io: «Maestro, il senso lor m’è duro». /Ed elli a me, come persona accorta:/«Qui si convien lasciare ogne sospetto. » La traduction française est de ma main et suit autant que possible l’italien. ↑
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Mais comment peut-on être athée ?

Posté le 1 mai 2017 Par ABA Publié dans Athéisme 1 Commentaire
Serge DERUETTE

Laïque, pourquoi pas ?… Mais athée, who cares? À la différence de la laïcité qui est, elle, subsidiée dans notre pays à l’instar des cultes, personne ne reconnaît ce droit à l’athéisme. C’est heureux sans doute, et les athées ne s’en plaignent pas, car leur statut est bien différent. Si la laïcité prône la séparation des Églises et de l’État, l’athéisme, en revanche, prône celle des religions et des consciences. Singulière différence, qui mène à les différencier singulièrement.

Encore que ce ne soit pas leur rapport à une uniformité de conceptions qui distingue athéisme et laïcité. Multiples dans leurs expressions, celle-ci s’applique pour certains aux seules institutions de l’État tandis que pour d’autres, au risque de la voir heurter de front la liberté fondamentale d’opinion et d’expression, elle s’étend à ses fonctionnaires, voire même à ses usagers. C’est là, il est vrai, une question que l’on ne se posait guère avant que l’islam vienne concurrencer le quasi-monopole religieux du catholicisme. Elle fait pourtant maintenant rage dans les milieux laïques, ouvrant toutes grandes les portes à des revendications plus sensibles encore, celle de l’interdiction du foulard dit islamique, derrière laquelle se tapissent bien des motivations, dont certaines parfois peu avouables.

L’athéisme est bien plus polymorphe encore. On le retrouve de la gauche à la droite. Des marxistes radicaux aux ultralibéraux. De ce bon curé Meslier qui prônait l’athéisme pour la libération politique et sociale des masses, à Nietzsche sur le bord opposé, qui le réservait à la seule aristocratie intellectuelle et sociale (sa « brute blonde » méprisante du peuple), pour l’épanouissement individuel de laquelle les masses (le « troupeau », disait-il) devaient être faites d’esclaves. Comme quoi, si l’athéisme prône le « rien », comme pensent certains, on y trouve de tout.

« Le XXIe siècle sera religieux », dit-on dire, attribuant faussement cette phrase à Malraux. Le retour des intégrismes et la violence aveugle avec laquelle ils s’expriment semblent bien, à l’échelle globale, confirmer cette assertion. D’autant plus qu’il ne s’agit pas seulement des seuls attentats de « fous de l’islam », mais aussi de la bestialité meurtrière de « fous d’autres religions » qui, cette fois, visent aussi des musulmans : ceux d’intégristes bouddhistes par exemple, tout aussi meurtriers, à Lhassa au Tibet en 2008, à Meiktila en Birmanie en 2013 ou encore à Aluthgama au Sri Lanka en 2014, pour n’en citer que quelques-uns pour cette religion que l’on dit si pacifique…

À l’aise, l’athéisme…

À l’inverse de ce retour, combien violent, du religieux, l’athéisme n’a pourtant, en Europe du moins (la Pologne ou encore la Turquie exceptées !), jamais été aussi à l’aise pour essaimer. Nul besoin aujourd’hui, dans notre société laïcisée, de dissimuler sa pensée impie. Être athée et s’affirmer tel ne présente évidemment plus le danger, le cas échéant, de devoir goûter aux charmes des bûchers sur lesquels, avant la Révolution, l’on brûlait allègrement mécréants, hérétiques et autres apostats.

Dans le monde francophone, du haut de sa gloire médiatique, un Onfray y a sans doute contribué pour une part, avant de s’envoler vers d’autres préoccupations plus consensuelles et postmodernes, revisitant par exemple la Révolution française dans le sens le plus réactionnaire qui soit – et encore y a-t-il pire, que l’on pense à ce qu’il dit de Guy Môquet !

