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Archives par mot-clé: libre arbitre

Déterminisme et libre arbitre en sociologie

Posté le 30 mars 2021 Par ABA Publié dans Philosophie, Sociologie Laisser un commentaire

Marc Jacquemain

L’opposition entre déterminisme et libre arbitre n’est bien sûr pas une question scientifique que la sociologie serait en mesure de trancher. Ce n’est d’ailleurs, en l’état actuel de nos connaissances, pas une question scientifique du tout : c’est une question métaphysique, préalable à toute recherche empirique. La sociologie a construit dans son histoire des théories marquées plutôt par un pôle et des théories marquées plutôt par l’autre. Le texte qui suit tente de résumer, aussi simplement que possible, comment la sociologie a « traduit » cette opposition dans son propre langage, et quels en sont les enjeux.

Pour ancrer la réflexion, je souhaite l’introduire par un petit exemple concret. Il y a quelques années, je découvre, dans un quotidien belge francophone de référence, un résumé d’une recherche sociologique portant sur les raisons qui amènent un nombre élevé – sans doute croissant – de parents d’élèves non croyants à choisir l’école catholique dans une société belge francophone pourtant largement sécularisée. Il s’agit d’une recherche s’inscrivant dans une tradition bien balisée en sociologie et qui s’efforce, à partir d’entretiens, de reconstruire les raisons du choix telles que données par les parents en question. Le quotidien qui évoque cette recherche a fait de la présentation « balancée » des thématiques de société une sorte de marque de fabrique. Il va donc interroger ensuite un sociologue issu d’une autre université, lequel fait immédiatement remarquer que l’école catholique et l’école publique attirent des élèves provenant de milieux sociaux différents et ne sont pas face aux mêmes contraintes. Il s’agit donc d’une réponse qui s’intègre dans une tradition sociologique opposée mais tout aussi classique, qui s’inquiète des causes sociales d’un état de fait plutôt que des raisons données par les acteurs. Et cette analyse vient nuancer l’image « idyllique » de l’école catholique, sans pour autant contester les résultats de la recherche précédente.

Les deux explications présentées ont chacune leur pertinence, mais elles ne se situent pas sur le même plan. La première met en évidence un certain nombre de raisons du choix des parents. La seconde replace ces choix dans le contexte des déterminations sociales où ils se situent. Aucun sociologue, je pense, ne serait prêt à éliminer totalement un des deux points de vue, mais ils ne sont pas nécessairement faciles à articuler et la plupart des travaux sociologiques penchent plutôt d’un côté ou de l’autre. L’idée de « choix », centrale dans les sociologies à connotation plus individualiste, nous évoque bien sûr assez naturellement l’idée de libre arbitre. La dimension déterministe consiste à rappeler que les choix que nous posons ne peuvent jamais être isolés d’un contexte de déterminations sociales multiples.

Toute l’histoire de la sociologie est caractérisée par un « balancement » entre ces deux logiques explicatives.

Ce mouvement de balancement, j’aimerais le présenter schématiquement à travers trois moments de l’histoire de la sociologie européenne et principalement française : la fondation de la sociologie comme discipline autonome à la toute fin du 19e siècle, l’opposition entre structuralisme et individualisme dans les années 1970 et, pour terminer, le moment contemporain à partir de deux petits livres très récents qui présentent chacun un des points de vue, de manière ramassée.

Les pères fondateurs

Le premier moment figure dans tous les manuels de sociologie de première année, à travers l’opposition classique (et qui serait certainement à nuancer) entre deux des pères fondateurs avérés de la discipline : le Français Émile Durkheim (1858-1917) et l’Allemand Max Weber (1864-1920). Ils sont contemporains puisqu’ils ont écrit leurs principaux travaux entre les dernières années du 19e siècle et la fin de la première guerre mondiale, mais ils ont posé des choix épistémiques différents qui, depuis, incarnent en sociologie (avec un vocabulaire différent) l’opposition entre déterminisme et libre arbitre qui nous occupe aujourd’hui.

On rangera évidemment Durkheim du côté du déterminisme. Dans un court texte que lisent presque tous les étudiants, Les règles de la méthode sociologique (1895), Durkheim nous dit qu’il « faut considérer les faits sociaux comme des choses[1] ». Cette déclaration apparemment banale rompt pourtant avec les analyses antérieures du social : ce que Durkheim veut dire, c’est que le monde social nous est a priori aussi opaque que le monde naturel. Nous pensons en avoir une connaissance intuitive, de l’intérieur, parce que nous y évoluons constamment, mais cette « connaissance » naïve est très souvent défectueuse : il nous faut étudier les phénomènes sociaux comme des objets extérieurs à nous, de la même façon que nous étudions les planètes ou les réactions chimiques, en somme. Le social transcende les comportements individuels et il ne peut s’y ramener, ce qui justifie la création d’une science spécifique du social, distincte de la psychologie.

À l’opposé de Durkheim, on trouve Max Weber, pour qui l’analyse des phénomènes sociaux passe d’abord par la reconstruction des raisons subjectives qui expliquent les actions des individus. Son texte le plus célèbre, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme[2], met en œuvre ce postulat épistémique. Max Weber y montre comment le développement du calvinisme et du capitalisme se sont mutuellement renforcés en Europe. Mais, à l’inverse de Durkheim, il s’appuie, pour expliquer cette relation entre phénomènes sociaux, sur les raisons qu’ont les acteurs d’agir comme ils le font. Si les calvinistes s’investissent de manière vigoureuse dans « l’entreprenariat » (dans la terminologie contemporaine), c’est parce que leur croyance religieuse leur dit que seule la grâce divine peut leur obtenir le paradis, mais Dieu est muet sur qui a la grâce ou pas ; les protestants sont donc soucieux de trouver dans leur réussite en affaires des signes de leur « élection » et y mettent toute leur énergie. L’épistémologie de Weber est résumée dans cet exemple : les phénomènes sociaux ne sont pas opaques, comme chez Durkheim, il faut les analyser en reconstruisant les raisons d’agir des acteurs.

