Les Athées de Belgique
atheesdebelgique@gmail.com
  • Qui sommes nous ?
    • Nos objectifs
    • Nos statuts
    • Idées reçues
    • L’athéisme, une nécessité ?
  • Agenda des activités
  • Newsletters
  • Nos vidéos, nos éditions…
    • Edition
      • Livre
      • Revue
    • Vidéos
      • Événements ABA
      • Autres
  • Nous soutenir
    • Devenir membre
    • Faire un don ou un legs
  • Contactez-nous

Archives par mot-clé: écrivain

La Confession optimiste de Jean-Paul Sartre

Posté le 20 novembre 2022 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Dans cette « Confession optimiste », comme dans les précédentes entrevues fictives[1]Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de … Continue reading, un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).. On trouve, face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Jean-Paul Sartre, né à Paris en 1905, connu comme essayiste, écrivain, romancier, dramaturge et philosophe. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Jean-Paul Sartre – essentiellement, à ses Entretiens avec Simone de Beauvoir[3]Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre – Août-septembre 1974, Gallimard, Paris 1981, Folio,1995, 625 p., à son essai autobiographique Les Mots[4]Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, 1964, Folio, 1996, 212 p. et à sa conférence « L’existentialisme est un humanisme »[5]Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, 1996, Folio, 2002, 111p. Il s’agit du texte sténographié, à peine retouché par Sartre, d’une conférence qu’il a donnée … Continue reading ainsi qu’à d’autres sources.[6]On se reportera avec intérêt au texte nettement plus académique de Vincent de Coorebyter, « L’athéisme de Sartre », in Athéisme et Philosophie, sous la direction de Jacques Teghem, … Continue reading

Bonjour, Monsieur Sartre. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[7]OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Jean-Paul Charles Aymard Sartre, né le 21 juin 1905 à Paris et mort le 15 avril 1980 à Paris.

Bonjour à vous, Monsieur l’Inquisiteur. C’est bien moi : appelez-moi Sartre, tout simplement.

Nous ferons donc ainsi, dit l’Inquisiteur, c’est commode.

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, il y aura assez de choses difficiles à dire et je dirai ce que je dirai au moment où je le dirai.

Dans notre entretien, Sartre, je ne m’occupe que de votre rapport à la religion, à la foi et à Dieu. Le reste n’est pas de mon ressort.

Pour ce qui est de votre ressort, Monsieur l’Inquisiteur, l’affaire s’est résolue définitivement dans mon enfance. Quand Dieu et moi, nous avons fait monde à part, j’ai rejoint les rivages de l’athéisme.

Ah, dit l’Inquisiteur, vous avez, vous Sartre, commencé sous la bannière de la religion.

Des religions, Monsieur l’Inquisiteur. Je suis né dans une sorte de no man’s land aux confins de deux christianismes. Après la mort de Jean-Baptiste (Sartre, mon père), j’ai vécu avec ma mère chez mes grands-parents Schweitzer, entre le catholicisme des femmes et le protestantisme luthérien de Charles Schweitzer, lui-même fils de pasteur protestant.

En somme, Sartre, vous aviez une certaine connaissance de la religion ; vous sentiez la présence de Dieu.

D’une certaine manière, Monsieur l’Inquisiteur, je sentais la présence de Dieu, lequel s’incarnait dans mon grand-père, qui fut le Dieu d’Amour avec la barbe du Père et le Sacré-Cœur du Fils ; il me faisait l’imposition des mains, je sentais sur mon crâne la chaleur de sa paume. Il m’asseyait sur ses genoux et me regardait dans le fond des yeux et disait : « Je suis homme, je suis homme et rien d’humain ne m’est étranger. »

Oui, Sartre, c’est une belle déclaration, mais le Dieu de la religion, le Dieu du catéchisme ?

Vers l’âge de huit, neuf ans, je n’avais déjà avec ce Dieu invisible que des rapports de bon voisinage. Il était là, parfois il se manifestait. C’était un regard qui se posait sur moi. Tout ça était très vague, sans grand rapport avec le catéchisme. Et vers l’âge de douze ans, je me suis dit tout d’un coup : Dieu n’existe pas. J’y ai repensé le lendemain ou le surlendemain, et j’ai continué à déclarer que Dieu n’existait pas. Et jamais plus je ne me suis posé la question.

Et ensuite, Sartre, quel a été le résultat de cette révélation dans votre rapport à la religion ?

Pas considérable. De toute façon, je n’étais pas du tout lié à la religion catholique, je n’allais pas à l’église avant, je n’y allais pas après. Je ne me souviens pas de m’être jamais plaint ou étonné que Dieu n’existât pas. J’estimais que c’était une blague qu’on m’avait racontée, une blague dont les gens étaient persuadés et dont moi, j’avais compris que c’était faux.

Vous vous conceviez comme athée ?

Certainement pas, Monsieur l’Inquisiteur. J’ignorais les athées puisque ma famille était honnêtement, honorablement croyante.

À ce sujet, sur ce point si important de la croyance, Sartre, étiez-vous en conflit avec votre famille ?

Ma foi, non. Mes pensées personnelles étaient en opposition étroite avec les pensées de ma famille, mais je pensais pour moi seul et la vérité était ce qui m’apparaissait vrai. Je pensais qu’il fallait retrouver soi-même sa propre pensée. J’avais pourtant une religion : un même souffle modelait les ouvrages de Dieu et les grandes œuvres humaines ; un même arc-en-ciel brillait dans l’écume des cascades, miroitait entre les lignes de Flaubert, luisait dans les clairs-obscurs de Rembrandt : c’était l’Esprit. L’Esprit parlait à Dieu des hommes ; aux hommes, il témoignait de Dieu. J’avais trouvé ma religion : rien ne me parut plus important qu’un livre. La bibliothèque, j’y voyais un temple ; je vivais sur le toit du monde, j’y respirais l’air raréfié des Belles-Lettres, l’Univers s’étageait à mes pieds.

Souvent, Sartre, chez les enfants, la mort induit certains à la religion ou confirme leur croyance.

Je sais cela, Monsieur l’Inquisiteur. Enfant, j’ai vu la mort. À cinq ans : elle me guettait ; le soir, elle rôdait sur le balcon, collait son mufle au carreau, je la voyais, mais je n’osais rien dire. À cette époque, j’avais rendez-vous toutes les nuits avec elle dans mon lit. J’attendais tout tremblant, et elle m’apparaissait, squelette très conformiste, avec une faux. Puis, elle s’en allait et je pouvais dormir. Cependant, ni les enterrements, ni les tombes ne m’inquiétaient. À sept ans, la vraie Mort, la Camarde, je la rencontrais partout, mais je la refusais, de toutes mes forces. Dieu m’aurait tiré de peine. Je pressentais que la religion, c’était le remède.

Et de quelle religion s’agissait-il ? Et vous l’a-t-on refusée, Sartre ?

On ne me la refusa pas ; élevé dans la foi catholique, j’avais appris que le Tout-Puissant m’avait fait pour sa gloire ; c’était plus que je n’osais rêver. Naturellement, tout le monde croyait chez nous. L’incroyance déclarée gardait la violence et le débraillé de la passion. L’athée était un original, un furieux qu’on n’invitait pas à dîner, un fanatique encombré de tabous qui se refusait le droit de s’agenouiller dans les églises, d’y marier ses filles et d’y pleurer délicieusement, qui s’imposait de prouver la vérité de sa doctrine par la pureté de ses mœurs, qui s’ôtait le moyen de mourir consolé, un maniaque de Dieu qui voyait partout Son absence, un monsieur qui avait des convictions religieuses. Le croyant n’en avait pas : deux mille ans de certitudes chrétiennes avaient eu le temps de faire leurs preuves ; c’était le patrimoine commun. La bonne société croyait en Dieu. On m’avait baptisé pour préserver mon indépendance ; en me refusant le baptême, on eût craint de violenter mon âme. Catholique inscrit, j’étais libre, j’étais normal. « Plus tard, il fera ce qu’il voudra. » C’est ce que j’ai fait.

Ainsi, Sartre, vous étiez catholique.

Oui et j’aurais même pu le rester. Ce que je viens de vous raconter, c’est l’histoire de ma vocation manquée. J’avais besoin de Dieu, on me le donna. Faute de prendre racine, Il a végété, puis il est mort. Quand on m’en parle, je dis : « Il aurait pu y avoir quelque chose entre nous. »

Et alors, à partir de là, Sartre, quelle fut votre évolution, l’histoire de votre cheminement ?

Voilà mon commencement : à travers une conception périmée de la culture, la religion transparaissait. On m’enseignait l’Histoire sainte, l’Évangile, le catéchisme sans me donner les moyens de croire. Prélevé sur le catholicisme, le sacré se déposa dans les Belles-Lettres et l’homme de plume apparut, ersatz du chrétien que je ne pouvais être. Protestant et catholique, ma double appartenance me retenait de croire aux Saints, à la Vierge et finalement à Dieu. L’illusion tombait en miettes ; martyre, salut, immortalité, tout s’est délabré, l’édifice est tombé en ruines ; l’athéisme est une entreprise cruelle. Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ; n’importe qui et en même temps, lui-même.

Sartre, avez-vous eu peur de la mort ?

Monsieur l’Inquisiteur, la mort est tout simplement la fin de la vie. Il y a un bilan à faire avant la liquidation. C’est ce bilan qui m’intéresse. En bref : j’ai fait ce que je voulais, c’est-à-dire : j’ai écrit, ça a été l’essentiel de ma vie. Ce que je réclamais enfant, je l’ai réussi. Dans quelle mesure ? Je n’en sais rien, mais j’ai fait ce que je voulais, des œuvres qui ont été écoutées, qui ont été lues. Par conséquent, quand je suis mort, je ne suis pas mort comme beaucoup de gens, en disant : « Ah ! Si la vie était à refaire, je la referais autrement, je l’ai manquée, je l’ai ratée ! » Non. Je m’accepte totalement. Je suis mort satisfait. Et jamais la mort n’a pesé sur ma vie.

Sartre, avez-vous jamais pensé qu’il y avait un quelque chose au-delà ?

Oui, Monsieur l’Inquisiteur, mais il faut aussitôt préciser les choses. Tout futur qu’on imagine renvoie à la conscience, car l’imagination ne peut se développer que dans la conscience et dans une conscience consciente d’elle-même. La conscience est d’abord conscience de soi. On ne peut pas imaginer un moment où la conscience ne serait plus. On peut imaginer un univers où le corps ne sera plus, mais imaginer ce fait implique la conscience au présent et au futur ; la conscience ne peut se penser au futur sans se penser dans le présent pour se voir elle-même dans le futur. C’est une pensée qui se projette en porte-à-faux dans le néant ; c’est cette projection dans le vide qui anime l’au-delà. En fait, j’ai toujours pensé, comme athée, qu’il n’y avait rien du tout après la mort. On vit, on meurt, point final.

Sartre, tout d’un coup dans votre enfance, Dieu s’est effacé de votre vie, vous êtes devenu athée. Votre athéisme a-t-il évolué à partir de là ?

Je pense qu’il s’est fortifié, qu’il est passé à un athéisme plus matériel, à un athéisme matérialiste. Je suis parti d’un monde qui devait me mettre en liaison avec un paradis où je verrais Dieu à un monde qui était l’unique réalité, où Dieu est une absence, où seules sont les choses et les choses sont seules, et surtout, l’homme est seul. C’est une drôle de chose que l’homme, un être perdu dans le monde et en même temps, capable de le voir comme son objet, à la fois, en dedans et en dehors du monde.

Au fait, Sartre, vous êtes philosophe. Philosophe et athée ?

