Les Athées de Belgique
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L’HISTOIRE VRAIE DE mohamED

Posté le 21 novembre 2022 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
JF Jacobs

Avertissement
Ce récit est un « road trip » » sur le parcours tumultueux d’Ed, un Tunisien qui, pour ne pas perdre la vie, a dû fuir son pays. En voici la première partie. Le personnage est réel. J’ai choisi de le faire parler à la première personne.

En Tunisie, surtout pour les classes sociales défavorisées, si tu n’es pas musulman, tu n’as pas juste un problème, tu deviens « Le » problème. D’ailleurs, même pour celles et ceux du même milieu que moi, celui des petits bourgeois, il fallait faire profil bas. On ne peut pas s’exprimer publiquement. Pourquoi ? On a trop à perdre ! Ta famille. Le confort d’être entouré par ta famille, tu le perds. Concrètement, tu n’as plus rien. Tu es mis à l’index. Le cocon familial ne te protège plus, tu es à la rue et tu ne peux pas, non plus, trouver de travail si… tu affiches ton athéisme. 

On va y revenir, plus tard. Avant ça, je me dois de partager avec vous, sans ambiguïté, mon utopie : la sécularisation du pays d’où je viens et de ceux qui lui ressemblent. Je rêve d’un monde qui n’existe pas : cela me fait au moins un point commun avec vous. Je rêve d’offrir un mode d’emploi pour aider celles qui n’osent même pas s’exprimer, pour émanciper ceux qui se croient condamnés. Je souhaite semer dans l’esprit du croyant que la graine féconde de la non-existence du Dieu monothéiste va le pousser à chercher. Dans le sens où c’est une douce liberté de ne pas être contraint d’avoir déjà trouvé.

Pour toutes les personnes qui endossent le statut d’immigré, plutôt que celui d’expatrié, il y a, dans la majorité des cas, une question plus importante que l’existence d’un dieu ou pas : les papiers. Pour revendiquer une réelle existence, une présence physique, il faut que cela soit gravé sur un bout de papier plastifié. Tu as beau t’appeler Jésus, Moïse ou Mahomet, si tu n’as pas le bon cachet, tu finis au cachot. En revanche, si tu es athée, que tu asrevendiqué de l’être et que, c’est un détail important, tu es toujours en vie, tu es susceptible, selon les droits autoproclamés de l’homme, de ne pas te faire tuer. Ici, en Europe, tu as la garantie « made in démocratie ». Être athée dans un pays majoritairement musulman ne t’offre pas le paradis dans l’au-delà, mais il te donne le droit d’avoir un statut de réfugié ici-bas. Comme l’écrivait frénétiquement ce sacré Jack dans Shining « un tiens vaut mieux que deux tu auras ». Moi, les papiers, je les ai eus. 

Je ne veux pas faire la guerre, hisser le pavillon de la non-croyance, jouer au prosélyte athée. J’invoque simplement la réciprocité. Il y en a qui croient et d’autres pas, chacun doit avoir le choix. Je n’ai rien à vendre, juste une expérience à partager. Les religions monothéistes, elles, promettent, à notre mort, tout ce que l’on n’a pas pu avoir de notre vivant. L’éternité, la présence de ceux qu’on aime, un logement all-inclusive et, pour les meilleurs d’entre-nous, quelques vierges. L’athéisme nous vend le grand rien, la vie avant la naissance, c’est-à-dire celle dont on n’a aucun souvenir. Qui se souvient d’une folle journée dans les couilles de son père ? Moi, j’ai vécu l’enfer sur terre. L’idée de ce rendez-vous avec vous, c’est d’envoyer une bouteille à la mer à destination des athées persécutés. Un message pour leur dire : c’est possible. Lève-toi et marche…

À la Une (digression) 

C’est quoi le problème ici ? Quand quelqu’un comme moi, c’est-à-dire un athée à tendance anarchiste individualiste –en fait, non, plus maintenant – venant d’un pays majoritairement musulman (pour faire court) critique la religion, la gauche prend ses jambes à son cou, l’extrême gauche se met la tête dans le sable, la droite applaudit et l’extrême droite t’offre un job. En débarquant en Belgique, j’ai vite atterri dans un collectif d’ex-musulmans et la personne qui m’a expliqué les objectifs de leur mouvement tenait un discours digne du rejeton légitime d’Éric Zemmour ! 

D’ailleurs, je ne comprends même pas le principe. Tu fuis le communautarisme musulman pour t’enfermer dans une communauté d’ex-musulmans. C’est l’arroseur arrosé, le chien qui se mord la queue ! Je vois la route toute tracée qu’ils empruntent. Je ne veux pas les suivre et je ne peux pas rebrousser chemin. Bref, retournons à nos moutons. 

Chapitre 1 : Je suis né quelque part

Nous le savons : notre mémoire modifie nos souvenirs. On se ment, on se trompe, on se voit plus beau que l’on est, on se réinvente en une version premium. Nous ne sommes pas l’exact reflet de ce que l’on prétend être. L’idée est là. Lorsque je remonte dans mes souvenirs à l’âge de cinq ou six ans, ce n’est pas fiable à cent pour cent. C’est la vision que j’ai aujourd’hui du cadre que j’avais, à l’époque, en face des yeux. 

À ma naissance, mes parents, comme tous les parents, m’ont choisi un prénom. Comme près de 80 % des enfants nés dans un pays musulman, ils ont opté pour Mohamed. Mais pas juste Mohamed. J’ai eu droit à un prénom composé. Mohamed-Larbi. Larbi, c’est le masculin d’Arbia. Lella Arbia est une sainte. Celle-ci avait vécu à Tunis, comme nous. Elle pouvait prendre soin de vous, à condition de lui faire quelques offrandes sous forme, par exemple, de nourriture, qui finirait rapidement dans l’estomac du propriétaire du lieu. Avant moi, ma mère avait perdu deux enfants. Elle a donc choisi ce deuxième prénom pour me protéger. Force est de constater que cela a fonctionné. Comme pour les 100 % de ceux qui ont survécu. Mon patronyme, c’est Mahbouli. Maboul en français. Le fou. Oui, je me souviens de quelques moqueries, comme c’est le cas dans toutes les cours d’école, quand vous portez un nom qui prête à sourire. 

Pourtant, mes premiers souvenirs n’ont pas de lien avec la religion, ni même avec la Tunisie. Je suis né en 81. Vers trois ou quatre ans, je me souviens vaguement d’un jardin, en Italie, près de Rome. Mes parents s’y étaient installés. Pas comme des immigrés qui cherchaient à fuir la misère, mais comme des nantis cherchant à faire prospérer les affaires familiales. Le père de mon père avait été le maire de l’ile de Djerba. Une dynastie aisée, des propriétairesterriens, de l’immobilier ici et là. Ma mère, c’était tout le contraire. Orpheline de son paternel, elle a dû commencer à travailler très tôt afin de subvenir aux besoins élémentaires qui nous permettent de garder la tête hors de l’eau. Il y avait une grande différence de classe sociale entre mes deux géniteurs. Mon père était riche par procuration sans avoir jamais rien fait. Ma mère était pauvre et elle le serait restée si elle ne s’était pas mariée. 

Chapitre 2 : Aïe aïe aïe, ouille ouille ouille

Mon second souvenir est bien plus douloureux, je le ressens encore au plus profond de ma chair. Il relève, ostensiblement, d’un contexte religieux. Cela s’est passé juste avant mes six ans. Cela s’appelle « la circoncision ». Pour eux, c’était une grande fête. Mais pour mon frère et moi, ce fut juste horrible. Sans doute surtout pour moi d’ailleurs puisque mon frère n’avait qu’un an. Ils m’ont attaché sur une chaise pour me couper le prépuce. Je ne comprenais pas ce qu’il m’arrivait. Pourquoi, subitement, on me charcute le zgeg ? Pourquoi cette humiliation, en public ? Tout le monde riait, tandis que moi, je pleurais ! De douleur, mais aussi, d’incompréhension. Jusque-là, j’avais été un enfant hyper gâté, j’avais eu tout ce que je désirais. Il n’y avait pas de restrictions chez moi, pas de règles. Je pensais que je pouvais faire ce que je voulais et là, je crois que le ciel m’est tombé sur la tête. C’est un poncif : on sait que l’on bâtit notre personnalité dès nos premières années et manifestement, j’allais avoir un problème avec l’autorité. Cela s’est vite confirmé dès mon premier jour d’école primaire. Les garçons devaient mettre un tablier bleu et les filles un tablier… rose. J’ai fui, je suis rentré chez moi. La religion. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? À chaque fête, il y avait des chants religieux. Tout est fait pour que l’on suive la trajectoire qui mène à Dieu. Dans un pays où il y a cinq appels à la prière tous les jours, où les programmes télévisés commencent avec des versets du Coran, quand la première chose que l’on t’explique, c’est que pour réussir dans la vie, il faut être un bon croyant, il vaut mieux ne pas partir en zigzag. Au début, c’est juste du bon sens, cela passe comme une évidence : ne fais pas de mal à autrui, ne vole pas, reste poli. Ce n’est foncièrement pas religieux, c’est enrobé par le religieux. Dans chaque phrase, pour tous les conseils, il y a un préfixe ou un suffixe sacré, comme par exemple « inchallah », si Dieu le veut, ou « bismillah », au nom de Dieu, ou encore « machallah », ce qui plaît à Dieu. Tout ça, c’est un peu comme si c’était le cadre qui décidait à quoi allait ressembler la photo. Je ne sais pas pourquoi. Un miracle peut-être. Le lien ne s’est pas fait, le béton n’a pas pris. Je ne suis pas le fruit de mon pays, je n’ai pas eu le gout de la religion. 

Je devais avoir environ huit ans quand mon père nous a appelé, mon frère et moi, pour nous initier à la prière. WTF?On regardait un dessins-animé et ensuite, je devais foutre à mon frérot une branlée à un jeu vidéo ! Je suis un enfant, j’aime jouer, m’amuser. Voilà, à peu près, comme c’est passé cet appel à la prière :

Mon père : Mohamed, Zakaria, venez ici tout d’suite.

Moi : On regarde la télé.

Mon père : Viens ici que j’te dis, je vais t’apprendre à prier ! 

Moi : Non.

Mon père : Zakaria !

Mon frère : J’arrive…

Entre mon père et le club Dorothée, Nicky Larson, Olivie et Tom et Dragon Ball, mon cœur n’a pas longtemps balancé. Lui, mon paternel, il n’a pas insisté plus que ça, il ne m’a pas obligé, contraint par la force. Il a dû se dire « starfoullah », que Dieu me pardonne. 

À dix ans, j’ai eu un déclic. Toutes ces recommandations parfumées à l’essence divine, ce n’était pas que de bons principes d’éducation. Pendant les vacances scolaires d’été, j’avais une cousine qui vivait en France et qui venait passer les vacances chez nous. C’est la différence de traitement entre filles et garçons qui m’a mis la puce à l’oreille. On habitait dans une grande résidence, située dans un beau quartier bien sécurisé, avec des jardins et ma cousine, elle ne pouvait pas sortir. Pour une simple balade, un adulte devait l’accompagner, tandis que je ne souffrais même pas d’un couvre-feu. Je n’ai pas compris. Pourquoi les limites pour elle n’étaient pas les mêmes que pour moi ? Mes oncles buvaient de l’alcool, sortaient en boîte de nuit et ma tante de dix ans mon ainée devait se coltiner un pot de colle, moi, si elle désirait aller au cinéma avec son fiancé. 

À la deux (digression)

J’entends jusqu’ici l’extrême droite se délecter et entonner la bouche pleine de certitudes que « l’islam est une religion sexiste, que les musulmans, par définition, ne peuvent pas embrasser le féminisme, emblème de nos belles démocraties ». C’est juste mon expérience, quelque part, à un moment donné. Par pitié, évitons les généralités. Quelle est la part du cultuel ? Quelle est la part du culturel ? L’islam, par définition, n’est pas plus sexiste que les autres religions monothéistes.

Tags : athée athéisme circoncision Ed immigré islam Mahomet Mohamed prière Tunisie

La Confession optimiste de Jean-Paul Sartre

Posté le 20 novembre 2022 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Dans cette « Confession optimiste », comme dans les précédentes entrevues fictives[1]Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de … Continue reading, un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).. On trouve, face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Jean-Paul Sartre, né à Paris en 1905, connu comme essayiste, écrivain, romancier, dramaturge et philosophe. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Jean-Paul Sartre – essentiellement, à ses Entretiens avec Simone de Beauvoir[3]Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre – Août-septembre 1974, Gallimard, Paris 1981, Folio,1995, 625 p., à son essai autobiographique Les Mots[4]Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, 1964, Folio, 1996, 212 p. et à sa conférence « L’existentialisme est un humanisme »[5]Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, 1996, Folio, 2002, 111p. Il s’agit du texte sténographié, à peine retouché par Sartre, d’une conférence qu’il a donnée … Continue reading ainsi qu’à d’autres sources.[6]On se reportera avec intérêt au texte nettement plus académique de Vincent de Coorebyter, « L’athéisme de Sartre », in Athéisme et Philosophie, sous la direction de Jacques Teghem, … Continue reading

Bonjour, Monsieur Sartre. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[7]OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Jean-Paul Charles Aymard Sartre, né le 21 juin 1905 à Paris et mort le 15 avril 1980 à Paris.

Bonjour à vous, Monsieur l’Inquisiteur. C’est bien moi : appelez-moi Sartre, tout simplement.

Nous ferons donc ainsi, dit l’Inquisiteur, c’est commode.

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, il y aura assez de choses difficiles à dire et je dirai ce que je dirai au moment où je le dirai.

Dans notre entretien, Sartre, je ne m’occupe que de votre rapport à la religion, à la foi et à Dieu. Le reste n’est pas de mon ressort.

Pour ce qui est de votre ressort, Monsieur l’Inquisiteur, l’affaire s’est résolue définitivement dans mon enfance. Quand Dieu et moi, nous avons fait monde à part, j’ai rejoint les rivages de l’athéisme.

Ah, dit l’Inquisiteur, vous avez, vous Sartre, commencé sous la bannière de la religion.

Des religions, Monsieur l’Inquisiteur. Je suis né dans une sorte de no man’s land aux confins de deux christianismes. Après la mort de Jean-Baptiste (Sartre, mon père), j’ai vécu avec ma mère chez mes grands-parents Schweitzer, entre le catholicisme des femmes et le protestantisme luthérien de Charles Schweitzer, lui-même fils de pasteur protestant.

En somme, Sartre, vous aviez une certaine connaissance de la religion ; vous sentiez la présence de Dieu.

D’une certaine manière, Monsieur l’Inquisiteur, je sentais la présence de Dieu, lequel s’incarnait dans mon grand-père, qui fut le Dieu d’Amour avec la barbe du Père et le Sacré-Cœur du Fils ; il me faisait l’imposition des mains, je sentais sur mon crâne la chaleur de sa paume. Il m’asseyait sur ses genoux et me regardait dans le fond des yeux et disait : « Je suis homme, je suis homme et rien d’humain ne m’est étranger. »

Oui, Sartre, c’est une belle déclaration, mais le Dieu de la religion, le Dieu du catéchisme ?

Vers l’âge de huit, neuf ans, je n’avais déjà avec ce Dieu invisible que des rapports de bon voisinage. Il était là, parfois il se manifestait. C’était un regard qui se posait sur moi. Tout ça était très vague, sans grand rapport avec le catéchisme. Et vers l’âge de douze ans, je me suis dit tout d’un coup : Dieu n’existe pas. J’y ai repensé le lendemain ou le surlendemain, et j’ai continué à déclarer que Dieu n’existait pas. Et jamais plus je ne me suis posé la question.

Et ensuite, Sartre, quel a été le résultat de cette révélation dans votre rapport à la religion ?

Pas considérable. De toute façon, je n’étais pas du tout lié à la religion catholique, je n’allais pas à l’église avant, je n’y allais pas après. Je ne me souviens pas de m’être jamais plaint ou étonné que Dieu n’existât pas. J’estimais que c’était une blague qu’on m’avait racontée, une blague dont les gens étaient persuadés et dont moi, j’avais compris que c’était faux.

Vous vous conceviez comme athée ?

Certainement pas, Monsieur l’Inquisiteur. J’ignorais les athées puisque ma famille était honnêtement, honorablement croyante.

À ce sujet, sur ce point si important de la croyance, Sartre, étiez-vous en conflit avec votre famille ?

Ma foi, non. Mes pensées personnelles étaient en opposition étroite avec les pensées de ma famille, mais je pensais pour moi seul et la vérité était ce qui m’apparaissait vrai. Je pensais qu’il fallait retrouver soi-même sa propre pensée. J’avais pourtant une religion : un même souffle modelait les ouvrages de Dieu et les grandes œuvres humaines ; un même arc-en-ciel brillait dans l’écume des cascades, miroitait entre les lignes de Flaubert, luisait dans les clairs-obscurs de Rembrandt : c’était l’Esprit. L’Esprit parlait à Dieu des hommes ; aux hommes, il témoignait de Dieu. J’avais trouvé ma religion : rien ne me parut plus important qu’un livre. La bibliothèque, j’y voyais un temple ; je vivais sur le toit du monde, j’y respirais l’air raréfié des Belles-Lettres, l’Univers s’étageait à mes pieds.

Souvent, Sartre, chez les enfants, la mort induit certains à la religion ou confirme leur croyance.

Je sais cela, Monsieur l’Inquisiteur. Enfant, j’ai vu la mort. À cinq ans : elle me guettait ; le soir, elle rôdait sur le balcon, collait son mufle au carreau, je la voyais, mais je n’osais rien dire. À cette époque, j’avais rendez-vous toutes les nuits avec elle dans mon lit. J’attendais tout tremblant, et elle m’apparaissait, squelette très conformiste, avec une faux. Puis, elle s’en allait et je pouvais dormir. Cependant, ni les enterrements, ni les tombes ne m’inquiétaient. À sept ans, la vraie Mort, la Camarde, je la rencontrais partout, mais je la refusais, de toutes mes forces. Dieu m’aurait tiré de peine. Je pressentais que la religion, c’était le remède.

Et de quelle religion s’agissait-il ? Et vous l’a-t-on refusée, Sartre ?

On ne me la refusa pas ; élevé dans la foi catholique, j’avais appris que le Tout-Puissant m’avait fait pour sa gloire ; c’était plus que je n’osais rêver. Naturellement, tout le monde croyait chez nous. L’incroyance déclarée gardait la violence et le débraillé de la passion. L’athée était un original, un furieux qu’on n’invitait pas à dîner, un fanatique encombré de tabous qui se refusait le droit de s’agenouiller dans les églises, d’y marier ses filles et d’y pleurer délicieusement, qui s’imposait de prouver la vérité de sa doctrine par la pureté de ses mœurs, qui s’ôtait le moyen de mourir consolé, un maniaque de Dieu qui voyait partout Son absence, un monsieur qui avait des convictions religieuses. Le croyant n’en avait pas : deux mille ans de certitudes chrétiennes avaient eu le temps de faire leurs preuves ; c’était le patrimoine commun. La bonne société croyait en Dieu. On m’avait baptisé pour préserver mon indépendance ; en me refusant le baptême, on eût craint de violenter mon âme. Catholique inscrit, j’étais libre, j’étais normal. « Plus tard, il fera ce qu’il voudra. » C’est ce que j’ai fait.

Ainsi, Sartre, vous étiez catholique.

Oui et j’aurais même pu le rester. Ce que je viens de vous raconter, c’est l’histoire de ma vocation manquée. J’avais besoin de Dieu, on me le donna. Faute de prendre racine, Il a végété, puis il est mort. Quand on m’en parle, je dis : « Il aurait pu y avoir quelque chose entre nous. »

Et alors, à partir de là, Sartre, quelle fut votre évolution, l’histoire de votre cheminement ?

Voilà mon commencement : à travers une conception périmée de la culture, la religion transparaissait. On m’enseignait l’Histoire sainte, l’Évangile, le catéchisme sans me donner les moyens de croire. Prélevé sur le catholicisme, le sacré se déposa dans les Belles-Lettres et l’homme de plume apparut, ersatz du chrétien que je ne pouvais être. Protestant et catholique, ma double appartenance me retenait de croire aux Saints, à la Vierge et finalement à Dieu. L’illusion tombait en miettes ; martyre, salut, immortalité, tout s’est délabré, l’édifice est tombé en ruines ; l’athéisme est une entreprise cruelle. Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ; n’importe qui et en même temps, lui-même.

Sartre, avez-vous eu peur de la mort ?

Monsieur l’Inquisiteur, la mort est tout simplement la fin de la vie. Il y a un bilan à faire avant la liquidation. C’est ce bilan qui m’intéresse. En bref : j’ai fait ce que je voulais, c’est-à-dire : j’ai écrit, ça a été l’essentiel de ma vie. Ce que je réclamais enfant, je l’ai réussi. Dans quelle mesure ? Je n’en sais rien, mais j’ai fait ce que je voulais, des œuvres qui ont été écoutées, qui ont été lues. Par conséquent, quand je suis mort, je ne suis pas mort comme beaucoup de gens, en disant : « Ah ! Si la vie était à refaire, je la referais autrement, je l’ai manquée, je l’ai ratée ! » Non. Je m’accepte totalement. Je suis mort satisfait. Et jamais la mort n’a pesé sur ma vie.

Sartre, avez-vous jamais pensé qu’il y avait un quelque chose au-delà ?

Oui, Monsieur l’Inquisiteur, mais il faut aussitôt préciser les choses. Tout futur qu’on imagine renvoie à la conscience, car l’imagination ne peut se développer que dans la conscience et dans une conscience consciente d’elle-même. La conscience est d’abord conscience de soi. On ne peut pas imaginer un moment où la conscience ne serait plus. On peut imaginer un univers où le corps ne sera plus, mais imaginer ce fait implique la conscience au présent et au futur ; la conscience ne peut se penser au futur sans se penser dans le présent pour se voir elle-même dans le futur. C’est une pensée qui se projette en porte-à-faux dans le néant ; c’est cette projection dans le vide qui anime l’au-delà. En fait, j’ai toujours pensé, comme athée, qu’il n’y avait rien du tout après la mort. On vit, on meurt, point final.

Sartre, tout d’un coup dans votre enfance, Dieu s’est effacé de votre vie, vous êtes devenu athée. Votre athéisme a-t-il évolué à partir de là ?

Je pense qu’il s’est fortifié, qu’il est passé à un athéisme plus matériel, à un athéisme matérialiste. Je suis parti d’un monde qui devait me mettre en liaison avec un paradis où je verrais Dieu à un monde qui était l’unique réalité, où Dieu est une absence, où seules sont les choses et les choses sont seules, et surtout, l’homme est seul. C’est une drôle de chose que l’homme, un être perdu dans le monde et en même temps, capable de le voir comme son objet, à la fois, en dedans et en dehors du monde.