Cette ligne de fracture entre les épistémologies de Durkheim et de Weber, que j’ai certainement forcée dans mon exposé pour la rendre bien visible, va se reconduire, avec de multiples sophistications et variantes tout au long de l’histoire de la sociologie. On voit qu’elle nous a amenés à donner un contenu plus précis aux mots « déterminisme » et « libre arbitre ». On pourrait dire que les conceptions déterministes sont celles qui privilégient les causes sociales qui font agir les humains : nous sommes en quelque sorte poussés dans le dos par des réalités qui nous transcendent et dont nous n’avons le plus souvent pas conscience. À l’inverse, les conceptions favorables au libre arbitre sont celles qui vont rechercher les raisons d’agir des hommes et des femmes. Dans cette optique, les actions humaines sont décrites non pas comme « poussées par des causes », mais comme « tendant vers un but », donc animées par des intentions. On appelle classiquement « actionnalistes » les théories qui mettent au centre de leurs préoccupations la reconstruction des intentions des acteurs.

Structuralisme, actionnalisme, inégalités scolaires

J’en viens à mon deuxième moment. Au début des années 1970, la sociologie française amorce un mouvement de renversement : dominée depuis vingt ans par des théories largement déterministes, dans le cadre de ce qu’on a appelé le structuralisme, elle va progressivement s’ouvrir vers l’actionnalisme (sous des formes diverses).

Je propose d’illustrer l’opposition à travers un exemple concret, très présent à cette époque : les théories de l’inégalité des chances scolaires.

La question de l’inégalité des chances scolaires a pour point de départ un constat banal, systématiquement confirmé par les recherches en sociologie de l’éducation, génération après génération : la réussite scolaire est fortement corrélée au niveau de ressources cognitives et financières du milieu familial et social dans lequel les enfants ont été éduqués. À l’époque dont je parle, (début des années 70), les statistiques disponibles montrent, par exemple, que la proportion d’étudiants universitaires parmi les enfants de cadres supérieurs peut être vingt à trente fois plus élevée que parmi les enfants issus du milieu ouvrier. L’observation appelle spontanément une explication déterministe : les ressources nécessaires à la réussite scolaire sont très inégalement réparties entre les enfants issus de catégories sociales différentes. Ces ressources ne sont pas que financières, bien sûr, elles incluent la socialisation au langage de l’école, l’attention et la disponibilité des parents, la familiarité avec la culture « scolaire » au sein de la famille ou du groupe de pairs, tout ce à quoi pensera immédiatement le sociologue.

Mais il y a un deuxième phénomène qui est plus difficile à expliquer en termes de ressources disponibles. Dans la masse, il y a évidemment un nombre significatif d’élèves issus de milieux défavorisés qui réussissent néanmoins correctement, voire occasionnellement, de manière brillante leur entrée en scolarité. Or, parmi les élèves qui réussissent bien, ceux qui viennent de milieux « pauvres », pour faire simple, abandonnent leurs études beaucoup plus tôt que les autres. La question est donc de savoir pourquoi, à réussite égale, les enfants de catégories sociales « inférieures » écourtent systématiquement leur parcours scolaire. Pourquoi, entre deux élèves qui font une bonne ou une très bonne scolarité, le fils ou la fille de cheminot a-t-il (elle) quand même beaucoup moins de chances d’entrer à l’université que le fils ou la fille d’ingénieur ? C’est sur ce point principalement que vont s’opposer théories déterministes et théories actionnalistes de l’inégalité des chances.

En France, la tendance dominante dans les années 60 est à une sociologie assez lourdement déterministe : le structuralisme. Mais c’est un structuraliste « dissident », si l’on peut se permettre cette expression, qui produit à l’époque les livres les plus remarqués sur l’école, en tous les cas dans le monde francophone : le sociologue Pierre Bourdieu. L’œuvre de Bourdieu, qui déborde très largement la question de l’école, est très riche, complexe et extrêmement commentée. Je me limiterai ici à rappeler son concept d’« habitus ». Dans un monde social qu’il définit comme un système de champs structurés par des rapports de domination, l’habitus est l’ensemble des « dispositions à agir » dont une personne hérite de par sa socialisation. Ces « dispositions incorporées » sont spécifiques à un champ et à la situation de dominant ou de dominé. En schématisant à l’extrême, le concept d’habitus permet de répondre à la question posée plus haut : pourquoi, à réussite égale, les enfants de milieu défavorisé abandonnent-ils bien plus tôt leurs études que les enfants de milieu favorisé. C’est parce que leur socialisation a produit, dans le champ de l’école à tout le moins, un « habitus de dominés » : leur expérience les amène à penser que « l’école, ce n’est pas pour eux » et que, de toutes façons, ils n’en maîtriseront jamais vraiment les codes, mêmes s’ils réussissent bien au début. Ils ont en quelque sorte « intériorisé leur destin social » (c’est la formule même de Bourdieu). Le concept d’« habitus » a percolé dans toute la sociologie française, puis mondiale et Bourdieu est toujours aujourd’hui un des sociologues les plus lus dans le monde. C’est évidemment une sociologie à connotation déterministe.

Or précisément à la même époque, un jeune sociologue français qui a passé son doctorat aux États-Unis, Raymond Boudon, publie L’inégalité des chances[3] , un livre dont le projet à peu près explicite est de réhabiliter le paradigme actionnaliste à partir de l’exemple des inégalités scolaires. Si Boudon n’atteindra jamais la notoriété de Pierre Bourdieu, son ouvrage va influencer toute la sociologie ultérieure de l’éducation, jusqu’à aujourd’hui encore. Pour Boudon, le choix de poursuivre ou non des études doit être considéré comme une décision d’investissement : on s’engage dans un processus – coûteux en temps et en énergie – dans l’espoir d’en recevoir un return. Mais quelle est la nature de ce return ? Ce que les enfants, ou plus souvent, les familles, attendent d’un investissement scolaire, nous dit-il encore, c’est une possibilité de promotion sociale. Mais – et c’est là la clé du raisonnement du sociologue – la définition de la promotion sociale va évidemment dépendre de l’origine sociale de chaque étudiant. En clair, pour un enfant de cheminot, devenir instituteur, c’est déjà une promotion sociale, alors que pour un fils de haut magistrat, c’est un déclassement, ce que Boudon appelle une « démotion sociale ». La promotion sociale s’apprécie donc en termes de position sociale relative et pas absolue. L’auto-sélection des enfants d’origine modeste est donc une décision rationnelle : pour obtenir le même avantage relatif que les enfants d’origine aisée, ils ont besoin de faire moins d’études qu’eux.