Mais si l’on ne veut pas confondre causes et conséquences, c’est d’abord et avant tout la société toute entière qui s’est ouverte à l’athéisme, offrant à des penseurs athées d’y trouver pignon sur rue. Retardataire, comme toujours lorsqu’il s’agit de conceptions du monde et de conscience sociale, cette athéisation intrinsèque de la société européenne y est le prolongement décalé de l’État providence et du consumérisme social (la Sécu protégeant mieux que tous les saints, le monde profane offrant plus que ce que promet le monde céleste), de la pilule contraceptive aussi (la bride religieuse lâchant face à la libération sexuelle).

Et si la grande contraction économique et le sida sont venus remettre en cause tout cela, permettant aux religions de se refaire une santé – et dans ses convulsions intégristes, une psychose – l’athéisme s’y est installé confortablement et, quoique battu par les vents contraires, il y mûrit. Ainsi sommes-nous toujours plus nombreux à nous en revendiquer, comme le montrent avec évidence les sondages. Et encore ceux-ci minimisent-ils souvent les choses, puisque l’on sait que, en raison du retard de la conscience sur l’évolution sociale, nombreux sont ceux qui confondent ethos culturel et conviction intime, se disant toujours être catholique, ou musulman, ou juif… alors qu’ils affirment par ailleurs ne plus croire en Dieu.

Et puis, à l’heure où la démocratie parlementaire tant vantée a succédé à la tyrannie féodale bénie par l’Église, il faut bien que le centre de gravité de l’abrutissement des masses se soit lui aussi déplacé des illusions de la religion à celles de la démocratie parlementaire. Désabuser les peuples, aujourd’hui, ce serait donc plutôt dénoncer et déconstruire les mécanismes par lesquels on fait accroire que notre société, cette machine à créer de la misère et de l’exclusion, est le meilleur des mondes possibles : qu’il est indépassable et le seul dans lequel les malheureux ont à espérer être heureux, non plus dans les Cieux mais sur Terre cette fois.

Mais pourquoi promouvoir l’athéisme ?

Pourquoi se revendiquer athée ? Et non, prudemment, agnostique ? C’est que l’agnosticisme, cédant à la nécessité consensuelle d’un doute qu’il est de bon ton de se réclamer au sujet d’un Dieu que l’on sait pourtant ne pas être, apparaît le plus souvent comme une forme honteuse encore de l’athéisme, évitant le reproche de « dogmatisme ». Mais l’athéisme, contrairement à ce qu’en disent ses détracteurs (Frédéric Lenoir par exemple) ne peut être un dogme. Multiple et varié dans ses formulations, conception sociale et idéelle transversale de tant d’opinions politiques aussi, il se contente d’affirmer que Dieu n’est pas et que, comme le disait Jean Meslier, ce bon curé, « les religions ne sont que des inventions humaines ». Où est le dogme là-dedans ?

Tout simplement, l’athéisme s’inscrit dans cette démarche qui vise à renouer avec ce qu’est l’homme à sa naissance. Athée l’homme. Athée l’humanité originelle aussi ! C’est ensuite seulement que les hommes ont créé des dieux, puis leur Dieu. Mon chat n’y croit pas, lui. L’enfant n’y croit pas plus avant qu’on lui inculque la foi, c’est-à-dire la croyance en ce qui n’est pas croyable.

Il y a tant d’arguments à avancer pour contredire celle-ci, je me contenterai, la place manquant, d’avancer celui-ci : comment, s’il existait, un Dieu pourrait-il avoir eu l’idée d’énoncer des préceptes moraux, purement humains d’ailleurs, et dont beaucoup sont ridicules, alors même qu’il aurait, rien que pour les hommes, créé un univers qui compte, exclusivement dans ce que nous pouvons en observer, on le sait maintenant, pas moins de 10²³ étoiles ? Et pourquoi, si tardivement au regard de la si longue histoire de l’humanité ? Faudrait-il encore que l’on accorde à ce Dieu considéré comme infiniment sage d’avoir été aussi « infiniment mégalo », contredisant ainsi au passage le fait qu’il soit considéré comme infiniment sage ? En regard, l’athéisme est un modèle de sobriété, à mille lieues de là !