Philosophe et athée, Monsieur l’Inquisiteur, et donc, au moment des études, absolument assuré de la non-existence de Dieu, j’ai entrepris de me faire philosophe : mon idée était une philosophie pour un monde sans Dieu. Il me semblait qu’une grande philosophie athée, réellement athée, manquait dans la philosophie. Je voulais faire une philosophie de l’homme ancrée dans un monde matériel. C’est un travail de longue haleine de passer de l’intuition athée à un athéisme matérialiste, d’accéder à une nouvelle conception de l’être, qui se fonde dans les choses. Il s’agit d’assumer que la conscience en chacun justifie sa manière d’être et cette conscience est une chose, une réalité qui est là constamment tout entière. La conscience est la conscience du monde et ainsi, on se retrouve dans la réalité.

Pour vous, Sartre, l’athéisme est difficile à mettre en mots, à mettre en place dans la conscience ?

En tout cas, du fait de l’imprégnation religieuse de la conscience et de la société, il est difficile de réaliser d’une manière matérialiste le monde sans Dieu, de sentir le monde dans les objets, dans les choses, dans les gens. En fait, la conscience est en nous, l’objet est dépourvu de conscience. Les objets n’existent pas pour l’homme, pour la conscience. Ils existent sans conscience, d’abord. Une des conséquences est que le monde n’a pas été créé pour l’homme et les consciences n’inventent pas ce qu’elles voient : elles saisissent un objet réel en dehors d’elles, sous des profils divers.

L’athéisme est une des bases de votre vie, mais, Sartre, que pensez-vous des croyants ?

On n’est pas dans un monde athée, Monsieur l’Inquisiteur, il y a encore trop de gens qui croient. La croyance en Dieu, et la croyance tout court, ça me paraît une survivance. Je pense qu’il y a eu un temps où il était normal de croire en Dieu. À l’heure qu’il est, la croyance a quelque chose de périmé, de vieillot. À la base de la croyance, il y a une vision du monde qui est d’une époque passée, mais qui a des avantages : il est beaucoup plus agréable de penser que le monde est bien clos, avec une synthèse faite, non pas par nous mais dehors par un Être suprême. Cependant, pour établir Dieu, il faut tourner le dos à la science, conserver une notion que les sciences de la nature et de l’homme ont sans le dire, sans le vouloir expressément, largement contribué à expulser.

Et vous, Sartre, vous voulez un monde humain athée ?

Les athées introduisent de l’athéisme dans le monde humain et cela mène à un monde humain athée. Ce qu’en effet je souhaite, c’est le rapport direct de l’homme à l’homme, sans nul besoin de passer par l’infini. Les actes constituent la vie ; elle ne doit rien à Dieu, elle est elle-même telle qu’on la veut, et en partie telle qu’on la fait sans la vouloir, telle qu’elle nous fait. Oui, un monde humain athée, évidemment. Le faire advenir, comment ? Je pense que dans la mesure où nous, athées, travaillons tous plus ou moins à constituer un genre humain qui aura ses principes, ses volontés, son unité, sans Dieu, nous sommes tous, réellement dans tous les moments de notre vie, des athées, au moins des athées d’un athéisme qui se développe, qui se réalise de mieux en mieux.

Alors, Sartre, l’existentialisme est-il un athéisme ?

En tout cas, l’existentialisme que je revendique sous le nom d’existentialisme athée est un athéisme. Il déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être, c’est l’homme. Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde et qu’il se définit après. Par l’homme, il faut entendre, à la fois, l’humanité entière et l’homme singulier, enfin, vous, moi. Et l’homme au début n’est rien. Il – l’homme générique comme l’homme singulier – ne sera qu’ensuite, et tel qu’il se sera fait. Il n’y a pas de place pour Dieu dans ce processus contingent. Mais cet athéisme existentialiste est aussi et nécessairement, un humanisme. L’homme se réalise en face des autres. 

Sartre, pouvez-vous situer cet humanisme existentialiste dans son rapport à l’athéisme ? Que reste-t-il des valeurs ?

Si on supprime Dieu le Père, comme créateur des valeurs, il faut bien quelqu’un qui les invente en prenant les choses comme elles sont. Ce qui est central, c’est que la vie n’a pas de sens, a priori. Avant que l’homme, singulier, générique, etc. n’existe, elle n’a pas de sens ; c’est en donnant ce sens à la vie qu’on crée la valeur ; la valeur n’est pas autre chose que ce sens qu’on choisit. Il y a là la possibilité de créer une communauté humaine consciente, une communauté de valeurs, un ensemble de valeurs communes, une cohérence humaine. L’existentialisme ne prend pas l’homme comme fin, car il est toujours à faire, toujours en devenir.

Que reste-t-il, Sartre, après cet abandon de Dieu ? Le désespoir, la désespérance ? 

En ce qui concerne l’abandon de Dieu, que le croyant appelle désespoir – la dissolution de l’espoir, de l’espérance, et je dois vous avouer que l’athéisme est bien cela – un « dés-espoir » ; car il ne peut y avoir d’espoir, d’espérance dans un futur encore à faire. On ne saurait confondre le désespoir (désespérance) des croyants et le nôtre, car pour nous, l’athéisme est un optimisme, il est pensée et action dans le réel. L’athée est désespéré en ce qu’il ne participe plus de l’espoir, qu’il a jeté aux orties cet oripeau qu’est l’espérance. L’espoir, qui se situe dans un avenir forcément indéterminé, est un attrape-nigaud, un ectoplasme, un irréel. Le désespoir de l’athée est une libération du fait qu’il ne se fie plus à une volonté supérieure pour vivre et effectivement, mourir.

Eh bien, Sartre, vous me paraissez décidément un athée invétéré.

C’est ce que je pense aussi, Monsieur l’Inquisiteur. Je suis athée invétéré et content de l’être. Pour vous donner une idée de ma joie, je pense à cette chanson de Brassens qui donne une vision poétique de l’athéisme :

Il suffit de passer le pont,

C’est tout de suite l’aventure !

Laisse-moi tenir ton jupon,

Je t’emmène visiter la nature ![8]Georges Brassens, Il suffit de passer le pont, 1953 ; Les Chansons d’abord, édition établie par Pierre Saka, Livre de Poche, Libraire Générale Française, Paris, 1993, 287p., p.18.

Références[+]

Références
↑1 Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev, Edgar Morin, Simone de Beauvoir.
↑2 Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
↑3 Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre – Août-septembre 1974, Gallimard, Paris 1981, Folio,1995, 625 p.
↑4 Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, 1964, Folio, 1996, 212 p.
↑5 Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, 1996, Folio, 2002, 111p. Il s’agit du texte sténographié, à peine retouché par Sartre, d’une conférence qu’il a donnée à Paris le lundi 29 octobre 1945, publié l’année suivante chez Nagel.
↑6 On se reportera avec intérêt au texte nettement plus académique de Vincent de Coorebyter, « L’athéisme de Sartre », in Athéisme et Philosophie, sous la direction de Jacques Teghem, ABA Éditions, Collection Études athées, Bruxelles, 2017, 185 p., pp.131-154.
↑7 OVRAAR : voir note dans Carlo Levi.
↑8 Georges Brassens, Il suffit de passer le pont, 1953 ; Les Chansons d’abord, édition établie par Pierre Saka, Livre de Poche, Libraire Générale Française, Paris, 1993, 287p., p.18.
Tags : athée athéisme croyance dieu écrivain existentialisme foi humanisme mort optimisme Philosophie religion Sartre

La Confession pragmatique de Simone de Beauvoir

Posté le 19 septembre 2022 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession pragmatique, comme dans les précédentes entrevues fictives[1]Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de … Continue reading, un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrante ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie — « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, la suspecte Simone de Beauvoir, née à Paris en 1908, connue comme femme, essayiste, écrivaine, romancière, féministe, philosophe. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Simone de Beauvoir — essentiellement, à ses « Mémoires d’une jeune fille rangée »[3]Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, Paris, 1972 — Folio, 2011, 473 p., à « Tout compte fait » [4]Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Gallimard, Paris, 1978 — Folio, 1989, 634 p. et à d’autres sources.

Bonjour, Madame ou Mademoiselle, comment faut-il dire exactement ? Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [5]OVRAAR : voir note dans Carlo Levi en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Simone Lucie Ernestine Marie Bertrand de Beauvoir, née à Paris, le 9 janvier 1908.

Bonjour à vous, Monsieur l’Inquisiteur. Appelez-moi Simone. Oui, je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail. Mon père était avocat et ma mère avait pour mission de s’occuper des enfants — c’est-à-dire ma sœur Hélène, surnommée Poupette, ma cadette de deux ans et moi ; mission qu’elle déléguait volontiers à Louise, la jeune fille qui nous gardait.

Madame de Beauvoir, dit l’Inquisiteur, je ne peux vous appeler Simone, la chose ne convient pas à notre entretien.

Je vous en prie, Monsieur l’Inquisiteur, en ce cas, appelez-moi Mademoiselle de Beauvoir ; j’y tiens : j’ai passé ma vie sans jamais me marier et aussi, sans doute vous l’a-t-on dit, à revendiquer l’égalité entre la femme et l’homme. Il me plaît que cela soit dit et noté. Dans le meilleur des cas, comme la religion, le mariage est un choix quand il est décidé librement. On se marie ou on ne se marie pas ; mais il n’y a pas lieu de camoufler cet état de choses. Non, décidément, Madame de Beauvoir, c’était ma grand-mère, c’était ma mère.

Commençons donc, Mademoiselle de Beauvoir, par le début, je veux dire le temps où vous étiez une petite fille, quand vous étiez une enfant qui découvrait le monde.

Vous savez, Monsieur l’Inquisiteur, j’étais une enfant sage, dans l’ensemble. Parfois, je faisais des caprices ; je désobéissais pour le seul plaisir de ne pas obéir et on disait que j’étais « têtue comme une mule. » Jamais, je ne mettais sérieusement en doute l’autorité. En ce temps-là, j’acceptais sans la moindre réticence les dogmes et les valeurs qui m’étaient proposés. Je croyais au Bien et au Mal. En résumé, j’étais une bonne petite fille, je commettais des fautes et je pensais que ma tante Alice qui priait beaucoup irait sûrement au ciel.

Ah, dit l’Inquisiteur, il y avait le Bien et le Mal ? Comment voyiez-vous l’un et l’autre ?

Pour le Bien, Monsieur l’Inquisiteur, c’est simple, mes parents détenaient le monopole de l’infaillibilité ; le Bien était le climat de la maison, j’habitais la région du Bien. Maman m’amenait à l’église, elle me montrait le petit Jésus, le bon Dieu, la Vierge, les anges. Une épée de feu séparait le Bien et le Mal. Le Mal était à distance, le Méchant péchait ; l’enfer était son lieu naturel. Ogres, sorcières, démons, marâtres et bourreaux symbolisaient cette puissance.

En somme, Mademoiselle de Beauvoir, vous aviez de la religion, n’est-ce pas ?

On peut dire les choses ainsi. La religion élucidait les mystères. Par exemple, on me raconta d’abord que les parents achetaient leurs enfants. Il pouvait bien y avoir quelque part des magasins de bébés, mais je me suis dit : « C’est Dieu qui crée les enfants. » Il avait tiré la terre du chaos, Adam du limon, il pouvait bien faire surgir les enfants dans un moïse. La volonté divine était fort pratique ; elle expliquait tout. Toutefois, j’avais mes limites. Le miracle de Noël passait les bornes. Je trouvais incongru que le tout-puissant petit Jésus descende par les cheminées comme un vulgaire ramoneur. Mes parents ont avoué. Là, le monde commençait à basculer ; il pouvait y avoir des certitudes fausses.

Et à l’école, Mademoiselle de Beauvoir, appreniez-vous la religion ?