Au fait, Sartre, vous êtes philosophe. Philosophe et athée ?

Philosophe et athée, Monsieur l’Inquisiteur, et donc, au moment des études, absolument assuré de la non-existence de Dieu, j’ai entrepris de me faire philosophe : mon idée était une philosophie pour un monde sans Dieu. Il me semblait qu’une grande philosophie athée, réellement athée, manquait dans la philosophie. Je voulais faire une philosophie de l’homme ancrée dans un monde matériel. C’est un travail de longue haleine de passer de l’intuition athée à un athéisme matérialiste, d’accéder à une nouvelle conception de l’être, qui se fonde dans les choses. Il s’agit d’assumer que la conscience en chacun justifie sa manière d’être et cette conscience est une chose, une réalité qui est là constamment tout entière. La conscience est la conscience du monde et ainsi, on se retrouve dans la réalité.

Pour vous, Sartre, l’athéisme est difficile à mettre en mots, à mettre en place dans la conscience ?

En tout cas, du fait de l’imprégnation religieuse de la conscience et de la société, il est difficile de réaliser d’une manière matérialiste le monde sans Dieu, de sentir le monde dans les objets, dans les choses, dans les gens. En fait, la conscience est en nous, l’objet est dépourvu de conscience. Les objets n’existent pas pour l’homme, pour la conscience. Ils existent sans conscience, d’abord. Une des conséquences est que le monde n’a pas été créé pour l’homme et les consciences n’inventent pas ce qu’elles voient : elles saisissent un objet réel en dehors d’elles, sous des profils divers.

L’athéisme est une des bases de votre vie, mais, Sartre, que pensez-vous des croyants ?

On n’est pas dans un monde athée, Monsieur l’Inquisiteur, il y a encore trop de gens qui croient. La croyance en Dieu, et la croyance tout court, ça me paraît une survivance. Je pense qu’il y a eu un temps où il était normal de croire en Dieu. À l’heure qu’il est, la croyance a quelque chose de périmé, de vieillot. À la base de la croyance, il y a une vision du monde qui est d’une époque passée, mais qui a des avantages : il est beaucoup plus agréable de penser que le monde est bien clos, avec une synthèse faite, non pas par nous mais dehors par un Être suprême. Cependant, pour établir Dieu, il faut tourner le dos à la science, conserver une notion que les sciences de la nature et de l’homme ont sans le dire, sans le vouloir expressément, largement contribué à expulser.

Et vous, Sartre, vous voulez un monde humain athée ?

Les athées introduisent de l’athéisme dans le monde humain et cela mène à un monde humain athée. Ce qu’en effet je souhaite, c’est le rapport direct de l’homme à l’homme, sans nul besoin de passer par l’infini. Les actes constituent la vie ; elle ne doit rien à Dieu, elle est elle-même telle qu’on la veut, et en partie telle qu’on la fait sans la vouloir, telle qu’elle nous fait. Oui, un monde humain athée, évidemment. Le faire advenir, comment ? Je pense que dans la mesure où nous, athées, travaillons tous plus ou moins à constituer un genre humain qui aura ses principes, ses volontés, son unité, sans Dieu, nous sommes tous, réellement dans tous les moments de notre vie, des athées, au moins des athées d’un athéisme qui se développe, qui se réalise de mieux en mieux.

Alors, Sartre, l’existentialisme est-il un athéisme ?

En tout cas, l’existentialisme que je revendique sous le nom d’existentialisme athée est un athéisme. Il déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être, c’est l’homme. Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde et qu’il se définit après. Par l’homme, il faut entendre, à la fois, l’humanité entière et l’homme singulier, enfin, vous, moi. Et l’homme au début n’est rien. Il – l’homme générique comme l’homme singulier – ne sera qu’ensuite, et tel qu’il se sera fait. Il n’y a pas de place pour Dieu dans ce processus contingent. Mais cet athéisme existentialiste est aussi et nécessairement, un humanisme. L’homme se réalise en face des autres. 

Sartre, pouvez-vous situer cet humanisme existentialiste dans son rapport à l’athéisme ? Que reste-t-il des valeurs ?

Si on supprime Dieu le Père, comme créateur des valeurs, il faut bien quelqu’un qui les invente en prenant les choses comme elles sont. Ce qui est central, c’est que la vie n’a pas de sens, a priori. Avant que l’homme, singulier, générique, etc. n’existe, elle n’a pas de sens ; c’est en donnant ce sens à la vie qu’on crée la valeur ; la valeur n’est pas autre chose que ce sens qu’on choisit. Il y a là la possibilité de créer une communauté humaine consciente, une communauté de valeurs, un ensemble de valeurs communes, une cohérence humaine. L’existentialisme ne prend pas l’homme comme fin, car il est toujours à faire, toujours en devenir.

Que reste-t-il, Sartre, après cet abandon de Dieu ? Le désespoir, la désespérance ? 

En ce qui concerne l’abandon de Dieu, que le croyant appelle désespoir – la dissolution de l’espoir, de l’espérance, et je dois vous avouer que l’athéisme est bien cela – un « dés-espoir » ; car il ne peut y avoir d’espoir, d’espérance dans un futur encore à faire. On ne saurait confondre le désespoir (désespérance) des croyants et le nôtre, car pour nous, l’athéisme est un optimisme, il est pensée et action dans le réel. L’athée est désespéré en ce qu’il ne participe plus de l’espoir, qu’il a jeté aux orties cet oripeau qu’est l’espérance. L’espoir, qui se situe dans un avenir forcément indéterminé, est un attrape-nigaud, un ectoplasme, un irréel. Le désespoir de l’athée est une libération du fait qu’il ne se fie plus à une volonté supérieure pour vivre et effectivement, mourir.

Eh bien, Sartre, vous me paraissez décidément un athée invétéré.

C’est ce que je pense aussi, Monsieur l’Inquisiteur. Je suis athée invétéré et content de l’être. Pour vous donner une idée de ma joie, je pense à cette chanson de Brassens qui donne une vision poétique de l’athéisme :

Il suffit de passer le pont,

C’est tout de suite l’aventure !

Laisse-moi tenir ton jupon,

Je t’emmène visiter la nature ![8]Georges Brassens, Il suffit de passer le pont, 1953 ; Les Chansons d’abord, édition établie par Pierre Saka, Livre de Poche, Libraire Générale Française, Paris, 1993, 287p., p.18.

Références[+]

Références
↑1 Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev, Edgar Morin, Simone de Beauvoir.
↑2 Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
↑3 Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre – Août-septembre 1974, Gallimard, Paris 1981, Folio,1995, 625 p.
↑4 Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, 1964, Folio, 1996, 212 p.
↑5 Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, 1996, Folio, 2002, 111p. Il s’agit du texte sténographié, à peine retouché par Sartre, d’une conférence qu’il a donnée à Paris le lundi 29 octobre 1945, publié l’année suivante chez Nagel.
↑6 On se reportera avec intérêt au texte nettement plus académique de Vincent de Coorebyter, « L’athéisme de Sartre », in Athéisme et Philosophie, sous la direction de Jacques Teghem, ABA Éditions, Collection Études athées, Bruxelles, 2017, 185 p., pp.131-154.
↑7 OVRAAR : voir note dans Carlo Levi.
↑8 Georges Brassens, Il suffit de passer le pont, 1953 ; Les Chansons d’abord, édition établie par Pierre Saka, Livre de Poche, Libraire Générale Française, Paris, 1993, 287p., p.18.
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La Confession pragmatique de Simone de Beauvoir

Posté le 19 septembre 2022 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession pragmatique, comme dans les précédentes entrevues fictives[1]Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de … Continue reading, un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrante ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie — « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, la suspecte Simone de Beauvoir, née à Paris en 1908, connue comme femme, essayiste, écrivaine, romancière, féministe, philosophe. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Simone de Beauvoir — essentiellement, à ses « Mémoires d’une jeune fille rangée »[3]Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, Paris, 1972 — Folio, 2011, 473 p., à « Tout compte fait » [4]Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Gallimard, Paris, 1978 — Folio, 1989, 634 p. et à d’autres sources.

Bonjour, Madame ou Mademoiselle, comment faut-il dire exactement ? Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [5]OVRAAR : voir note dans Carlo Levi en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Simone Lucie Ernestine Marie Bertrand de Beauvoir, née à Paris, le 9 janvier 1908.

Bonjour à vous, Monsieur l’Inquisiteur. Appelez-moi Simone. Oui, je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail. Mon père était avocat et ma mère avait pour mission de s’occuper des enfants — c’est-à-dire ma sœur Hélène, surnommée Poupette, ma cadette de deux ans et moi ; mission qu’elle déléguait volontiers à Louise, la jeune fille qui nous gardait.

Madame de Beauvoir, dit l’Inquisiteur, je ne peux vous appeler Simone, la chose ne convient pas à notre entretien.

Je vous en prie, Monsieur l’Inquisiteur, en ce cas, appelez-moi Mademoiselle de Beauvoir ; j’y tiens : j’ai passé ma vie sans jamais me marier et aussi, sans doute vous l’a-t-on dit, à revendiquer l’égalité entre la femme et l’homme. Il me plaît que cela soit dit et noté. Dans le meilleur des cas, comme la religion, le mariage est un choix quand il est décidé librement. On se marie ou on ne se marie pas ; mais il n’y a pas lieu de camoufler cet état de choses. Non, décidément, Madame de Beauvoir, c’était ma grand-mère, c’était ma mère.

Commençons donc, Mademoiselle de Beauvoir, par le début, je veux dire le temps où vous étiez une petite fille, quand vous étiez une enfant qui découvrait le monde.

Vous savez, Monsieur l’Inquisiteur, j’étais une enfant sage, dans l’ensemble. Parfois, je faisais des caprices ; je désobéissais pour le seul plaisir de ne pas obéir et on disait que j’étais « têtue comme une mule. » Jamais, je ne mettais sérieusement en doute l’autorité. En ce temps-là, j’acceptais sans la moindre réticence les dogmes et les valeurs qui m’étaient proposés. Je croyais au Bien et au Mal. En résumé, j’étais une bonne petite fille, je commettais des fautes et je pensais que ma tante Alice qui priait beaucoup irait sûrement au ciel.

Ah, dit l’Inquisiteur, il y avait le Bien et le Mal ? Comment voyiez-vous l’un et l’autre ?

Pour le Bien, Monsieur l’Inquisiteur, c’est simple, mes parents détenaient le monopole de l’infaillibilité ; le Bien était le climat de la maison, j’habitais la région du Bien. Maman m’amenait à l’église, elle me montrait le petit Jésus, le bon Dieu, la Vierge, les anges. Une épée de feu séparait le Bien et le Mal. Le Mal était à distance, le Méchant péchait ; l’enfer était son lieu naturel. Ogres, sorcières, démons, marâtres et bourreaux symbolisaient cette puissance.

En somme, Mademoiselle de Beauvoir, vous aviez de la religion, n’est-ce pas ?

On peut dire les choses ainsi. La religion élucidait les mystères. Par exemple, on me raconta d’abord que les parents achetaient leurs enfants. Il pouvait bien y avoir quelque part des magasins de bébés, mais je me suis dit : « C’est Dieu qui crée les enfants. » Il avait tiré la terre du chaos, Adam du limon, il pouvait bien faire surgir les enfants dans un moïse. La volonté divine était fort pratique ; elle expliquait tout. Toutefois, j’avais mes limites. Le miracle de Noël passait les bornes. Je trouvais incongru que le tout-puissant petit Jésus descende par les cheminées comme un vulgaire ramoneur. Mes parents ont avoué. Là, le monde commençait à basculer ; il pouvait y avoir des certitudes fausses.

Et à l’école, Mademoiselle de Beauvoir, appreniez-vous la religion ?

Certainement, monsieur l’Inquisiteur ; à l’âge de l’école primaire, on m’avait mise dans l’enseignement catholique au Cours Désir, un endroit, une école privée plutôt sélecte, où les mères assistaient aux cours. J’aimais apprendre et l’Histoire sainte (très estimée en ces lieux) me semblait plus amusante que les Contes de Perrault, car tout ce qu’elle racontait était arrivé pour de vrai. L’année suivante, avec la Guerre, j’ai pu mettre en acte certaine vertu chrétienne en quêtant « Pour les petits réfugiés belges ! » et je me promenai dans la basilique du Sacré-Cœur avec d’autres fillettes en agitant une oriflamme et en priant pour les poilus.

Et puis, dites-moi, Mademoiselle de Beauvoir, vous vous soumettiez volontiers à la confession ?

Bien sûr, Monsieur l’Inquisiteur. Il faut dire qu’on m’y avait encouragée en me disant que grâce à ma piété, « Dieu sauverait la France ». Et je le croyais. Quand l’aumônier m’eut prise en main, je devins une petite fille modèle. Il était jeune, pâle, infiniment suave ; il m’initia aux douceurs de la confession. Il me fit voir ma belle âme que j’imaginais blanche et rayonnante comme l’hostie dans l’ostensoir. J’entrai dans une confrérie enfantine, « Les anges de la Passion », ce qui me donna le droit de porter un scapulaire et le devoir de méditer sur les sept douleurs de la Vierge.

Et la communion, Mademoiselle de Beauvoir, comment cela s’est-il passé ?

Fort bien, Monsieur l’Inquisiteur. J’ai suivi une retraite, j’ai compati aux malheurs de Jésus. Vêtue d’une robe de tulle, coiffée d’une charlotte fleurie, j’ai avalé ma première hostie ; ensuite, maman m’emmena communier trois fois par semaine. Je le faisais en songeant au chocolat chaud qui m’attendait au retour à la maison.

Comment conceviez-vous la vie à cette époque, Mademoiselle de Beauvoir ?

La vie était simple : j’étais convaincue que mes parents ne voulaient que mon bien et puis, c’était la volonté de Dieu : il m’avait créée, il était mort pour moi, il avait droit à une absolue soumission. Tout ça était l’œuvre de ma mère, très croyante et très pratiquante, à qui mon père avait abandonné notre éducation. Elle trouva son guide chez les « Mères chrétiennes » : elle dirigeait mes lectures, m’emmenait à la messe et au salut, on faisait en commun, avec elle et ma sœur, nos prières matin et soir. Elle m’apprit à m’effacer, à contrôler mon langage, à censurer mes désirs. Je ne revendiquais rien et j’osais peu de choses. D’autre part, mon père n’allait pas à la messe, il ne croyait pas. Il m’emmenait au spectacle, il me faisait lire, il guidait ma vie intellectuelle tandis que ma mère surveillait ma vie spirituelle. L’intelligence, la culture étaient d’un autre ordre que la croyance et ne relevaient pas de la religion. Dieu avait son domaine propre ; il vivait à l’écart. J’étais protégée et guidée sur les chemins de la terre comme sur les voies du ciel. Je tenais pour une chance insigne que le ciel m’eût dévolu précisément ces parents, cette sœur, cette vie.

Enfant, vous étiez dans un monde paisible et la religion vous y confortait, me semble-t-il, Mademoiselle de Beauvoir ?

En effet, Monsieur l’Inquisiteur,  peu de choses dérangeaient ma tranquillité. J’envisageais la vie comme une aventure heureuse ; contre la mort, la foi me défendait : je fermerais les yeux et les mains neigeuses des anges me transporteraient au ciel ; un mince tapis d’azur me séparait des paradis où resplendit la vraie lumière ; je me couchais sur la moquette, yeux clos, mains jointes, et je commandais à mon âme de s’échapper. Dieu me promettait l’éternité. Il n’y aurait pas de fin. Je ne cesserais jamais de voir, d’entendre, de parler.

Justement, Mademoiselle de Beauvoir, comment voyiez-vous alors votre vie future ? La religion était-elle votre boussole, Dieu, votre Guide ?

Là, Monsieur l’Inquisiteur, vous interrogez l’imaginaire, c’est très mystérieux. Je me rêvais l’absolu fondement de moi-même et ma propre apothéose. Je me flattais de régner seule sur ma propre vie. Cependant, la religion me suggérait un autre rôle : j’étais Marie-Madeleine aux pieds du Christ ; j’étais une religieuse enfermée dans un cachot, je bafouais mon geôlier en chantant des hymnes. Je pouvais m’y complaire, je savourais les délices du malheur, de l’humiliation dans la nuit du confessionnal devant le suave abbé Martin, je goûtais d’exquises pâmoisons, les larmes coulaient, je sombrais dans les bras des anges. Pour ce qui est de Dieu et de la croyance, les pensées vont et viennent à leur guise dans notre tête, on ne fait pas exprès de croire ce qu’on croit.

Vous aviez, Mademoiselle de Beauvoir, une dévotion particulière pour Jésus ?

J’étais très pieuse ; je me confessais deux fois par semaine ; souvent pendant la journée, j’élevais mon âme à Dieu. Je ne m’intéressais plus à l’enfant Jésus, mais j’adorais éperdument le Christ. Je contemplais avec des yeux d’amoureuse son beau visage tendre et triste. Quand j’avais assez longtemps embrassé ses genoux et pleuré sur son corps, je le laissais remonter au ciel. Il s’y fondait avec l’être le plus mystérieux à qui je devais la vie et dont un jour, et pour toujours, la splendeur me ravirait. Quel réconfort de le savoir là ! Il n’y avait au monde que Lui et moi ; mon existence avait un prix infini. Dieu prenait toujours mon parti, il était le lieu suprême où j’avais toujours raison. Je l’aimais, avec toute la passion que j’apportais à vivre.

Votre croyance était très forte, Mademoiselle de Beauvoir, on dirait un roc flamboyant, inaltérable.

On dirait, Monsieur l’Inquisiteur, et je le sentais ainsi, mais je trouvais bizarre quand les gens venaient de communier, de les voir si vite se replonger dans le train-train habituel ; je faisais comme eux, mais j’en étais gênée. Au fond, ceux qui ne croyaient pas menaient juste la même existence ; je me persuadai de plus en plus qu’il n’y avait pas place dans le monde profane pour la vie surnaturelle. Mais rassurez-vous, le roc restait inaltérable : entre l’infini et la finitude, mon choix était fait. « J’entrerai au couvent », il n’y avait d’autre occupation raisonnable que de contempler à longueur de temps la gloire de Dieu. Je savais qu’une implacable logique me promettait au cloître : comment préférer le rien à tout ? À Meyrignac, en vacances à la campagne, chez grand-père, seule le soir, contre le silence infini, sous l’infini du ciel, la terre faisait écho à cette voix en moi qui chuchotait : je suis là ; mon cœur oscillait de la chaleur vivante au feu glacé des étoiles. Là-haut, il y avait Dieu, et il me regardait ; caressée par la brise, grisée de parfums, cette fête dans mon sang me donnait l’éternité.

En quelque sorte, Mademoiselle de Beauvoir, vous aviez la foi ; était-ce bien ça ? Comment la ressentiez-vous ?

Ah, Monsieur l’Inquisiteur, la foi ? La foi, c’était mon assurance contre l’enfer, que je redoutais. Si on cessait de croire, tous les gouffres s’ouvraient ; un pareil malheur pouvait-il arriver sans qu’on l’eût mérité ? La petite suicidée n’avait pas péché par désobéissance ; elle avait juste lu des livres. Pourquoi Dieu ne l’avait-il pas secourue ? Je ne comprenais pas que la connaissance conduisît au désespoir. En fait, cette enfant avait découvert l’authentique visage de la réalité. L’idée qu’il y a un âge où la vérité tue répugnait à mon rationalisme. Ainsi, alors, je gardais la foi céleste, mais avec des réserves terrestres. Par exemple, à propos de la façon dont naissent les enfants, le recours à la volonté divine ne suffisait plus, car je savais que, les miracles mis à part, Dieu opère à travers des causalités naturelles.

Mademoiselle de Beauvoir, ne vous est-il pas arrivé de rencontrer Dieu dans la nature ?

À ces âges, mon expérience humaine était courte, la nature me découvrait, visibles, tangibles, quantité de manières d’exister dont je ne m’étais jamais approchée. En ville, les façades des immeubles, les regards indifférents des passants m’exilaient, mais aux vacances, dès que j’arrivais à Meyrignac, je me perdais dans l’infini, je sentais autour de moi la présence de Dieu. À Paris, les hommes et leurs échafaudages me le cachaient ; je voyais ici les herbes, les nuages, ils portaient sa marque. Plus je collais à la terre, plus je m’approchais de lui. Cependant, c’est à peu près à cette époque, alors que je conservais cette foi ardente, que mes rapports avec la religion et tout son apparatus commencèrent à s’étioler. J’avais donc, d’un côté, la foi et la croyance en Dieu et presque soudainement, la religion, d’un autre.

Ha ? Mademoiselle de Beauvoir, que voulez-vous dire ? Que s’est-il passé ?

D’abord, pour ce qui est de la foi, de la piété, de la croyance, de la proximité avec Dieu, ma réflexion, très méditative, me transportait hors du monde des humains. Dieu était dans l’infini du ciel, loin des aventures terrestres. Je priais, je méditais, j’essayais de rendre sensible à mon cœur la présence divine. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’au jour où je me suis sentie trahie par mon confesseur que je tenais pour le représentant de Dieu et qui quitta soudain sa haute mission pour s’immiscer dans mes démêlés avec la discipline quotidienne. Je quittai le confessionnal avec le soupçon que Dieu lui-même était tracassier, mesquin comme une vieille dévote ; peut-être même était-il bête. Après coup, calmée, je mis la faute sur le compte du traître usurpateur du divin. Je cherchai un autre confesseur ; j’essayai un roux, un brun. Finalement, aucun prêtre ne pouvait représenter Dieu ; personne sur terre n’incarnait Dieu, j’étais seule face à lui. Déjà, comme vous le voyez, la religion se détricotait. Je me rendais compte que la Bible, les Évangiles, les miracles, les visions n’étaient garantis que par l’autorité de l’Église. Les faits religieux n’étaient convaincants que pour les convaincus. Un soir, à Meyrignac, où je priais sur le balcon, une chaude odeur d’étable montait vers le ciel, ma prière retomba. J’écoutai le glouglou de l’eau dans la nuit et je compris que rien ne me ferait renoncer aux joies terrestres. « Je ne crois plus en Dieu », me dis-je, sans étonnement. C’était une évidence. Je n’essayai pas de ruser ; dès que la lumière se fit en moi, je tranchai net et mon incrédulité ne vacilla jamais.

Et après, Mademoiselle de Beauvoir, votre vie a changé ? Vous êtes-vous faite à cette perte de Dieu ?