Les croyants s’étonnent toujours quelque part de ce que l’on puisse être athée, mais ce qui est surprenant est que l’on puisse croire en Dieu. Et à travers tant d’innombrables religions ! Un Dieu unique, s’il existait, permettrait-il que l’on en vénère d’autres ? L’athéisme ne s’embarrasse pas de ces contradictions. Il affirme que Dieu n’est pas, simplement. Posément, paisiblement, sans qu’il soit ici besoin de brûler ce que l’on a adoré – l’aurait-on adoré. Sans hargne non plus. Loin de l’acharnement aussi avec lequel certains laïques, confondant trop facilement le phénomène religieux lui-même avec ses effets, s’en prennent, au travers de ce qu’ils considèrent comme des « signes manifestes de religiosité », aux croyants eux-mêmes.

À l’inverse, parce qu’elle est sereine et ferme, la critique athée des religions est toujours empreinte du plus grand respect humain pour ceux dont la foi est un héritage social ancré dans leur conscience tout autant que le réconfort, comme disait l’autre, de « la créature accablée par le malheur », dans ce « monde sans cœur » et dans cette « époque sans esprit ».


Cet article est une version légèrement complétée de celui qui a été publié sous le même titre dans Espace de Libertés, févr. 2017, n° 456.

Tags : athéisme laïcité religion sens de la vie

La laïcité face à la radicalisation islamiste

Posté le 29 décembre 2016 Par ABA Publié dans Laïcité 1 Commentaire
Barbara Mourin

Au-delà de ce qu’en disent leurs auteurs, une analyse des actes terroristes perpétrés au nom de l’islam qui se déploierait dans toute sa complexité fait cruellement défaut dans les médias mainstream, comme si la lecture exclusivement culturo-religieuse expliquait tout, offrant encore cet « avantage » de dédouaner la société dans son ensemble d’une auto-introspection critique.

S’il y a bien actuellement trois grilles de lecture à l’œuvre pour tenter de comprendre ce qui se joue, une seule d’entre elles questionne plus globalement le fonctionnement de nos sociétés, ses dérives et ses manquements ; les deux autres, soit ciblent une « communauté » plus imaginaire que réelle, soit cherchent dans la fragilité psychologique des auteurs l’unique explication de leur passage à l’acte.

Une première grille essentialiste

La lecture « essentialiste » signe le retour d’une vision de l’humanité hiérarchisée, avec des sociétés humaines définies dans leur rapport à l’état de développement culturel et social dans lequel sont confortablement installés ceux qui s’autoproclament « civilisés », en opposition aux « barbares » et « sauvages ».

Cette grille d’analyse fait la part belle au constat d’incompatibilité « naturelle » entre deux modèles « culturels » ayant fondé des « civilisations » dont l’une se serait construite sur base de valeurs nobles et universelles, tandis que l’autre ne serait le résultat que de guerres sanglantes, écrasant ses minorités sous le poids de sa domination.

S’appuyant sur le mythe des racines « judéo-chrétiennes » de l’Occident, cette réécriture de l’histoire a permis « à l’Occident libéral et capitaliste en lutte contre un Orient marxiste et totalitaire » d’aboutir à

une vision d’un Occident défini par ses racines religieuses paradoxales en lutte non moins acharnée contre un Orient, cette fois, musulman et non moins antilibéral, aux tendances totalitaires et pratiquant la subversion d’un terrorisme transnational inspiré par l’islam1.

Depuis le 11 septembre 2001, la thèse du « choc des civilisations » a repris le devant de la scène médiatique, politique… et populaire. Il y aurait impossibilité de cohabitation entre l’Occident et le monde musulman. Le racisme, toujours bien présent, prend ainsi une nouvelle forme : l’étranger n’est plus inférieur, il est menaçant et envahissant. Ce nouveau racisme ne cible plus les origines ethniques, mais les appartenances culturelles et religieuses. Les musulmans, invisibilisés dans une représentation hétérodéterminée floue, disparaissent derrière les représentations effrayantes de prêcheurs haineux et violents, ou derrière les atrocités commises au nom de l’islam.