Certainement, monsieur l’Inquisiteur ; à l’âge de l’école primaire, on m’avait mise dans l’enseignement catholique au Cours Désir, un endroit, une école privée plutôt sélecte, où les mères assistaient aux cours. J’aimais apprendre et l’Histoire sainte (très estimée en ces lieux) me semblait plus amusante que les Contes de Perrault, car tout ce qu’elle racontait était arrivé pour de vrai. L’année suivante, avec la Guerre, j’ai pu mettre en acte certaine vertu chrétienne en quêtant « Pour les petits réfugiés belges ! » et je me promenai dans la basilique du Sacré-Cœur avec d’autres fillettes en agitant une oriflamme et en priant pour les poilus.

Et puis, dites-moi, Mademoiselle de Beauvoir, vous vous soumettiez volontiers à la confession ?

Bien sûr, Monsieur l’Inquisiteur. Il faut dire qu’on m’y avait encouragée en me disant que grâce à ma piété, « Dieu sauverait la France ». Et je le croyais. Quand l’aumônier m’eut prise en main, je devins une petite fille modèle. Il était jeune, pâle, infiniment suave ; il m’initia aux douceurs de la confession. Il me fit voir ma belle âme que j’imaginais blanche et rayonnante comme l’hostie dans l’ostensoir. J’entrai dans une confrérie enfantine, « Les anges de la Passion », ce qui me donna le droit de porter un scapulaire et le devoir de méditer sur les sept douleurs de la Vierge.

Et la communion, Mademoiselle de Beauvoir, comment cela s’est-il passé ?

Fort bien, Monsieur l’Inquisiteur. J’ai suivi une retraite, j’ai compati aux malheurs de Jésus. Vêtue d’une robe de tulle, coiffée d’une charlotte fleurie, j’ai avalé ma première hostie ; ensuite, maman m’emmena communier trois fois par semaine. Je le faisais en songeant au chocolat chaud qui m’attendait au retour à la maison.

Comment conceviez-vous la vie à cette époque, Mademoiselle de Beauvoir ?

La vie était simple : j’étais convaincue que mes parents ne voulaient que mon bien et puis, c’était la volonté de Dieu : il m’avait créée, il était mort pour moi, il avait droit à une absolue soumission. Tout ça était l’œuvre de ma mère, très croyante et très pratiquante, à qui mon père avait abandonné notre éducation. Elle trouva son guide chez les « Mères chrétiennes » : elle dirigeait mes lectures, m’emmenait à la messe et au salut, on faisait en commun, avec elle et ma sœur, nos prières matin et soir. Elle m’apprit à m’effacer, à contrôler mon langage, à censurer mes désirs. Je ne revendiquais rien et j’osais peu de choses. D’autre part, mon père n’allait pas à la messe, il ne croyait pas. Il m’emmenait au spectacle, il me faisait lire, il guidait ma vie intellectuelle tandis que ma mère surveillait ma vie spirituelle. L’intelligence, la culture étaient d’un autre ordre que la croyance et ne relevaient pas de la religion. Dieu avait son domaine propre ; il vivait à l’écart. J’étais protégée et guidée sur les chemins de la terre comme sur les voies du ciel. Je tenais pour une chance insigne que le ciel m’eût dévolu précisément ces parents, cette sœur, cette vie.

Enfant, vous étiez dans un monde paisible et la religion vous y confortait, me semble-t-il, Mademoiselle de Beauvoir ?

En effet, Monsieur l’Inquisiteur,  peu de choses dérangeaient ma tranquillité. J’envisageais la vie comme une aventure heureuse ; contre la mort, la foi me défendait : je fermerais les yeux et les mains neigeuses des anges me transporteraient au ciel ; un mince tapis d’azur me séparait des paradis où resplendit la vraie lumière ; je me couchais sur la moquette, yeux clos, mains jointes, et je commandais à mon âme de s’échapper. Dieu me promettait l’éternité. Il n’y aurait pas de fin. Je ne cesserais jamais de voir, d’entendre, de parler.

Justement, Mademoiselle de Beauvoir, comment voyiez-vous alors votre vie future ? La religion était-elle votre boussole, Dieu, votre Guide ?

Là, Monsieur l’Inquisiteur, vous interrogez l’imaginaire, c’est très mystérieux. Je me rêvais l’absolu fondement de moi-même et ma propre apothéose. Je me flattais de régner seule sur ma propre vie. Cependant, la religion me suggérait un autre rôle : j’étais Marie-Madeleine aux pieds du Christ ; j’étais une religieuse enfermée dans un cachot, je bafouais mon geôlier en chantant des hymnes. Je pouvais m’y complaire, je savourais les délices du malheur, de l’humiliation dans la nuit du confessionnal devant le suave abbé Martin, je goûtais d’exquises pâmoisons, les larmes coulaient, je sombrais dans les bras des anges. Pour ce qui est de Dieu et de la croyance, les pensées vont et viennent à leur guise dans notre tête, on ne fait pas exprès de croire ce qu’on croit.

Vous aviez, Mademoiselle de Beauvoir, une dévotion particulière pour Jésus ?

J’étais très pieuse ; je me confessais deux fois par semaine ; souvent pendant la journée, j’élevais mon âme à Dieu. Je ne m’intéressais plus à l’enfant Jésus, mais j’adorais éperdument le Christ. Je contemplais avec des yeux d’amoureuse son beau visage tendre et triste. Quand j’avais assez longtemps embrassé ses genoux et pleuré sur son corps, je le laissais remonter au ciel. Il s’y fondait avec l’être le plus mystérieux à qui je devais la vie et dont un jour, et pour toujours, la splendeur me ravirait. Quel réconfort de le savoir là ! Il n’y avait au monde que Lui et moi ; mon existence avait un prix infini. Dieu prenait toujours mon parti, il était le lieu suprême où j’avais toujours raison. Je l’aimais, avec toute la passion que j’apportais à vivre.

Votre croyance était très forte, Mademoiselle de Beauvoir, on dirait un roc flamboyant, inaltérable.

On dirait, Monsieur l’Inquisiteur, et je le sentais ainsi, mais je trouvais bizarre quand les gens venaient de communier, de les voir si vite se replonger dans le train-train habituel ; je faisais comme eux, mais j’en étais gênée. Au fond, ceux qui ne croyaient pas menaient juste la même existence ; je me persuadai de plus en plus qu’il n’y avait pas place dans le monde profane pour la vie surnaturelle. Mais rassurez-vous, le roc restait inaltérable : entre l’infini et la finitude, mon choix était fait. « J’entrerai au couvent », il n’y avait d’autre occupation raisonnable que de contempler à longueur de temps la gloire de Dieu. Je savais qu’une implacable logique me promettait au cloître : comment préférer le rien à tout ? À Meyrignac, en vacances à la campagne, chez grand-père, seule le soir, contre le silence infini, sous l’infini du ciel, la terre faisait écho à cette voix en moi qui chuchotait : je suis là ; mon cœur oscillait de la chaleur vivante au feu glacé des étoiles. Là-haut, il y avait Dieu, et il me regardait ; caressée par la brise, grisée de parfums, cette fête dans mon sang me donnait l’éternité.

En quelque sorte, Mademoiselle de Beauvoir, vous aviez la foi ; était-ce bien ça ? Comment la ressentiez-vous ?

Ah, Monsieur l’Inquisiteur, la foi ? La foi, c’était mon assurance contre l’enfer, que je redoutais. Si on cessait de croire, tous les gouffres s’ouvraient ; un pareil malheur pouvait-il arriver sans qu’on l’eût mérité ? La petite suicidée n’avait pas péché par désobéissance ; elle avait juste lu des livres. Pourquoi Dieu ne l’avait-il pas secourue ? Je ne comprenais pas que la connaissance conduisît au désespoir. En fait, cette enfant avait découvert l’authentique visage de la réalité. L’idée qu’il y a un âge où la vérité tue répugnait à mon rationalisme. Ainsi, alors, je gardais la foi céleste, mais avec des réserves terrestres. Par exemple, à propos de la façon dont naissent les enfants, le recours à la volonté divine ne suffisait plus, car je savais que, les miracles mis à part, Dieu opère à travers des causalités naturelles.

Mademoiselle de Beauvoir, ne vous est-il pas arrivé de rencontrer Dieu dans la nature ?

À ces âges, mon expérience humaine était courte, la nature me découvrait, visibles, tangibles, quantité de manières d’exister dont je ne m’étais jamais approchée. En ville, les façades des immeubles, les regards indifférents des passants m’exilaient, mais aux vacances, dès que j’arrivais à Meyrignac, je me perdais dans l’infini, je sentais autour de moi la présence de Dieu. À Paris, les hommes et leurs échafaudages me le cachaient ; je voyais ici les herbes, les nuages, ils portaient sa marque. Plus je collais à la terre, plus je m’approchais de lui. Cependant, c’est à peu près à cette époque, alors que je conservais cette foi ardente, que mes rapports avec la religion et tout son apparatus commencèrent à s’étioler. J’avais donc, d’un côté, la foi et la croyance en Dieu et presque soudainement, la religion, d’un autre.

Ha ? Mademoiselle de Beauvoir, que voulez-vous dire ? Que s’est-il passé ?

D’abord, pour ce qui est de la foi, de la piété, de la croyance, de la proximité avec Dieu, ma réflexion, très méditative, me transportait hors du monde des humains. Dieu était dans l’infini du ciel, loin des aventures terrestres. Je priais, je méditais, j’essayais de rendre sensible à mon cœur la présence divine. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’au jour où je me suis sentie trahie par mon confesseur que je tenais pour le représentant de Dieu et qui quitta soudain sa haute mission pour s’immiscer dans mes démêlés avec la discipline quotidienne. Je quittai le confessionnal avec le soupçon que Dieu lui-même était tracassier, mesquin comme une vieille dévote ; peut-être même était-il bête. Après coup, calmée, je mis la faute sur le compte du traître usurpateur du divin. Je cherchai un autre confesseur ; j’essayai un roux, un brun. Finalement, aucun prêtre ne pouvait représenter Dieu ; personne sur terre n’incarnait Dieu, j’étais seule face à lui. Déjà, comme vous le voyez, la religion se détricotait. Je me rendais compte que la Bible, les Évangiles, les miracles, les visions n’étaient garantis que par l’autorité de l’Église. Les faits religieux n’étaient convaincants que pour les convaincus. Un soir, à Meyrignac, où je priais sur le balcon, une chaude odeur d’étable montait vers le ciel, ma prière retomba. J’écoutai le glouglou de l’eau dans la nuit et je compris que rien ne me ferait renoncer aux joies terrestres. « Je ne crois plus en Dieu », me dis-je, sans étonnement. C’était une évidence. Je n’essayai pas de ruser ; dès que la lumière se fit en moi, je tranchai net et mon incrédulité ne vacilla jamais.

Et après, Mademoiselle de Beauvoir, votre vie a changé ? Vous êtes-vous faite à cette perte de Dieu ?

Quant à la pratique de ma vie, Monsieur l’Inquisiteur, ma conversion ne la modifia pas. J’avais cessé de croire en découvrant que Dieu n’exerçait aucune influence sur mes conduites ; elles ne changèrent donc pas lorsque je renonçai à lui. J’avais imaginé que la loi morale tenait de lui sa nécessité. Elle était si profondément gravée en moi qu’elle demeura intacte après sa suppression. Oh, je me passai très bien de Dieu. Je ne souhaitais pas du tout qu’il existât et si j’avais cru en lui, je l’aurais détesté, Dieu m’aurait volé ma terre, ma vie, autrui, moi-même. Je tenais pour une grande chance de m’être sauvée de lui.

Comme ça, d’un coup, définitivement, sans regret, Mademoiselle de Beauvoir ?