Quant à la pratique de ma vie, Monsieur l’Inquisiteur, ma conversion ne la modifia pas. J’avais cessé de croire en découvrant que Dieu n’exerçait aucune influence sur mes conduites ; elles ne changèrent donc pas lorsque je renonçai à lui. J’avais imaginé que la loi morale tenait de lui sa nécessité. Elle était si profondément gravée en moi qu’elle demeura intacte après sa suppression. Oh, je me passai très bien de Dieu. Je ne souhaitais pas du tout qu’il existât et si j’avais cru en lui, je l’aurais détesté, Dieu m’aurait volé ma terre, ma vie, autrui, moi-même. Je tenais pour une grande chance de m’être sauvée de lui.

Comme ça, d’un coup, définitivement, sans regret, Mademoiselle de Beauvoir ?

Oui, vous dites juste, il y eut quelques retours de flamme. Il fut un moment où, cherchant la plénitude, je me demandai si une mystique n’était pas possible. Je pensais « Je veux toucher Dieu ou devenir Dieu » et je m’abandonnai par intermittence à ce délire. Je ne songeais pas au Dieu des chrétiens ; le catholicisme me déplaisait de plus en plus ; j’en étais barbouillée. Je sommai Dieu de se manifester, il se tint coi et plus jamais je ne lui adressai la parole. Au fond, j’étais très contente qu’il n’existât pas. J’en avais assez des « complications catholiques », des impasses spirituelles, des mensonges du merveilleux ; je voulais toucher terre.

Et puis, finalement, Mademoiselle de Beauvoir, vous vous êtes résolue à l’athéisme ?

Monsieur l’Inquisiteur, on vient de parcourir ensemble le chemin qui m’a menée de l’enfance religieuse, crédule, à l’adolescence mystique, à la disparition de Dieu, à l’incroyance et oui, en effet, à l’athéisme. Fin du voyage illusoire et retour sur terre. Cela dit, depuis lors, il y a un point sur lequel ma position n’a pas changé : mon athéisme. De bonnes âmes déplorent le hasard malheureux qui m’a fait perdre la foi. On m’écrit : « Ah, si vous aviez lu l’Évangile ! vécu parmi de vrais chrétiens, connu un prêtre intelligent, etc. » Comme on vient de le voir, mon éducation religieuse a été très poussée et je savais par cœur de longs passages de l’Évangile. J’ai connu des chrétiens intelligents. Ils pensaient que la foi dépend de Dieu, c’est sans doute ainsi à leurs yeux ; aux miens, je cherche des facteurs sociaux ou psychologiques pour l’expliquer. La foi est un accessoire qu’on reçoit dans l’enfance avec l’ensemble de la panoplie et qu’on garde, comme le reste, sans se poser de question. Lorsqu’apparaît un doute, le croyant l’écarte pour des raisons affectives, par nostalgie, attachement à l’entourage, crainte de la solitude et de l’exil qui menacent les non-conformistes.  Certains ont besoin d’un être souverain ; chez ceux-là, des intérêts idéologiques sont en jeu, des habitudes de pensée, des systèmes de références, des valeurs dont on est devenu prisonnier.

Oui mais, Mademoiselle de Beauvoir, je vous ai entendue me parler de votre enfance et de la foi qui la nimbait. Ne pourriez-vous y revenir ?

Sartre m’a dit un jour : « Mais après tout, pourquoi privilégierait-on l’enfant ? ». Pourquoi devrais-je retourner aux délires de ma jeunesse ? Athée, je suis ; athée, je reste. On entend souvent le croyant dire à l’athée : « J’en suis sûr, un jour la voix de Dieu vous atteindra », et cette arrogance de certains croyants leur fermerait le ciel, s’il en existait un. Les difficultés – l’ignorance, l’état du monde, la solitude, l’incompréhension, l’angoisse – que l’athée affronte honnêtement, la foi les élude. Qu’un incroyant, autrement dit un athée, se trouve bien dans sa peau, on l’accuse de ne rien comprendre. Ou bien, on lui dit — à qui n’a-t-on pas fait le coup — qu’au fond, il croit en Dieu ou alors, que ses conceptions sont bornées. Face à la vie, face au néant, la foi est une fuite, et la religion, une désertion et je vais sans doute vous scandaliser en souhaitant à tous les croyants d’un jour abandonner toutes ces sornettes.


Références[+]

Références
↑1 Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev,  Edgar Morin
↑2 Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
↑3 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, Paris, 1972 — Folio, 2011, 473 p.
↑4 Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Gallimard, Paris, 1978 — Folio, 1989, 634 p.
↑5 OVRAAR : voir note dans Carlo Levi
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La Confession complexe d’Edgar Morin

Posté le 27 juin 2022 Par ABA Publié dans Athéisme, Nos articles Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession logique, comme dans les précédentes entrevues fictives[1]Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario … Continue reading, un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie ou pire – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Edgar Nahoum, dit Edgar Morin, né le 8 juillet 1921 à Paris, sociologue et philosophe. Il est connu comme auteur d’une série d’ouvrages[3]Edgar Morin est l’auteur de nombreuses publications qui constituent un ensemble fondateur d’une pensée de la pensée complexe. Voir notamment : Edgar Morin – catalogue.. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’ensemble de l’œuvre d’Edgar Morin et en particulier à son dernier ouvrage : Leçons d’un siècle de vie[4]Edgar Morin, Leçons d’un siècle de vie, Paris, Denoël, 2021, 147 p..

Bonjour, Monsieur Edgar Nahoum ou Morin. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[5]OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Edgar Nahoum, dit Edgar Morin, né le 8 juillet 1921 à Paris.

Je suis en effet Edgar Nahoum à l’état-civil ou Edgar Morin pour tout ce qui touche à mes publications ; c’est sous ce nom que le public me connaît. Avant d’aller plus loin, je voudrais faire un préambule à cet interrogatoire que vous nommez confession. J’insiste : je n’ai rien à confesser et je n’ai pas plus le goût de l’autocritique, qui est la version athée de la confession. Il y a trop de vilaines traces dans l’Histoire de l’humanité. Ce préambule est celui de mes Leçons d’un siècle de vie et j’y tiens :

Qu’il soit entendu que je ne donne de leçons à personne. J’essaie de tirer les leçons d’une expérience séculaire et séculière de vie et je souhaite qu’elles soient utiles à chacun, non seulement pour s’interroger sur sa propre vie, mais aussi pour trouver sa Voie. 

Comment vous percevez-vous vous-même ?

Qui suis-je ? Je réponds : je suis un être humain. C’est mon substantif. Mais j’ai plusieurs adjectifs : je suis français, d’origine juive sépharade, partiellement italien et espagnol, amplement méditerranéen, européen culturel, citoyen du monde, enfant de la Terre-patrie.

Tant d’identités, comment est-ce possible ?

C’est le cas commun. Chacun a l’identité de sa famille, celle de son village ou de sa ville, celle de sa province ou de son ethnie, celle de son pays, enfin celle plus vaste de son continent. Chacun a une identité complexe, à la fois une et plurielle. Vous y compris.

Oui, mais vous, à titre individuel, qui êtes-vous Monsieur Morin ?

Comme chacun, je suis unique et en même temps, j’ai de multiples identités. Ainsi, pendant la Résistance, sur ma carte d’identité, pour la concierge et les policiers, j’étais Gaston Poncet ; pour mes camarades de la Résistance, j’étais Morin ; et pour ma famille, j’étais Nahoum. Il s’agissait de ne pas l’oublier, sinon, les conséquences se faisaient sentir. Tenez, sous l’Occupation, j’étais allé voir une prostituée et dans l’hôtel, plein d’Allemands, au moment crucial, je me suis rendu compte que j’étais circoncis ; je fus épouvanté et la dame n’a rien pu faire pour moi ; je suis parti la queue entre les jambes. Nahoum avait chassé Morin.

Pour ce qui est de la religion, que pouvez-vous m’en dire ?

Dans la famille, nous sommes peu croyants. Je ne parlerai donc ni de Dieu, ni de religion ; je me référerai plutôt à une conscience juive. Mon grand-père maternel, Salomon Beressi, était libre penseur et nous enseignait une morale sans Dieu. On m’a circoncis sans me demander mon avis et d’ailleurs, sans que je le sache. Ainsi : laïcs, on était juifs. À l’école, dans ma classe, il y avait des catholiques, des protestants, cinq juifs et des enfants de libres penseurs. C’est là que j’ai découvert que j’étais juif. L’antisémitisme, je l’ai rencontré plus tard dans la presse de droite et au temps de Vichy. Ma conscience a connu des variations au long de ma vie ; elle s’est diluée dans une conscience politique humaniste, antifasciste et antistalinienne. Tout en reconnaissant mon ascendance juive, je me définis comme fils de Montaigne et de Spinoza, ce philosophe anathémisé par la synagogue. Pour ce qui est de la foi, j’ai foi en la Terre-mère.

Ah, je vois que vous avez été marié ; que pensez-vous de la famille ?

La famille est prise dans les filets de la complexité. En résumé : j’ai été marié quatre fois et j’ai eu deux filles.

Philosophiquement, comment vous situez-vous par rapport à l’Immensité ?

Il y a cent ans, parmi trois cents millions de spermatozoïdes, un seul a pénétré dans un ovule et l’a fécondé. Je ne suis pas seulement une minuscule partie d’une société et un éphémère moment du temps ; tout en étant à l’extérieur de moi, la société en tant que Tout est à l’intérieur de moi, le temps passe en moi, l’espèce humaine vit en moi. La vie, phénomène terrestre, est en moi ; tout le monde physique et l’histoire de l’univers me traversent dans le même moment où je les traverse. C’est le paradoxe de la vie : je suis un Tout pour moi, tout en n’étant quasi rien pour le Tout. Chacun de nous est un microcosme complexe, qui intègre le tout et qui y est intégré. Avoir conscience de ça aide beaucoup à la santé mentale.

À propos de santé mentale, n’avez-vous jamais rencontré la croyance ? N’avez-vous pas rencontré la foi ?

La croyance en un être supérieur et en une création « intelligente », je ne l’ai jamais eue. J’ai, avec grande conviction, eu foi dans une croyance terrestre : le communisme. Entré à vingt ans en Résistance et en communisme, j’ai connu le doute à l’égard du second dès la Libération puis, le rejet réciproque en 1951 ; je fus alors, pour parler en vos termes, à la fois apostat et excommunié. Mon appartenance au Parti avait duré dix ans, au cours desquels j’avais vu comment l’Appareil pouvait transformer un brave en lâche, un héros en monstre, un martyr en bourreau. C’est le sens de mon livre ironiquement intitulé : Autocritique[6]Edgar Morin, Autocritique, Paris, Le Seuil, 1959, réédition 2012, 328 p.. Dans ce détournement de l’exercice tristement célèbre de confession publique que le pouvoir soviétique exigeait de ceux dont il entendait se débarrasser, je ne me suis pas contenté de dénoncer le dévoiement d’une idéologie. En élucidant le cheminement personnel qui m’avait conduit à me convertir à la grande religion terrestre du XXᵉ siècle, je me suis délivré à jamais d’une façon de penser, juger, condamner, qui est celle de tous les dogmatismes et de tous les fanatismes. Il y a un lien très fort entre l’incroyance radicale et l’absence de foi.

Ne pensez-vous pas qu’il y a une sorte de détermination du monde, du devenir, du destin ?

Toute vie est navigation dans un océan d’incertitude. La vie est, dès la naissance, imprévisible : nul ne sachant ce qu’il adviendra de sa vie affective, de sa santé, de son travail, de ses choix politiques, de sa durée de vie, de l’heure de sa mort. Quant à l’Histoire, c’est pareil : outre les ambitions, les rapacités, les cupidités, elle vit d’absurdité. « It is a tale told by an idiot, full of song and fury, signifying nothing », disait Macbeth[7]William Shakespeare, Macbeth, Acte V, Scène V, 26-28. « Un conte conté par un idiot, plein de bruit et de furie, ne signifiant rien. » et sur ce point, il n’avait pas tort. Une des grandes leçons de ma vie est que j’ai cessé de croire en la pérennité du présent, en la continuité du devenir, en la prévisibilité du futur. Ceci a une signification fort claire en ce qui concerne l’organisation du monde, laquelle ne se détermine qu’a posteriori, par constatation de faits et j’ajoute : pour autant qu’il y ait quelqu’un pour la constater et l’énoncer. Cette impossibilité d’éliminer l’aléa du monde, l’incertitude de nos destins, l’inattendu rend notre vie incertaine et écarte la possibilité d’un plan, d’une détermination, d’une destinée, d’un destin, d’un dessein.

Alors, dit l’Inquisiteur, pour vous, que signifie vivre ?

Vivre ? Vivre a un double sens : le premier est être en vie, exister, se maintenir en vie, survivre ; le second est conduire sa vie, ses chances, ses risques, ses bonheurs, ses malheurs. Ainsi, la survie est nécessaire pour faire vivre la vie. Prenons ma vie. Mon père ne m’a donné aucune culture, aucune conviction religieuse, politique ou éthique. J’ai donc cherché tout seul. J’étais spontanément animé par les questions fondamentales posées par Kant : Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Il me fallait connaître les réalités humaines.

Et l’homme, justement, et le Salut ? demande l’Inquisiteur.

L’homme, comme l’univers où il vit, comme sa pensée, est complexité. À l’homme rationnel, constructeur, faiseur, créateur de biens, de richesses, il faut ajouter un autre plan de la vie humaine où apparaissent la passion, la foi, le mythe, l’illusion, le délire, le jeu. Cette complexité s’exprime par une série de bipolarités : homo sapiens et homo demens (sage et délirant), homo faber et homo fidelis, credens, religiosus, mythologicus (faiseur et croyant) ; homo œconomicus (économique, profiteur, producteur de richesse) et homo ludens (joueur) – homo liber (libre, gratuit). La vie de l’homme est un art incertain où tout ce qui est passion, pour ne pas succomber à l’égarement, doit être surveillé par la raison et où toute raison doit être animée par une passion, à commencer par la passion de connaître. Ainsi, pour concevoir l’Histoire, il faudrait faire copuler Shakespeare avec Marx et je pense que John Florio, cet Italien d’origine juive né en Angleterre, a été l’inspirateur des pièces de Shakespeare pour qui tout Salut est absent[8]John Florio (Londres, 1553 – Fulham près de Londres, 1625), connu également sous son nom italien de Giovanni Florio, est attesté comme traducteur en anglais de Montaigne et de Boccace ; … Continue reading.

Et le Monde ?

Dans notre univers, tout ce qui a quelque consistance est un système. L’atome est un système. Les molécules, les astres, les êtres vivants, les sociétés sont des systèmes ; un système est une chose pour laquelle le tout est à la fois plus ou moins que la somme des parties. Tout système vivant est auto-organisateur, et même auto-éco-organisateur ; un organisme qui vit, travaille et dépense de l’énergie, qui dépend donc de son environnement pour son approvisionnement en énergie et son organisation. À la différence d’une conception déterministe qui n’envisage que l’ordre et une causalité induisant des effets nécessaires, des invariances, des stabilités, des régularités, il y a des aléas, des accidents, des ruptures, des irrégularités. Notre univers vit entre l’ordre et le désordre. La Terre dans son histoire témoigne d’une organisation qui a utilisé le désordre pour progresser et qui a frôlé la destruction en raison du désordre[9]Edgar Morin, Le Contrebandier d’une pensée complexe, Entretien, in Revue Natures, Sciences, Sociétés, 1996, 4 (3), pp. 252-257.. Une telle conception frappe de nullité toute tentative de prévoir le futur et dévoile la folie de croire qu’on puisse substituer une prospective à la prédiction des prophètes ou des astrologues. Le futur serait très aisé à prédire si l’évolution dépendait d’un facteur prédominant et d’une causalité linéaire. L’évolution n’obéit ni à des lois ni à un déterminisme prépondérant, l’évolution n’est ni mécanique ni linéaire : il n’y a pas un facteur dominant qui commande l’évolution. Il nous faut, au contraire, partir de l’ineptie de toute prédiction fondée sur une conception évolutive aussi simpliste[10]Edgar Morin, Où va le monde ?, Edgar Morin – 1981 ; Paris, Éditions de l’Herne, 2011, 54 p..

Que dites-vous de l’origine, de la création du monde ?

À l’origine de la vie, il s’est créé une sorte de boucle, une sorte de machinerie naturelle qui revient sur elle-même et qui produit des éléments toujours plus divers qui vont créer un être complexe qui sera vivant. Le monde lui-même s’est autoproduit de façon très mystérieuse[11]Edgar Morin, in Edgar Morin, « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », in Revue internationale de systémique, vol. 9, n° 2, 1995.. C’est tout le sens de la complexité.

Qu’en est-il de la croyance que tant d’hommes partagent ?

Les croyances sont des rêves éveillés ; elles véhiculent des silhouettes de vérités, elles agitent des simulacres de réel, elles projettent dans le futur incertain de fausses certitudes, elles dessinent les avenirs de l’espoir, taillés dans de la brume évanescente. Héraclite disait ainsi : « Éveillés, ils dorment », ce sont des somnambules. Les croyants ont des rêves éveillés et ces rêves-là brouillent la réalité ; ils la réduisent à des formes vagues, insaisissables, impalpables et en effacent les traits et les nuances ; il ne reste plus que des squelettes qui dansent une danse de mort. Pa les dogmes, les mots d’ordre, les unicités de récits, il s’agit de ramener le monde à une étrange et écrasante simplicité. C’est la domestication de la pensée, de la réflexion, du savoir et in fine, de la liberté de l’être et de la vie. Les prédateurs de conscience sont des simplificateurs ; ces rassembleurs sont des chiens de garde des troupeaux. Ils prêchent, ils instituent, ils intiment, ils interdisent, ils imposent des mutilations, ils élisent des alimentations ; il s’agit de façonner les consciences jusqu’au travers du corps ; il s’agit de réguler, d’instaurer des règles unifiantes ; c’est la célèbre et militaire injonction : « Je ne veux voir qu’une seule tête », celle du Guide, celle de Dieu qui est son masque. C’est le discours, le propos, la propagande de la non-pensée qui élimine l’homme en l’homme. Face à ça et à ceux-là, il s’agit de faire émerger les complexités humaines si ignorées par ces simplismes, ces unilatéralismes, ces dogmatismes.

On a connu le cas de non-croyants qui perçurent une illumination ; qu’en dites-vous ?

On connaît les cas du dénommé Saül, alias Paul et du débauché Augustin, qui ont eu une illumination et ont sombré dans la croyance. C’est arrivé à l’athée Paul Claudel, atteint par la grâce, à Charles Péguy et à d’autres encore. Ainsi, les hommes sont possédés par les mythes, les religions, les idéologies, qui, produits de l’esprit humain, deviennent maîtres et dominateurs et exigent adoration et sacrifices.

N’avez-vous pas été croyant vous-même ?

À un moment de ma vie, j’ai été croyant et j’ai suivi un chemin de conversion et j’ai été converti au communisme – c’était au temps de la guerre contre le nazisme. Mes espoirs d’avenir radieux se sont effondrés progressivement. Après ma conversion, ma « déconversion » fut un travail de conscience qui m’a rendu pour toujours allergique aux fanatismes et aux sectarismes. J’ai donc vécu dans un univers religieux absolutiste, qui, comme toute religion, a eu ses saints, ses martyrs et ses bourreaux. C’est un monde qui rend halluciné, qui dégrade et détruit parfois les meilleurs. Mon séjour de six ans en Stalinie m’a éduqué sur les puissances de l’illusion, de l’erreur et du mensonge historique. Depuis, je me suis converti à l’autonomie politique totale.

Que signifie cette autonomie politique totale pour la vie quotidienne ? D’où vous vient-elle ?

Cette autonomie politique totale ne peut pas survivre sans écho dans les autres champs de la vie humaine. Ce scepticisme à l’égard des croyances, quelles qu’elles soient, je l’avais pêché dans la littérature, chez les écrivains, qui, soit dit en passant, sont des chercheurs de complexité et des baroudeurs de l’esprit ; cette complexité de conception du réel humain, je l’ai trouvée chez Anatole France, Montaigne, Rolland, Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, Hugo et bien d’autres. Ainsi, je n’ai pu ni voulu échapper à la multipolarité humaine ; j’ai essayé d’intégrer en moi la rationalité et de la lier à la poésie de la vie. Je suis faberen bâtissant la pensée complexe ; je suis religionis – j’ai eu pendant cinq ans la foi dans le salut terrestre par le communisme et j’ai gardé ma religion de la fraternité et de la Terre-patrie ; je suis œconomicus (sans jamais aimer l’argent) – j’ai gagné ma vie par mon travail ; je suis ludens – j’adore jouer, plaisanter, blaguer et je suis liber – par la gratuité de mes actions.

Cependant, il y a la mort : qu’en penser ?

Pour moi, la question s’est posée d’emblée, lors de mon premier travail important, L’Homme et la Mort[12]Edgar Morin, L’Homme et la mort, Paris, Le Seuil, 1970, 352 p.. Quiconque s’interrogeait sur les attitudes humaines à l’égard de la mort dans les années cinquante à soixante était renvoyé au mieux à quelques traités philosophiques. Il n’y avait ni thanatologie, ni science de la mort. Il n’y avait rien. Il m’a fallu puiser dans la littérature ethnographique, me plonger dans les coutumes et rites funéraires, prélever dans la psychologie de l’enfant la découverte de l’idée de mort, me tourner vers la psychanalyse, sonder l’histoire des religions, m’attaquer au christianisme, aller à la philosophie de l’Antiquité (qui récuse l’immortalité) jusqu’au traitement de la mort par Heidegger ou Sartre. J’ai été amené à noter les changements de conception, dus notamment au recul des religions et au développement de la laïcité, à considérer l’époque contemporaine qui s’efforce d’effacer la mort. La mort, particularité biologique propre à tous les êtres vivants, différencie radicalement les humains des animaux puisque les premiers, dès les origines, laissent le témoignage de conceptions qui envisagent des formes de survivance, au-delà de la décomposition du cadavre. J’ai dû, pour y parvenir, sillonner du biologique au mythologique. Finalement, la mort est un élément du tout qu’est la vie, elle fait partie de la vie. Son avenir est déjà dans le passé et dans le présent de la vie. La mort vit dans la vie, elle l’achève et la conclut.

On vous a dit « contrebandier ». Quel est votre avis ?

On a dit que je suis un contrebandier d’une pensée complexe : je ne pense pas que ce soit faux, mais cette position sociale qu’implique l’image du contrebandier a été la mienne dans bien des domaines de ma vie. Finalement, je suis assez fier d’être à plus de cent ans, un contrebandier de la vie.