À ce tableau peu flatteur vient s’ajouter le fantasme de l’envahissement, du projet caché de l’islam dont le but final serait de conquérir et convertir le monde occidental. Le sentiment d’invasion démographique, culturelle et politique est très présent en Europe : « Plus de 40 % des Européens pensent que les musulmans représentent une menace pour l’identité de leur pays ; près de 50 % sont opposés au port du foulard en rue et à la construction de mosquées »2.

Le climat actuel de crainte du terrorisme est propice à la mise en place de mesures sécuritaires liberticides pour tous mais d’abord pour les citoyens de confession musulmane. L’argument sous-jacent à cette dérive est un présupposé de « risque », qui va jusqu’à l’application « préventive » de certaines mesures : refus d’habilitations de sécurité nécessaires à certains métiers, arrestations arbitraires, interdictions de quitter un certain périmètre… L’État, glissant dangereusement vers l’encouragement de la dénonciation, décomplexe les appels à la haine et aux passages à l’acte violents envers les musulmans.

Ainsi, si cette grille d’analyse s’avère inopérante pour comprendre le phénomène de radicalisation, elle alimente les dérives populistes qui fleurissent dans les discours des hommes et femmes politiques, de droite comme de gauche. En France, en 2010, Marine Le Pen compara les prières dans la rue des musulmans à une « occupation » et y vit une menace pour l’intégrité culturelle de la France et pour la laïcité, confisquant dans la foulée cette valeur traditionnellement de gauche et l’amenant bien malgré elle opérer un virage à droite.

Une brèche dans laquelle se sont engouffrés des représentants politiques d’autres partis français : par exemple, Nicolas Sarkozy demandant aux députés de son parti reçus à l’Élysée : « Quelles sont les limites que nous mettons à l’islam ? Il n’est pas question d’avoir une société française qui subirait un islam en France » ; ou, pour le PS, Benoît Hamon déclarant sur BFM-TV que les prières de rue « ne sont pas tolérables beaucoup plus longtemps », qu’« il n’y a aucune raison que la laïcité ne soit pas garantie » et que, « par conviction laïque, il me paraît inacceptable qu’on se retrouve dans cette situation ».

On le voit, l’instrumentalisation de la laïcité, à laquelle nous nous devons d’être vigilants, n’est bien ici qu’une raison supplémentaire pour rejeter cette grille de lecture aux relents racistes.

Une deuxième grille psychologisante

L’analyse psychologisante, si elle présente un intérêt certain, ne peut, quant à elle, expliquer seule les « dérives radicalistes ». Se limiter à une tentative de compréhension centrée sur le parcours individuel expose en effet au risque de renforcer une analyse simpliste de ce phénomène multiple et complexe : il n’existe pas un profil type de djihadiste, Daech développe une véritable idéologie politique et certains combattants partent en Syrie ou ailleurs pour rejoindre une cause qu’ils estiment juste. Le dossier du quotidien Le Monde3 permet de prendre la mesure de la complexité de cette situation, qui doit être replacée dans une perspective historique, culturelle et géopolitique.

Cependant, si la radicalisation n’est pas seulement une réponse individuelle aux discriminations subies, ni exclusivement l’expression de l’adhésion à une cause politique pensée juste, l’intérêt de cette grille d’analyse « psychologisante » réside dans le fait de se distancier de la lecture essentialiste, en interrogeant également les parcours des jeunes « convertis », très nombreux à prendre les armes au départ de la Belgique.