On a donc bien, dit Boudon, une auto-sélection différentielle en fonction de l’origine sociale des élèves, mais elle ne s’explique pas par l’habitus, ou une quelconque forme de différence culturelle : le comportement de tous les élèves peut s’expliquer par le même calcul rationnel mais appliqué à des positions sociales de départ différentes.

L’enjeu de Boudon, dans cette étude qui restera séminale, n’est donc pas de nier l’existence de hiérarchies sociales. Il est de nier que la position de chacun dans cette hiérarchie sociale produise des différences de croyances, de rationalité, de valeurs, qu’elle produise ce que Bourdieu appelait des habitus différents.

La nature du déterminisme et du libre arbitre en sociologie

J’ai pris la peine de développer cet exemple déjà ancien parce que l’opposition entre Boudon et Bourdieu est devenue un peu l’archétype de l’opposition entre déterminisme et actionnalisme en sociologie. Elle renouvelle en quelque sorte l’opposition initiale entre Durkheim et Weber.

Mais surtout, cette opposition nous permet de cerner les différentes significations de ces deux termes dans notre discipline.

On le voit à travers l’exemple précédent, l’influence du contexte social peut s’exercer de deux manières sur les individus.

La première manière, c’est l’inclusion de l’individu dans son contexte social. Aucun sociologue, même le plus actionnaliste, ne pense le social comme un espace neutre et homogène. Les structures sociales préexistent aux actions individuelles, mais dans la perspective actionnaliste, elles ne sont que des paramètres des choix individuels. C’est explicitement la conception de Boudon dans « L’inégalité des chances » et c’est pourquoi il définit sa conception comme un « individualisme institutionnel ». Ce qui est le propre de tous les paradigmes actionnalistes, c’est finalement de mettre l’accent sur ce concept de « choix » : le poncif moraliste de tant de films américains « on a toujours le choix » résume sans doute assez bien l’ontologie sous-jacente à la plupart des conceptions actionnalistes. Certes, ce choix est plus difficile pour certains que pour d’autres, et la perspective de la sociologie est de montrer comment, placés dans des contextes différents, des individus peuvent être rationnellement amenés à poser des choix différents. Mais, en définitive, même avec ces contraintes, l’idée de « choix » reste l’atome logique de l’explication et c’est sans doute sous cette forme que le libre arbitre trouve sa place en sociologie.

Mais si l’individu est toujours inclus dans un contexte social déjà structuré, on peut défendre que le symétrique est aussi vrai : le social est présent dans l’individu lui-même. On pourrait à ce sujet citer la formulation de Bernard Lahire, disciple contemporain et partiellement hétérodoxe de Bourdieu :

le découpage individu/société est une sorte de tour de passe-passe théorique dans la mesure où, d’une part, la société n’est pas extérieure à l’individu (elle est aussi en lui) et d’autre part, l’individu fait bel et bien partie de ce qui est extérieur à lui [4].

Mais comment la société est-elle dans l’individu ? Sous la forme des « expériences socialisatrices passées des individus (on pourrait parler de ‘’ contraintes intériorisées ’’) à travers les expériences familiales, scolaires professionnelles, religieuses, politiques, etc. ». C’est sur cette deuxième forme de détermination sociale, le social dans l’individu, que l’opposition entre déterminisme et libre arbitre se joue en sociologie. Alors que les actionnalistes tendent à réduire au minimum la part de ces contraintes intériorisées dans leurs explications, les déterministes vont au contraire leur accorder un poids maximum.

Probablement la très grande majorité des sociologues se situent-ils entre ces deux pôles mais c’est bien, me semble-t-il, ces deux pôles qui définissent la question. Quels sont en définitive les enjeux de cette question ?

Libre arbitre et déterminisme : les enjeux

Le premier enjeu est épistémique : comment comprendre au mieux le phénomène social que l’on étudie ? Dans l’exemple cité de « L’inégalité des chances », on voit la stratégie épistémique de Raymond Boudon : il montre que l’on peut construire un modèle théorique dans lequel des acteurs rationnels, agissant dans un monde déjà socialement structuré, reproduiront les inégalités scolaires que l’on observe au travers des statistiques. Il n’est donc pas nécessaire de supposer une notion comme l’habitus, qu’il considère comme lourdement déterministe. Les sociologues plus centrés sur les effets déterminants de la socialisation vont au contraire tenter d’interroger les représentations des enfants et des parents, pour montrer qu’on découvre bien quelque chose de l’ordre d’un « destin social intériorisé ».

L’enjeu épistémique concerne donc la manière de construire une « bonne explication » : pour les actionnalistes, une explication qui ne rend pas compte de la rationalité des acteurs sera considérée, au mieux, comme incomplète, au pire, comme incompréhensible. Pour les sociologues plus centrés sur les déterminismes sociaux, une explication qui ne rend pas compte des effets de socialisation sera considérée comme une illusion totalement déconnectée du réel social.

Mais il y a un deuxième enjeu épistémique : à savoir le rapport aux sciences de la nature, qui constituent ce que l’on appelle généralement « la science » sans autre qualificatif. Dans les sciences de la nature, il n’existe que des explications causales. La nature n’a pas d’intention, de volonté, elle ne calcule pas et ne choisit pas. Toute l’évolution des sciences de la nature depuis plus de trois siècles a été de rejeter l’idée d’intention ou de finalité hors du domaine de la science, comme en témoigne le dernier front encore actif aujourd’hui, celui de la théorie de l’évolution : les biologistes dans leur quasi-totalité y combattent sans relâche la théorie de l’« intelligent design », ultime tentative pour doter la nature d’une intentionnalité. En sociologie, le déterminisme se situe donc dans une volonté de continuité avec l’épistémologie des sciences de la nature et il revendique assez souvent l’unité de la science. L’actionnalisme, au contraire, entérine la rupture des sciences de l’humain avec le reste des sciences puisqu’il s’appuie largement sur les notions de choix et d’intention. Il revendique donc une exceptionnalité pour l’homme, dont le comportement doit être expliqué par des intentions, des raisons, des choix, toutes entités incompatibles avec le mode d’explication en sciences naturelles[5].

Enfin, on ne peut pas comprendre la reconduction de cette querelle (avec bien sûr toute une série de positions intermédiaires) si on ne prend pas en compte les enjeux politiques de l’opposition. En sociologie, ces enjeux politiques sont pratiquement impossibles à éliminer, puisque précisément, il n’y a pas de consensus sur les fondements épistémiques. Mais dans le cas de l’opposition entre déterminisme et actionnalisme, ils sont particulièrement complexes.