Références[+]

Références
↑1 Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev
↑2 Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
↑3 Edgar Morin est l’auteur de nombreuses publications qui constituent un ensemble fondateur d’une pensée de la pensée complexe. Voir notamment : Edgar Morin – catalogue.
↑4 Edgar Morin, Leçons d’un siècle de vie, Paris, Denoël, 2021, 147 p.
↑5 OVRAAR : voir note dans Carlo Levi.
↑6 Edgar Morin, Autocritique, Paris, Le Seuil, 1959, réédition 2012, 328 p.
↑7 William Shakespeare, Macbeth, Acte V, Scène V, 26-28. « Un conte conté par un idiot, plein de bruit et de furie, ne signifiant rien. »
↑8 John Florio (Londres, 1553 – Fulham près de Londres, 1625), connu également sous son nom italien de Giovanni Florio, est attesté comme traducteur en anglais de Montaigne et de Boccace ; éminent linguiste, il est depuis des années considéré comme l’auteur des pièces de William Shakespeare – voir à ce sujet, Lamberto Tassinari : « John Florio, alias Shakespeare », Lormont, Éditions Le Bord de l’Eau, 2016, 384 p.
↑9 Edgar Morin, Le Contrebandier d’une pensée complexe, Entretien, in Revue Natures, Sciences, Sociétés, 1996, 4 (3), pp. 252-257.
↑10 Edgar Morin, Où va le monde ?, Edgar Morin – 1981 ; Paris, Éditions de l’Herne, 2011, 54 p.
↑11 Edgar Morin, in Edgar Morin, « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », in Revue internationale de systémique, vol. 9, n° 2, 1995.
↑12 Edgar Morin, L’Homme et la mort, Paris, Le Seuil, 1970, 352 p.
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L’athéisme mis à nu

Posté le 24 juin 2022 Par ABA Publié dans Athéisme, Edition, Laïcité, Livre Laisser un commentaire

ABA Édition – Collection Études athées

Table des matières

Marianne De Greef, Avant-propos

Serge Deruette, L’athéisme dans l’arène des enjeux politiques 

Patrice Dartevelle, Athéisme et (in)tolérance

Caroline Sägesser, Croyances et mécréances dans la Belgique d’aujourd’hui

Patrice Dartevelle, Des effets pervers de l’effondrement des religions traditionnelles

Pierre Gillis, De la raison, plutôt que des signes extérieurs de scientificité

Véronique De Keyser, Croire ou ne pas croire, est-ce bien la question ?

À en juger au travers de sondages récents, l’athéisme se porte bien dans le monde occidental. On connaît cependant peu les débats qui l’agitent, issus de confrontations anciennes ou de modifications au sein de la société et du renversement des valeurs autrefois les plus certaines. 

Ainsi, le recul des cultes autrefois dominants et l’augmentation concomitante du nombre de personnes qui se disent athées, agnostiques ou sans religion n’exclut pas une remontée des croyances les plus irrationnelles.

La confiance proverbiale des athées envers la science et le rationalisme est confrontée au double discrédit de la déconstruction postmoderne et de l’instrumentalisation de la science par des intérêts économiques peu scrupuleux qui n’hésitent pas à travestir la vérité scientifique.

L’athéisme, quant à lui, loin d’être monolithique, engendre plusieurs types d’analyses et de  positions politiques.

Quels sont ses rapports avec la laïcité ? Les deux concepts sont-ils indissociables ? Du point de vue laïque, est-il important de ne pas croire ? La modification des valeurs met-elle en péril celles qui, comme la tolérance, paraissaient les plus certaines ?

Pourquoi toute affirmation claire de positions philosophiques consubstantielles à l’athéisme, comme le caractère purement humain des croyances, entraine-t-elle maintenant l’accusation d’irrespect des autres convictions ?

En « mettant à nu » l’athéisme, cet ouvrage s’efforce de poser ces problèmes, de les analyser pour les clarifier et les actualiser.

Introduit par Marianne De Greef, le livre reprend des contributions de Patrice Dartevelle, Véronique De Keyser, Serge Deruette, Pierre Gillis et Caroline Sägesser.

Prix librairie : 20 €      

POUR SE LE PROCURER

 – L’ouvrage peut être commandé dans toutes les librairies de France et de Belgique au prix de 20 €

 – Les particuliers de Belgique  peuvent le commander auprès de l’éditeur  en adressant un mail à atheesdebelgique@gmail.com et en versant 20 € (port compris) sur le compte  BE95 0688 9499 3058 (BIC : GKCCBEBB)

 – Dans les autres cas, libraires et particuliers peuvent commander auprès de l’éditeur en adressant un mail à atheesdebelgique@gmail.com   

Prix (port compris) : Europe : 27€ Autres pays : 28 € 

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La Confession logique d’Alexandre Zinoviev

Posté le 22 décembre 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession logique, comme dans les précédentes entrevues fictives [1], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie ou pire, d’athéisme – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve, face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Alexandre Alexandrovitch Zinoviev, né à Pakhtino en Russie le 29 octobre 1922, philosophe, écrivain et logicien. Il est connu comme auteur d’une série de romans et d’essais sur la Russie post-révolutionnaire. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre littéraire et philosophique de Zinoviev – essentiellement, Les Hauteurs béantes[3], Va au Golgotha[4], Vivre[5], Les Confessions d’un homme en trop[6].

Bonjour, Monsieur Alexandre Zinoviev. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[7] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Alexandre Alexandrovitch Zinoviev, né en Russie à Pakhtino, le 29 octobre 1922 et mort en Russie à Moscou, le 10 mai 2006.

Bonjour, Monsieur l’Inquisiteur. Je suis bien Alexandre Zinoviev. En Occident, on m’appelle Monsieur Zinoviev ou Zinoviev, tout simplement. Je suis né à Pakhtino, dans l’oblast de Kostroma dans ce qui s’appelait alors la république socialiste fédérative soviétique de Russie (en abrégé RSFS de Russie ou RSFSR), c’est-à-dire en Russie. Pakhtino était un trou perdu, entre Tchoukhloma et Antropovo, à environ 500 km de Moscou. Pakhtino devait rassembler une dizaine de maisons ; à ma dernière visite en 1946, il ne restait presque plus rien et la forêt reprenait ses droits sur les champs. Et en effet, je suis bien mort à Moscou à 83 ans en 2006. Mais qu’attendez-vous de moi qui viens d’un monde orthodoxe et communiste ?

Ce que j’attends, précise l’Inquisiteur, c’est une confession. Je pense que dans la religion de votre pays, c’est une pratique connue et vous devez connaître la confession de Bakounine au Tsar de Russie[8].

Il m’est arrivé de me confesser dans mon enfance. Là, tout était simple. Je devais répondre à toutes les questions du pope : « J’ai péché, mon père. » À la fin, il disait : « Dieu te pardonnera », et je rentrais à la maison, illuminé et heureux, sachant que j’obtiendrais un bonbon. Cette fois, je ne veux pas obtenir un bonbon après ma mort, je n’en aurais eu aucun usage. Par contre, j’aurais aimé que mes cendres soient dispersées à l’endroit où se trouvait mon Pakhtino, pour que je devienne à nouveau une particule de ma terre. Et puis, même les gens qui n’ont pas commis de grands péchés éprouvent le besoin de se confesser. Les croyants se confessent aux prêtres et, à travers eux, à Dieu. Les athées se confessent à leurs proches, à leurs collègues, à leurs amis, voire à des compagnons de beuverie ou de route. Chez nous, ce sont les organisations sociales qui remplissent cette fonction ; en Occident, on a inventé la psychanalyse. La confession de Michel Bakounine était une opération policière, une manœuvre tsariste qui a inspiré les services russes ultérieurement.

Monsieur Zinoviev, dit l’Inquisiteur, pouvez-vous me parler un peu plus de votre enfance et du milieu où vous avez grandi ; y avait-il là de la religion ?

Bien sûr qu’il y en avait, Monsieur l’Inquisiteur, et ne croyez pas que j’ai grandi dans l’ignorance de Dieu et de la religion. Nous là-bas au fin fond de la Russie, nous avions la religion orthodoxe, un pope nous enseignait le catéchisme et tout le toin-toin. À cause de ma grand-mère, il venait chez nous et il a embrigadé tous les enfants de la famille ; comme les autres, j’allais à l’église. Ainsi, je n’ai pas besoin d’explication pour comprendre ce qui vous tracasse. Quant à Dieu, il y faut un peu de logique. Vous et moi, par exemple, en supposant que je sois réellement rallié à l’idée de Dieu et à une religion – disons, l’orthodoxe russe – on aurait un même Dieu, mais deux religions. À supposer que je sois sectateur d’Allah et musulman, vous et moi, on aurait non seulement deux religions, mais également deux dieux différents. Je peux continuer le raisonnement pour tous les dieux de la terre et toutes les religions, sans compter qu’il y a des religions sans dieu et des dieux sans religion. Ainsi, on se retrouve avec des tas de religions et des tas de dieux, c’est un vrai capharnaüm.

Et puis tout de même, dit l’Inquisiteur, qu’en était-il de Dieu ?

Dieu, Dieu, c’est vite dit ça, Monsieur l’Inquisiteur. Allez savoir ce que c’est Dieu. Ce qui était vraiment là au-dessus de nous, c’était Staline. Staline, on peut en penser ce qu’on veut, mais c’était une évidence. J’ajoute que moi, dès les années 30, j’étais antistalinien et même que j’avais dans l’idée d’aller le tuer de mes propres mains. Voici le scénario imaginé : lors du défilé sur la Place Rouge, nous nous infiltrerions, Ina et moi, dans la colonne de l’école de Boris. À hauteur du mausolée, on provoquerait une confusion et armé d’un pistolet et de grenades, je me ruerais sur les dirigeants. Je lancerais les grenades et je ferais feu sur Staline. L’attentat aurait dû se faire le 7 novembre 1939, mais en raison des difficultés de nous procurer des armes, on reporta l’opération. Puis, ce fut la guerre. Donc, Staline, c’était une évidence, mais Dieu ?

Oui, mais quand même, Dieu ? demande l’Inquisiteur.

Eh bien, Monsieur l’Inquisiteur, mon héros Laptiev, qui est une des figures de ma personne et dont je vous rappelle qu’il est Dieu, répond ceci à ses interlocuteurs : « Le plus dur dans ma situation, dit Dieu, c’est que je suis athée. Dieu ne saurait s’appréhender comme extérieur à lui-même. » C’est une impossibilité formelle du point de vue de la logique et donc pour le logicien, Dieu n’est pas et n’existe pas, sauf dans l’imagination de certains.

Au fait, dit l’Inquisiteur, dites-moi Monsieur Zinoviev, comment les gens pouvaient-ils bien vivre entre les croyants à l’ancienne mode et les athées du nouveau régime révolutionnaire ?

Au cours des années 1920, dans notre région, la population baignait dans la religiosité, sans fanatisme ; les croyants étaient tolérants à l’égard de la propagande athée et les athées tolérants à l’égard de la croyance. Mes grands-parents et ma mère étaient pratiquants ; mon père était athée depuis sa jeunesse. Nous avions comme convives le prêtre et des membres du parti, côte à côte. L’isba tout entière était couverte d’icônes. Dans la famille, on nous inculquait les convictions religieuses sous forme de principes moraux. Quand les églises furent fermées avec la collectivisation, au début des années trente, la population réagit avec indifférence. Les villages se vidaient, les croyants se faisaient plus rares et l’Église perdait ses soutiens. N’ayant plus d’église, notre prêtre vécut un temps comme un citoyen ordinaire. La conviction que Dieu n’existait pas pénétrait les enfants et les croyants adultes ne punissaient pas les petits mécréants. La foi devenait de plus en plus instable. En quatrième, à la visite médicale, j’ai ôté et caché la croix que je portais au cou. C’est à ce moment que je suis devenu athée. Ma mère m’a dit « que Dieu existe ou non, ce n’est pas très important. Ce témoin absolu de ton existence et ce juge doit se trouver en toi. Efforce-toi de conserver ta dignité à ses yeux. » J’ai assimilé cette morale maternelle, j’ai vécu en athée comme si Dieu existait. En renonçant à la religion, j’ai dû m’inventer une religion nouvelle et situer Dieu ou le juge suprême en moi-même ; comme Laptiev l’explique, il me fallut devenir Dieu moi-même, mais à la différence de Laptiev, je n’étais Dieu que pour moi-même. Je suis donc devenu un athée croyant.

Il n’empêche, dit l’Inquisiteur, que dans votre pays au temps de votre jeunesse, on mena un combat opiniâtre contre la religion qui était chrétienne, même si elle était orthodoxe et il fut question d’athéisme.

En effet, répond Zinoviev, mais ce n’était pas une erreur de la nouvelle société d’opérer une répression à l’encontre de la religion et de l’Église et pas seulement parce qu’elles avaient pris le parti de la contre-révolution ; ce fut aussi parce que les gens accueillirent avec joie l’athéisme comme s’il annonçait le paradis sur terre, même s’ils étaient persuadés que ce paradis n’existerait jamais. C’était une fête sans précédent dans l’histoire humaine : les gens se libéraient de la religion. Comme ils avaient rejeté la dépendance sociale ancestrale, ils rejetaient l’oppression religieuse. Sans ce soutien populaire, le pouvoir n’aurait pu l’emporter contre la religion. Du point de vue communiste, la religion et l’Église étaient des obstacles et si la religion et l’Église ont survécu, c’est parce qu’elles se sont ralliées. D’un autre côté, le pouvoir avait intérêt à conserver l’Église orthodoxe. Il s’agissait d’affirmer la liberté religieuse et faire de l’Église un rouage de l’État.

Monsieur Zinoviev, dit l’Inquisiteur, vous avez eu une vie tumultueuse, vous avez connu l’errance intérieure et l’exil à l’étranger.

C’est vrai, Monsieur l’Inquisiteur, ma vie a été mouvementée. Je suis parti de très bas et mes débuts furent très difficiles. Dans ma jeunesse, au prix d’immenses efforts et d’une misère chronique, j’étais arrivé à atteindre l’enseignement supérieur, où, à cause de mes réflexions, on m’a dénoncé aux organes ; alors, pour échapper à la répression, qui chez nous était terrible (et ça n’a pas beaucoup changé), j’ai plongé dans la clandestinité, j’ai été paria et sous une fausse identité, j’ai fui durant des années les services à l’intérieur de l’immense Russie. Pour cesser cette errance et retrouver une vie moins chaotique, je me suis engagé dans l’armée soviétique en 1940. Ensuite, héros de la guerre, j’ai réintégré la société et je suis devenu chercheur et enseignant de logique et de philosophie. J’étais arrivé à un niveau tel que si j’avais joué le jeu, j’aurais atteint des sommets. Cependant, comme j’ai toujours porté en moi une forme de refus de la lutte à mener pour réussir socialement, j’ai été tenu à l’écart. C’est ainsi qu’en voulant respecter mes principes de vie, je suis devenu un « renégat » dans mon propre pays.

Comment ça se passe chez vous pour le renégat ? demande l’Inquisiteur.

En Russie, un renégat est un individu isolé qui se révolte pour quelque raison contre la société qui l’entoure. On le punit soit en l’anéantissant comme personne civile, soit en le frappant d’ostracisme. Ce châtiment est une sorte de sacrifice rituel qui sert à l’édification des autres, des « normaux ». La transformation en renégat passe par plusieurs étapes. D’abord, l’entourage de l’hérétique fait preuve vis-à-vis de lui d’une vigilance croissante. Puis, on prend des mesures préventives tout en essayant encore de l’apprivoiser et de l’associer à la collectivité. Si cela ne donne pas de résultat, des mesures restrictives, puis punitives sont adoptées. À propos, tout cela ne vous rappelle-t-il rien, Monsieur l’Inquisiteur ?

Soit, dit l’Inquisiteur, comment en êtes-vous venu à écrire des ouvrages littéraires ?

Pour moi, la littérature n’était guère une fin en soi, mais d’abord un moyen d’exprimer mon indignation. Mon entrée en littérature était un choix, c’était la voie pour faire entendre ma voix et développer ma philosophie. Sacrifiant toute autre occupation, j’ai commencé à écrire Les Hauteurs béantes pendant l’été 1974. Je voulais décrire la vie réelle de la société communiste. La conclusion, parfumée d’athéisme, en était formulée sous forme d’un petit poème de ma façon :

C’était un peu vexant, sans conteste,
D’être à jamais privé du Jugement Dernier.
Les hommes ne se lèveront pas des tombes,
L’âme défunte ne cherchera pas son corps.
Ils ne ressentiront ni fierté, ni honte.
Bref, il n’y aura rien d’autre que la mort.
Je sais que les morts n’ont ni douleur, ni honte
Et la conscience à ce qu’on dit ne les tourmente pas.
Mais surtout les morts ne peuvent ni voir, ni entendre
Ce qu’on peut faire aux hommes ici-bas.

Quand même, Monsieur Zinoviev, parlez-moi un peu de votre Laptiev, qui dit être Dieu. Lui et sa religion me paraissent bien hérétiques et blasphématoires.

Vous avez raison, Monsieur l’Inquisiteur, d’après lui-même, Laptiev est Dieu et parfois, le Christ et de ce fait, ce Dieu et cette religion doivent vous paraître fort hérétiques et blasphématoires. Cette parodie est la méthode par laquelle Laptiev exprime son athéisme. Laptiev dit :

Le boui-boui est le grand temple où je prêche mon enseignement et trouve des disciples. Pour eux, j’invente prières et sermons, le plus souvent en vers. Le Christ aussi s’exprimait en vers. Bouddha s’accompagnait à la guitare. Mahomet beuglait avec une force incroyable.

Dans l’Évangile selon saint Jean (à ne pas confondre avec mon Évangile pour Ivan), le Christ a commencé sa carrière en changeant l’eau en vin. Alors, ses disciples ont cru en lui. Ben, je veux ! Si je pouvais changer l’eau en vodka, j’aurais toute la Russie derrière moi.

La parodie, c’est bien, mais que propose ce nouveau Dieu ? demande l’Inquisiteur.

Laptiev dit :

Une religion ne doit pas être ennuyeuse et triste. Ni grégaire. Elle doit être individuelle, irradier la joie de vivre, être vivifiante. Elle ne doit pas être humiliante. Pas de génuflexions, pas question de se traîner à quatre pattes ou sur le bide ! On se tient sur ses deux jambes et on marche la tête haute ! À bas la soumission ! Vivent la révolte, la témérité, la hardiesse, l’insouciance !

Laptiev dit encore :

Le réveil faisait tic-tac. Les souris grattaient. Et d’un coup, l’illumination : Dieu ne servait à rien pour la vie dans l’au-delà – une vie qui, d’ailleurs, n’existait pas et n’existerait jamais. Dieu ne comptait que pour cette vie-ci, la vie terrestre. Dieu n’avait d’importance que pour permettre à l’homme de vivre dignement l’instant de sa vie et disparaître.

Enfin, je vous propose quelques préceptes de Laptiev :

Tu n’adoreras personne ; si tu jures, tiens ta parole ; Résiste ! ; Amasse des trésors en toi-même ; Ne demandez rien ; N’oblige personne à te suivre ; le paiement de la vie est la vie elle-même ; tu es le juge suprême de tes actes. Si j’avais à choisir entre créer une religion et posséder ma Déesse ne fût-ce qu’une nuit, je choisirais ma Déesse.

Et Laptiev se dit athée, demande l’Inquisiteur. Que fait-il finalement de la déitude ?

Quant à la situation de l’athée, Laptiev la résume en un petit poème, où il rejette totalement l’existence de déités.

Un regard sec et froid, jette
Sur notre belle planète !
Ici, de déesse point
Et de Dieu encore moins.
Et si rongé par le doute,
Tu te lances sur les routes,
Tu pourras chercher mille ans,
Y en aura pas pour autant.

Qu’en est-il de l’athéisme ? Quel est votre sentiment, quel est son rôle dans la société ?

Ah, grandes questions, Monsieur l’Inquisiteur, mais la réponse est pourtant simple. Une fois posé le principe, c’est-à-dire l’athéisme comme point de départ de la réflexion, tout coule de source. Donc, l’axiome est : au commencement était le monde dans lequel se déroule la vie ; on peut le nommer le réel. Il en découle forcément que Dieu et la religion sont des éléments seconds surajoutés artificiellement au réel par l’homme. En ce sens, ce sont des éléments parfaitement superfétatoires. Ainsi, en bonne logique, il est raisonnable de laisser ces éléments parasites[9] de côté quand on veut vivre, penser et agir dans ce monde.

Que faites-vous alors de l’espérance, Monsieur Zinoviev ?

L’espérance, Monsieur l’Inquisiteur, c’est le paradis. Les popes et l’Église nous avaient donné l’horizon post-mortem du Paradis qui ouvrait un espace pour l’espérance. C’était une capitulation devant la réalité de la misère humaine. Après la révolution, le régime communiste, qui avec son espoir de l’avenir radieux[10] se voulait l’antichambre du paradis[11], proposait la même recette de l’espérance, mais ramenée sur terre, et toutefois, expatriée dans un temps indéterminé et assurément lointain. Pourtant, sur le terrain, pour la grande masse de la population, le régime soviétique avait apporté un immense progrès matériel. On partait de très bas et au début, ce progrès avançait vite ; par la suite, il s’est enlisé ; il ne resta plus que l’horizon paradisiaque. En somme, avec ce nouveau paradis[12], on n’avait fait que déplacer le curseur ; c’était toujours un tour de passe-passe, un avenir Potemkine. Ceci pose la question essentielle de l’espérance ou de l’espoir. En fait, comme athée, la seule position possible est le refus des idoles, des croyances, des espoirs, des espérances, des paradis et des avenirs radieux à venir (toujours à venir) avec simultanément, la prise en compte sérieuse du réel, avec lequel il faut vivre. Nous sommes des hommes, tâchons de le rester.


Notes

  1. . Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier ↑
  2. . Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  3. . Alexandre Zinoviev, Les Hauteurs béantes, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1977, 559 p. ↑
  4. . Alexandre Zinoviev, Va au Golgotha, Paris, Juillard − L’Âge d’Homme, 1986, 225 p. ↑
  5. . Alexandre Zinoviev, Vivre – La confession d’un robot, Paris, Éditions de Fallois – L’Âge d’Homme, 1989, 247 p. ↑
  6. . Alexandre Zinoviev, Les Confessions d’un Homme en trop, Paris, Olivier Orban, 1990, 504 p. ↑
  7. . OVRAAR : voir note dans Carlo Levi ↑
  8. . Marco Valdo M.I., La Confession libertaire de Michel Bakounine, Newsletter 24, ABA, Bruxelles, 2019 et L’Athée 7, ABA Éditions, Bruxelles, 2020, p.147 ↑
  9. . Parasite : il est amusant de relever que ce mot provient du vocabulaire religieux (je reprends ces éléments de définition au mot « parasite » du CNRTL) et d’apprendre qu’à l’origine, il s’agissait de l’assistant d’un prêtre, qui prenait soin des provisions des dieux et qui était invité à prendre part aux repas communs. Quant à la définition plus usuelle, toujours selon la même source, elle dit : Personne qui vit, prospère aux dépens d’une autre personne ou d’un groupe de personnes. ↑
  10. . Alexandre Zinoviev, L’Avenir radieux, Lausanne, L’Âge d’Homme,1979, 280 p. ↑
  11. . Alexandre Zinoviev, L’Antichambre du Paradis, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980, 897 p. ↑
  12. . Marco Valdo M.I., Le Paradis sur Terre (2021) : voir dans le site très international et polyglotte des Chansons contre la Guerre et/ou voir le blog de l’auteur uniquement en langue française, Le Paradis sur Terre (2021), qui est un épisode de La Zinovie – voyage d’exploration en Zinovie, entrepris par Marco Valdo M. I. et Lucien l’âne, à l’imitation de Carl von Linné en Laponie et de Charles Darwin autour de notre Terre et en parallèle, à l’exploration du Disque Monde, longuement menée par Terry Pratchett. La Zinovie renvoie à l’écrivain, logicien, peintre, dessinateur, caricaturiste et philosophe Alexandre Zinoviev et à son abondante littérature. ↑
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Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions ?