L’analyse d’Olivier Roy4, par exemple, qui emploie la formule d’« islamisation de la radicalité », permet de sortir d’une lecture réductrice et inclut dans sa réflexion l’intérêt d’une approche sociopsychologique. Il y voit un phénomène générationnel plus global et observe que les convertis « de souche » représentent 25% des radicaux à la fin des années 1990, ce chiffre ne cessant d’augmenter. Ceux-ci n’ont jamais souffert du racisme ou de l’exclusion. Leurs semblables de la « deuxième génération » sont quant à eux parfaitement « occidentalisés » : avant leur basculement dans la radicalité, ils ont partagé la culture des jeunes de leur âge, bu de l’alcool, fumé et dragué les filles en boîte.

C’est donc ailleurs que dans la révolte contre des discriminations subies qu’il faut chercher les causes de leur engagement. Pour Olivier Roy elles résident essentiellement dans un commun conflit de générations, car ces jeunes

ne veulent ni de la culture de leurs parents ni d’une culture « occidentale », devenues symboles de leur haine de soi. La violence à laquelle ils adhèrent est une violence moderne, ils tuent comme les tueurs de masse le font en Amérique ou Breivik en Norvège, froidement et tranquillement. Nihilisme et orgueil sont ici profondément liés.

Et une troisième grille, plus complexe, plus satisfaisante aussi

Une troisième voie, qui déploie l’analyse de ce phénomène dans toute sa complexité, nous semble plus pertinente. Dans l’édition de février 2015 du Monde Diplomatique, Benoît Bréville5 lance un appel à la réflexion et à l’autocritique :

La mobilisation contre la violence ne pourra être féconde si on ignore le terreau, social avant tout, qui la nourrit. Attisée par les interventions étrangères au Proche-Orient, la radicalisation des jeunes djihadistes s’effectue aussi dans une Europe qui s’éloigne de l’esprit des Lumières en laissant prospérer les préjugés et les discriminations, en premier lieu contre les plus démunis.

Farhad Khosrokhavar6 propose d’examiner les divers aspects de ce phénomène qui touche, notamment mais pas exclusivement, certains jeunes Européens. La faillite de nos sociétés, impuissantes à donner du sens, à transmettre et à s’adresser aux populations en tant que citoyens et non en tant que consommateurs, peut-elle expliquer les passages à l’acte violents, allant jusqu’à la destruction de soi ? Les stigmatisations, assignations sociales et discriminations subies et transmises de générations en générations, sont-elles les braises sur lesquelles souffle le vent de Daech ? N’est-il pas temps de se pencher sur le sort de ces jeunes générations et en particulier des jeunes hommes qui vivent des situations de précarité et d’exclusion ? Comme le note Édouard Delruelle :

encore un bel exemple d’obnubilation-dénégation : on se focalise sur les jeunes femmes qui veulent porter le foulard à l’école ou au travail, mais on ne parle jamais de leurs frères qui parfois n’ont ni diplôme ni travail, qui sont en situation de complet décrochage au point de devenir inintégrables sur le marché de l’emploi. C’est une vraie bombe à retardement, qui risque de déboucher sur des émeutes que l’on qualifiera d’ethniques, alors qu’elles seront sociales.7

Et la laïcité dans tout ça ?

Enfin, je ne peux conclure sans évoquer le risque d’instrumentalisation de la laïcité dans les débats actuels, en France comme en Belgique. Port du voile à l’école, inégalités hommes-femmes, neutralité de l’espace public, nécessité de « sauver nos valeurs », intégrisme, communautarisme, invasion religieuse… dans chacun de ces débats, la laïcité est évoquée et convoquée comme rempart contre la prétendue « islamisation » de la société.

Il semble difficile aujourd’hui de concevoir que les citoyens de confession musulmane qui revendiquent le droit d’exercer leur culte le fassent au nom de leur pleine citoyenneté, dans des États qui protègent la liberté de croire. La laïcité instrumentalisée, « droitisée », au service d’un projet visant à restreindre les libertés individuelles et à imposer un mode de pensée prétendument « dédogmatisé » ne fait que renforcer le repli communautaire, l’incompréhension mutuelle et le sentiment de révolte.