Oui, vous dites juste, il y eut quelques retours de flamme. Il fut un moment où, cherchant la plénitude, je me demandai si une mystique n’était pas possible. Je pensais « Je veux toucher Dieu ou devenir Dieu » et je m’abandonnai par intermittence à ce délire. Je ne songeais pas au Dieu des chrétiens ; le catholicisme me déplaisait de plus en plus ; j’en étais barbouillée. Je sommai Dieu de se manifester, il se tint coi et plus jamais je ne lui adressai la parole. Au fond, j’étais très contente qu’il n’existât pas. J’en avais assez des « complications catholiques », des impasses spirituelles, des mensonges du merveilleux ; je voulais toucher terre.

Et puis, finalement, Mademoiselle de Beauvoir, vous vous êtes résolue à l’athéisme ?

Monsieur l’Inquisiteur, on vient de parcourir ensemble le chemin qui m’a menée de l’enfance religieuse, crédule, à l’adolescence mystique, à la disparition de Dieu, à l’incroyance et oui, en effet, à l’athéisme. Fin du voyage illusoire et retour sur terre. Cela dit, depuis lors, il y a un point sur lequel ma position n’a pas changé : mon athéisme. De bonnes âmes déplorent le hasard malheureux qui m’a fait perdre la foi. On m’écrit : « Ah, si vous aviez lu l’Évangile ! vécu parmi de vrais chrétiens, connu un prêtre intelligent, etc. » Comme on vient de le voir, mon éducation religieuse a été très poussée et je savais par cœur de longs passages de l’Évangile. J’ai connu des chrétiens intelligents. Ils pensaient que la foi dépend de Dieu, c’est sans doute ainsi à leurs yeux ; aux miens, je cherche des facteurs sociaux ou psychologiques pour l’expliquer. La foi est un accessoire qu’on reçoit dans l’enfance avec l’ensemble de la panoplie et qu’on garde, comme le reste, sans se poser de question. Lorsqu’apparaît un doute, le croyant l’écarte pour des raisons affectives, par nostalgie, attachement à l’entourage, crainte de la solitude et de l’exil qui menacent les non-conformistes.  Certains ont besoin d’un être souverain ; chez ceux-là, des intérêts idéologiques sont en jeu, des habitudes de pensée, des systèmes de références, des valeurs dont on est devenu prisonnier.

Oui mais, Mademoiselle de Beauvoir, je vous ai entendue me parler de votre enfance et de la foi qui la nimbait. Ne pourriez-vous y revenir ?

Sartre m’a dit un jour : « Mais après tout, pourquoi privilégierait-on l’enfant ? ». Pourquoi devrais-je retourner aux délires de ma jeunesse ? Athée, je suis ; athée, je reste. On entend souvent le croyant dire à l’athée : « J’en suis sûr, un jour la voix de Dieu vous atteindra », et cette arrogance de certains croyants leur fermerait le ciel, s’il en existait un. Les difficultés – l’ignorance, l’état du monde, la solitude, l’incompréhension, l’angoisse – que l’athée affronte honnêtement, la foi les élude. Qu’un incroyant, autrement dit un athée, se trouve bien dans sa peau, on l’accuse de ne rien comprendre. Ou bien, on lui dit — à qui n’a-t-on pas fait le coup — qu’au fond, il croit en Dieu ou alors, que ses conceptions sont bornées. Face à la vie, face au néant, la foi est une fuite, et la religion, une désertion et je vais sans doute vous scandaliser en souhaitant à tous les croyants d’un jour abandonner toutes ces sornettes.


Références[+]

Références
↑1 Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev,  Edgar Morin
↑2 Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
↑3 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, Paris, 1972 — Folio, 2011, 473 p.
↑4 Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Gallimard, Paris, 1978 — Folio, 1989, 634 p.
↑5 OVRAAR : voir note dans Carlo Levi
Tags : athée athéisme croyance dieu écrivain existentialisme foi humanisme mort Philosophie religion Simone de Beauvoir

La Confession complexe d’Edgar Morin

Posté le 27 juin 2022 Par ABA Publié dans Athéisme, Nos articles Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession logique, comme dans les précédentes entrevues fictives[1]Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario … Continue reading, un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie ou pire – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Edgar Nahoum, dit Edgar Morin, né le 8 juillet 1921 à Paris, sociologue et philosophe. Il est connu comme auteur d’une série d’ouvrages[3]Edgar Morin est l’auteur de nombreuses publications qui constituent un ensemble fondateur d’une pensée de la pensée complexe. Voir notamment : Edgar Morin – catalogue.. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’ensemble de l’œuvre d’Edgar Morin et en particulier à son dernier ouvrage : Leçons d’un siècle de vie[4]Edgar Morin, Leçons d’un siècle de vie, Paris, Denoël, 2021, 147 p..

Bonjour, Monsieur Edgar Nahoum ou Morin. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[5]OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Edgar Nahoum, dit Edgar Morin, né le 8 juillet 1921 à Paris.

Je suis en effet Edgar Nahoum à l’état-civil ou Edgar Morin pour tout ce qui touche à mes publications ; c’est sous ce nom que le public me connaît. Avant d’aller plus loin, je voudrais faire un préambule à cet interrogatoire que vous nommez confession. J’insiste : je n’ai rien à confesser et je n’ai pas plus le goût de l’autocritique, qui est la version athée de la confession. Il y a trop de vilaines traces dans l’Histoire de l’humanité. Ce préambule est celui de mes Leçons d’un siècle de vie et j’y tiens :

Qu’il soit entendu que je ne donne de leçons à personne. J’essaie de tirer les leçons d’une expérience séculaire et séculière de vie et je souhaite qu’elles soient utiles à chacun, non seulement pour s’interroger sur sa propre vie, mais aussi pour trouver sa Voie. 

Comment vous percevez-vous vous-même ?

Qui suis-je ? Je réponds : je suis un être humain. C’est mon substantif. Mais j’ai plusieurs adjectifs : je suis français, d’origine juive sépharade, partiellement italien et espagnol, amplement méditerranéen, européen culturel, citoyen du monde, enfant de la Terre-patrie.

Tant d’identités, comment est-ce possible ?

C’est le cas commun. Chacun a l’identité de sa famille, celle de son village ou de sa ville, celle de sa province ou de son ethnie, celle de son pays, enfin celle plus vaste de son continent. Chacun a une identité complexe, à la fois une et plurielle. Vous y compris.

Oui, mais vous, à titre individuel, qui êtes-vous Monsieur Morin ?

Comme chacun, je suis unique et en même temps, j’ai de multiples identités. Ainsi, pendant la Résistance, sur ma carte d’identité, pour la concierge et les policiers, j’étais Gaston Poncet ; pour mes camarades de la Résistance, j’étais Morin ; et pour ma famille, j’étais Nahoum. Il s’agissait de ne pas l’oublier, sinon, les conséquences se faisaient sentir. Tenez, sous l’Occupation, j’étais allé voir une prostituée et dans l’hôtel, plein d’Allemands, au moment crucial, je me suis rendu compte que j’étais circoncis ; je fus épouvanté et la dame n’a rien pu faire pour moi ; je suis parti la queue entre les jambes. Nahoum avait chassé Morin.

Pour ce qui est de la religion, que pouvez-vous m’en dire ?

Dans la famille, nous sommes peu croyants. Je ne parlerai donc ni de Dieu, ni de religion ; je me référerai plutôt à une conscience juive. Mon grand-père maternel, Salomon Beressi, était libre penseur et nous enseignait une morale sans Dieu. On m’a circoncis sans me demander mon avis et d’ailleurs, sans que je le sache. Ainsi : laïcs, on était juifs. À l’école, dans ma classe, il y avait des catholiques, des protestants, cinq juifs et des enfants de libres penseurs. C’est là que j’ai découvert que j’étais juif. L’antisémitisme, je l’ai rencontré plus tard dans la presse de droite et au temps de Vichy. Ma conscience a connu des variations au long de ma vie ; elle s’est diluée dans une conscience politique humaniste, antifasciste et antistalinienne. Tout en reconnaissant mon ascendance juive, je me définis comme fils de Montaigne et de Spinoza, ce philosophe anathémisé par la synagogue. Pour ce qui est de la foi, j’ai foi en la Terre-mère.

Ah, je vois que vous avez été marié ; que pensez-vous de la famille ?

La famille est prise dans les filets de la complexité. En résumé : j’ai été marié quatre fois et j’ai eu deux filles.

Philosophiquement, comment vous situez-vous par rapport à l’Immensité ?

Il y a cent ans, parmi trois cents millions de spermatozoïdes, un seul a pénétré dans un ovule et l’a fécondé. Je ne suis pas seulement une minuscule partie d’une société et un éphémère moment du temps ; tout en étant à l’extérieur de moi, la société en tant que Tout est à l’intérieur de moi, le temps passe en moi, l’espèce humaine vit en moi. La vie, phénomène terrestre, est en moi ; tout le monde physique et l’histoire de l’univers me traversent dans le même moment où je les traverse. C’est le paradoxe de la vie : je suis un Tout pour moi, tout en n’étant quasi rien pour le Tout. Chacun de nous est un microcosme complexe, qui intègre le tout et qui y est intégré. Avoir conscience de ça aide beaucoup à la santé mentale.

À propos de santé mentale, n’avez-vous jamais rencontré la croyance ? N’avez-vous pas rencontré la foi ?

La croyance en un être supérieur et en une création « intelligente », je ne l’ai jamais eue. J’ai, avec grande conviction, eu foi dans une croyance terrestre : le communisme. Entré à vingt ans en Résistance et en communisme, j’ai connu le doute à l’égard du second dès la Libération puis, le rejet réciproque en 1951 ; je fus alors, pour parler en vos termes, à la fois apostat et excommunié. Mon appartenance au Parti avait duré dix ans, au cours desquels j’avais vu comment l’Appareil pouvait transformer un brave en lâche, un héros en monstre, un martyr en bourreau. C’est le sens de mon livre ironiquement intitulé : Autocritique[6]Edgar Morin, Autocritique, Paris, Le Seuil, 1959, réédition 2012, 328 p.. Dans ce détournement de l’exercice tristement célèbre de confession publique que le pouvoir soviétique exigeait de ceux dont il entendait se débarrasser, je ne me suis pas contenté de dénoncer le dévoiement d’une idéologie. En élucidant le cheminement personnel qui m’avait conduit à me convertir à la grande religion terrestre du XXᵉ siècle, je me suis délivré à jamais d’une façon de penser, juger, condamner, qui est celle de tous les dogmatismes et de tous les fanatismes. Il y a un lien très fort entre l’incroyance radicale et l’absence de foi.

Ne pensez-vous pas qu’il y a une sorte de détermination du monde, du devenir, du destin ?

Toute vie est navigation dans un océan d’incertitude. La vie est, dès la naissance, imprévisible : nul ne sachant ce qu’il adviendra de sa vie affective, de sa santé, de son travail, de ses choix politiques, de sa durée de vie, de l’heure de sa mort. Quant à l’Histoire, c’est pareil : outre les ambitions, les rapacités, les cupidités, elle vit d’absurdité. « It is a tale told by an idiot, full of song and fury, signifying nothing », disait Macbeth[7]William Shakespeare, Macbeth, Acte V, Scène V, 26-28. « Un conte conté par un idiot, plein de bruit et de furie, ne signifiant rien. » et sur ce point, il n’avait pas tort. Une des grandes leçons de ma vie est que j’ai cessé de croire en la pérennité du présent, en la continuité du devenir, en la prévisibilité du futur. Ceci a une signification fort claire en ce qui concerne l’organisation du monde, laquelle ne se détermine qu’a posteriori, par constatation de faits et j’ajoute : pour autant qu’il y ait quelqu’un pour la constater et l’énoncer. Cette impossibilité d’éliminer l’aléa du monde, l’incertitude de nos destins, l’inattendu rend notre vie incertaine et écarte la possibilité d’un plan, d’une détermination, d’une destinée, d’un destin, d’un dessein.