Mettre l’accent sur les déterminismes sociaux est historiquement le fait des sociologies critiques, qui considèrent que les sociétés humaines sont amendables parce que ce sont les mécanismes sociaux prioritairement qui produisent les effets de pouvoir, de domination, d’injustice, de violence. Et la sociologie critique considère également que son premier travail est de mettre au jour ces phénomènes de domination, de pouvoir, d’injustice, de violence. On peut clairement rattacher Bourdieu à cette école. Si nous sommes largement déterminés par notre socialisation, c’est la société qu’il faut changer. À l’inverse, considérer que c’est la logique de la rationalité individuelle qui produit tous les phénomènes négatifs cités donne une vision politique davantage « quiétiste » où, en définitive, les grandes visions de transformation sociale se heurtent aux constantes de la nature humaine : il est vain de vouloir changer la société, l’être humain étant ce qu’il est (doté notamment d’une rationalité « limitée »). Boudon est bien représentatif de cette logique. En politique, c’est ce que l’on pourrait appeler un libéral/conservateur.

Paradoxalement, peut-être, le déterminisme est donc rattaché au volontarisme politique transformateur, voire révolutionnaire parce qu’il identifie les maux de l’humanité dans le social. Pour améliorer le monde, il faut agir sur la société. Inversement, les théories actionnalistes renvoient davantage les humains à leur responsabilité personnelle et donc favorisent plus souvent le conservatisme social.

Un exemple contemporain : Bronner VS Lahire

Le fond politique de la querelle apparaît de manière tout à fait explicite dans le troisième moment que je voulais esquisser, celui de la sociologie française la plus contemporaine. Je m’appuierai pour ce faire sur deux petits livres, qui se répondent l’un à l’autre de manière ouverte, exprimant très bien cet enjeu politique.

Le premier ouvrage est celui du sociologue Bernard Lahire, professeur à Lyon, déjà cité plus haut, et s’intitule Pour la sociologie[6] avec comme sous-titre Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse ». Le second a été publié en 2017 par Gérald Bronner, professeur de sociologie à Paris-Descartes et Etienne Géhin, ancien maître de conférence à Nancy. Son titre est lui aussi sans équivoque : Le danger sociologique[7].

Bernard Lahire, dont j’ai déjà dit un mot, peut être considéré comme un héritier « non orthodoxe » de Bourdieu. Il en est un héritier en ce qu’il reprend le concept d’habitus, mais il est non orthodoxe parce qu’il insiste sur la multiplicité de nos socialisations et de nos expériences, qui font de notre habitus un système complexe, à la limite, singulier pour chacun d’entre nous. Dans l’introduction de Pour la sociologie , il annonce d’emblée la couleur :

La sociologie rappelle que l’individu n’est pas une entité close sur elle-même, qui porterait en elle tous les principes et toutes les raisons de son comportement. Par là, elle vient contrarier toutes les visions enchantées de l’Homme libre, autodéterminé et responsable. Elle met aussi en lumière la réalité des dissymétries, des inégalités, des rapports de domination et d’exploitation, de l’exercice du pouvoir et des processus de stigmatisation. Ce faisant, elle agace forcément tous ceux qui, détenteurs de privilèges ou exerçant un pouvoir quelle qu’en soit la nature, voudraient pouvoir profiter des avantages de leur position dans l’ignorance générale.

En face, dans Le danger sociologique, Bronner et Géhin répondent de manière explicite à l’extrait précédent :

En défendant cette thèse, qui est un fil rouge de ses travaux et qui doit beaucoup à Pierre Bourdieu, Bernard Lahire n’a nullement l’intention d’excuser le vol, le viol, l’homicide ou l’assassinat. Mais comment ne voit-il pas qu’à force de ne prendre la plume ou la parole que pour dire et redire que les actions de l’homme social sont des effets de système, de structure ou de culture, il donne objectivement raison à ceux qui pensent et disent, comme Manuel Valls, qu’en attribuant leurs actes à des causes qui leur sont extérieures, « la » sociologie fait preuve de beaucoup trop d’indulgence envers les voyous et les meurtriers.

On voit bien que l’opposition épistémique est directement (et explicitement) sous-tendue par une opposition politique : en faisant voir les déterminants sociaux des comportements déviants, la sociologie à connotation déterministe est accusée par Gérald Bronner et Etienne Géhin de vouloir dédouaner ces comportements. À l’inverse, Lahire peut accuser ses contradicteurs de vouloir occulter les conditions matérielles et institutionnelles qui pèsent très lourdement sur les « choix » que peuvent opérer les individus et donc, de favoriser l’ordre social inégalitaire.

À travers ces quelques extraits, je souhaitais montrer l’actualité de la querelle, au moins dans la sociologie francophone. Faut-il donc conclure définitivement que la sociologie actionnaliste est plutôt une sociologie de la défense de l’ordre social et la sociologie déterministe une sociologie de la critique sociale ? Je pense – à titre personnel – qu’il y a une évidente relation entre position épistémique et position politique. Boudon était un libéral conservateur et ne s’en cachait pas et c’est tout autant le cas de son élève Gérald Bronner (dont la position « rationaliste » se traduit d’ailleurs par une importante activité de conseiller en faveur de la « libre entreprise », bien décrite dans un ouvrage tout récent)[8]. Symétriquement, Bourdieu, comme ses principaux élèves, ont été très souvent mobilisés par les mouvements protestataires critiques du capitalisme ou de l’autoritarisme d’État. Cependant, on ne peut proposer sans nuance cette équivalence entre actionnalisme et conservatisme politique et social.

En effet, depuis un quart de siècle, on voit aussi se développer, contre le déterminisme sociologique, une critique venue de l’autre bord : en mettant à l’excès l’accent sur le poids des déterminations sociales, certaines conceptions peuvent en arriver à nier aux acteurs toute capacité à secouer ces déterminations et à « reprendre le contrôle », si on peut se permettre cette expression. Ces sociologies insistent sur la capacité d’agentivité des êtres humains en société, ce que les anglo-saxons appellent agency.

Insister sur cette agentivité des êtres humains, et notamment sur leur capacité de résistance au pouvoir, c’est aussi, d’une certaine façon, construire une sociologie de la critique sociale, mais qui met en avant moins les déterminismes que notre capacité à les secouer. Aborder cette question dépasserait toutefois largement le cadre limité de cette contribution.