Posté le 29 novembre 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Patrice Dartevelle[1]

Quand on observe le tableau actuel de l’état des croyances en Belgique – comme dans plusieurs autres pays voisins –, on peut mesurer aisément la révolution qui s’est opérée dans les mentalités depuis quelques décennies, même si le tableau simple que l’on donnait autrefois était sans doute un peu forcé, en partie parce que les sondeurs étaient guidés par des vues dogmatiques venant de la société officielle et publique, en partie aussi parce que les individus sondés se laissent couler dans les moules préétablis.

Si l’on consulte les résultats de la dernière enquête européenne sur les valeurs effectuée en 2009[2], on dénombre en Belgique 50 pour cent de catholiques, 9,2 pour cent d’athées, 8,2 pour cent de croyants de différentes religions (dont 5 pour cent de musulmans) et 32,6 pour cent de « sans appartenance religieuse ».

Les différences régionales entre la Flandre et la Wallonie sont insignifiantes. Par contre, Bruxelles ne compte qu’un tiers de catholiques mais un cinquième d’athées et plus de musulmans que dans la moyenne nationale.

Les chiffres montrent une régression très sensible du nombre de catholiques (72 pour cent en 1981).

Certes ces étiquettes doivent être développées pour bien comprendre la chose.

Se dire « catholique », n’implique pas forcément une parfaite, ni même une très grande adéquation avec les dogmes : 37 pour cent des Belges croient en une vie après la mort (mais c’est le chiffre le plus stable de décennie en décennie). De la même manière, 21 pour cent des Belges déclarent ne pas croire en Dieu, soit le double de ceux qui se déclarent athées. Il y a loin de la réalité mentale de la population aux encycliques et traités de philosophie.

Les « sans religions »

La grande énigme est, me semble-t-il, celle des « sans appartenance religieuse », aussi appelée dans d’autres sondages de même type les « sans religion ». Ce phénomène, en Belgique comme ailleurs, même aux États-Unis, a pris un tour massif.

Par contre, même si la question n’est pas explicitement posée, on trouve difficilement la trace du nombre de fondamentalistes ou d’intégristes. Les évangéliques, par exemple, doivent se retrouver dans les 2,5 pour cent d’« autres chrétiens ». Les charismatiques peuvent plus facilement se dissimuler parmi les catholiques, mais il n’y a pas plus de 11 pour cent de Belges à assister régulièrement à la messe hebdomadaire. La question des « sans religion » devrait requérir des études plus approfondies en ce compris le biais par lequel on les approche.

Les auteurs de l’étude que j’ai citée, tous professeurs à la Kul ou à l’Ucl, les agglomèrent plutôt aux athées en considérant sans doute qu’il s’agit là de personnes issues de milieux catholiques, qui ont perdu la foi, mais qui hésitent à afficher leurs positions. Mais d’autres sont prompts à voir en eux l’émergence d’un groupe dont ils se font le porte-parole, celui de ceux qui refusent l’idée de religion et surtout d’Église, mais participent réellement à une foi nouvelle, pas nécessairement chrétienne, et souvent syncrétique.

Il n’est, sans doute, nullement exagéré de dire qu’il y a là un enjeu pour récupérer – au sens de rediriger – ces brebis sans pasteur. Le recul continu du catholicisme officiel (les jeunes nés après 1984 ne sont plus que 31 pour cent à se dire catholiques) laisse penser que ce groupe va s’accroître dans les prochaines années.

Le cas belge est partiellement spécifique dans la mesure où à la différence de la France – où les athées déclarés sont 25 pour cent –, le pilier catholique (écoles, syndicat, mutuelle, hôpitaux et même encore un peu les partis politiques) maintient même de manière light en termes de contenu, l’existence d’une référence catholique.

Qui peut influencer ce groupe des sans religions ?

Je ne crois pas vraisemblable le point de vue habituel de Caroline Fourest et de trop de laïques militants qui paraissent redouter l’intégrisme catholique[3]. Les manifestations contre le mariage pour tous ont un peu plus redoré son blason, mais même Marine Le Pen s’est bien gardée de s’associer aux manifestations. Le phénomène contient une part d’énigme mais son explication réside pour une part dans l’opposition au nouveau Président de la République.

L’étendue de la cristallisation populaire autour de thèmes religieux fondamentalistes n’a guère d’autres références en Europe.

Les autres événements où l’on voit des intégristes revendiquer, en public, la contestation des spectacles de théâtre ou d’expositions d’arts plastiques sont minoritaires et la majorité de l’épiscopat a fini par mettre bon ordre à tout cela, notamment parce qu’il est effrayé par la méconnaissance consternante de certains des siens par rapport à l’art contemporain. Serrano, l’auteur du Piss Christ, récemment détruit à Avignon, est un artiste chrétien.

En revanche, les athées (hélas pas assez à mon gré) et les « spirituels » divers sont à l’affut.

Les « spirituels »

Les visionnaires d’une spiritualité nouvelle, délivrée des dogmes et des Églises, sont assez nombreux, leur vision influence largement l’opinion publique et fait tout pour ringardiser l’athéisme avec la religion officielle.

J’aborderai uniquement le cas du plus visible d’entre eux en France et par conséquent en Belgique francophone, Frédéric Lenoir.

Spécialiste d’histoire des religions, auteur de nombreux livres, il est aussi depuis la fin de 2004 le directeur et l’éditorialiste du Monde des Religions. Il a mis fin à ses fonctions avec le numéro de novembre-décembre 2013.

La revue est le nouvel avatar de l’ancien périodique catholique Actualité des religions. Celui-ci a été relooké par le groupe La vie – Le Monde dans une perspective laïque, c’est-à-dire qui ne veut plus être le relais d’une seule Église, et lancé avec de grands moyens. On se souvient de la hauteur des piles de la revue dans les librairies et chez les vendeurs de journaux et magazines.

La diffusion du bimestriel atteint quarante-deux mille exemplaires en 2004, cinquante-sept mille en 2005 et soixante-six mille en 2006 (troisième plus forte progression de la presse française).

Le cas de Régis Debray mériterait un traitement particulier. Son axe est le caractère incontournable du sacré même si celui-ci peut varier.

D’autres leaders influents comparables auraient pu être également analysés, par exemple Matthieu Ricard et l’engouement pour les religions orientales, mais l’optique est moins généraliste que celle de Frédéric Lenoir. En outre, la trentaine d’ouvrages écrits par Lenoir s’est vendue à plus de quatre millions d’exemplaires, preuve de l’engouement qu’il provoque.

Pour analyser la pensée de Frédéric Lenoir, j’ai principalement utilisé Dieu, entretien avec Marie Drucker, publié en 2011[4] et les éditoriaux qu’il signe régulièrement dans le Monde des Religions dont la concision peut être utile.

Frédéric Lenoir

Dans Dieu[5], il raconte sa vie spirituelle. Bien qu’issu d’une famille catholique pratiquante, jeune, la religion ne l’a pas attiré et la messe l’a « ennuyé ». Dès quatorze ans, il lit Platon, Nietzsche et d’autres. Puis il a l’illumination de l’Orient sous sa forme hindoue. Il veut découvrir l’hindouisme et lit tout à la fois la Kabbale, des textes taoïstes, confucianistes, néoplatoniciens, mais il referme la Bible et le Coran « qui ne parlaient pas à son âme ». Il se rend compte que c’est un peu curieux et passe quelques jours à l’abbaye de Boquen (à dix-neuf ans). Mais l’idée d’un Dieu personnel révélé lui reste étrangère.

Il lit enfin le Nouveau testament, en particulier l’Évangile de Jean, le plus « spirituel » des quatre, et : « Après quelques minutes, j’ai ressenti une présence brûlante d’amour. Ce Jésus dont l’Évangile parlait, je le sentais présent au plus intime de moi ».

Il était bouleversé. Depuis cette « expérience mystique », la foi dans le Christ ne l’a jamais quitté. Il se revendique comme chrétien et adhère même à l’idée d’une vie après la mort, celle-ci n’étant qu’un passage. Il donne deux raisons : « Une expérience personnelle du Christ vivant et un émerveillement constant devant la force des Évangiles,… ».

Frédéric Lenoir est aujourd’hui chercheur associé à l’École des Hautes Études en Science sociales (EHESS).

Si la profession de foi chrétienne est assez traditionnelle d’apparence, ses limites le sont moins et son originalité masquée, si l’on en reste là.

Les distances avec l’Église et le dogme

Frédéric Lenoir tient beaucoup à une idée peu traditionnelle, à savoir qu’il y a des vérités dans toutes les religions. Il l’affirme, dès son premier éditorial[6].

Il hait les combats cléricaux/anticléricaux des XIXe et XXe siècles. Mais aujourd’hui, « les athées sont plus tolérants et la plupart des scientifiques ne considèrent plus la religion comme une superstition appelée à disparaître avec les progrès de la science. »

Tous les sondages concordent pour dire que le refus de poser en seule vérité sa propre croyance est généralisé dans le monde occidental (92 pour cent pour la France).

Dès la première page de Dieu, il proclame que la question n’est pas d’affirmer l’existence ou la non-existence de Dieu.

Dieu, dit-il, « est incertain »[7]. Il souscrit au postulat selon lequel « l’intelligence humaine est dans l’incapacité d’atteindre des certitudes métaphysiques définitives ». On est loin du Vatican et des positions pontificales. Mieux, selon lui, les quêtes spirituelles « ne peuvent plus être vécues, comme par le passé, au sein d’une tradition immuable ou d’un dispositif institutionnel normatif »[8], désignation euphémistique ou hexagonale d’une Église.

La religion, la foi, – il dit le chemin spirituel – « est le fruit d’une démarche individuelle »[9]

Tout est affaire d’intériorité, les disciples de Jésus « attendent un royaume terrestre, Jésus leur propose un royaume céleste, c’est-à-dire intérieur »[10]. Remarquons que l’inférence « céleste, donc intérieur » n’est pas évidente. Le royaume de Dieu pourrait très bien être au ciel, c’est même ce qu’on a dit le plus souvent pendant vingt siècles.

L’élaboration théologique structurée n’est pas son problème. Ainsi du dogme de la Trinité, pourtant rapidement si essentiel dans les premiers siècles du christianisme, « il me semble difficile d’affirmer que la foi des disciples contemporains de Jésus est imparfaite parce qu’elle n’est pas trinitaire »[11]. Frédéric Lenoir juge sévèrement les siècles de civilisation chrétienne en Europe : « Ce dont je suis convaincu, c’est que cette société qui portait le nom de « chrétienne »… n’était pas véritablement fidèle au message de Jésus »[12].

Si la plupart des commentateurs chrétiens ont dû renoncer à une lecture littérale de la Bible, tant les difficultés étaient grandes, Frédéric Lenoir fait de même, plutôt pour faciliter sa propre lecture des textes sacrés. Ainsi : « La Bible regorge de trésors littéraires…, mais il est aujourd’hui rationnellement impossible d’en faire une lecture purement littérale ». Et l’historien des religions d’évoquer de « nombreuses contradictions (au sein de la Bible) qui rendent sa lecture littérale absurde, ainsi que des versets particulièrement violents qui, pris au premier degré, font de Jésus un être d’une cruauté exceptionnelle[13].

Sa conception de la foi écarte pratiquement la raison. Pour lui « c’est d’abord dans leur cœur que les croyants rencontrent Dieu et leur foi n’est pas tant le fruit d’un raisonnement intellectuel que le sentiment d’un don reçu, d’une proximité affective avec celui qu’ils perçoivent comme le créateur »[14].

Son Dieu n’intervient pas dans les affaires humaines : « on ne peut plus croire à la conception d’un certain dieu biblique qui ne cesse d’intervenir dans les affaires des hommes »[15].

Il se réclame de Simone Weil ou Dietrich Bonhoeffer, c’est-à-dire d’un Dieu effacé, non-puissant, caché et ineffable que les dérives de l’Église au fil des siècles ont fait oublier »[16]. C’est la position de Gabriel Ringlet. Elle est assez paradoxale. On dit aux athées qu’il faut un tout-Puissant pour qu’il y ait quelque chose plutôt que rien et à la première difficulté, la présence du mal par exemple, on dit que le tout-Puissant ne peut rien.

Le mysticisme

Frédéric Lenoir établit une nette distinction entre la religion et la spiritualité. La religion relie les hommes dans « une croyance collective dans un invisible qui les dépasse. La spiritualité… délie, elle libère l’individu de tout ce qui l’attache et l’enferme dans des vues erronées…, mais aussi du groupe »[17].

En fait Frédéric Lenoir se réclame d’un mysticisme – ce qui bien des chrétiens ont fait avant lui –, mais ce qui est contemporain, c’est l’affirmation d’un mysticisme inter-religions.

Il y a une source divine à laquelle s’abreuvent les mystiques de toutes les religions… et puis, loin derrière, à une distance suffisante pour être sûrs de ne pas être aspergés par l’eau, il y a les théologiens, les gardiens du temple et des docteurs de ces mêmes religions qui se disputent indéfiniment pour savoir si l’eau de cette source est gazeuse ou plate, calcaire ou non, minérale ou non…[18].

Frédéric Lenoir conclut sur sa vision mystique :

En fait les mystiques juifs, chrétiens et musulmans peuvent avoir une conception de Dieu qui s’approche de celle que nous avons évoquée à propos de l’Inde. Le démon est à la fois perçu comme personnel et impersonnel, comme transcendant ou immanent[19].

Une des obsessions du Pape Ratzinger était la question du lien entre la foi et la raison. Elle a occupé la quasi-totalité du champ idéologique pendant de nombreux siècles. Frédéric Lenoir jette tout par-dessus bord et les croyants n’ont pas manqué de le lui reprocher.

Frédéric Lenoir fait l’impasse sur Augustin, Thomas d’Aquin et d’autres qui ont tout fait pour ne plus séparer raison et foi[20].

La part inquiétante de ce mysticisme conduit même Frédéric Lenoir à applaudir Benoît XVI quand celui-ci autorise de nouveau la messe en latin. Certes, il utilise comme argument les assemblées très diverses linguistiquement comme à Taizé, mais il s’empresse de s’extasier devant des Français, préférant les rites tibétains en tibétain. Il y aurait là plus de sacré[21]. On est en face d’une attitude redoutable valorisant l’incompréhension, un sentiment d’immersion où l’autonomie du croyant tant vantée pour se séparer de l’Église me semble se perdre dangereusement.

Une fois, Frédéric Lenoir pourrait paraître faire preuve de prudence. Après s’être réjoui de ce que

Depuis une trentaine d’années, le retour de l’astrologie et de l’ésotérisme, les succès planétaires d’œuvre de fiction comme Le Seigneur des anneaux, l’Alchimiste, Harry Potter ou Le monde de Narmia sont les signes d’un besoin de « réenchantement du monde », il exige un effort minimum de connaissance et de discernement rationnel pour éviter un totalitarisme de l’imaginaire pouvant conduire à un délire interprétatif des signes[22].

La place de la science

Le terme « minimum » est significatif des périls de la voie mystique, un maximum de foi, de symboles et un minimum de raison.

C’est une veine qui a de l’écoute aujourd’hui, notamment grâce à une critique de la science et du progrès.

Celui-ci est la bête noire de Frédéric Lenoir pour qui « Auschwitz, le goulag et Hiroshima ont mis à mal cette idéologie du progrès et la foi aveugle en la science qui la portait. Et on a vu de grandes idéologies athées (dans lesquelles il range le nazisme qui ne me semble pas athée) commettre des crimes encore plus épouvantables que ceux commis au cours des millénaires précédents au nom de Dieu »[23]. Prudent, il s’empresse d’ajouter que cela « n’enlève rien à la critique philosophique de Dieu ». L’argument vaut dans une certaine mesure dans les limites où il vrai que les progrès de la science accroissent les effets de leur mésusage, dans le cas d’Hiroshima par exemple, et que développement de la connaissance et celui de la morale ne vont pas de pair. Mais il fait l’impasse sur le fait que le scientisme et le positivisme ont connu leur heure de gloire avant 1914-1918 (qui a eu le même effet sur la conscience que les massacres de la guerre suivante) et qu’il s’en prend à une idéologie qui n’a plus de défenseur depuis longtemps.

Les risques de l’irrationalisme

Les risques de pareil irrationalisme sont connus. Quand on s’éloigne de la science aussi radicalement, on finit par se hasarder dans des sentiers impraticables.

Ainsi par exemple, Frédéric Lenoir croit à la réminiscence. Il croit vraiment qu’il existe des enfants qui racontent des événements survenus dans une autre vie. « On ne peut pas nier la réalité de certains témoignages » mais il reste prudent sur l’explication de la vie antérieure. Avec Jung, il parlerait plutôt de l’inconscient collectif, c’est-à-dire d’une connaissance, d’une mémoire de toute notre lignée[24].

Même problème avec les miracles. Il admet que plusieurs de ceux que les Évangiles prêtent à Jésus ont été inventés par les évangélistes, mais « tous, dit-il, je ne crois pas, car il y a en beaucoup et surtout si on enlève tous ces gestes, on ampute les Évangile d’un bon tiers[25]. Aveu bien naïf et Frédéric Lenoir de se contorsionner en disant que l’on connaît mal le lien entre la matière et l’esprit, que beaucoup de maladies ont des causes physiques etc. Le dernier numéro de la revue publié sous sa direction est consacré aux miracles. Tous les textes sont d’une crédulité confondante sauf la chronique de Comte-Sponville …et son éditorial. Frédéric Lenoir s’y réfère à Spinoza : « je ne connais nul texte aussi profond et éclairant ». Il se rallie sans le dire à l’idée que la croyance aux miracles est contraire à la foi véritable et que nul ne peut déroger aux lois générales de l’univers.[26]

D’une manière plus globale, malgré ses déclarations d’une impossibilité de la lecture littérale de la Bible et une vision normale d’exégèse contemporaine du Nouveau Testament, Frédéric Lenoir ne peut s’empêcher de prendre facilement pour argent comptant le texte des Évangiles.

Un ouvrage antérieur, Le Christ philosophe[27], davantage centré sur Jésus, est particulièrement révélateur de ce que, malgré des connaissances de base correctes, Frédéric Lenoir se laisse emporter par une lecture à la fois littérale et relevant du délire interprétatif.

Le chapitre II du livre, La philosophie du Christ, est particulièrement révélateur. Tous le Nouveau Testament est mis à contribution et tous les versets sont attribués à Jésus. Bien entendu, les miracles ne sont pas critiqués.

Ainsi Jésus aurait fondé une éthique « que nous considérons comme universelle et laïque ». On lui devrait l’égalité entre les hommes, la fraternité, la liberté de choix, la promotion de la femme, la justice sociale, la non-violence, la séparation des pouvoirs spirituels et temporels[28]. Une vision irréelle et infondée est à l’œuvre. À ce degré, il est vain d’argumenter.

Bien qu’il ait un certain respect pour l’athée (ou certains d’entre eux), il fait commencer l’athéisme à Meslier, en proclamant qu’il n’y a pas de philosophe athée dans l’Antiquité[29], pas davantage à la Renaissance[30], contre toute vérité. On l’excusera ici puisque l’athée Michel Onfray fait de même dans son Traité d’athéologie.

Autre passage peu scientifique, cette fois dans Dieu, au moins par le biais d’une étrange sélection. Évoquant un certain nombre de révolutionnaires majeurs du sentiment religieux autour de l’an 500 avant Jésus-Christ, il parle des présocratiques, mais pas vraiment des atomistes et des agnostiques. Socrate et Platon sont absents[31].

Le masque des religions ?

Cette spiritualité est-elle donc bien le masque des religions ? Tout dépend de ce qu’on appelle « religion ». Si par là, on veut désigner l’équivalent du catholicisme traditionnel, il faut répondre non.

Mais les choses peuvent prendre une autre tournure. L’habileté de quelqu’un comme Frédéric Lenoir peut être magistrale. Parfois de manière surprenante par rapport à ses convictions, il modernise et contemporanéise astucieusement la religion. Il faut se centrer sur le bonheur terrestre. Plus de paradis ni d’enfer. Il faut ressentir « le bonheur de se sentir sauvé dès à présent parce qu’on a rencontré Jésus dans une communion émotionnelle »[32] et l’éditorial le plus récent s’intitule Jésus et le bonheur…

D’autres formes de religions peuvent voir le jour. Par son insistance sur la foi individuelle, Frédéric Lenoir s’en défend. Mais Régis Debray, dont il accueille les propos dans Le Monde des religions, lui rappelle qu’une société n’est pas qu’une juxtaposition de personnes. S’il y a sortie de religion, il devrait y avoir arrivée d’une autre, pour lui le veau d’or et les conciles de Davos[33].

De fait, la spiritualité de Lenoir nous prépare-t-elle aux problèmes d’aujourd’hui ? J’ajouterais qu’elle peut être une manière de faciliter la domination de l’argent, comme la Tv…, de faciliter la vie schizophrénique devenue de règle : en privé on vit comme des post-soixante-huitards, devenus parfois mystiques, dans le travail comme des êtres rationnels et boulimiques d’efficacité et de management.

Dans sa conclusion de Dieu, Frédéric Lenoir range en deux camps ses amis et ses ennemis. Les mauvais sont dogmatiques, c’est-à-dire les croyants comme autrefois et les athées dogmatiques, c’est-à-dire ceux qui érigent leur croyance en savoir. Les autres ne connaissent pas le savoir en ces matières. C’est une parfaite illustration du postmodernisme contemporain. Mais traduit-il autre chose qu’un désarroi ! Est-il si positif ? Contrairement à ce que soutient Lenoir, il est plus utile et davantage source de progrès d’argumenter face à quelqu’un dont on ne partage pas l’avis.