Alors, dit l’Inquisiteur, pour vous, que signifie vivre ?

Vivre ? Vivre a un double sens : le premier est être en vie, exister, se maintenir en vie, survivre ; le second est conduire sa vie, ses chances, ses risques, ses bonheurs, ses malheurs. Ainsi, la survie est nécessaire pour faire vivre la vie. Prenons ma vie. Mon père ne m’a donné aucune culture, aucune conviction religieuse, politique ou éthique. J’ai donc cherché tout seul. J’étais spontanément animé par les questions fondamentales posées par Kant : Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Il me fallait connaître les réalités humaines.

Et l’homme, justement, et le Salut ? demande l’Inquisiteur.

L’homme, comme l’univers où il vit, comme sa pensée, est complexité. À l’homme rationnel, constructeur, faiseur, créateur de biens, de richesses, il faut ajouter un autre plan de la vie humaine où apparaissent la passion, la foi, le mythe, l’illusion, le délire, le jeu. Cette complexité s’exprime par une série de bipolarités : homo sapiens et homo demens (sage et délirant), homo faber et homo fidelis, credens, religiosus, mythologicus (faiseur et croyant) ; homo œconomicus (économique, profiteur, producteur de richesse) et homo ludens (joueur) – homo liber (libre, gratuit). La vie de l’homme est un art incertain où tout ce qui est passion, pour ne pas succomber à l’égarement, doit être surveillé par la raison et où toute raison doit être animée par une passion, à commencer par la passion de connaître. Ainsi, pour concevoir l’Histoire, il faudrait faire copuler Shakespeare avec Marx et je pense que John Florio, cet Italien d’origine juive né en Angleterre, a été l’inspirateur des pièces de Shakespeare pour qui tout Salut est absent[8]John Florio (Londres, 1553 – Fulham près de Londres, 1625), connu également sous son nom italien de Giovanni Florio, est attesté comme traducteur en anglais de Montaigne et de Boccace ; … Continue reading.

Et le Monde ?

Dans notre univers, tout ce qui a quelque consistance est un système. L’atome est un système. Les molécules, les astres, les êtres vivants, les sociétés sont des systèmes ; un système est une chose pour laquelle le tout est à la fois plus ou moins que la somme des parties. Tout système vivant est auto-organisateur, et même auto-éco-organisateur ; un organisme qui vit, travaille et dépense de l’énergie, qui dépend donc de son environnement pour son approvisionnement en énergie et son organisation. À la différence d’une conception déterministe qui n’envisage que l’ordre et une causalité induisant des effets nécessaires, des invariances, des stabilités, des régularités, il y a des aléas, des accidents, des ruptures, des irrégularités. Notre univers vit entre l’ordre et le désordre. La Terre dans son histoire témoigne d’une organisation qui a utilisé le désordre pour progresser et qui a frôlé la destruction en raison du désordre[9]Edgar Morin, Le Contrebandier d’une pensée complexe, Entretien, in Revue Natures, Sciences, Sociétés, 1996, 4 (3), pp. 252-257.. Une telle conception frappe de nullité toute tentative de prévoir le futur et dévoile la folie de croire qu’on puisse substituer une prospective à la prédiction des prophètes ou des astrologues. Le futur serait très aisé à prédire si l’évolution dépendait d’un facteur prédominant et d’une causalité linéaire. L’évolution n’obéit ni à des lois ni à un déterminisme prépondérant, l’évolution n’est ni mécanique ni linéaire : il n’y a pas un facteur dominant qui commande l’évolution. Il nous faut, au contraire, partir de l’ineptie de toute prédiction fondée sur une conception évolutive aussi simpliste[10]Edgar Morin, Où va le monde ?, Edgar Morin – 1981 ; Paris, Éditions de l’Herne, 2011, 54 p..

Que dites-vous de l’origine, de la création du monde ?

À l’origine de la vie, il s’est créé une sorte de boucle, une sorte de machinerie naturelle qui revient sur elle-même et qui produit des éléments toujours plus divers qui vont créer un être complexe qui sera vivant. Le monde lui-même s’est autoproduit de façon très mystérieuse[11]Edgar Morin, in Edgar Morin, « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », in Revue internationale de systémique, vol. 9, n° 2, 1995.. C’est tout le sens de la complexité.

Qu’en est-il de la croyance que tant d’hommes partagent ?

Les croyances sont des rêves éveillés ; elles véhiculent des silhouettes de vérités, elles agitent des simulacres de réel, elles projettent dans le futur incertain de fausses certitudes, elles dessinent les avenirs de l’espoir, taillés dans de la brume évanescente. Héraclite disait ainsi : « Éveillés, ils dorment », ce sont des somnambules. Les croyants ont des rêves éveillés et ces rêves-là brouillent la réalité ; ils la réduisent à des formes vagues, insaisissables, impalpables et en effacent les traits et les nuances ; il ne reste plus que des squelettes qui dansent une danse de mort. Pa les dogmes, les mots d’ordre, les unicités de récits, il s’agit de ramener le monde à une étrange et écrasante simplicité. C’est la domestication de la pensée, de la réflexion, du savoir et in fine, de la liberté de l’être et de la vie. Les prédateurs de conscience sont des simplificateurs ; ces rassembleurs sont des chiens de garde des troupeaux. Ils prêchent, ils instituent, ils intiment, ils interdisent, ils imposent des mutilations, ils élisent des alimentations ; il s’agit de façonner les consciences jusqu’au travers du corps ; il s’agit de réguler, d’instaurer des règles unifiantes ; c’est la célèbre et militaire injonction : « Je ne veux voir qu’une seule tête », celle du Guide, celle de Dieu qui est son masque. C’est le discours, le propos, la propagande de la non-pensée qui élimine l’homme en l’homme. Face à ça et à ceux-là, il s’agit de faire émerger les complexités humaines si ignorées par ces simplismes, ces unilatéralismes, ces dogmatismes.

On a connu le cas de non-croyants qui perçurent une illumination ; qu’en dites-vous ?

On connaît les cas du dénommé Saül, alias Paul et du débauché Augustin, qui ont eu une illumination et ont sombré dans la croyance. C’est arrivé à l’athée Paul Claudel, atteint par la grâce, à Charles Péguy et à d’autres encore. Ainsi, les hommes sont possédés par les mythes, les religions, les idéologies, qui, produits de l’esprit humain, deviennent maîtres et dominateurs et exigent adoration et sacrifices.

N’avez-vous pas été croyant vous-même ?

À un moment de ma vie, j’ai été croyant et j’ai suivi un chemin de conversion et j’ai été converti au communisme – c’était au temps de la guerre contre le nazisme. Mes espoirs d’avenir radieux se sont effondrés progressivement. Après ma conversion, ma « déconversion » fut un travail de conscience qui m’a rendu pour toujours allergique aux fanatismes et aux sectarismes. J’ai donc vécu dans un univers religieux absolutiste, qui, comme toute religion, a eu ses saints, ses martyrs et ses bourreaux. C’est un monde qui rend halluciné, qui dégrade et détruit parfois les meilleurs. Mon séjour de six ans en Stalinie m’a éduqué sur les puissances de l’illusion, de l’erreur et du mensonge historique. Depuis, je me suis converti à l’autonomie politique totale.

Que signifie cette autonomie politique totale pour la vie quotidienne ? D’où vous vient-elle ?

Cette autonomie politique totale ne peut pas survivre sans écho dans les autres champs de la vie humaine. Ce scepticisme à l’égard des croyances, quelles qu’elles soient, je l’avais pêché dans la littérature, chez les écrivains, qui, soit dit en passant, sont des chercheurs de complexité et des baroudeurs de l’esprit ; cette complexité de conception du réel humain, je l’ai trouvée chez Anatole France, Montaigne, Rolland, Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, Hugo et bien d’autres. Ainsi, je n’ai pu ni voulu échapper à la multipolarité humaine ; j’ai essayé d’intégrer en moi la rationalité et de la lier à la poésie de la vie. Je suis faberen bâtissant la pensée complexe ; je suis religionis – j’ai eu pendant cinq ans la foi dans le salut terrestre par le communisme et j’ai gardé ma religion de la fraternité et de la Terre-patrie ; je suis œconomicus (sans jamais aimer l’argent) – j’ai gagné ma vie par mon travail ; je suis ludens – j’adore jouer, plaisanter, blaguer et je suis liber – par la gratuité de mes actions.

Cependant, il y a la mort : qu’en penser ?

Pour moi, la question s’est posée d’emblée, lors de mon premier travail important, L’Homme et la Mort[12]Edgar Morin, L’Homme et la mort, Paris, Le Seuil, 1970, 352 p.. Quiconque s’interrogeait sur les attitudes humaines à l’égard de la mort dans les années cinquante à soixante était renvoyé au mieux à quelques traités philosophiques. Il n’y avait ni thanatologie, ni science de la mort. Il n’y avait rien. Il m’a fallu puiser dans la littérature ethnographique, me plonger dans les coutumes et rites funéraires, prélever dans la psychologie de l’enfant la découverte de l’idée de mort, me tourner vers la psychanalyse, sonder l’histoire des religions, m’attaquer au christianisme, aller à la philosophie de l’Antiquité (qui récuse l’immortalité) jusqu’au traitement de la mort par Heidegger ou Sartre. J’ai été amené à noter les changements de conception, dus notamment au recul des religions et au développement de la laïcité, à considérer l’époque contemporaine qui s’efforce d’effacer la mort. La mort, particularité biologique propre à tous les êtres vivants, différencie radicalement les humains des animaux puisque les premiers, dès les origines, laissent le témoignage de conceptions qui envisagent des formes de survivance, au-delà de la décomposition du cadavre. J’ai dû, pour y parvenir, sillonner du biologique au mythologique. Finalement, la mort est un élément du tout qu’est la vie, elle fait partie de la vie. Son avenir est déjà dans le passé et dans le présent de la vie. La mort vit dans la vie, elle l’achève et la conclut.

On vous a dit « contrebandier ». Quel est votre avis ?

On a dit que je suis un contrebandier d’une pensée complexe : je ne pense pas que ce soit faux, mais cette position sociale qu’implique l’image du contrebandier a été la mienne dans bien des domaines de ma vie. Finalement, je suis assez fier d’être à plus de cent ans, un contrebandier de la vie.


Références[+]

Références
↑1 Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev
↑2 Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
↑3 Edgar Morin est l’auteur de nombreuses publications qui constituent un ensemble fondateur d’une pensée de la pensée complexe. Voir notamment : Edgar Morin – catalogue.
↑4 Edgar Morin, Leçons d’un siècle de vie, Paris, Denoël, 2021, 147 p.
↑5 OVRAAR : voir note dans Carlo Levi.
↑6 Edgar Morin, Autocritique, Paris, Le Seuil, 1959, réédition 2012, 328 p.
↑7 William Shakespeare, Macbeth, Acte V, Scène V, 26-28. « Un conte conté par un idiot, plein de bruit et de furie, ne signifiant rien. »
↑8 John Florio (Londres, 1553 – Fulham près de Londres, 1625), connu également sous son nom italien de Giovanni Florio, est attesté comme traducteur en anglais de Montaigne et de Boccace ; éminent linguiste, il est depuis des années considéré comme l’auteur des pièces de William Shakespeare – voir à ce sujet, Lamberto Tassinari : « John Florio, alias Shakespeare », Lormont, Éditions Le Bord de l’Eau, 2016, 384 p.
↑9 Edgar Morin, Le Contrebandier d’une pensée complexe, Entretien, in Revue Natures, Sciences, Sociétés, 1996, 4 (3), pp. 252-257.
↑10 Edgar Morin, Où va le monde ?, Edgar Morin – 1981 ; Paris, Éditions de l’Herne, 2011, 54 p.
↑11 Edgar Morin, in Edgar Morin, « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », in Revue internationale de systémique, vol. 9, n° 2, 1995.
↑12 Edgar Morin, L’Homme et la mort, Paris, Le Seuil, 1970, 352 p.
Tags : athée athéisme complexité croyance dieu écrivain logique Paradis religion révolution

La Confession logique d’Alexandre Zinoviev

Posté le 22 décembre 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession logique, comme dans les précédentes entrevues fictives [1], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie ou pire, d’athéisme – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve, face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Alexandre Alexandrovitch Zinoviev, né à Pakhtino en Russie le 29 octobre 1922, philosophe, écrivain et logicien. Il est connu comme auteur d’une série de romans et d’essais sur la Russie post-révolutionnaire. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre littéraire et philosophique de Zinoviev – essentiellement, Les Hauteurs béantes[3], Va au Golgotha[4], Vivre[5], Les Confessions d’un homme en trop[6].