Coda : l’inévitable pluralisme épistémique

On aura compris que cette manière de présenter le sujet de ce texte s’appuie sur une conviction épistémique personnelle forte : la sociologie ne peut pas trancher l’opposition entre déterminisme et libre arbitre. Ce n’est pas son rôle et elle n’a pas les outils pour le faire. Elle peut, par contre, construire des explications du monde social qui s’appuient plutôt sur l’un ou plutôt sur l’autre et il nous revient à tous et à toutes de juger de la pertinence et de l’efficacité de ces explications.

J’ai tenté de montrer, au travers de quelques exemples, le balancement de la sociologie – principalement française – entre les deux options avec leurs conséquences à la fois épistémiques et politiques. Pour ce faire, j’ai dû évidemment outrageusement schématiser ma présentation du champ sociologique. Mais au-delà des simplifications inévitables, ma conviction personnelle est que la sociologie et les sciences humaines en général ne peuvent fonctionner que sur une pluralité d’approches et qu’elles resteront fondamentalement différentes en cela des sciences de la nature.

La sociologie laisse donc une place au libre arbitre des êtres humains, mais une place fondamentalement cadrée par les déterminations issues de notre histoire, de nos expériences, de notre socialisation. Il faut toutefois rester lucide : si nous tenons à cette notion de libre arbitre, ce n’est pas de la sociologie que vient le danger principal. Ce sont les sciences cognitives et plus encore les neurosciences qui ont pour projet d’en finir avec l’acteur conscient et autonome et de le déclasser définitivement comme illusion. Mais comme je pense que les êtres humains ne peuvent pas vivre sans cette illusion, le jour où elle aura disparu, nous serons devenus autre chose que des humains.


Notes

  1. Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2013 (1895). ↑
  2. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2004 (1904). ↑
  3. Raymond Boudon, L’inégalité des chances, Paris, Hachette, Coll., Pluriel, 1985 (1973). ↑
  4. Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une culture de l’excuse, Paris, La Découverte, 2016. ↑
  5. Précisons que, dans la pratique, les débats sont souvent plus complexes, un certain nombre de sociologues tenant au principe de l’unité des sciences tout en admettant que cette unité n’est actuellement pas réalisable. ↑
  6. Bernard Lahire, op. cit. ↑
  7. Gérald Bronner et Etienne Géhin, Le danger sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2017. ↑
  8. Stéphane Foucart, Stéphane Horel, Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison, Paris, La Découverte, 2020. ↑
Tags : actionnalisme Boudon Bourdieu Bronner déterminisme Durkheim Lahire libre arbitre sociologie Weber

« Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard »[1]

Posté le 19 décembre 2020 Par ABA Publié dans Pseudo-sciences Laisser un commentaire

Pierre Gillis

Première page du manuscrit de Mallarmé

Première page du manuscrit de Mallarmé

Les platistes, les climato-sceptiques, les pourfendeurs de vaccins ont le vent en poupe, et leurs succès font des dégâts. L’antidote à ces perversions ne se trouve malheureusement pas en pharmacie, même avec une ordonnance en bonne et due forme. Mais l’inquiétude que ces succès suscitent provoque des réactions sous forme de vademecum, de mode d’emploi de pensée critique, de tuto, comme on dit aujourd’hui. Nous avons bénéficié d’une de ces interventions préventives, lors de notre colloque « Le grand bazar de l’irrationnel », en octobre 2019, de la part de Virginie Bagneux[2] : des biais perceptifs ou cognitifs à la submersion émotionnelle et aux corrélations arbitraires, les voies des convictions sans fondement sont nombreuses et souvent impénétrables.

Il y a plus longtemps, j’avais apprécié une tentative comparable sous la plume de Normand Baillargeon, auteur d’un petit cours d’autodéfense intellectuelle[3], illustré par Charb, qui a payé de sa vie son engagement dans la lutte contre l’obscurantisme. En quatrième de couverture, Noam Chomsky encourageait vivement l’auteur : « Si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle. »

Ces manuels d’éveil de l’esprit critique consacrent un volume de pages non négligeable au bon usage des statistiques. Il est vrai qu’elles ont mauvaise réputation : on pourrait leur faire dire n’importe quoi, ceux qui l’ont dit et répété sont en si grand nombre qu’il est difficile d’attribuer un auteur à cette rodomontade, elle-même plus révélatrice des capacités retorses de certains polémistes que de la nature profonde de la partie des mathématiques qu’on appelle statistique. L’attaque la plus ancienne, en tout cas à ma connaissance, est celle du premier ministre britannique de la Reine Victoria, Disraeli, qui aurait déclaré qu’« il y a trois sortes de mensonges : le mensonge ordinaire, le parjure et les statistiques. » Un peu plus tard, Mark Twain ne transforme que légèrement la formule : « Il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques. » Winston Churchill fait davantage dans le cynisme, fidèle à son personnage : « Je ne crois aux statistiques que lorsque je les ai moi-même falsifiées. » Je vous fais grâce des versions plus récentes.

Il est vrai que la tentation est grande de décréter incompatibles la rigueur de la pensée mathématique et les aléas de la contingence et du hasard. Patrick Tort a remarquablement posé le problème dans son ouvrage de refondation du matérialisme[4]. On parle de contingence, écrit-il, lorsqu’un évènement peut advenir – ou non. On dit alors que cet évènement se produit par hasard. Invoquer le hasard, c’est d’abord adopter un point de vue partial à son sujet : Gustave-Adolphe, roi de Suède, a été tué à 38 ans à la bataille de Lützen, en 1632, emporté par un boulet de canon. La bataille fut cependant gagnée par les Suédois, mais les conséquences de la mort de Gustave-Adolphe, souverain d’un des royaumes les plus puissants en Europe, furent énormes sur la politique européenne. On parla de hasard terrible pour qualifier sa mort. Mais personne n’aurait, bien sûr, pensé que la mort des 10 000 soldats au cours de la même bataille ait pu être le fait du hasard. Sauf un proche d’un de ces soldats… On ne parle du hasard que pour attribuer du sens à un évènement dont la cause nous échappe, et encore, du point de vue subjectif de celui qui s’exprime. C’est une subjectivité du même ordre, aussi forte, qui amène à nier le hasard : face à un évènement non maîtrisé, non prévu, la pulsion égotiste qui refuse l’arbitraire de l’évènement amène à nier tout hasard dans son advenue. Ainsi, les expressions antagonistes « c’est un hasard » et « ce n’est pas un hasard » relèvent toutes deux d’une exacerbation de la subjectivité, et annihilent la notion de hasard, pour exclure qu’un évènement soit dépourvu de sens pour quiconque ou voulu par personne. La notion commune de hasard est ainsi consubstantielle d’un point de vue finaliste sur le monde : « pour une pensée finaliste, “il n’y a pas de hasard”, au sens où il n’y a pas de déterminisme indifférent »[5]. Mais il y a un déterminisme de l’horloger du monde, qui sait ce qu’il veut. C’est ce déterminisme « intentionnel » que Darwin bannit de la science biologique, qui se construit contre l’« ego » finalisateur de chacun, et contre la téléologie.