Les tensions se cristallisent notamment autour de la question du port du voile, perçu, à tort ou à raison comme un instrument de soumission des femmes. Ces tensions sont aussi l’expression d’un clivage, dans la perception européenne, entre une modernité occidentale et un archaïsme des communautés musulmanes. Évitons le piège de l’essentialisation, qui enferme les musulmans dans le rôle des derniers représentants de l’oppression des femmes dans la société !

Les défenseurs de la laïcité politique, athées ou non, doivent relever collectivement le défi de restaurer cette valeur dans sa dimension démocratique, progressiste et humaniste. La laïcité « historique », en France comme en Belgique, a vu dans l’affranchissement de la société face au pouvoir du religieux un enjeu démocratique essentiel. Veillons à ce qu’elle ne devienne pas ce qu’elle rejette avec force : l’argument pour plus d’inégalités et moins de libertés individuelles.

Indissociable d’un projet de société véritablement égalitaire, la laïcité comme l’athéisme doivent permettre de faire progresser nos démocraties. Car, comme l’a rappelé Nacira Guénif lors de son récent passage en Belgique :

C’est ça la démocratie : c’est apprendre à vivre avec les gens avec lesquels on n’a aucune affinité, et pour lesquels on n’a aucune sympathie. Si nous parvenons à faire ça nous aurons réussi à faire vivre un petit peu plus une démocratie qui pour le moment semble s’éloigner de nos horisons à mesure qu’elle est amenuisée par des mesures sécuritaires et des politiques liberticides.8


Notes

  1. Georges Corm, Pour une lecture profane des conflits. Sur le « retour du religieux » dans les conflits contemporains du Moyen-Orient, La Découverte, 2012, p 116.
  2. Édouard Delruelle, « Le racisme nouveau », Politique, n° HS 22, octobre 2013, p15
  3. Le Monde (Hors Série), Djihadisme. Cent pages pour comprendre, en collaboration avec France Info.
  4. Voir à ce sujet l’article d’Olivier Roy, « Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste », dans Le Monde du 24 nov. 2015.
  5. Benoît Bréville, « Attentas de Paris, l’onde de choc. Islamophobie ou prolophobie ? », Le Monde Diplomatique, Février 2015, p 13 et 17
  6. Voir notamment, de Farhad Khosrokhavar, Radicalisation (éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2014).
  7. Édouard Delruelle, « Le racisme nouveau », Revue Politique, n° HS 22, octobre 2013, p15.
  8. Intervention de Guénif Souilamas lors du colloque PAVEE : Vivre ensemble égalitaire et exercice de la citoyenneté, quels leviers, quels freins ?, le 22 oct. 2016. Synthèse filmée disponible sur le site de Picardie Laïque : www.picardie-laique.be
Tags : laïcité radicalisation terrorisme

Être intact de Dieu

Posté le 9 novembre 2016 Par ABA Publié dans Humanisme Laisser un commentaire
Raoul Vaneigem

Il y a quelques mois, j’avais proposé un article à la revue L’Athée, qui l’a publié dans sa « newsletter » (en français : sa « lettre de nouvelles »), c’était un papier intitulé : « Enquête sur un athée : Carlo Levi (Peintre et écrivain antifasciste) ». Je me proposais d’opérer une nouvelle fois de pareille manière et de mettre à la question Raoul Vaneigem, que je soupçonnais fort d’avoir des choses à dire sur le sujet.

Raoul Vaneigem ? Certains connaissent assez bien son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967), dont on n’a pas encore pris la mesure et qu’on avait repoussé dans les brumes où l’on croit encore pouvoir noyer les semences qui s’étaient lancées dans les airs en 1968.

Cependant, le Traité est, à mon sens, une des clés de l’interprétation de notre monde et d’une compréhension des choses qui aide à vivre. Pourtant, on ne le lit pas plus qu’il y a dix ou quarante ans et comme hier ou avant-hier, si ce n’est pas une faute, c’est une erreur.

Donc, une enquête, c’est dans l’air du temps. Ainsi, une enquête sur Carlo Levi se justifiait : Carlo était mort (en 1975) et ne pouvait plus écrire lui-même. Elle renvoyait aussi à d’autres interrogatoires pratiqués sur le dénommé Levi (et d’autres) par l’OVRA (Organizzazione di Vigilanza e Repressione dell’Antifascismo) dans les années suspectes.