Le modèle de l’athée non-dogmatique pour Frédéric Lenoir, c’est André Comte-Sponville. Pourtant celui-ci ne l’épargne pas forcément dans les colonnes récentes du Monde des religions. La sérénité lui importe de moins en moins : « Les quelques gourous qu’on a bien voulu me présenter me semblent bien fades et bien ennuyeux »[34]. Il préfère les gens les plus lucides… « dans le milieu spirituel, lorsqu’ils m’incitent à débattre avec eux, trop de sourires, trop de douceur, trop de sucre et d’encens[35]. »

Plus fondamentalement, Comte-Sponville s’en prend à la « mode du tout spirituel qui veut régler des problèmes de notre société en changent les individus : c’est une illusion »[36].

Toutes ces méfiances de ma part montrent que si le risque, non nul, venait à se réaliser par la prévalence d’une forme de religiosité, la situation ne serait pas forcément rose, mais forcément régressive en matière de progrès scientifique. Est-ce le bouddhisme qui a tiré la Chine de son marasme d’autrefois ? Méfions-nous et écoutons quelqu’un qui fut fort mystique, Charles Péguy : « Tout commence en mystique et finit en politique[37] ».

La spiritualité laïque ou athée

Je sais bien qu’il existe même chez les athées un courant qui promeut une spiritualité laïque ou athée. Le choix du mot « spiritualité » me semble une étrangeté.

En 1999, le Centre d’Action Laïque produit une brochure Spiritualité et laïcité. Un universitaire canadien, Duffy Hutcheon, y plaide pour une vue laïque de la spiritualité[38]. Je n’y vois rien à redire quant au fond, mais d’entrée de jeu Duffy Hutcheon déclare qu’il ne peut s’agir de croyance en un esprit haut ou d’une sorte de force spirituelle extérieure, qu’il n’est pas question que la Bible soit l’œuvre d’une entité spirituelle. Mais à quoi bon alors aller rechercher le mot connoté de « spiritualité » ? L’un des principaux aspects de sa quête spirituelle est la recherche de la vérité. Qu’y peut le mysticisme qu’il faut bien appeler religieux ?


Notes

  1. Texte d’une communication présentée le 5 octobre 2013 aux États généraux de l’athéisme organisés à Bruxelles par l’Association Belge des Athées. Il a été publié dans La Pensée et les Hommes, N°99, série Francs-Parlers, 2015, pp. 59-70. ↑
  2. Liliane Voyé, Karel Dobbelaere et Koen Abts, Autres temps, autres mœurs. Travail, famille, éthique, religion et politique : la vision des Belges, Éditions Racine Campus, 2012, 296 p. Plus spécialement la contribution de Liliane Voyé, Karel Dobbelaere et Jaak Billiet, « Une église marginalisée » synthétisée dans Le Soir du 18-19 février 2012. ↑
  3. Par exemple récemment dans Charlie Hebdo, Hors-Série, « La laïcité c’est par où ? », pp. 9 à 11, propos recueillis par Gérard Biard, titré par la publication « Aujourd’hui, le danger vient de l’intégrisme majoritaire, c’est-à-dire catholique ». ↑
  4. Frédéric Lenoir, Dieu. Entretien avec Marie Drücker, Éditions Robert Laffont, 2011. J’ai utilisé la publication dans la série Laffont Pocket, 2013, n° 15221,263 p. Les citations sont faites sur le format de « Dieu, p. x. ». ↑
  5. Dieu, pp.250-257. ↑
  6. Le Monde des Religions, n° 8, novembre-décembre 2002.
    La revue sera citée plus loin sous la forme « MdR, n° x ». ↑
  7. MdR, n°8, novembre-décembre 2002. ↑
  8. MdR, n° 55, septembre-octobre 2013. ↑
  9. MdR, n° 57, janvier-février 2013. ↑
  10. Dieu, p. 61. ↑
  11. Dieu, p. 75. ↑
  12. MdR, n° 28, mars-avril 2008. ↑
  13. Dieu, pp. 42-43. ↑
  14. Dieu, p. 221. ↑
  15. Dieu, pp. 68-69. ↑
  16. Dieu, p. 69. ↑
  17. Dieu, p. 83. ↑
  18. Dieu, p. 227. ↑
  19. Dieu, p. 230. ↑
  20. Par exemple, Henri Tincq, dans le compte rendu de Le Christ philosophe », dans Le Monde du 21 décembre 2007. ↑
  21. MdR, n° 25, septembre-octobre 2007. ↑
  22. MdR, n°24, juillet-août 2007. ↑
  23. Dieu, p. 183. ↑
  24. Dieu, pp.113-114. ↑
  25. Dieu, pp. 63-64. ↑
  26. MdR, n° 62, novembre-décembre 2013. ↑
  27. Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, Éditions Plon, 2007, 306 p. ↑
  28. Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, Éditions Plon, 2007, p.71. ↑
  29. Dieu, p. 150. ↑
  30. Dieu, p. 154. ↑
  31. Dieu, p. 91. ↑
  32. MdR, n° 11, mai-juin 2005. ↑
  33. MdR, n° 28, mars-avril 2008, p. 21. ↑
  34. MdR, n° 57, janvier-février 2013. ↑
  35. MdR, n° 57, janvier-février 2013. ↑
  36. Dans le Figaro du 3 octobre 2013. ↑
  37. MdR, n° 38, novembre-décembre 2009. ↑
  38. Spiritualité et laïcité, Bruxelles, Centre d’Action laïque, Cahier de réflexion, n° 2, novembre 1999. L’article de Duffy Hutcheon (pp.23-29) est la traduction par Jean Dierickx d’une publication originale faite dans Humanist in Canada, n° 108, 1994. ↑
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La Confession tranquille de Jean Meslier

Posté le 29 novembre 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession tranquille, comme dans les précédentes entrevues fictives [1], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie ou pire – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Jean Meslier ou Mellier, né à Mazerny (Ardennes) le 15 juin 1664, prêtre et curé d’Étrépigny. Il est connu comme auteur d’un Mémoire aux relents sulfuriques d’un athéisme intransigeant et testamentaire. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Jean Meslier – essentiellement, à son Mémoire des pensées et des sentiments.[3]

Bonjour, Monsieur Jean Meslier, comment faut-il dire exactement : mon Père, mon Révérend, Monsieur le Curé, que sais-je ? Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [4] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Jean Meslier, ou Mellier, né à Mazerny (Ardennes) le 15 juin 1664 et curé d’Étrépigny dans l’archidiocèse de Reims, y décédé en 1729.

Je vous salue, Monsieur l’Inquisiteur. Appelez-moi Jean Meslier ; c’est comme ça que je suis connu depuis ma mort ; avant, on m’appelait Monsieur le Curé ou plus intimement pour certains, Jean. Enfin, ça dépendait des moments et des circonstances. Surtout, ne m’appelez ni mon Père, ni Monsieur le Curé. Le mieux serait finalement, Monsieur ou Monsieur Meslier ou Meslier, tout simplement. Cependant, je veux préciser que j’ai été quarante ans curés de deux paroisses – celle d’Étrépigny et celle de Balaives, distantes de trois kilomètres entre lesquelles j’ai usé bien des semelles[5]. Même si dans l’état où je suis, ça n’aurait plus d’effet, je voudrais savoir si vous torturez, si vous garrottez, si vous usez encore du bûcher.

Sachez, dit l’Inquisiteur, que ce sont là des méthodes abandonnées depuis un certain temps en ce qui nous concerne, même si dans le monde contemporain, en certains pays non-chrétiens, on les pratique encore au nom de prophètes inspirés par Allah ou d’autres dieux. On y lapide principalement les femmes, mais aussi, les homosexuels et bien sûr, on y tue les athées et même, des chrétiens. Cela dit, je voudrais m’assurer que c’est bien vous l’auteur de cet ouvrage testamentaire prônant l’irréligion à pleins poumons, ce brûlot qu’on agite depuis des siècles contre notre Église et contre Dieu lui-même.

Pour répondre à votre question, Monsieur l’Inquisiteur, je reconnais volontiers être l’auteur de ce Mémoire actuellement recueilli en plusieurs exemplaires de ma main à la Bibliothèque Nationale de France et dont le titre[6] fort long en indique assez bien le but et le contenu. Vous noterez qu’il commence ainsi : Mémoire des pensées et des sentiments de Jean Meslier… D’abord, vous n’y trouverez aucune prétention universelle, ni aucun messianisme. Cela affirmé, j’insiste et je souligne ces deux mots : pensées et sentiments, qui condensent et expliquent toute ma démarche et donnent sens à ma vie. Ce n’était pas par hasard que je les avais placés là. Ils donnent un portrait assez fidèle de l’être vivant – de l’humain, en particulier et de sa vie. Pensées, sentiments, sensations, émotions, ainsi nous sommes faits, ainsi va la vie.

D’abord, Monsieur Meslier, vous avez fait là un grand ouvrage pour dénoncer Dieu, l’Église, etc, mais vous avez été curé quand même. Expliquez-moi ça, dit l’Inquisiteur.

Certes, Monsieur l’Inquisiteur, j’ai été curé et ordonné prêtre catholique, par l’archevêque de Reims encore bien, celui-là même qui couronnait les rois de France et je le suis resté jusqu’au bout. Et dans les Ardennes, un pays dur et souvent, fort froid ; mais c’était le mien et l’un dans l’autre, j’y étais bien. Entre nous, quel autre choix m’était accessible ? D’abord, ce n’était pas une vocation, oh non, je n’ai pas vraiment choisi ; c’est mon père qui a choisi et quand j’étais enfant, il m’a collé au séminaire. Oh, je ne lui en veux pas, certes non. Il n’était pas vraiment riche et il y avait trois filles à doter. Alors, pour m’assurer un avenir, c’était être ou militaire ou religieux. Tueur ou menteur ? Et vous-même, Monsieur l’Inquisiteur, qu’auriez-vous choisi ? Dans le fond, curé, ce n’était pas une si mauvaise idée : un travail assuré, un revenu, un logement, un rôle social et civil, une certaine reconnaissance, une place dans un monde.

Soit, Monsieur Meslier, comment avez-vous concilié curé et athée ?

Mal, je dois le dire, Monsieur l’Inquisiteur ; je supportais assez mal le masque, mais qu’y faire ? Cela dit, on peut être curé et athée ou l’inverse. Moi, c’était plutôt l’inverse. Ce n’est qu’une question de situation. On peut être fonctionnaire ou agent de l’État ou commerçant et anarchiste. L’être humain est plein de contradictions, il vit avec elles ; si vous saviez ce que j’ai entendu en confession ! La femme et l’homme vivent en société ; ils s’y adaptent tant bien que mal, selon le cours des choses et leur état. Ils n’héritent pas toujours d’un premier choix.

Dites-moi, Monsieur Meslier, ce fameux Mémoire, qu’en est-il ?

Comprenez ceci, Monsieur l’Inquisiteur, il m’est impossible et en plus, ça me déplaît de dire en quelques mots un travail d’années de réflexion et dont le résumé occupe à lui seul plus de 350 pages. Si vous voulez, vous pouvez le lire ou, à défaut, consulter diverses intéressantes publications qui y sont consacrées.[7] Ainsi, nous éviterons toutes ces références aux Testaments et à certains pesants philosophes qui m’ont bien embêté quand je passais mes soirées à les contredire ; tout cela est dans le Mémoire… , je ne vais pas le répéter. Tout comme je vous épargnerai ces démonstrations de « l’inexistence de l’inexistant », car ainsi, par cette simple expression, tout est dit à propos de Dieu et de toutes ces choses, qui ne sont qu’inventions et menteries. Pourquoi l’ai-je fait ? En grande partie, pour passer le temps ; on m’avait condamné à des nuits solitaires, il fallait bien les occuper. Je ne vous conterai pas non plus l’invraisemblable récit de ma lente déchristianisation, ni celle de mon incroyance maturant lentement, car il n’en a rien été. En réalité, pour ce qui est de la croyance, autant et aussi loin que je me souvienne de mon enfance, je ne lui ai jamais accordé foi.

Justement, Monsieur Meslier, puisque vous parlez de foi et que vous dites que vous ne l’auriez jamais eue. C’est incroyable.

Eh bien, Monsieur l’Inquisiteur, la foi, je vais vous le dire en toute sincérité. Je n’ai toujours pas compris, après des siècles, à quoi d’autre elle peut correspondre qu’à un sentiment imaginaire, un étrange détour d’un songe. La vie est un songe ? Peut-être pour celui qui sommeille la plupart du temps ou qui s’imbibe de substance distrayante ; moi, j’étais vif et clair d’esprit et de corps et question substance distrayante, j’étais sobre ; du coup, je n’ai jamais été atteint par ces divagations. Enfin, toutes ces histoires de religion et de Dieu m’ennuient profondément. Si on parlait d’autre chose ?

Parlez-moi d’amour, dit l’Inquisiteur, c’est une grande vertu théologale.

Ah, l’amour, vous dites. Toujours l’amour ! Ils n’ont que ça à la bouche : l’amour de Dieu, l’amour du Christ, la mort par amour, mais enfin, tout ça, ce sont des amusettes, des billevesées, des balivernes, des carabistouilles, des fadaises. Certes, l’amour quand ça vous prend, Monsieur l’Inquisiteur, l’amour, ça vous tourneboule les sens et le cœur. L’amour est une grande vertu de la nature. C’est elle qui mène la danse et cet amour a un rôle considérable dans la vie, car il apporte une grande satisfaction et encourage l’existence. Il incite aussi à la reproduction, mais comme curé de campagne, pousser l’amour jusqu’à la paternité, c’était un peu excessif ; alors, on s’arrangeait avec les moyens ancestraux. On ne pouvait pas, comme nos collègues protestants ou anglicans, se marier, avoir des enfants, vivre entourés de sa famille. Strictement interdit ![8] Je vais vous dire, Monsieur l’Inquisiteur, l’amour, je l’ai bien connu et j’en étais satisfait, pleinement. C’était un sentiment, mais fortement planté dans une sensation sensuelle, si vous voyez ce que je veux dire. J’étais bienheureux quand ma cousine ou ma nièce me tenait compagnie. Comme j’avais rué dans les brancards face au seigneur du lieu, le sire de Toully s’en était plaint en haut lieu et on me punit par ce biais en me forçant à vivre en solitaire. On m’avait ainsi fait prisonnier chez moi, mais rassurez-vous, je m’échappais.

Votre nièce, votre cousine, Monsieur Meslier, vous disiez ça, mais l’était-elle vraiment ?

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, je disais que c’était ma nièce ou ma cousine ; c’est une façon de parler, une manière de protéger certaine intimité. Dans le fond, c’était peut-être même vrai ; à la campagne, on est tous plus ou moins parents, tous plus ou moins cousins à la mode de Bretagne. Et puis, n’est-on pas tous frères et sœurs ? D’abord, Monsieur l’Inquisiteur, avez-vous l’idée de ce que c’est la solitude du curé de campagne face au temps qui passe ? Quarante ans de solitude à tourner en rond dans son église ? Et puis, il est certaine exigence de la nature qui se contrefiche des interdits divins ou canoniques et qui tient l’homme par certain bout. Le militaire a le bordeau, qui l’accompagne jusqu’en campagne. Bref, je nommais la personne qui me tenait compagnie, qui dans les faits était ma compagne, ma nièce (qui, soit dit en passant, chez certains confrères, pouvait tout autant être un neveu). Pour elle, c’était un bon emploi, plus sûr et plus agréable que fille de ferme ; elle m’avait été présentée par sa mère. Il y avait même de l’amour, alors que dans les étables, je ne vous dis pas. En plus, outre de tenir ma maison, celles qui officiaient chez moi savaient lire, écrire et acquéraient les connaissances nécessaires pour accomplir les tâches profanes de mon ministère.

Oui mais, Monsieur Meslier, on dit que ce n’est pas convenable pour un curé ; il y a l’obligation du célibat.

Le célibat, c’est bien joli, mais officiellement, j’ai toujours été célibataire, je ne me suis jamais marié. Pour le reste, je vous ferais bien une fable à la manière de La Fontaine de l’histoire du curé des villes et du curé des champs. Le curé des villes a toutes les facilités, il est bien aise de trouver chaussure à son pied dans certaines maisons spécialisées, mais il n’en va pas de même pour le curé de campagne. D’abord, tout le monde voit, le surveille et puis, si comme moi, il ne veut pas abuser de certaines de ses ouailles, il lui faut mener une double vie et se bâtir un amour ancillaire. La vie dans les Ardennes est dure ; là-bas, croyez-moi, pour être curé et de deux églises, il faut en avoir, et bien trempé, du courage.

Soit, dit l’Inquisiteur. Cependant, vous auriez pu agir dans la discrétion, aller satisfaire vos penchants en dehors de la cure, en dehors du village, que sais-je ?

Évidemment, j’aurais pu trouver une solution, disons ecclésiastique, et recourir aux services de nos bonnes sœurs. Il y avait bien un couvent dans les environs, auquel je reversais la dîme, mais c’étaient des moines. Et la tendresse ? Vous imaginez : mon enfance au séminaire. Mon père et ma mère m’avaient choisi ce destin. Mais l’affection, la tendresse, la chaleur aimable de la famille, ce n’était pas le père supérieur, ni aucun autre, qui a pu – car je n’ai pas voulu – me câliner. Après ça, quarante ans de curé de village. Je ne pouvais pas, je ne voulais pas user de mes paroissiennes ; alors, j’aurais dû sombrer dans l’ennui sensuel et sentimental ? Pas du tout ! C’était une question de salubrité mentale. Alors, tant que j’ai pu, j’ai partagé ma vie avec une jeune servante. Après il fut trop tard, en rapport à ma santé. La prostate, ça vous achève un homme. Cependant, il faut considérer cette présence féminine sous un autre angle.

Ah, Monsieur Meslier, je voudrais bien savoir ce que vous entendez là.

Eh bien, Monsieur l’Inquisiteur, je vous suggère de voir cette relation du point de vue de la nièce. Pourquoi a-t-elle choisi d’être la compagne du curé ? Pour une personne un peu douée et sensible, c’est le moyen d’échapper à la dure et fruste vie des fermes, de sortir de l’isolement, de trouver un statut social, d’échapper à la misère, d’ avoir une vie relativement confortable, de trouver un milieu un peu instruit et, pourquoi pas, l’amour. Face à la vision lubrique de l’Église, j’opposerais la réalité de ces « femmes de curé » qui complètent utilement le rôle du prêtre. Chez moi, ma nièce était à la fois sage-femme, infirmière, consolatrice, conseillère familiale et féminine, vulgarisatrice, acopleûse[9], aide aux vieillards, impotents et aux mourants (y compris pour leur donner un passage en douceur, telle l’accabadora en Sardaigne[10]). En fait, ces précieuses collaboratrices apportent à la communauté rurale toutes les qualités des sorcières[11] si injustement décriées et persécutées.

À présent, restons-en là. Monsieur Meslier, on vous dit athée. Que faut-il comprendre ?

Monsieur l’Inquisiteur, en vérité, je le suis, athée. Je précise aussi qu’à mon estime, athée est un mot boiteux, qui fonctionne à l’envers de la réalité. Ce mot athée n’est rien d’autre que la définition de l’homme tel qu’en lui-même, de l’homme nu tel qu’il se trouve dans la nature. On naît tous athées. Tout être vivant est athée pour la simple raison que s’il veut un jour croire, il lui faudra inventer un ou plusieurs objets de croyance. Pour croire en des dieux ou un seul Dieu, il lui faut les inventer. Moi, par exemple, je suis né, j’ai vécu, je suis mort sans jamais cesser d’être rien de plus que moi, celui qui était venu ainsi au jour.

Alors, dit l’Inquisiteur, quel est le sens de la vie ?

À dire vrai, la vie n’a pas de sens ; son sens, elle le trace, elle le définit en avançant. On ne connaît la vie de nos ancêtres (humains ou biologiques) que par les traces qu’ils ont laissées. Pourquoi on vit ? Il n’y a pas vraiment de raison ; le seul but de la vie est sa continuation, même pas son agrément ; pour ce qui nous concerne en tant qu’espèce vivante, elle débouche sur cette obstination à se répliquer. En somme, la vie, c’est un bégaiement, un perpétuel recommencement jusqu’à l’arrêt définitif. Il n’y a pas d’échappatoire.

Ah, vous voyez les choses ainsi, dit l’Inquisiteur ; je n’y avais jamais pensé de cette façon. Comment en êtes-vous arrivé là ?

Moi, je suis né Jean Meslier et je le suis resté. Je parle ici comme à moi-même, comme dans un de ces soliloques dialogués où on se fait les questions et les réponses, car on est le seul interlocuteur possible. Avec ou sans la chandelle, les nuits sont parfois longues ; ici, dans les Ardennes, certaines heures sont fort vides ; alors, on les comble de pensée. Mais la pensée est très vagabonde et en plus, souvent, elle cherche à avoir raison, à trouver la raison ultime et elle trouve n’importe quoi. Le piège, c’est d’y croire sans y repenser.

On dirait, Monsieur Meslier, qu’à considérer votre vie sur terre, vous ressentez une certaine amertume.

Non, Monsieur l’Inquisiteur, je n’étais pas triste, ni mélancolique, ni amer pour un sou, n’allez pas confondre colère et aigritude[12]. Face à ce monde de mensonges et d’hypocrisie, j’étais en colère, très en colère. Pour tout vous avouer, face au monde actuel, je le suis encore, car les choses n’ont pas vraiment changé : il y a toujours des riches et des puissants qui imposent leur domination aux pauvres et aux faibles afin d’en tirer richesses et avantages. Toujours cette même morgue, toujours cette même arrogance. Sans compter les ersatz de riches et de puissants qui tentent de les imiter et qui se gonflent le cou comme des dindons. Mais voyez-vous, ma colère, car il s’agit bien d’elle, ne m’a pas empêché de vivre.

La colère, oui, Monsieur Meslier, la colère, on la perçoit très bien, mais le bonheur ?

Oui, Monsieur l’Inquisiteur, certainement, j’ai vécu avec un sentiment de bonheur d’être, d’être là présent au monde, à respirer et penser entre les arbres et les gens et j’aurais volontiers fredonné :

Regardez toujours du côté lumineux de la vie !
Regardez toujours du bon côté de la vie !
(Je veux dire : qu’avez-vous à perdre ?)
(Vous savez, vous venez du néant et vous retournez au néant.)
Qu’est-ce que vous avez perdu ? Néant !)
Regardez toujours du bon côté de la vie ![13].

En clair, on n’a qu’une seule vie, moi, elle me suffisait et je pensais comme Léo Ferré :

On vit, on mange, et puis on meurt,
Vous ne trouvez pas que c’est charmant
Et que ça suffit à notre bonheur
Et à tous nos emmerdements.[14]

Au fait, il me souvient qu’en Italie, Anton Virgilio Savona avait fait une chanson intitulée Il Testamento del parocco Meslier.[15]

On ne dirait pas, Monsieur Meslier, à lire ces écrits qui ont occupé vos dernières années, que vous les ayez passées dans le bonheur.