Le hasard, mesure de notre ignorance ?

Le mathématicien Antoine-Auguste Cournot (1801-1877), cité par Tort, donne une autre signification, moins subjective, au hasard : « L’idée du concours de plusieurs séries de causes indépendantes pour la production d’un évènement est ce qu’il y a de caractéristique et d’essentiel dans la notion du hasard ». Il se plaçait ainsi dans la lignée de Laplace, qui avait écrit, quelques années auparavant : « Le hasard n’a donc aucune réalité en lui-même : ce n’est qu’un terme propre à désigner notre ignorance sur la manière dont les différentes parties d’un phénomène se coordonnent entre elles et avec le reste de la nature. La notion de probabilité tient à cette ignorance. »[6] Affirmation claire, souvent vérifiée et pertinente, mais la physique contemporaine a cependant conféré un sens plus fondamental à la notion de probabilité.

Les tenants de la synchronicité – un des plus célèbres parmi eux fut l’analyste jungien Guy Corneau (1951-2017) – font partie de la cohorte des donneurs de sens à tout prix, pour qui le hasard n’existe pas. Pour faire court, la synchronicité, c’est le fait d’avoir avec certaines personnes les mêmes envies, les mêmes idées, les mêmes démarches dans le même temps. Il nous arrive de décrocher le téléphone et que notre interlocuteur nous dise : « C’est fou, j’allais t’appeler ». Cette coïncidence, pour les synchronicistes, serait explicable par l’effet d’une causalité rétrograde, remontant le cours du temps… La volonté de faire sens est sans limite !

Face à de telles dérives, on admettra que la nécessité de cerner les effets du hasard s’impose aux éveilleurs d’esprit critique. Le physicien Hubert Krivine s’est lancé dans l’entreprise en publiant un passionnant Petit traité de hasardologie[7], qui présente un ensemble rare de qualités primordiales : son traité est rigoureux, complet, compréhensible et amusant – on en redemande.

Les faux nez des causalités abusives

On y trouvera, bien entendu, un éventail d’évènements corrélés, entre lesquels on établit trop facilement un lien de cause à effet. Un chapitre leur est consacré, le troisième, intitulé Post hoc, ergo propter hoc ? ̶ « à la suite de cela, donc à cause de cela ? », en français dans le texte. Les discussions socio-politiques sont particulièrement riches en glissements de ce type, et les économistes particulièrement visés par Krivine : « en Allemagne où la durée du travail est réputée supérieure à celle de la France, le chômage est inférieur » (p. 71), cherchez l’erreur. Question d’invoquer un exemple que je n’ai pas pioché chez lui, je me rappelle qu’à l’époque où j’étais chargé d’initier les futurs médecins de l’UMONS aux joies de la statistique, j’avais déniché un tableau de données qui donnait parallèlement, en Grande-Bretagne et de 1972 à 1997, l’évolution du nombre d’admissions en hôpital psychiatrique et celle du nombre de récepteurs de télévision chez les particuliers. Les deux séries étaient en progression régulière sur le quart de siècle recensé, et le calcul de leur coefficient de corrélation donnait 0,99 – valeur très élevée, témoin d’une forte corrélation. Conclusion facile : la télévision rend fou. Est-il possible de proposer un lien de cause à effet inversé ? Possible, et libre à vous d’en concocter un autre, mais « l’explication » est plus tordue, et passe moins bien la rampe : lorsque le nombre d’aliénés augmente fortement, les personnes saines d’esprit affectées par un voisinage dérangeant sont aussi en nombre croissant, et ces personnes cherchent un dérivatif en passant beaucoup de temps devant leur télévision. Thèse suffisamment peu crédible pour mettre en doute le lien de cause à effet, de sorte qu’on en vient facilement à l’idée que le lien de cause à effet soi-disant déduit est arbitraire, et que simplement la société britannique a simultanément vu, de 1972 à 1997, les deux paramètres augmenter considérablement, pour des raisons sur lesquelles les sociologues peuvent décider de se pencher pour, éventuellement, les expliquer – indépendamment l’un de l’autre.

On se tromperait cependant à réduire ce Petit traité de hasardologie à la dénonciation de travers suffisamment connus pour figurer dans les bêtisiers du genre visé. L’ambition est plus élevée, et d’ordre didactique : on nous montre d’abord comment la notion de probabilité est définie, à partir de la mesure de la fréquence de réalisation d’un évènement aléatoire (le rapport entre le nombre de fois qu’il se réalise et le nombre de fois que l’expérience au cours de laquelle il pourrait se réaliser est tentée), la probabilité étant la limite de cette fréquence lorsque le nombre de tentatives effectuées s’accroit indéfiniment, ce qui, en pratique, n’est pas toujours facile à mettre en œuvre.