Mais Raoul Vaneigem ? Je savais qu’il avait écrit mille propos à propos des Dieux et des religions. Il avait (notamment) établi et préfacé une édition de L’Art de ne croire en rien (2002) et un essai intitulé : De l’inhumanité de la religion (2000). J’avais de quoi faire. Je m’étais donc préparé à écrire la scénette où le témoin Vaneigem Raoul, né à Lessines, aurait répondu de Raoul Vaneigem, face aux Dieux et à leurs absences.

Cependant, me dis-je, Raoul est bien vivant ; par Dieu, il goûte encore aux bonheurs de la vie. Il serait bon de connaître son avis ; c’est la moindre des choses.

Je lui ai donc demandé son avis. Préférait-il une sorte d’interrogatoire ou dirait-il lui-même ? J’étais sûr de sa réponse.

Il a donc eu la gentillesse de me décharger de la tâche pénible de l’interrogatoire, qui aurait donné quelque chose comme : « Vaneigem, êtes-vous athée ? etc. »

Il a heureusement convenu de développer lui-même cet « Intact de Dieu ». La gageure lui plaisait. Quelques semaines, entrecoupées de mille autres choses, et son texte arrivait sur mon écran.

En plus, cadeau somptueux, Raoul Vaneigem joignait à son texte, une chanson et une photo.

Mais une chanson nécessite un texte qu’il faut pouvoir lire ; il serait donc aussi bien d’aller voir « La vie s’écoule, la vie s’enfuit » dans les Chansons contre la Guerre, où on trouve la chanson et des versions en italien, grec, espagnol, portugais, allemand, anglais.

Ainsi Parlait Marco Valdo M.I

Toute définition m’insupporte. Pour la simple raison qu’elle réduit la complexité du vivant à un cadre et lui assigne l’étiquette d’un objet à ranger. C’est de cette réticence que participe ma répugnance à me proclamer athée.

Être athée, c’est prendre position contre un Dieu qui n’existe pas. C’est par conséquent lui prêter une consistance dont il est dépourvu. Certes, cette inexistence est niée par des millions d’hommes et de femmes : ils s’agenouillent devant une entité fantasmatique que William Blake nomme « Grand papa personne. » Sur quoi repose l’imposture qui accrédite la présence, dans un coin invisible de l’univers, d’un Horloger transcendantal réglant le cours des vies et des planètes ? Sur le joug de la servitude qui pèse sur les nuques et les consciences, les contraignant de s’incliner. La Boétie l’avait déjà compris au XVIe siècle. Cessez, recommandait-il, de vous prosterner devant un pouvoir, de vous abaisser devant une autorité, de vénérer les vérités d’une époque, que l’époque suivante va s’empresser de rejeter ! Dès lors, c’en sera fini des maîtres et des Dieux qui les cautionnent. Tels des remugles chassés par le vent de la liberté, ils disparaîtront. Quel piètre alibi, quelle curieuse façon « d’être ailleurs » que de s’enorgueillir de nier Dieu tout en continuant de s’aplatir devant toutes les tyrannies individuelles, familiales, sociales, dont il est le symbole !

Agnostique ? Je ne suis pas davantage. Je ne patauge pas dans le scepticisme qui oscille entre le « peut-être oui » et le « peut-être non. » La mollesse de l’option aboutit à l’escroquerie du pari de Pascal, dont le tripot est géré par des croyants en mal de foi.

Suffit-il d’être laïc ? Hitler, Staline, Mao, Polpot, Ben Ali l’étaient aussi (*). La belle différence entre les contempteurs de Dieu – qu’ils se divinisent eux-mêmes ou non – et les culs bénits, les serpents de bénitiers, les prêcheurs d’évangiles avec leur zèle d’inquisiteurs ! Pouvoir laïc et pouvoir religieux rejouent la farce du sabre et du goupillon, le guignol où temporel et spirituel se malmènent pour s’arroger le droit de maltraiter le peuple.