Là, vous errez, Monsieur l’Inquisiteur ; bien au contraire, j’ai eu la chance, la chance insigne et le bonheur, oui, le bonheur de l’écriture. Entre elle et moi, ce fut une longue aventure amoureuse, ma dernière. C’était comme un beau voyage au goût de moi-même. J’y suis allé, comme on va retrouver une tendre maîtresse jusqu’au dernier soir, le sourire aux lèvres. J’apprivoisais la nuit en la meublant de pensée, de joie et de jouissance. Du reste, si je me souviens bien, j’avais écrit ceci qui me semble conclure heureusement notre entretien de la manière la plus athée qui soit :

Il n’y a plus aucun bien à espérer, ni aucun mal à craindre après la mort ; profitez donc sagement du temps en vivant bien, et en jouissant sobrement, paisiblement et joyeusement, si vous pouvez, des biens de la vie et des fruits de vos travaux car c’est le meilleur parti que vous puissiez prendre, puisque la mort mettant fin à la vie, met également fin à toute connaissance et à tout sentiment de bien et de mal.[16]

Ainsi, Monsieur Meslier, je ne peux que prendre acte de votre athéisme impénitent comme de votre irréductible tranquillité et vous dire À Dieu.


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel. ↑
  2. Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  3. Jean Meslier, Œuvres complètes. Mémoire des pensées et des sentiments de Jean Meslier. Préfaces et notes par Jean Deprun, Roland Desné et Albert Soboul, éd. Anthropos, 1970, XXXII. Cependant, le titre complet, choisi par l’auteur, est « Mémoire des pensées et sentiments de Jean Meslier, prêtre-curé d’Etrépigny et de Balaives, sur une partie des erreurs et des abus de la conduite et du gouvernement des hommes, où l’on voit des démonstrations claires et évidentes de la vanité et de la fausseté de toutes les religions du monde, pour être adressé à ses paroissiens après sa mort et pour leur servir de témoignage de vérité à eux et à tous leurs semblables. ». On lira avec profit la notice que lui consacre Wikipedia : Jean Meslier. ↑
  4. OVRAAR : voir note dans Carlo Levi ↑
  5. Yvon Ancelin, Serge Deruette, Marc Genin, Jean Meslier, curé d’Etrépigny, athée et révolutionnaire, Les Cahiers d’Études Ardennaises N° 19 – Société d’Études Ardennaises 2016 – Réédition de l’ouvrage de 2011,280 pages, photos NB. ↑
  6. cf. supra 3. ↑
  7. Serge Deruette, Lire Jean Meslier, curé et athée révolutionnaire. Introduction au mesliérisme et extraits de son œuvre, Coll. « Opium du peuple », Éditions Aden, Bruxelles, 2008, 415 p. ; Thierry Guilabert, Les aventures véridiques de Jean Meslier (1664-1729) ; curé, athée et révolutionnaire, Éditions libertaires, Saint-Georges d’Oléron, 2010, 244 p. ; Jean-François Jacobs, La bonne parole du curé Meslier, Adaptation du Mémoire de Jean Meslier en un monologue théâtral, Éditions Aden, Bruxelles, 73 p. ↑
  8. Le célibat des prêtres est une décision qui remonterait au Concile d’Elvire qui s’était tenu en l’an 306 a.z. (à partir de zéro). ↑
  9. Acopleûse : en wallon de Liège ou de Hesbaye, désigne l’entremetteuse, la marieuse… L’acopleûse était le titre de l’adaptation en wallon par Marcel Hicter de La Célestine – La Celestina, o Tragicomedia de Calisto y Melibea de Fernando de Rojas (1499) – jouée la première fois en 1964, avec Jenny d’Inverno dans le rôle de Célestine. Voir notamment, Marcel Hicter, Cahiers Jeb, 1/83, Bruxelles, 1983, p. 411. ↑
  10. Accabadora : en Sardaigne, le mot désigne une femme chargée (clandestinement) d’aider à la fin de vie ; littéralement, l’accabadora est « la finisseuse ». Voir à ce sujet le roman de Michela Murgia, L’accabadora, traduction Nathalie Bauer, Le Seuil, Paris, 2011, 216 p. ↑
  11. Sur le rôle bénéfique de la sorcière, voir Carlo Levi, Le Christ s’est arrêté à Éboli, édition italienne originale 1945, traduction Jeanne Modigliani, Gallimard, 1977, Folio, 148 p. ↑
  12. Aigritude : le mot existait dans le français médical sous la forme « égritude » ; ici, il s’agit de décrire un « état », caractérisé par une ambiance aigre, une amertume. On aurait pu utiliser tout aussi bien son quasi-synonyme « amaritude ». ↑
  13. Eric Idle, Paroles et musique : Eric Idle, version française – Regardez toujours du côté lumineux de la vie ! – Marco Valdo M.I. – 2012 d’une chanson anglaise – Always Look On The Bright Side Of Life, in The Life of Brian – Monty Python – 1979 ↑
  14. Léo Ferré, Y en a marre, 1967. ↑
  15. Lucien Lane, L’Athéisme dans la Chanson italienne, NL 9, Aba, Bruxelles, 2015 et L’Athée, n°3, ABA éditions, Bruxelles, 2016, p. 177. ↑
  16. Jean Meslier, cf. supra 3, Avant-propos, p. 41. ↑
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La Confession romantique et mystique de Louise Michel

Posté le 9 octobre 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession romantique et mystique[1], comme dans les précédentes entrevues fictives [2], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrante ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[3]. On trouve, face à l’enquêteur Juste Pape, la suspecte Louise Michel, née à Vroncourt en 1830, connue comme femme, institutrice, écrivaine, communarde, athée, féministe, anarchiste et déportée. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Louise Michel – essentiellement, à ses Mémoires et à d’autres sources.[4]

Bonjour, Madame ou Mademoiselle, comment faut-il dire exactement ? Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [5] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Clémence-Louise Michel, née à Vroncourt dans la Haute-Marne, le 29 mai 1830.

Bonjour à vous, Monsieur l’Inquisiteur. Appelez-moi Louise. Oui, je suis bien moi-même.

Mademoiselle, dit l’Inquisiteur, je ne peux vous appeler Louise, la chose ne sied ni à mon rôle, ni à mon état. J’espérais que vous diriez un peu de votre jeunesse et de votre attachement à la religion.

Il suffit de demander, mais je ne dirai rien des secrets de ceux qui m’ont élevée dans la vielle ruine de Vroncourt, où je suis née. La mousse a effacé leurs noms sur les dalles du cimetière ; le vieux château a été renversé. Au nid de mon enfance, les chattes s’appelaient toutes Galta ; les chats se nommaient tous Lion ou Raton. L’été, la ruine s’emplissait d’oiseaux. Quelle paix dans cette demeure et dans ma vie ! (M.49-53)

Oui, Mademoiselle, il se dit que vous êtes fille naturelle et que votre grand-père serait votre père.

Et alors ? Enfant, j’étais heureuse, choyée et bien éduquée chez et par mes grands-parents – j’y appris les Lumières. À vingt ans, tout s’écroula.[6] Mes grands anciens étaient morts, alors, on nous chassa pour vendre le vieux château. Le vieil homme Demahis, mon grand-père, était un personnage ironique comme Voltaire, gai et spirituel comme Molière ; il m’expliquait les livres que nous lisions ensemble. Il a laissé un seul poème où il dit vrai :

Ici, tout est vieux et gothique ;
Ensemble tout s’effacera :
Les vieillards, la ruine antique ;
Et l’enfant bien loin s’en ira.

Quant à ma grand-mère, son épouse, ce qu’elle pensait de la mort laissait comprendre ce qu’elle pensait ; on dirait un écho de Lucien et d’anciens philosophes :

Tout est silence et nuit dans la maison des morts.
Plus de chants, plus de joie, où vibraient les accords.
On murmure tout bas, et comme avec mystère.
C’est qu’on ne revient plus quand on dort sous la terre. (M. 57-58)

De ma mère, j’avais hérité de la foi chrétienne. Cette foi qui m’habitait était une mystique qui, attisée par la lecture du livre Les Paroles d’un Croyant de Lamennais[7], m’a conduite par étapes jusqu’à l’anarchie. Je suis partie des vertus chrétiennes de l’espérance et de la charité et je les ai métamorphosées en vertus laïques de justice, de liberté, d’égalité, de fraternité et de solidarité.

Les Paroles d’un Croyant de Félicité de Lamennais ? Expliquez-moi un peu, Mademoiselle.

Comme vous le savez, Lamennais avait été un prêtre et un fervent catholique, un activiste, trop sans doute pour rester dans les limites acceptables par l’institution. Il se radicalisa et se mit à prêcher la révolution sociale à partir de l’Évangile et à dénoncer la collusion de l’Église avec les pouvoirs. Il a fini sa vie hors de l’Église et passe sa mort dans la fosse commune du Père Lachaise avec les pauvres et les déshérités. C’est à partir de ses idées que j’ai conduit ma foi vers la Révolution sociale. (M.58-59)

Vous pensez vraiment ça ? dit l’Inquisiteur.

Un journaliste de l’époque [8] disait : « Née dix-neuf siècles plus tôt, elle eût été livrée aux bêtes de l’amphithéâtre ; à l’époque de l’Inquisition, elle eût été brûlée vive ; à la Réforme, elle se fût noblement livrée aux bourreaux catholiques. » (M.43)

Oh, Mademoiselle, nous ne brûlons plus personne. On n’oserait plus. C’est une des conséquences de l’évolution.

À propos d’évolution, au sens de la théorie de Charles Darwin, dans la même préface de 1886, on lisait de la plume de l’éditeur :

Louise Michel n’est pas moins douée intellectuellement qu’au point de vue moral. Fort instruite, bonne musicienne, dessinant fort bien, ayant une singulière facilité pour l’étude des langues étrangères ; connaissant à fond la botanique, l’histoire naturelle – et l’on trouvera dans ce volume de curieuses recherches sur la faune et la flore de la Nouvelle-Calédonie – elle a même eu l’intuition de quelques vérités scientifiques, récemment mises au jour. (M.43)

Mais enfin, Mademoiselle, jeune, vous étiez croyante et bonne catholique. On vous voyait à l’église du village. Sans doute, alors, vous priiez Dieu.

Oh, l’enfance, l’adolescence, la jeunesse ont de ces innocences ! Elles croient de bonne foi et la vie entière suit son cours. Ce le fut pour ma grand-mère, pour ma mère ; ce ne le fut pas pour moi. Dieu est une idée fausse. (M.423)

Malgré tout, Mademoiselle, on fait de vous des images contrastées et votre défense par votre ami Rochefort me paraît paradoxale : « Louise Michel, cette « sœur de charité » dont l’impardonnable tort est d’être laïque »[9].

Vous savez, cette sœur de charité est une expression désuète : elle date du temps où la religion était encore une référence et je n’ai jamais pensé qu’être laïque ou athée fut un tort.

Mademoiselle, le recteur d’académie de Haute-Marne, Pierre Fayet s’inquiétait de votre évolution vers l’impiété. (M.20-21)

J’ai répondu à Monsieur Fayet (M.423 – 425) que c’est parce que j’ai cru en Dieu dans mon enfance et dans ma première jeunesse que je sens la nécessité d’ôter de l’éducation cette erreur qui la couvre de ténèbres. Je ne pouvais croire longtemps à un Dieu éternellement tyrannique, tourmenteur et injuste. Je ne pouvais manquer de devenir athée, puisque je cherchais la vérité, la justice et l’idéal d’égalité et du développement humain.

Mademoiselle, vous savez toute l’importance du mariage et son caractère sacré et vous ne vous êtes pas mariée. Pourquoi ?

Pourquoi je n’ai pas voulu me marier ? Je vais vous le dire. (M. 424) La femme qui se marie sans amour se vend, et toute prostitution m’a toujours fait horreur ; je n’ai jamais accepté l’inégalité entre l’homme et la femme, je ne pouvais donc accepter le rôle de l’esclave. Ça, c’est la femme que j’étais devenue qui parlait, mais je vous raconte comment enfant, j’avais reçu mes deux prétendants. Voici donc (M. 93-95) : j’ai le souvenir de deux êtres ridicules qui m’avaient demandée à mes grands-parents dès l’âge de douze à treize ans. Le premier voulait « faire partager sa fortune » (qu’il faisait sonner à chaque parole comme un grelot) à une femme « élevée suivant ses principes ». Pour faire court, – il me couvait d’un œil de verre et je lui dis : « Monsieur, est-ce que l’autre est en verre aussi ? » ; il n’eut plus l’envie de faire de moi sa fiancée. Le second avait la même idée de se choisir une fiancée toute jeune et de la faire repétrir comme une cire molle avant de se l’offrir en holocauste. Et dire qu’il y a de pauvres enfants qu’on eût forcées d’épouser un de ces vieux crocodiles ! – Si on l’eût fait pour moi, je sentais que lui ou moi, il aurait fallu passer par la fenêtre.

Il y a en vous, dit l’Inquisiteur, je ne sais quel vent de mysticisme. D’où cela vient-il ?

Enfant, j’ai baigné dans le mysticisme, c’était le monde intérieur de ma tante. Je participais aux offices en jouant de l’orgue, je prenais note des sermons du curé. J’écrivais à Victor Hugo : « J’ai décidé de vouer ma vie à Dieu », mais devenue athée convaincue, je me suis demandé si j’avais vraiment cru. (F.11)[10] Quand on avait du temps de se dire des vérités les uns aux autres, Ferré [11] me disait que j’étais dévote de la Révolution. C’était vrai ! (M.81)

Dévote, mystique, Mademoiselle, comment vous conciliez ça avec votre apostolat révolutionnaire ?

Apostolat révolutionnaire ? En fait, je suis passée d’une mystique à une autre ; j’ai remplacé Dieu et sa promesse d’une éternité parfaite par la Révolution sociale, par la République universelle, dont je pense qu’elle sera la réalisation de l’Anarchie.

Quand donc, Mademoiselle, vous est venue cette idée d’abandonner Dieu et de changer le monde ?

Changer le monde, je l’avais toujours pensé, car si j’ai voulu être institutrice, c’est parce que je suis persuadée que c’est par l’éducation et l’école qu’on fera changer la société. (F.80)

Mademoiselle, vous croyez, vous avez la foi ?

Croire ? Ai-je jamais cru ? J’aimais l’encens comme l’odeur du chanvre ; l’odeur de la prune comme celle des lianes dans les forêts calédoniennes. La lueur des cierges, les voix frappant la voûte, l’orgue, tout cela est sensation. (M. 202). Avoir la foi, pourquoi pas ? La base de la foi, c’est la croyance et la base de la croyance, c’est l’espoir. Le tout est de savoir en quoi se niche l’espoir. Au début, je l’avais mis dans le catéchisme. J’ai cru et j’ai beaucoup espéré ; là était mon espérance : le paradis, Dieu et tout ce tralala. Mais face aux horreurs de toute cette bonté et de cette fausse justice, mon espoir s’est incarné dans la Révolution.

Et selon vous, Mademoiselle, ça mène où votre profession de foi ?

Ma conception de la vie et du monde ignore Dieu (il n’y a pas de place pour un tel faussaire) et elle ne connaît que le tout dans lequel on vit. C’est avec son époque entière qu’on sent, qu’on souffre, qu’on est heureux ; on n’est rien, et on fait partie du tout. (M.102) N’est-ce pas être matérialiste ? Voici le principe : « Tous doivent avoir part au banquet de la vie. » Mais certains – les riches et leurs affidés – s’y opposent, car à leurs yeux, où serait le plaisir de la richesse s’il n’y avait pas à comparer ? (M.131)

Et la mort, Mademoiselle ?

Pour l’être vivant, il n’y a rien après la mort. (M.203) À propos, aimez-vous ma ballade du squelette, que j’écrivis quand j’étais jeune fille ?

Jeune fille, ouvre-moi.
Viens ; j’ai de blanches mains et des amours fidèles
Et j’aurai des éclairs dans mes yeux sans prunelles
Pour regarder encor la reine du tournoi. (M. 106)

À la fin, la jeune fille aime le squelette et le suit dans l’inconnu.

Il me semble, Mademoiselle, que vous prenez la mort par-dessus la jambe.

Vous savez, quand on est passé par Satory[12], la mort est morte ; c’est de continuer à vivre qui est difficile. À Satory, on appelait pendant la nuit des groupes de prisonniers. Ils se levaient de la boue où ils étaient couchés sous la pluie, et suivaient la lanterne qui marchait devant ; on leur mettait sur le dos une pelle et une pioche pour faire leur trou, et on allait les fusiller. (M.168) Personne ne sait quel courage il faut pour vivre. (M.176) Prisons, mensonges et tout le reste ? Que ferait la mort ? Ce serait une délivrance. (M. 155) Dans sa lettre, adressée à sa sœur Marie avant de mourir, Théophile Ferré ne disait pas autre chose. Comment prendre la mort au sérieux ? La mort est une farceuse, elle m’a prise par surprise à Marseille en janvier 1905 dans un hôtel au nom charmant d’Oasis ; j’y étais de passage.

Que pensez-vous, Mademoiselle, du créateur, de la création ?

Si un être quelconque avait inventé la vie, à quelle horrible chaîne on lui devrait d’être attachés ! Je voudrais bien savoir de quoi ceux qui y croient remercient la providence.(M64) J’y substitue une œuvre certainement plus humaine : la nature domptée servira l’humanité, la science ira en avant et, par les chasseurs de l’inconnu, ouvrira la route, abattra les forteresses, forcera tous les mystères où la bêtise nous maintient. (M. 64-65)

Et que dites-vous, Mademoiselle, du pouvoir de la toute-puissance divine ?

Je dis comme le Vieux de la Montagne[13] : Ni Dieu, ni Maître. (M. 300) ; je dis aux amis : que nul d’entre vous ne soit assez fou pour songer à un pouvoir quelconque. (M.288) Les anarchistes se proposent d’apprendre au peuple à se passer de gouvernement comme il commence déjà à se passer de Dieu. J’avais ma place au procès des anarchistes et j’en partage toutes les idées. (M.309)

Vous imaginez ça, Mademoiselle ? L’avenir de l’humanité sans Dieu ?

L’avenir de l’humanité sans Dieu ? C’est le seul possible, car tant que la divinité obscurcira le monde, l’homme ne pourra ni le connaître ni le posséder ; au lieu de la science et du bonheur, il n’y trouvera que la misère et l’ignorance. Bien des hommes m’ont dit, comme la vieille de l’écrégne[14] : « Faut pas parler comme ça, petiote ; ça fait pleurer le bon Dieu. » (M.193-195). Qu’il pleure donc s’il en est capable, mais la pensée, la pensée libre, roulant à travers la vie, se transforme et grandit. L’homme futur aura des sens nouveaux ! Les arts seront pour tous. L’art pour tous, la science pour tous, le pain pour tous ; l’ignorance n’a-t-elle pas fait assez de mal ? Et alors, le troupeau humain sera l’humanité. (M.198)

Mademoiselle, sans vouloir m’immiscer plus avant dans vos autres activités révolutionnaires, il me revient que vous étiez anticléricale et que dans l’école de la rue Oudot, vous professiez les doctrines de la libre pensée.

Au temps de la Commune, au club de la Révolution, j’ai fait voter une adresse demandant la suppression des cultes, l’arrestation immédiate des prêtres, la vente de leurs biens. (M. 359) Mais nous n’avons jamais voulu prendre ces biens pour nous ; nous ne songions qu’à les donner au peuple pour le bien-être. (M.363)

Comme institutrice, reprend l’Inquisiteur, quels étaient les sentiments de morale et de religion que vous cherchiez à inculquer dans le cœur de vos élèves ?

Comme institutrice, la morale que j’enseignais était celle-ci : le développement de la conscience assez grand pour qu’il ne puisse exister d’autres récompenses que le sentiment du devoir accompli. Quant à la religion, elle était abandonnée à la volonté des parents. (M.395)

Vous aviez des idées bien arrêtées en religion, insiste l’Inquisiteur.

Je professais l’abolition radicale du culte et son remplacement par la morale, qui pour moi, se résumait à n’agir que selon ses convictions et à traiter tous les autres et soi-même avec justice.(M.397) Dans la Révolution, il n’y a pas de place pour le prêtre : toute manifestation, toute organisation religieuse doit être proscrite.

Mademoiselle, dit l’Inquisiteur, vous avez été franc-maçonne ?

En effet, mais pas longtemps. (M.520) J’ai été reçue quelques mois avant ma mort dans la loge « La Philosophie sociale » ; des amis étaient venus me chercher ; ils voulaient se servir de ma notoriété comme d’un levier pour leur propagande, je n’ai pas voulu les décevoir. (F.71) Depuis, d’autres ont fait pareil. On m’a tirée de tous les côtés, mais je l’affirme avec force : jeune, j’étais devenue anarchiste et je le suis restée et qu’on ne me fasse pas dire autre chose.

Vous avez, dit l’Inquisiteur, collaboré à la revue « L’Excommunié – Organe de la libre pensée » et vous y teniez une opinion terrible pour la religion.

N’y parlais-je pas de la condition de la femme et du prolétaire ? J’y voyais la sainte alliance frapper toujours le serf et la femme. Tout se tient dans le vieux monde qui croule et dans le nouveau monde qui émerge. J’admets mon utopisme : c’est le lot de tous les révolutionnaires, avant qu’ils ne finissent par déchoir au pouvoir. J’y parlais en visionnaire et j’anticipais erronément l’heure du triomphe, mais j’y dénonçais la complicité de la religion et du pouvoir. Tyrannie du ciel et tyrannie de la terre, servage du peuple et servage de la femme. Tout se tient : les tyrannies tombent avec les Zeus tonnants de toutes les mythologies. Aujourd’hui, j’ajoute : et elles se relèvent. (M.439)

Mademoiselle, il faudra bien que je croie que vous étiez athée.

Athée, car l’homme ne sera jamais libre, tant qu’il n’aura pas chassé Dieu de son intelligence et de sa raison. Dieu est une idée, une sorte de pantin sidéral, fils de l’ignorance, un être monstrueux en dehors du monde et de l’homme, un obstacle à son affranchissement. Expulser Dieu du domaine de la connaissance, l’expulser de la société, est la loi pour l’homme si l’humanité entière veut arriver à la science et veut réaliser le but de la Révolution. Demain, on dira : les religions se dissipent au souffle du vent et nous sommes désormais les seuls maîtres de nos destinées. (M. 185) Il faut être athée pour comprendre et vouloir cet avenir-là.

Finalement, Mademoiselle, il me faut vous saluer convaincu que vous êtes à la fois athée et croyante.