Bonjour, Monsieur Alexandre Zinoviev. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[7] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Alexandre Alexandrovitch Zinoviev, né en Russie à Pakhtino, le 29 octobre 1922 et mort en Russie à Moscou, le 10 mai 2006.

Bonjour, Monsieur l’Inquisiteur. Je suis bien Alexandre Zinoviev. En Occident, on m’appelle Monsieur Zinoviev ou Zinoviev, tout simplement. Je suis né à Pakhtino, dans l’oblast de Kostroma dans ce qui s’appelait alors la république socialiste fédérative soviétique de Russie (en abrégé RSFS de Russie ou RSFSR), c’est-à-dire en Russie. Pakhtino était un trou perdu, entre Tchoukhloma et Antropovo, à environ 500 km de Moscou. Pakhtino devait rassembler une dizaine de maisons ; à ma dernière visite en 1946, il ne restait presque plus rien et la forêt reprenait ses droits sur les champs. Et en effet, je suis bien mort à Moscou à 83 ans en 2006. Mais qu’attendez-vous de moi qui viens d’un monde orthodoxe et communiste ?

Ce que j’attends, précise l’Inquisiteur, c’est une confession. Je pense que dans la religion de votre pays, c’est une pratique connue et vous devez connaître la confession de Bakounine au Tsar de Russie[8].

Il m’est arrivé de me confesser dans mon enfance. Là, tout était simple. Je devais répondre à toutes les questions du pope : « J’ai péché, mon père. » À la fin, il disait : « Dieu te pardonnera », et je rentrais à la maison, illuminé et heureux, sachant que j’obtiendrais un bonbon. Cette fois, je ne veux pas obtenir un bonbon après ma mort, je n’en aurais eu aucun usage. Par contre, j’aurais aimé que mes cendres soient dispersées à l’endroit où se trouvait mon Pakhtino, pour que je devienne à nouveau une particule de ma terre. Et puis, même les gens qui n’ont pas commis de grands péchés éprouvent le besoin de se confesser. Les croyants se confessent aux prêtres et, à travers eux, à Dieu. Les athées se confessent à leurs proches, à leurs collègues, à leurs amis, voire à des compagnons de beuverie ou de route. Chez nous, ce sont les organisations sociales qui remplissent cette fonction ; en Occident, on a inventé la psychanalyse. La confession de Michel Bakounine était une opération policière, une manœuvre tsariste qui a inspiré les services russes ultérieurement.

Monsieur Zinoviev, dit l’Inquisiteur, pouvez-vous me parler un peu plus de votre enfance et du milieu où vous avez grandi ; y avait-il là de la religion ?

Bien sûr qu’il y en avait, Monsieur l’Inquisiteur, et ne croyez pas que j’ai grandi dans l’ignorance de Dieu et de la religion. Nous là-bas au fin fond de la Russie, nous avions la religion orthodoxe, un pope nous enseignait le catéchisme et tout le toin-toin. À cause de ma grand-mère, il venait chez nous et il a embrigadé tous les enfants de la famille ; comme les autres, j’allais à l’église. Ainsi, je n’ai pas besoin d’explication pour comprendre ce qui vous tracasse. Quant à Dieu, il y faut un peu de logique. Vous et moi, par exemple, en supposant que je sois réellement rallié à l’idée de Dieu et à une religion – disons, l’orthodoxe russe – on aurait un même Dieu, mais deux religions. À supposer que je sois sectateur d’Allah et musulman, vous et moi, on aurait non seulement deux religions, mais également deux dieux différents. Je peux continuer le raisonnement pour tous les dieux de la terre et toutes les religions, sans compter qu’il y a des religions sans dieu et des dieux sans religion. Ainsi, on se retrouve avec des tas de religions et des tas de dieux, c’est un vrai capharnaüm.

Et puis tout de même, dit l’Inquisiteur, qu’en était-il de Dieu ?

Dieu, Dieu, c’est vite dit ça, Monsieur l’Inquisiteur. Allez savoir ce que c’est Dieu. Ce qui était vraiment là au-dessus de nous, c’était Staline. Staline, on peut en penser ce qu’on veut, mais c’était une évidence. J’ajoute que moi, dès les années 30, j’étais antistalinien et même que j’avais dans l’idée d’aller le tuer de mes propres mains. Voici le scénario imaginé : lors du défilé sur la Place Rouge, nous nous infiltrerions, Ina et moi, dans la colonne de l’école de Boris. À hauteur du mausolée, on provoquerait une confusion et armé d’un pistolet et de grenades, je me ruerais sur les dirigeants. Je lancerais les grenades et je ferais feu sur Staline. L’attentat aurait dû se faire le 7 novembre 1939, mais en raison des difficultés de nous procurer des armes, on reporta l’opération. Puis, ce fut la guerre. Donc, Staline, c’était une évidence, mais Dieu ?

Oui, mais quand même, Dieu ? demande l’Inquisiteur.

Eh bien, Monsieur l’Inquisiteur, mon héros Laptiev, qui est une des figures de ma personne et dont je vous rappelle qu’il est Dieu, répond ceci à ses interlocuteurs : « Le plus dur dans ma situation, dit Dieu, c’est que je suis athée. Dieu ne saurait s’appréhender comme extérieur à lui-même. » C’est une impossibilité formelle du point de vue de la logique et donc pour le logicien, Dieu n’est pas et n’existe pas, sauf dans l’imagination de certains.

Au fait, dit l’Inquisiteur, dites-moi Monsieur Zinoviev, comment les gens pouvaient-ils bien vivre entre les croyants à l’ancienne mode et les athées du nouveau régime révolutionnaire ?

Au cours des années 1920, dans notre région, la population baignait dans la religiosité, sans fanatisme ; les croyants étaient tolérants à l’égard de la propagande athée et les athées tolérants à l’égard de la croyance. Mes grands-parents et ma mère étaient pratiquants ; mon père était athée depuis sa jeunesse. Nous avions comme convives le prêtre et des membres du parti, côte à côte. L’isba tout entière était couverte d’icônes. Dans la famille, on nous inculquait les convictions religieuses sous forme de principes moraux. Quand les églises furent fermées avec la collectivisation, au début des années trente, la population réagit avec indifférence. Les villages se vidaient, les croyants se faisaient plus rares et l’Église perdait ses soutiens. N’ayant plus d’église, notre prêtre vécut un temps comme un citoyen ordinaire. La conviction que Dieu n’existait pas pénétrait les enfants et les croyants adultes ne punissaient pas les petits mécréants. La foi devenait de plus en plus instable. En quatrième, à la visite médicale, j’ai ôté et caché la croix que je portais au cou. C’est à ce moment que je suis devenu athée. Ma mère m’a dit « que Dieu existe ou non, ce n’est pas très important. Ce témoin absolu de ton existence et ce juge doit se trouver en toi. Efforce-toi de conserver ta dignité à ses yeux. » J’ai assimilé cette morale maternelle, j’ai vécu en athée comme si Dieu existait. En renonçant à la religion, j’ai dû m’inventer une religion nouvelle et situer Dieu ou le juge suprême en moi-même ; comme Laptiev l’explique, il me fallut devenir Dieu moi-même, mais à la différence de Laptiev, je n’étais Dieu que pour moi-même. Je suis donc devenu un athée croyant.

Il n’empêche, dit l’Inquisiteur, que dans votre pays au temps de votre jeunesse, on mena un combat opiniâtre contre la religion qui était chrétienne, même si elle était orthodoxe et il fut question d’athéisme.

En effet, répond Zinoviev, mais ce n’était pas une erreur de la nouvelle société d’opérer une répression à l’encontre de la religion et de l’Église et pas seulement parce qu’elles avaient pris le parti de la contre-révolution ; ce fut aussi parce que les gens accueillirent avec joie l’athéisme comme s’il annonçait le paradis sur terre, même s’ils étaient persuadés que ce paradis n’existerait jamais. C’était une fête sans précédent dans l’histoire humaine : les gens se libéraient de la religion. Comme ils avaient rejeté la dépendance sociale ancestrale, ils rejetaient l’oppression religieuse. Sans ce soutien populaire, le pouvoir n’aurait pu l’emporter contre la religion. Du point de vue communiste, la religion et l’Église étaient des obstacles et si la religion et l’Église ont survécu, c’est parce qu’elles se sont ralliées. D’un autre côté, le pouvoir avait intérêt à conserver l’Église orthodoxe. Il s’agissait d’affirmer la liberté religieuse et faire de l’Église un rouage de l’État.

Monsieur Zinoviev, dit l’Inquisiteur, vous avez eu une vie tumultueuse, vous avez connu l’errance intérieure et l’exil à l’étranger.

C’est vrai, Monsieur l’Inquisiteur, ma vie a été mouvementée. Je suis parti de très bas et mes débuts furent très difficiles. Dans ma jeunesse, au prix d’immenses efforts et d’une misère chronique, j’étais arrivé à atteindre l’enseignement supérieur, où, à cause de mes réflexions, on m’a dénoncé aux organes ; alors, pour échapper à la répression, qui chez nous était terrible (et ça n’a pas beaucoup changé), j’ai plongé dans la clandestinité, j’ai été paria et sous une fausse identité, j’ai fui durant des années les services à l’intérieur de l’immense Russie. Pour cesser cette errance et retrouver une vie moins chaotique, je me suis engagé dans l’armée soviétique en 1940. Ensuite, héros de la guerre, j’ai réintégré la société et je suis devenu chercheur et enseignant de logique et de philosophie. J’étais arrivé à un niveau tel que si j’avais joué le jeu, j’aurais atteint des sommets. Cependant, comme j’ai toujours porté en moi une forme de refus de la lutte à mener pour réussir socialement, j’ai été tenu à l’écart. C’est ainsi qu’en voulant respecter mes principes de vie, je suis devenu un « renégat » dans mon propre pays.

Comment ça se passe chez vous pour le renégat ? demande l’Inquisiteur.

En Russie, un renégat est un individu isolé qui se révolte pour quelque raison contre la société qui l’entoure. On le punit soit en l’anéantissant comme personne civile, soit en le frappant d’ostracisme. Ce châtiment est une sorte de sacrifice rituel qui sert à l’édification des autres, des « normaux ». La transformation en renégat passe par plusieurs étapes. D’abord, l’entourage de l’hérétique fait preuve vis-à-vis de lui d’une vigilance croissante. Puis, on prend des mesures préventives tout en essayant encore de l’apprivoiser et de l’associer à la collectivité. Si cela ne donne pas de résultat, des mesures restrictives, puis punitives sont adoptées. À propos, tout cela ne vous rappelle-t-il rien, Monsieur l’Inquisiteur ?

Soit, dit l’Inquisiteur, comment en êtes-vous venu à écrire des ouvrages littéraires ?