À partir de là, Hubert Krivine nous guide pour nous permettre d’éviter bon nombre de chemins (trop) souvent parcourus et débouchant sur des contresens. Ainsi, il cite l’astrologue et docteure de la Sorbonne (!) Elizabeth Tessier ; celle-ci s’efforce de démontrer la puissance de son pouvoir divinatoire en écartant la possibilité que l’avènement d’une de ses prédictions soit simplement l’effet du hasard. Pour ce faire, elle attribue à l’occurrence d’un évènement qui peut se produire ou ne pas se produire, comme chacune de ses prédictions, une probabilité de ½ – une chance sur deux qu’il se produise. Faux, évidemment : il suffit de penser à une liaison aérienne et à la possibilité qu’un accident la frappe, ce qui peut en effet arriver, ou pas ; chacun sait que la probabilité que l’accident se produise est heureusement nettement plus petite que ½…

Des raisonnements souvent subtils

Les choses se compliquent lorsqu’on s’intéresse aux probabilités relatives à des événements multiples, connaissant les probabilités des étapes qui les constituent. Naissances multiples, par exemple, et questionnement sur quelques cas de figure qui préoccupent les familles : filles ou garçons ? Plus d’accouchements les nuits de pleine lune ? Non, légende, démentie par des statistiques sérieuses, mais néanmoins colportée par des sages-femmes, toutes professionnelles qu’elles soient. Je reste cependant dubitatif sur la réponse proposée à une question posée dans la foulée : « Dans certaines traditions, il est essentiel pour les couples d’avoir au moins un garçon. Aussi tous les couples dont le premier enfant est une fille continuent à avoir des enfants jusqu’à la naissance d’un garçon. Ce comportement change-t-il le sex ratio ? » (p. 18) Réponse détaillée dans l’annexe 3 : non. Dubitatif, parce que la démonstration repose sur une hypothèse, certes raisonnable, mais discutable dans le cas précis (Krivine ne manque d’ailleurs pas de le signaler) : toute femme enceinte a une chance sur deux pour que le bébé dont elle va accoucher soit une fille (ou un garçon, bien sûr). On peut au contraire se dire que lorsqu’un couple engendre des filles à répétition, et persévère jusqu’à donner naissance à un héritier mâle (ou jusqu’à épuisement), on peut suspecter un problème physique qui empêcherait la formation d’un embryon mâle, ou qui en diminuerait la probabilité. Auquel cas l’hypothèse de base serait erronée. Et le résultat pourrait être un accroissement du nombre de filles – au point de modifier le sex ratio ? Je n’en sais rien : encore faudrait-il que le phénomène ait une ampleur dont nos sociétés standardisées quant au nombre d’enfants par couple ne semblent pas pouvoir être le cadre. L’intérêt de la discussion est de montrer le lien entre la conclusion et l’hypothèse qui fonde la possibilité du calcul.

Autre biais de raisonnement pointé : échantillon faussé – l’effet Coluche, en référence à la célèbre citation de ce dernier : n’allez surtout pas à l’hôpital, on a trois fois plus de chances d’y mourir qu’à la maison. Certes, mais en général, quand on va à l’hôpital, c’est parce qu’on n’est pas en bonne santé ; la comparaison met en balance deux groupes, l’un majoritairement composé de malades, et l’autre pas. Autre exemple du même tonneau, moins caricatural : « Ceux qui pratiquent régulièrement le jogging à 60 ans ont plus de chances d’être en bonne santé à 70 ans que la population en général. » Oui, mais ils étaient souvent déjà en meilleure santé à 60 ans, puisqu’ils pratiquent le jogging, ce dont ne sont pas capables tous les sexagénaires.

Il est parfois absurde de discuter la moyenne d’une distribution. Deux exemples pour illustrer : en moyenne, chaque humain a une couille. Ou encore, au Vatican (État dont la superficie est de 0,44 km²), il y a 2,3 papes au km² (p. 24).

Le traité de hasardologie contient encore bien d’autres informations et réflexions utiles et stimulantes, débouchant en général sur des conseils de prudence quant aux affirmations souvent péremptoires, résumant des conclusions qui mériteraient davantage de nuances. Je ne les passerai pas toutes en revue, laissant celles et ceux que j’aurais alléchés se procurer le bouquin et le lire. Et ne manquez pas le passage consacré aux tests et à leurs faux positifs et négatifs (pp. 44-45) : pour que le test soit significatif, il faut que la probabilité d’erreur associée à la mesure effectuée soit sensiblement inférieure à la probabilité de la maladie.

Les séries statistiques débutent plus souvent par 1 que par 2…

Je dois cependant confesser une inculture personnelle regrettable, à propos de la loi de Benford, que j’ignorais, à ma grande confusion, et que j’ai découverte au cours de ma lecture. Au contraire de lois imaginaires, ce que sont souvent les pseudo-lois des séries, la loi de Benford est réelle et vérifiée, elle qui « stipule que si vous regardez le premier chiffre des nombres qui apparaissent dans bien des statistiques, vous trouverez davantage de 1 que de 2, de 2 que de 3, etc. » (p. 48) On aurait plutôt une tendance spontanée à les penser également répartis… La raison profonde de cette inhomogénéité est à situer dans le fait que ces séries de données concernent des nombres qui peuvent aussi bien se trouver dans des intervalles de valeurs très petites, des fractions d’unités, que très grandes, des millions ou des milliards. Sur une échelle linéaire, celle que nous sommes habitués à utiliser, les intervalles couverts par des millions sont considérablement plus grands que ceux couverts par des fractions d’unités ; sur une échelle qui rende lisible un ensemble de données qui irait de 1 à 10 millions, par exemple, un intervalle qui s’étendrait de 1 à 10 serait plaqué sur un seul point. Illisible, et sans signification : la seule manière de prendre en compte simultanément des intervalles correspondant à des ordres de grandeur différents est d’utiliser une échelle logarithmique, sur laquelle la distance entre 1 et 2 est plus grande que celle entre 2 et 3, elle-même plus grande que celle entre 3 et 4, etc. Faites l’exercice, vous serez convaincus !

Un hasard irréductible et bienvenu

Laplace et Cournot, voir les citations ci-dessus, font du hasard la mesure de notre ignorance. C’est incontestable quand on pense à un lancer de dés : on pourrait certainement construire une machine qui lance un dé de manière reproductible, sur un support bien étudié, le résultat étant alors la conséquence directe des conditions initiales du jet – comment le dé est-il déposé dans la machine avant d’être projeté.

La mathématique et la physique sont arrivées à théoriser nos ignorances, et à y mettre un peu d’ordre, en développant les statistiques : la température est un concept qui n’a aucun sens pour une molécule bien ciblée, qu’elle soit isolée ou pas, et pourtant chacun admettra que ce concept a depuis longtemps prouvé sa pertinence et son utilité. C’est exactement ce qu’Henri Poincaré, cité par Krivine (p. 95), disait, à propos d’un phénomène se déroulant à l’échelle macroscopique, celle de notre vie de tous les jours :

Si par malheur, je connaissais les lois de ce phénomène, je ne pourrais y arriver [à prédire ce qui va se produire] que par des calculs inextricables et je devrais renoncer à vous répondre ; mais comme j’ai la chance de les ignorer, je vais vous répondre tout de suite. Et, ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que ma réponse sera juste.