Oui, athée, passionnément et croyante, car je crois avec enthousiasme en la Révolution comme d’autres croient en Dieu. Mon idéal était à vingt ans ce qu’il est à présent : l’humanité haute et libre sur une terre libre[15]. (P. 115) Par-delà notre temps maudit viendra le jour où l’homme, conscient et libre, ne torturera plus ni l’homme ni la bête. Cette espérance vaut bien qu’on s’en aille à travers les horreurs de la vie. (M. 164) Ni Dieu, ni Maître !


Notes

  1. Mystique : voir dans l’article Mystique, notamment : Personne qui adhère avec une passion extrême à un idéal artistique, politique, social. Les mystiques de la Révolution. Croyances, doctrines, thèses, idéologies, etc. qui suscitent une adhésion de caractère passionné. Sentiment exacerbé et absolu centré sur une représentation privilégiée et quasi mythique ; p. ext. tout idéal quel qu’il soit. ↑
  2. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot. ↑
  3. Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  4. Louise Michel, Mémoires 1886, édition établie par Claude Rétat, Gallimard, Folio, Paris, 2021, 576 p. Pour tout le texte, les indications entre parenthèses (M…) renvoient aux Mémoires à la page correspondant au numéro. ↑
  5. OVRAAR : voir note dans Carlo Levi ↑
  6. Voir Le Maitron (Dictionnaire des anarchistes), MICHEL Louise. ↑
  7. Félicité Robert de Lamennais, Paroles d’un Croyant, Renduel, Paris, 1834, 239 p. – un texte de référence du christianisme social en rupture avec l’Église dénoncée comme complice de la tyrannie. ↑
  8. L’Éditeur Roy, Préface de 1886 (des Mémoires), citant Le Figaro, 11 février 1886, note 3, in « Mémoires », Gallimard, Folio, Paris, 2021, p.43. ↑
  9. Sidonie Verhaege, La jeunesse de Louise Michel : enjeux politiques des récits sur les origines d’une révolutionnaire. ↑
  10. Denise Oberlin, Nicole Foussat et collectif GLFF, Louise Michel, une femme debout, Voix d’Initiées, Les Presses maçonniques, Paris, 2012, 104 p. ↑
  11. Voir le Maitron (Dictionnaire des anarchistes), FERRÉ Théophile, Charles, Gilles. ↑
  12. Satory : il s’agit plus exactement du camp d’internement de Satory (près de Versailles). En 1871, le camp de Satory fut le lieu de détention de milliers de communards qui vécurent plusieurs mois sans abri ni soin. Un grand nombre moururent de maladie, de blessures ou furent abattus et inhumés sur place, entre l’étang de la Martinière et le « Mur des Fédérés » où subsiste une fosse commune, à l’emplacement de laquelle une plaque commémorative a été apposée. ↑
  13. Le Vieux de la Montagne : il s’agit d’Auguste Blanqui – Louis Auguste Blanqui, surnommé « l’Enfermé », né le 8 février 1805 à Puget-Théniers (Alpes-Maritimes) et mort le 1er janvier 1881 à Paris, révolutionnaire socialiste français, fondateur du journal Ni Dieu, Ni Maître. ↑
  14. Écrégne (ou écraigne, escraigne) : « L’écrégne, dans nos villages, est la maison, où, les soirs d’hiver se réunissent les femmes et les jeunes filles pour filer, tricoter, et surtout raconter ou écouter les vieilles histoires », Louise Michel, Mémoires, p. 51. ↑
  15. Pierre Durand, Louise Michel, la passion, Le Temps des Cerises, Paris, 2005, 180 p. ↑
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Confession éclectique de Denis Diderot

Posté le 30 mars 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession éclectique, comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve, face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Denis Diderot, né à Langres en 1713 – un des auteurs des Lumières. Athée, éclectique, rationaliste, matérialiste, il était d’une infinie rigueur morale, tenant d’une morale naturelle et d’une tolérance absolue vis-à-vis des croyances. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’ensemble de l’œuvre de Denis Diderot et, plus particulièrement, à divers ouvrages qui seront signalés au fur et à mesure de l’entretien.

Bonjour, Monsieur Diderot. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[3] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Monsieur Denis Diderot, né à Langres, le 5 octobre 1713 et baptisé le lendemain en l’église Saint-Pierre-Saint-Paul de la ville.

Certes, Monsieur l’Inquisiteur, je suis ce Denis Diderot, aîné des six enfants d’un Didier Diderot, coutelier, et d’une Angélique Vigneron, fille de maître tanneur. C’était une famille très catholique.

Vous comprendrez, Monsieur Diderot, je n’ai pas le loisir ni les compétences pour débattre de vos réflexions philosophiques, ni de vous suivre dans vos débats à propos des recherches scientifiques de votre siècle. La seule chose qui m’importe est de cerner votre athéisme, même si, comme je l’espère, vous vous en êtes repenti lors de vos entretiens avec le curé de Saint-Sulpice.

Voilà, Monsieur l’Inquisiteur, une noble mission pour laquelle je vous apporterai tout mon appui, même si les visites répétées du curé de Saint-Sulpice[4] sur la fin de ma vie m’ont mis en garde. On m’a assuré que Voltaire fut l’objet d’un pareil siège et je ne sais si l’opium ne fut pas l’instrument de sa prudente conversion finale.

Monsieur Diderot, vous avez été tonsuré, vous avez porté le titre d’abbé, vous vous êtes marié à l’église Saint-Pierre-aux-Bœufs à Paris et vous avez été enterré en l’église Saint-Roch à Paris. Peut-être vous étiez-vous réconcilié avec le Ciel ? Qui sait ? Ce me semble un parcours de bon catholique.

Monsieur l’Inquisiteur, je vais vous confondre comme la Maréchale qui pensait qu’étant ni voleur ni violeur, je ne pouvais être athée[5]. Quand je fus assiégé par le curé de Saint-Sulpice, qui entendait me faire revenir dans votre troupeau, je n’ai jamais cédé. Je suis mort de bonne humeur ; j’avais pris mon repas méridien et je disais à ma femme : « Il y a longtemps que je n’ai mangé avec autant de plaisir », quand elle vit mes yeux s’éteindre. Et si j’ai été enterré dans une église, avec, à mes côtés, cet autre athée qu’était le baron d’Holbach, c’est que l’argent de Catherine de Russie avait séduit le curé[6]. Mon entourage ne tenait pas à ce que je sois jeté aux chiens, sort infamant réservé aux cadavres d’athées.

Ah ! dit l’Inquisiteur, Monsieur Diderot, on vous disait athée. En admettant que ce soit le cas, si vous étiez actuellement dans un de ces pays sous influence musulmane et qu’on vous menaçait de mort comme infidèle, vous soumettriez-vous aux injonctions du Coran, du Prophète et d’Allah ?[7]

Je n’y manquerais pas[8] ; sans l’ombre d’une hésitation, sans cesser d’être athée. Mon athéisme est une conviction fondée sur un long travail de réflexion et une mise à l’épreuve des faits du monde et de sa réalité ; ce n’est pas une confession, il n’est pas l’objet d’une foi.

Vous dissimuleriez, vous tairiez votre athéisme, en quelque sorte. En cela, demande l’Inquisiteur, ne seriez-vous pas hypocrite ?

Né cinquante ans avant moi, Jean Meslier, par ailleurs curé d’Étrépigny, petit village des Ardennes, qui ne voulait pas risquer d’être sanctionné, pensait de même que moi ; il honora son contrat de travail, fit le curé et se donna le visage d’un bon catholique jusqu’à sa mort ; il révéla son athéisme dans son testament[9] . C’était prudent. Il a fait comme tous les résistants du monde face à toutes les oppressions – à moins d’avoir vocation au martyre. Face aux fanatiques qui pensent qu’un bon athée est un athée mort, je pense, moi, qu’un bon athée est un athée vivant.

Comment peut-on être athée, dites-moi, Monsieur Diderot ?

Monsieur l’Inquisiteur, comment peut-on croire ? La question de la croyance se pose seulement au croyant ; la réponse athée est que ça n’a aucune importance. Dans le réel, tous les êtres vivants sont athées et l’immense majorité ne croit pas ; il se trouve que certains ont un fantasme qu’ils nomment Dieu. Si on veut comprendre le monde, Dieu ne sert strictement à rien et est un obstacle à l’élucidation des choses, des événements, des phénomènes, du chaos. En quelque sorte, sa supposition s’interpose, elle forme écran.

Cependant, Monsieur Diderot, qu’est-ce qui vous a fait ainsi devenir athée ? Serait-ce lié à vos intérêts pour la compréhension des sciences ?

Tout à fait, Monsieur l’Inquisiteur, ça discutait ferme à mon époque : pour ne parler que de chez nous, les croyants en un Dieu chrétien se disputaient entre eux ; les déistes y voyaient un horloger, un architecte ou un ouvrier ; et les athées n’y voyaient rien du tout. Longtemps, j’ai abordé la question de la matière vivante – son apparition, son évolution et sa reproduction – dans le cadre d’une explication créationniste déiste, admise à mon époque. Finalement, ce postulat de l’origine divine du vivant m’empêchait de renoncer à la foi. Or, une expérience biologique m’a fait envisager l’ensemble des phénomènes vitaux à partir des seules propriétés de la matière, en faisant l’économie de toute intervention de Dieu. Le monde était pour moi un univers depuis toujours en autoproduction et même, dirait-on à présent, en autogestion. Je disais ça ainsi : « Qui sait les races d’animaux qui nous ont précédés ? Qui sait les races d’animaux qui succéderont aux nôtres ? Tout change, tout passe, il n’y a que le tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin ; il n’en a jamais eu d’autre, et n’en aura jamais d’autre. »[10]

C’est ce qui vous a conduit à devenir athée ? demande l’Inquisiteur.

Athée ? Oui, je suis devenu athée par étapes. J’ai commencé dans la foi catholique de mes parents – j’ai eu une sœur religieuse, un frère chanoine, moi-même, j’ai été abbé ; puis, j’ai voulu comprendre le monde, le monde physique, naturel, vivant, palpable, intelligible, que sais-je ? Je suis alors passé du Dieu des chrétiens, celui avec sa barbe, ses cheveux longs, ses incompréhensibles péchés, son amour, sa haine, son paternalisme, son patriarchisme, à un Dieu plus rationnel, tenant que « La raison seule fait des croyants » (J, 27)[11], j’étais devenu déiste. C’était très à la mode ; l’Être suprême était un dieu explicatif, un dieu bouche-trou de la connaissance, une sorte de rustine de la science. Impossible de le pratiquer longtemps, je l’ai laissé tomber, c’était une béquille inutile à celui qui marche. Du temps où j’étais déiste, je disais à peu près ceci : « L’Être suprême, sur son penchant à la colère, sur la rigueur de ses vengeances, il serait à souhaiter qu’il n’existât plus, car la pensée qu’il n’y a point de Dieu n’a jamais effrayé personne, mais bien celle qu’il y en a un » (J, 26). Pour en revenir à Dieu : je ne l’ai jamais vu, jamais entendu, jamais rencontré. Aujourd’hui encore, il est aux abonnés absents.

Quand même, athée à cette époque, et surtout, athée proclamé, dit l’Inquisiteur, ce ne devait pas être facile à vivre.

Vous avez raison, Monsieur l’Inquisiteur : athée était une position inconfortable. On ne pouvait pas s’affirmer tel ; il suffisait qu’on vous dénonce pour qu’on vous inquiète. On m’a poursuivi à la suite d’une dénonciation par le curé de Saint-Médard, qui disait notamment : « Diderot, homme sans qualité, demeurant avec sa femme chez le sieur Guillotte, exempt du prévost de l’île, est un jeune homme qui fait le bel esprit et trophée d’impiété. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie, où il attaque la religion. Ses discours, dans la conversation, sont semblables à ses ouvrages. » Deux ans plus tard, on m’enfermait à Vincennes. Lors de mon arrestation en 1749, on m’a intimé de me taire ; j’ai promis « de ne rien faire à l’avenir qui puisse être contraire en la moindre chose à la religion et aux bonnes mœurs. »[12]. À cette condition, j’ai pu être libéré et j’ai autant que possible dissimulé ultérieurement mon athéisme et retardé la publication de certains de mes écrits au-delà de ma mort. L’athéisme révélé aux gens, c’était trop pour le pouvoir. Sous une monarchie de Droit Divin, si vous retirez Dieu, qu’est-ce qui reste comme justification au souverain ? Vous lui enlevez le trône d’en dessous de son cul. Vous êtes un dissident, un dangereux révolutionnaire. Aujourd’hui encore, laisser paraître son athéisme est souvent mal vu. C’est pareil dans toutes les nations et les États qui mettent Dieu dans leur Constitution ou qui mêlent Dieu à la vie publique. La religion est un instrument de domination et de domestication des gens et des populations.

Comment, reprend l’Inquisiteur, votre athéisme se définit-il ?

Monsieur l’Inquisiteur, mon athéisme ne se définit pas, mais je vais vous conter une parabole. J’avais eu connaissance d’une longue discussion[13] entre l’aumônier qui accompagnait Monsieur de Bougainville dans son tour du monde et Orou, un Otaïtien de mes amis. L’aumônier disait : « Ils pèchent contre la loi de Dieu, car c’est ainsi que nous appelons le grand ouvrier ; contre la loi du pays, ils commettent un crime. » Notez que ce religieux, censément catholique, dévoile le droit divin et même, se révèle conciliant avec le déisme. Mais Orou éclaire son athéisme primordial, qui est le mien, en disant : « Ces préceptes singuliers (ceux de la religion), je les trouve opposés à la nature, contraires à la raison, faits pour multiplier les crimes, et fâcher à tout moment le vieil ouvrier qui a tout fait sans tête, sans mains et sans outils ; qui est partout et qu’on ne voit nulle part ; qui dure aujourd’hui et demain et n’a pas un jour de plus ; qui commande et qui n’est pas obéi ; qui peut empêcher et qui n’empêche pas. » Orou se demandait : « Une de ces actions qu’il (le vieil ouvrier) a défendue comme mauvaise, c’est de coucher avec une femme ou une fille. Pourquoi donc a-t-il fait deux sexes ? » (S, 42) Vous voyez dans quelle absurdie ce vieillard barbu nous mène.

Vous y allez fort, Monsieur Diderot, qu’est-ce que Dieu a à voir avec le sexe ?

Beaucoup, Monsieur l’Inquisiteur. Le sexe ? Dieu tient l’homme par le sexe ; il y asservit la femme. Dieu a créé le sexe et s’est empressé d’interdire de s’en servir librement ; Dieu est pour le sexe réglementé. À ce sujet, voici l’agréable mésaventure de l’aumônier – que j’appellerai Jean – lequel était en quelque sorte en pension chez Orou et l’hôte de sa famille. Comme il était d’usage en Otaïti (ce l’est aussi, dit-on, chez les Inuits) d’offrir à l’hôte une compagne pour la nuit, Orou présente à Jean sa femme et ses trois filles, toutes nues, afin qu’il choisisse celle qui lui plairait. Malgré ses réticences (« Mais ma religion ! Mais mon état ! » s’écriait le naïf aumônier), Jean s’active la nuit avec Thia, la cadette et dès l’aube, il est félicité sur le lieu de ses exploits par l’ensemble de la famille (S, 41). Orou, en aparté, lui dit : « Je vois que ma fille est contente de toi, et je te remercie. Mais pourrais-tu m’apprendre ce que ce c’est que le mot religion que tu as prononcé tant de fois et avec tant de douleur ? » (S, 42). De l’avis de Thia, Jean était un homme entier, brave et fort aimable, comme Orou devait le souligner : « Mais, moine, ma fille m’a dit que tu étais un homme et un homme aussi robuste qu’un Otaïtien, et qu’elle espérait que tes caresses réitérées ne seraient pas infructueuses » (S, 68). Et le lendemain soir se présente, auprès de Jean, la puînée des filles d’Orou, Palli, appuyée elle aussi par les supplications du père et de la mère. Et Jean se lance alors bravement dans une nouvelle nuit d’amour ; et le jour suivant se présente Asto, l’aînée et Jean de remontrer ses talents ; puis, sans attendre, le lendemain, arrive la mère, femme de son hôte, que Jean s’obligea à obliger aussi courtoisement que ses filles (S, 69). Toutes se déclarèrent ravies. De retour au pays, Jean jura ses grands dieux qu’il regrettait vivement de n’être pas resté en Otaïti – sans sa religion !, sans son état ! (S, 71).

Monsieur Diderot, dit l’Inquisiteur, on me dit que vous receviez des lettres de ce sulfureux Voltaire ? Et que vous complotiez avec lui contre notre religion et notre État. Qu’en est-il ?

J’ai reçu un jour de Voltaire, à propos de François-Jean Lefebvre, chevalier de la Barre[14], ce jeune homme assassiné par l’intransigeance de la justice qui était, en ce temps-là, odieusement soumise à l’intolérance religieuse, une lettre dont j’extrais ceci : « Cependant le sang du chevalier de La Barre fume encore… et les juges sont en vie. Ce qu’il y a d’affreux, c’est que les philosophes ne sont point unis, et que les persécuteurs le seront toujours.… J’apprends que vous ne vous communiquez dans Paris qu’à des esprits dignes de vous connaître : c’est le seul moyen d’échapper à la rage des fanatiques et des fripons. Vivez longtemps, monsieur, et puissiez-vous porter des coups mortels au monstre dont je n’ai mordu que les oreilles. »[15] Je ne vois là que de la vérité dite par une bonne âme. Et je lui avais répondu : « Illustre et tendre ami de l’humanité, je vous salue et vous embrasse. Il n’y a point d’homme un peu généreux qui ne pardonnât au fanatisme d’abréger ses années, si elles pouvaient s’ajouter aux vôtres. Si nous ne concourons pas avec vous à écraser la bête, c’est que nous sommes sous sa griffe. » Que pensez-vous, Monsieur l’Inquisiteur, de toutes ces manœuvres de prêtres à mon encontre, de ces dénonciations et du silence qui me fut imposé pour le reste de ma vie ? Il est vrai qu’ils ne peuvent plus rien contre moi. Je suis retiré dans les terres d’une alliée puissante et bienveillante, qui m’avait dit :

Ça fait longtemps
Que je t’aime
Et notre hymen à tous les deux
Était prévu depuis le jour de
Ton baptême,
Ton baptême.
Si tu te couches dans mes bras,
Alors la vie te semblera
Plus facile,
Tu y seras hors de portée
Des chiens, des loups, des hommes et des
Imbéciles,
Imbéciles.

C’est là un havre de tranquillité dont on ne se lasse jamais. Et pour ce qui est de la suite des temps, je vous le dis tout net :

O vous, les arracheurs de dents,
Tous les cafards, les charlatans,
Les prophètes,
Comptez plus sur oncle Archibald
Pour payer les violons du bal
À vos fêtes,
À vos fêtes.[16]

Alors, dit l’Inquisiteur, il me faudra conclure que vous voilà athée pour l’éternité.

Eh oui, Monsieur l’Inquisiteur, je suis athée, je l’étais devenu, je le suis resté ; c’est dit, mais je ne cherche nulle part des prosélytes. Je laisse tout un chacun vivre tranquille avec toutes les croyances. Il m’est égal qu’on croie à Dieu ou au Diable, qu’on soit monothéiste, polythéiste, déiste, païen, croyant à quoi que ce soit, même à la théière bleue[17], mais je n’entends pas être inquiété dans ma tranquillité athée par vos envies de convertir les autres. Que chacun garde pour soi ses prophètes, ses préceptes, ses interdits alimentaires et ses mutilations ; abstenez-vous d’en faire profiter les autres et de convertir les enfants, les vôtres y compris. La vie est belle, la vie est courte et il n’y en a qu’une : sachons l’apprécier. Je vous salue bien, Monsieur l’Inquisiteur, avec une dernière citation pour vous et vos semblables :

On vit on mange et puis on meurt,
Vous ne trouvez pas que c’est charmant
Et que ça suffit à notre bonheur
Et à tous nos emmerdements.

Y en a marre[18]


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow. ↑
  2. Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  3. OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. ↑
  4. Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Diderot, par Mme de Vandeul, Texte établi par J. Assézat et M. Tourneux, Garnier, Œuvres complètes de Diderot, I (LXV-LXVII) – notice II. ↑
  5. Denis Diderot, Entretien d’un philosophe avec la Maréchale de***, GF, Flammarion, Paris, 2009, 107 p. ↑
  6. Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Diderot, par Mme de Vandeul, Texte établi par J. Assézat et M. Tourneux, Garnier, Œuvres complètes de Diderot, I (LXV-LXVII) – notice I. ↑
  7. Dominique Avon, « L’athéisme face aux pays majoritairement musulmans », dans L’athéisme dans le monde, ABA Éditions, Bruxelles, 2016, 125 p., pp.87-123. ↑
  8. Denis Diderot, Entretien d’un philosophe avec la Maréchale de***, GF, Flammarion, Paris, 2009, 107 p., p. 64. ↑
  9. Voir à ce sujet notamment : Jean-François Jacobs : « La bonne parole du curé Meslier », adaptation du Mémoire de Jean Meslier en un monologue théâtral, Aden, Bruxelles, s.d., 73 p. ; Serge Deruette : Lire Jean Meslier, Aden, Bruxelles, 2008, 553 p. et Œuvres complètes de Jean Meslier, Anthropos, 1970-72. ↑
  10. Denis Diderot, Le Rêve de d’Alembert, 1769, p. 15.11. ↑
  11. Jean-Paul Jouary, Diderot, la vie sans Dieu Introduction à sa philosophie matérialiste – Livre de Poche, Librairie générale française, Paris, 2013, 238 p. – toutes les citations tirées de cet ouvrage sont marquées (J, numéro(s) de page). ↑
  12. Voir Pièces relatives à l’arrestation de Diderot en 1749. ↑
  13. Denis Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, Belin – Gallimard, Paris, 2011, 128 p., pp. 43-44. – toutes les autres citations tirées de cet ouvrage sont marquées (S, numéro(s) de page). ↑
  14. François-Jean Lefebvre de La Barre (1745-1766 à Abbeville) est un jeune homme français de famille noble condamné à la mort pour blasphème et sacrilège par le tribunal d’Abbeville, puis par la Grand-Chambre du Parlement de Paris. Soumis à la question, il dut faire amende honorable, avant que ces braves chrétiens ne le décapitent. ↑
  15. Correspondance Voltaire –– Diderot à propos du danger que courait L’Encyclopédiste, dans Le Philosophe engagé.16. ↑
  16. Georges Brassens, Oncle Archibald, 1957, in Brassens – Les Chansons d’abord, Livre de Poche, Paris, 1993, 287 p. ↑
  17. La théière bleue renvoie à une réflexion de Bertrand Russell. Voir : La Théière de Russell. ↑
  18. Léo Ferré, Y en a marre !, 1967. ↑
Tags : athée athéisme déisme Diderot dieu écrivain Lumières mort Philosophie rationalisme religion sceptique

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