Pour moi, la littérature n’était guère une fin en soi, mais d’abord un moyen d’exprimer mon indignation. Mon entrée en littérature était un choix, c’était la voie pour faire entendre ma voix et développer ma philosophie. Sacrifiant toute autre occupation, j’ai commencé à écrire Les Hauteurs béantes pendant l’été 1974. Je voulais décrire la vie réelle de la société communiste. La conclusion, parfumée d’athéisme, en était formulée sous forme d’un petit poème de ma façon :

C’était un peu vexant, sans conteste,
D’être à jamais privé du Jugement Dernier.
Les hommes ne se lèveront pas des tombes,
L’âme défunte ne cherchera pas son corps.
Ils ne ressentiront ni fierté, ni honte.
Bref, il n’y aura rien d’autre que la mort.
Je sais que les morts n’ont ni douleur, ni honte
Et la conscience à ce qu’on dit ne les tourmente pas.
Mais surtout les morts ne peuvent ni voir, ni entendre
Ce qu’on peut faire aux hommes ici-bas.

Quand même, Monsieur Zinoviev, parlez-moi un peu de votre Laptiev, qui dit être Dieu. Lui et sa religion me paraissent bien hérétiques et blasphématoires.

Vous avez raison, Monsieur l’Inquisiteur, d’après lui-même, Laptiev est Dieu et parfois, le Christ et de ce fait, ce Dieu et cette religion doivent vous paraître fort hérétiques et blasphématoires. Cette parodie est la méthode par laquelle Laptiev exprime son athéisme. Laptiev dit :

Le boui-boui est le grand temple où je prêche mon enseignement et trouve des disciples. Pour eux, j’invente prières et sermons, le plus souvent en vers. Le Christ aussi s’exprimait en vers. Bouddha s’accompagnait à la guitare. Mahomet beuglait avec une force incroyable.

Dans l’Évangile selon saint Jean (à ne pas confondre avec mon Évangile pour Ivan), le Christ a commencé sa carrière en changeant l’eau en vin. Alors, ses disciples ont cru en lui. Ben, je veux ! Si je pouvais changer l’eau en vodka, j’aurais toute la Russie derrière moi.

La parodie, c’est bien, mais que propose ce nouveau Dieu ? demande l’Inquisiteur.

Laptiev dit :

Une religion ne doit pas être ennuyeuse et triste. Ni grégaire. Elle doit être individuelle, irradier la joie de vivre, être vivifiante. Elle ne doit pas être humiliante. Pas de génuflexions, pas question de se traîner à quatre pattes ou sur le bide ! On se tient sur ses deux jambes et on marche la tête haute ! À bas la soumission ! Vivent la révolte, la témérité, la hardiesse, l’insouciance !

Laptiev dit encore :

Le réveil faisait tic-tac. Les souris grattaient. Et d’un coup, l’illumination : Dieu ne servait à rien pour la vie dans l’au-delà – une vie qui, d’ailleurs, n’existait pas et n’existerait jamais. Dieu ne comptait que pour cette vie-ci, la vie terrestre. Dieu n’avait d’importance que pour permettre à l’homme de vivre dignement l’instant de sa vie et disparaître.

Enfin, je vous propose quelques préceptes de Laptiev :

Tu n’adoreras personne ; si tu jures, tiens ta parole ; Résiste ! ; Amasse des trésors en toi-même ; Ne demandez rien ; N’oblige personne à te suivre ; le paiement de la vie est la vie elle-même ; tu es le juge suprême de tes actes. Si j’avais à choisir entre créer une religion et posséder ma Déesse ne fût-ce qu’une nuit, je choisirais ma Déesse.

Et Laptiev se dit athée, demande l’Inquisiteur. Que fait-il finalement de la déitude ?

Quant à la situation de l’athée, Laptiev la résume en un petit poème, où il rejette totalement l’existence de déités.

Un regard sec et froid, jette
Sur notre belle planète !
Ici, de déesse point
Et de Dieu encore moins.
Et si rongé par le doute,
Tu te lances sur les routes,
Tu pourras chercher mille ans,
Y en aura pas pour autant.

Qu’en est-il de l’athéisme ? Quel est votre sentiment, quel est son rôle dans la société ?

Ah, grandes questions, Monsieur l’Inquisiteur, mais la réponse est pourtant simple. Une fois posé le principe, c’est-à-dire l’athéisme comme point de départ de la réflexion, tout coule de source. Donc, l’axiome est : au commencement était le monde dans lequel se déroule la vie ; on peut le nommer le réel. Il en découle forcément que Dieu et la religion sont des éléments seconds surajoutés artificiellement au réel par l’homme. En ce sens, ce sont des éléments parfaitement superfétatoires. Ainsi, en bonne logique, il est raisonnable de laisser ces éléments parasites[9] de côté quand on veut vivre, penser et agir dans ce monde.

Que faites-vous alors de l’espérance, Monsieur Zinoviev ?

L’espérance, Monsieur l’Inquisiteur, c’est le paradis. Les popes et l’Église nous avaient donné l’horizon post-mortem du Paradis qui ouvrait un espace pour l’espérance. C’était une capitulation devant la réalité de la misère humaine. Après la révolution, le régime communiste, qui avec son espoir de l’avenir radieux[10] se voulait l’antichambre du paradis[11], proposait la même recette de l’espérance, mais ramenée sur terre, et toutefois, expatriée dans un temps indéterminé et assurément lointain. Pourtant, sur le terrain, pour la grande masse de la population, le régime soviétique avait apporté un immense progrès matériel. On partait de très bas et au début, ce progrès avançait vite ; par la suite, il s’est enlisé ; il ne resta plus que l’horizon paradisiaque. En somme, avec ce nouveau paradis[12], on n’avait fait que déplacer le curseur ; c’était toujours un tour de passe-passe, un avenir Potemkine. Ceci pose la question essentielle de l’espérance ou de l’espoir. En fait, comme athée, la seule position possible est le refus des idoles, des croyances, des espoirs, des espérances, des paradis et des avenirs radieux à venir (toujours à venir) avec simultanément, la prise en compte sérieuse du réel, avec lequel il faut vivre. Nous sommes des hommes, tâchons de le rester.


Notes

  1. . Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier ↑
  2. . Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  3. . Alexandre Zinoviev, Les Hauteurs béantes, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1977, 559 p. ↑
  4. . Alexandre Zinoviev, Va au Golgotha, Paris, Juillard − L’Âge d’Homme, 1986, 225 p. ↑
  5. . Alexandre Zinoviev, Vivre – La confession d’un robot, Paris, Éditions de Fallois – L’Âge d’Homme, 1989, 247 p. ↑
  6. . Alexandre Zinoviev, Les Confessions d’un Homme en trop, Paris, Olivier Orban, 1990, 504 p. ↑
  7. . OVRAAR : voir note dans Carlo Levi ↑
  8. . Marco Valdo M.I., La Confession libertaire de Michel Bakounine, Newsletter 24, ABA, Bruxelles, 2019 et L’Athée 7, ABA Éditions, Bruxelles, 2020, p.147 ↑
  9. . Parasite : il est amusant de relever que ce mot provient du vocabulaire religieux (je reprends ces éléments de définition au mot « parasite » du CNRTL) et d’apprendre qu’à l’origine, il s’agissait de l’assistant d’un prêtre, qui prenait soin des provisions des dieux et qui était invité à prendre part aux repas communs. Quant à la définition plus usuelle, toujours selon la même source, elle dit : Personne qui vit, prospère aux dépens d’une autre personne ou d’un groupe de personnes. ↑
  10. . Alexandre Zinoviev, L’Avenir radieux, Lausanne, L’Âge d’Homme,1979, 280 p. ↑
  11. . Alexandre Zinoviev, L’Antichambre du Paradis, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980, 897 p. ↑
  12. . Marco Valdo M.I., Le Paradis sur Terre (2021) : voir dans le site très international et polyglotte des Chansons contre la Guerre et/ou voir le blog de l’auteur uniquement en langue française, Le Paradis sur Terre (2021), qui est un épisode de La Zinovie – voyage d’exploration en Zinovie, entrepris par Marco Valdo M. I. et Lucien l’âne, à l’imitation de Carl von Linné en Laponie et de Charles Darwin autour de notre Terre et en parallèle, à l’exploration du Disque Monde, longuement menée par Terry Pratchett. La Zinovie renvoie à l’écrivain, logicien, peintre, dessinateur, caricaturiste et philosophe Alexandre Zinoviev et à son abondante littérature. ↑
Tags : athée athéisme croyance dieu écrivain logique Paradis Philosophie religion révolution

La Confession romantique et mystique de Louise Michel

Posté le 9 octobre 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession romantique et mystique[1], comme dans les précédentes entrevues fictives [2], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrante ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[3]. On trouve, face à l’enquêteur Juste Pape, la suspecte Louise Michel, née à Vroncourt en 1830, connue comme femme, institutrice, écrivaine, communarde, athée, féministe, anarchiste et déportée. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Louise Michel – essentiellement, à ses Mémoires et à d’autres sources.[4]

Bonjour, Madame ou Mademoiselle, comment faut-il dire exactement ? Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [5] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Clémence-Louise Michel, née à Vroncourt dans la Haute-Marne, le 29 mai 1830.

Bonjour à vous, Monsieur l’Inquisiteur. Appelez-moi Louise. Oui, je suis bien moi-même.

Mademoiselle, dit l’Inquisiteur, je ne peux vous appeler Louise, la chose ne sied ni à mon rôle, ni à mon état. J’espérais que vous diriez un peu de votre jeunesse et de votre attachement à la religion.

Il suffit de demander, mais je ne dirai rien des secrets de ceux qui m’ont élevée dans la vielle ruine de Vroncourt, où je suis née. La mousse a effacé leurs noms sur les dalles du cimetière ; le vieux château a été renversé. Au nid de mon enfance, les chattes s’appelaient toutes Galta ; les chats se nommaient tous Lion ou Raton. L’été, la ruine s’emplissait d’oiseaux. Quelle paix dans cette demeure et dans ma vie ! (M.49-53)

Oui, Mademoiselle, il se dit que vous êtes fille naturelle et que votre grand-père serait votre père.

Et alors ? Enfant, j’étais heureuse, choyée et bien éduquée chez et par mes grands-parents – j’y appris les Lumières. À vingt ans, tout s’écroula.[6] Mes grands anciens étaient morts, alors, on nous chassa pour vendre le vieux château. Le vieil homme Demahis, mon grand-père, était un personnage ironique comme Voltaire, gai et spirituel comme Molière ; il m’expliquait les livres que nous lisions ensemble. Il a laissé un seul poème où il dit vrai :

Ici, tout est vieux et gothique ;
Ensemble tout s’effacera :
Les vieillards, la ruine antique ;
Et l’enfant bien loin s’en ira.

Quant à ma grand-mère, son épouse, ce qu’elle pensait de la mort laissait comprendre ce qu’elle pensait ; on dirait un écho de Lucien et d’anciens philosophes :

Tout est silence et nuit dans la maison des morts.
Plus de chants, plus de joie, où vibraient les accords.
On murmure tout bas, et comme avec mystère.
C’est qu’on ne revient plus quand on dort sous la terre. (M. 57-58)

De ma mère, j’avais hérité de la foi chrétienne. Cette foi qui m’habitait était une mystique qui, attisée par la lecture du livre Les Paroles d’un Croyant de Lamennais[7], m’a conduite par étapes jusqu’à l’anarchie. Je suis partie des vertus chrétiennes de l’espérance et de la charité et je les ai métamorphosées en vertus laïques de justice, de liberté, d’égalité, de fraternité et de solidarité.

Les Paroles d’un Croyant de Félicité de Lamennais ? Expliquez-moi un peu, Mademoiselle.