Les développements scientifiques nous ont conduits à prendre nos distances avec le point de vue Laplace-Cournot, dans deux domaines distincts : le chaos déterministe et la mécanique quantique. Le chaos déterministe, c’est le contexte qui a donné naissance à l’image du battement de l’aile d’un papillon au Brésil, susceptible de déclencher une tornade au Texas. Je continue cependant à me méfier du lien de cause à effet direct que le terme « déclencher » établit entre le battement de l’aile et la tornade : stricto sensu, ce n’est pas l’aile du papillon qui déclenche la tornade, mais l’ensemble des conditions déterminant l’état de l’atmosphère, des océans, etc. Et on parle de chaos parce qu’une infime modification de ces conditions, comme un battement d’aile de papillon, peut changer radicalement l’état général futur du système – par exemple, sous la forme de l’apparition d’une tornade. Pourtant, dans le cas des systèmes chaotiques, les lois qui président à l’évolution du système sont censées connues, et absolument déterministes.

La théorie du chaos ne supprime pas la causalité, simplement, elle introduit une distinction qui n’était pas évidente entre déterminisme (on connaît la loi d’évolution) et prévisibilité au-delà d’un certain délai. (p. 102)

Pour être complet, on ajoutera qu’un système ne doit pas être compliqué pour être chaotique. Ainsi, la mécanique s’est intéressée depuis longtemps au problème dit à 3 corps (interagissant via la gravitation universelle, bien connue), pour conclure qu’il est chaotique. L’impossibilité de prédire l’avenir du système à long terme n’est pas réductible à l’ignorance des lois qui régissent son évolution.

Deuxième réhabilitation du hasard, la mécanique quantique. Le hasard qui préside à la décomposition radioactive d’un noyau instable est irréductible, les tentatives de l’éliminer au profit d’une causalité sous-jacente ont fait long feu. Ce qui ne prive toutefois pas la mécanique quantique de sa capacité à faire des prédictions d’une précision invraisemblable, là où elle déploie sa puissance théorique, dans son domaine de pertinence (p. 110). Mais ceci est un autre sujet, qui fait l’objet de débats passionnés et de vulgarisations plus ou moins réussies.

Terminons par une remarque qui valorise les évènements rares, éloignés de la moyenne, typiques des fluctuations d’un système :

L’évolution (et pas seulement celle des espèces vivantes) est rendue possible par les fluctuations. Elles seules permettent d’explorer des domaines qui seraient inaccessibles si les grandeurs en jeu restaient toutes voisines de leur valeur moyenne. » (p. 84)

Jusqu’à fonder un modèle d’émergence de l’univers à partir des fluctuations du vide quantique[8] – ce qui, on en conviendra, est loin de renvoyer le hasard des fluctuations à l’obscurité de nos ignorances ou à l’insignifiance d’un détail sans importance.

Le hasard avait bien besoin d’être réexploré, et Hubert Krivine remercié pour l’avoir fait avec talent.


Notes

  1. Titre d’un poème en vers libres de Stéphane Mallarmé, Cosmopolis 17, Paris, éditeur Armand Collin, 1897. ↑
  2. Virginie Bagneux, « Croyances (ir)rationnelles : esprit critique es-tu là ? », in Le grand bazar de l’irrationnel, sous la direction de Patrice Dartevelle, Bruxelles, ABA Editions, 2020, pp. 65-103. ↑
  3. Normand Baillargeon, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Montréal, Lux, 2006. ↑
  4. Patrick Tort, Qu’est-ce que le matérialisme ? Introduction à l’Analyse des complexes discursifs, Paris, éditions Belin, 2016, pages 66 et suivantes. ↑
  5. Patrick Tort, Idem, p. 72. ↑
  6. Pierre-Simon de Laplace, Mémoires de mathématique et de physique présentés à l’Académie des sciences, vol. 7, 1776. ↑
  7. Hubert Krivine, Petit traité de hasardologie, Paris, Cassini, 2018, 164 pages. ↑
  8. Voir Edgard Gunzig, « Histoire cosmologique du vide », in Le briquet du Tout-Puissant a-t-il allumé le Big Bang ? », Bruxelles, ABA Editions, 2017, pp. 49-73. ↑
Tags : esprit critique hasard ignorance libre arbitre rationalité statistiques

Sommes-nous libres de nos choix ? (conférence en streaming)

Posté le 10 novembre 2020 Par ABA Publié dans Conférence, Direct, Libre arbitre Laisser un commentaire

Le déterminisme sociologique face au libre arbitre…

L’histoire de la sociologie depuis sa naissance il a environ cent vingt-cinq ans, balance entre deux projets : le premier consiste à mettre en évidence les déterminations sociales qui pèsent sur les comportements des humains en société ; le second insiste sur la capacité des actions humaines à s’affranchir de ces déterminations par des choix autonomes et raisonnés. Nombreux sont les sociologues qui ont tenté d’articuler ces deux points de vue, mais la tâche est difficile : ils sont partiellement inconciliables et néanmoins, aucun des deux ne peut être éliminé.

On s’efforcera, à partir d’exemples pris à différents moments de la discipline, de retracer les enjeux théoriques, mais aussi politiques et philosophiques, de ce balancement.
Marc Jacquemain

Conférence en streaming de Marc JACQUEMAIN, Professeur honoraire à l’Université de Liège.

En direct sur la page Facebook de l’Association Belge des Athées (ABA) le 26 novembre 2020 à 20h.

À la fin de la conférence, il sera possible de poser vos questions…

Présentation, modération, captation par Pierre Gillis et JF Jacobs

À cause de la pandémie, il est devenu impossible d’organiser des conférences avec un public (bien entendu, c’est un moindre mal). Afin de malgré tout continuer nos activités, nous (l’Association Belge des Athées) avons donc décidé d’investir dans du matériel de streaming afin de diffuser nos conférences en direct et gratuitement sur les réseaux sociaux. Si vous pouvez vous le permettre, nous avons besoin de vous ! N’hésitez donc pas à nous soutenir en devenant membre de l’ABA ou en versant un petit don (ce sont les petits ruisseaux qui font les grandes rivières) sur le compte de l’association (BE95 0688 9499 3058) avec en mention « soutien ABA ».

MERCI (car dieu ne vous le rendra pas) !!!

Tags : association belge des athées conférence libre arbitre Marc Jacquemain

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