La seule formule qui me convienne est celle de Prévert : « J’ai toujours été intact de Dieu. »

Dieu est un produit de la séparation que le système d’exploitation de l’homme par l’homme a introduite dans l’individu et dans la société. Non seulement, au nom de la frénésie laborieuse, l’obligation de travailler refoule la propension à jouir, mais elle établit dans le corps social et dans le corps de chacun une distinction hiérarchique entre la fonction intellectuelle, exercée par la tête – par le chef – et la fonction manuelle, tenue à l’obéissance en tant que matière vile.

Dans la même foulée, je m’autorise à compisser l’esprit. Le spirituel exerce une tyrannie intérieure qui s’emploie à dompter, à contrôler, à réprimer le corps pour le mettre au travail. Son pouvoir découle d’un système économique qui impose les lois et les réflexes de la prédation à des êtres déshumanisés, jetés dès leur naissance dans une jungle sociale où ils n’ont d’autre choix que de lutter pour survivre comme des bêtes.

L’esprit résulte d’une structure du corps calquée sur l’organisation hiérarchique qu’instaurent les Cités-États. Celles-ci, inconnues dans les civilisations pré-agraires, apparaissent avec le développement intensif de l’agriculture au néolithique tardif. Cette dictature de l’angélisme sur la bestialité empêche l’homme de suivre son évolution naturelle et de devenir un être humain. Les Dieux sont nés de mutilation subie par l’homme mis au travail et dépouillé de sa véritable spécificité : la création d’un mode de vie en osmose avec un milieu naturel qui lui devienne favorable. L’esprit et les Dieux, qui en sont l’émanation, ont fait des hommes des handicapés auxquels la religion n’a aucune peine à vendre ses béquilles.

Ces handicapés, fabriqués par le joug oppresseur de l’économie prédatrice, n’espérez pas les aider à marcher en leur ôtant brutalement ce qui sert de soutien à leur démarche claudicante. La plupart ont besoin de prothèses et de rênes. C’est pourquoi, il n’est pas de troupeau social qui n’acclame son boucher.

« Écrasons l’infâme ! » proposait Voltaire. Expliquez-moi comment écraser une religion dont les sectateurs lèchent le talon de fer qui leur brise le cou ? La religion se nourrit de la souffrance, le sacrifice constitue son fonds de commerce, le martyre la fortifie. Songez aussi que les bourreaux qui se repaissent de la charogne des curés sont suspicieux et lorgnent aussi vers vous. Le pouvoir qui musèle un pouvoir concurrent ne tarde guère à museler ceux qui s’adonnent aux libertés du vivant. Avis à qui prône la guérilla et la lutte armée contre les mafias financières et contre l’État répressif, qui est à leur botte !

Je n’ai nul besoin de guide pour me déterminer. Le sens que je donne à la vie, c’est la vie elle-même. Ce que je regarde ici comme une banalité fondamentale n’est pas encore familier, loin s’en faut, à qui demeure étranger aux richesses qu’il a en lui. Cela changera. Depuis des millénaires, nous courbons la tête et le reste sous le joug de maîtres qui s’autorisent d’une Entité fantasmatique et extra-terrestre pour amasser argent et pouvoir. Et pour aboutir à quoi ? À crever misérablement dans les latrines du profit en se vidant de leur substance vivante, en se privant du plaisir incomparable d’être humain. Il faudra bien que, dans les brasiers de l’absurde destruction qui ravage la terre, s’impriment en lettres de feu les mots de Loustalot : « Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. Levons-nous ! »


* NDLR : On ne saurait mieux illustrer l’extrême variété d’emploi des mots « laïc », « laïque », « laïcité ». N’est-il pas attesté par des milliers de cas dans la presse occidentale de parler de « laïque » à propos de Saddam Hussein, Hafez el-Assad… ou Ben Ali ?

Tags : agnosticisme athéisme laïcité sens de la vie

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