Comme vous le savez, Lamennais avait été un prêtre et un fervent catholique, un activiste, trop sans doute pour rester dans les limites acceptables par l’institution. Il se radicalisa et se mit à prêcher la révolution sociale à partir de l’Évangile et à dénoncer la collusion de l’Église avec les pouvoirs. Il a fini sa vie hors de l’Église et passe sa mort dans la fosse commune du Père Lachaise avec les pauvres et les déshérités. C’est à partir de ses idées que j’ai conduit ma foi vers la Révolution sociale. (M.58-59)

Vous pensez vraiment ça ? dit l’Inquisiteur.

Un journaliste de l’époque [8] disait : « Née dix-neuf siècles plus tôt, elle eût été livrée aux bêtes de l’amphithéâtre ; à l’époque de l’Inquisition, elle eût été brûlée vive ; à la Réforme, elle se fût noblement livrée aux bourreaux catholiques. » (M.43)

Oh, Mademoiselle, nous ne brûlons plus personne. On n’oserait plus. C’est une des conséquences de l’évolution.

À propos d’évolution, au sens de la théorie de Charles Darwin, dans la même préface de 1886, on lisait de la plume de l’éditeur :

Louise Michel n’est pas moins douée intellectuellement qu’au point de vue moral. Fort instruite, bonne musicienne, dessinant fort bien, ayant une singulière facilité pour l’étude des langues étrangères ; connaissant à fond la botanique, l’histoire naturelle – et l’on trouvera dans ce volume de curieuses recherches sur la faune et la flore de la Nouvelle-Calédonie – elle a même eu l’intuition de quelques vérités scientifiques, récemment mises au jour. (M.43)

Mais enfin, Mademoiselle, jeune, vous étiez croyante et bonne catholique. On vous voyait à l’église du village. Sans doute, alors, vous priiez Dieu.

Oh, l’enfance, l’adolescence, la jeunesse ont de ces innocences ! Elles croient de bonne foi et la vie entière suit son cours. Ce le fut pour ma grand-mère, pour ma mère ; ce ne le fut pas pour moi. Dieu est une idée fausse. (M.423)

Malgré tout, Mademoiselle, on fait de vous des images contrastées et votre défense par votre ami Rochefort me paraît paradoxale : « Louise Michel, cette « sœur de charité » dont l’impardonnable tort est d’être laïque »[9].

Vous savez, cette sœur de charité est une expression désuète : elle date du temps où la religion était encore une référence et je n’ai jamais pensé qu’être laïque ou athée fut un tort.

Mademoiselle, le recteur d’académie de Haute-Marne, Pierre Fayet s’inquiétait de votre évolution vers l’impiété. (M.20-21)

J’ai répondu à Monsieur Fayet (M.423 – 425) que c’est parce que j’ai cru en Dieu dans mon enfance et dans ma première jeunesse que je sens la nécessité d’ôter de l’éducation cette erreur qui la couvre de ténèbres. Je ne pouvais croire longtemps à un Dieu éternellement tyrannique, tourmenteur et injuste. Je ne pouvais manquer de devenir athée, puisque je cherchais la vérité, la justice et l’idéal d’égalité et du développement humain.

Mademoiselle, vous savez toute l’importance du mariage et son caractère sacré et vous ne vous êtes pas mariée. Pourquoi ?

Pourquoi je n’ai pas voulu me marier ? Je vais vous le dire. (M. 424) La femme qui se marie sans amour se vend, et toute prostitution m’a toujours fait horreur ; je n’ai jamais accepté l’inégalité entre l’homme et la femme, je ne pouvais donc accepter le rôle de l’esclave. Ça, c’est la femme que j’étais devenue qui parlait, mais je vous raconte comment enfant, j’avais reçu mes deux prétendants. Voici donc (M. 93-95) : j’ai le souvenir de deux êtres ridicules qui m’avaient demandée à mes grands-parents dès l’âge de douze à treize ans. Le premier voulait « faire partager sa fortune » (qu’il faisait sonner à chaque parole comme un grelot) à une femme « élevée suivant ses principes ». Pour faire court, – il me couvait d’un œil de verre et je lui dis : « Monsieur, est-ce que l’autre est en verre aussi ? » ; il n’eut plus l’envie de faire de moi sa fiancée. Le second avait la même idée de se choisir une fiancée toute jeune et de la faire repétrir comme une cire molle avant de se l’offrir en holocauste. Et dire qu’il y a de pauvres enfants qu’on eût forcées d’épouser un de ces vieux crocodiles ! – Si on l’eût fait pour moi, je sentais que lui ou moi, il aurait fallu passer par la fenêtre.

Il y a en vous, dit l’Inquisiteur, je ne sais quel vent de mysticisme. D’où cela vient-il ?

Enfant, j’ai baigné dans le mysticisme, c’était le monde intérieur de ma tante. Je participais aux offices en jouant de l’orgue, je prenais note des sermons du curé. J’écrivais à Victor Hugo : « J’ai décidé de vouer ma vie à Dieu », mais devenue athée convaincue, je me suis demandé si j’avais vraiment cru. (F.11)[10] Quand on avait du temps de se dire des vérités les uns aux autres, Ferré [11] me disait que j’étais dévote de la Révolution. C’était vrai ! (M.81)

Dévote, mystique, Mademoiselle, comment vous conciliez ça avec votre apostolat révolutionnaire ?

Apostolat révolutionnaire ? En fait, je suis passée d’une mystique à une autre ; j’ai remplacé Dieu et sa promesse d’une éternité parfaite par la Révolution sociale, par la République universelle, dont je pense qu’elle sera la réalisation de l’Anarchie.

Quand donc, Mademoiselle, vous est venue cette idée d’abandonner Dieu et de changer le monde ?

Changer le monde, je l’avais toujours pensé, car si j’ai voulu être institutrice, c’est parce que je suis persuadée que c’est par l’éducation et l’école qu’on fera changer la société. (F.80)

Mademoiselle, vous croyez, vous avez la foi ?

Croire ? Ai-je jamais cru ? J’aimais l’encens comme l’odeur du chanvre ; l’odeur de la prune comme celle des lianes dans les forêts calédoniennes. La lueur des cierges, les voix frappant la voûte, l’orgue, tout cela est sensation. (M. 202). Avoir la foi, pourquoi pas ? La base de la foi, c’est la croyance et la base de la croyance, c’est l’espoir. Le tout est de savoir en quoi se niche l’espoir. Au début, je l’avais mis dans le catéchisme. J’ai cru et j’ai beaucoup espéré ; là était mon espérance : le paradis, Dieu et tout ce tralala. Mais face aux horreurs de toute cette bonté et de cette fausse justice, mon espoir s’est incarné dans la Révolution.

Et selon vous, Mademoiselle, ça mène où votre profession de foi ?

Ma conception de la vie et du monde ignore Dieu (il n’y a pas de place pour un tel faussaire) et elle ne connaît que le tout dans lequel on vit. C’est avec son époque entière qu’on sent, qu’on souffre, qu’on est heureux ; on n’est rien, et on fait partie du tout. (M.102) N’est-ce pas être matérialiste ? Voici le principe : « Tous doivent avoir part au banquet de la vie. » Mais certains – les riches et leurs affidés – s’y opposent, car à leurs yeux, où serait le plaisir de la richesse s’il n’y avait pas à comparer ? (M.131)

Et la mort, Mademoiselle ?

Pour l’être vivant, il n’y a rien après la mort. (M.203) À propos, aimez-vous ma ballade du squelette, que j’écrivis quand j’étais jeune fille ?

Jeune fille, ouvre-moi.
Viens ; j’ai de blanches mains et des amours fidèles
Et j’aurai des éclairs dans mes yeux sans prunelles
Pour regarder encor la reine du tournoi. (M. 106)

À la fin, la jeune fille aime le squelette et le suit dans l’inconnu.

Il me semble, Mademoiselle, que vous prenez la mort par-dessus la jambe.

Vous savez, quand on est passé par Satory[12], la mort est morte ; c’est de continuer à vivre qui est difficile. À Satory, on appelait pendant la nuit des groupes de prisonniers. Ils se levaient de la boue où ils étaient couchés sous la pluie, et suivaient la lanterne qui marchait devant ; on leur mettait sur le dos une pelle et une pioche pour faire leur trou, et on allait les fusiller. (M.168) Personne ne sait quel courage il faut pour vivre. (M.176) Prisons, mensonges et tout le reste ? Que ferait la mort ? Ce serait une délivrance. (M. 155) Dans sa lettre, adressée à sa sœur Marie avant de mourir, Théophile Ferré ne disait pas autre chose. Comment prendre la mort au sérieux ? La mort est une farceuse, elle m’a prise par surprise à Marseille en janvier 1905 dans un hôtel au nom charmant d’Oasis ; j’y étais de passage.

Que pensez-vous, Mademoiselle, du créateur, de la création ?

Si un être quelconque avait inventé la vie, à quelle horrible chaîne on lui devrait d’être attachés ! Je voudrais bien savoir de quoi ceux qui y croient remercient la providence.(M64) J’y substitue une œuvre certainement plus humaine : la nature domptée servira l’humanité, la science ira en avant et, par les chasseurs de l’inconnu, ouvrira la route, abattra les forteresses, forcera tous les mystères où la bêtise nous maintient. (M. 64-65)

Et que dites-vous, Mademoiselle, du pouvoir de la toute-puissance divine ?

Je dis comme le Vieux de la Montagne[13] : Ni Dieu, ni Maître. (M. 300) ; je dis aux amis : que nul d’entre vous ne soit assez fou pour songer à un pouvoir quelconque. (M.288) Les anarchistes se proposent d’apprendre au peuple à se passer de gouvernement comme il commence déjà à se passer de Dieu. J’avais ma place au procès des anarchistes et j’en partage toutes les idées. (M.309)

Vous imaginez ça, Mademoiselle ? L’avenir de l’humanité sans Dieu ?

L’avenir de l’humanité sans Dieu ? C’est le seul possible, car tant que la divinité obscurcira le monde, l’homme ne pourra ni le connaître ni le posséder ; au lieu de la science et du bonheur, il n’y trouvera que la misère et l’ignorance. Bien des hommes m’ont dit, comme la vieille de l’écrégne[14] : « Faut pas parler comme ça, petiote ; ça fait pleurer le bon Dieu. » (M.193-195). Qu’il pleure donc s’il en est capable, mais la pensée, la pensée libre, roulant à travers la vie, se transforme et grandit. L’homme futur aura des sens nouveaux ! Les arts seront pour tous. L’art pour tous, la science pour tous, le pain pour tous ; l’ignorance n’a-t-elle pas fait assez de mal ? Et alors, le troupeau humain sera l’humanité. (M.198)

Mademoiselle, sans vouloir m’immiscer plus avant dans vos autres activités révolutionnaires, il me revient que vous étiez anticléricale et que dans l’école de la rue Oudot, vous professiez les doctrines de la libre pensée.

Au temps de la Commune, au club de la Révolution, j’ai fait voter une adresse demandant la suppression des cultes, l’arrestation immédiate des prêtres, la vente de leurs biens. (M. 359) Mais nous n’avons jamais voulu prendre ces biens pour nous ; nous ne songions qu’à les donner au peuple pour le bien-être. (M.363)

Comme institutrice, reprend l’Inquisiteur, quels étaient les sentiments de morale et de religion que vous cherchiez à inculquer dans le cœur de vos élèves ?

Comme institutrice, la morale que j’enseignais était celle-ci : le développement de la conscience assez grand pour qu’il ne puisse exister d’autres récompenses que le sentiment du devoir accompli. Quant à la religion, elle était abandonnée à la volonté des parents. (M.395)

Vous aviez des idées bien arrêtées en religion, insiste l’Inquisiteur.

Je professais l’abolition radicale du culte et son remplacement par la morale, qui pour moi, se résumait à n’agir que selon ses convictions et à traiter tous les autres et soi-même avec justice.(M.397) Dans la Révolution, il n’y a pas de place pour le prêtre : toute manifestation, toute organisation religieuse doit être proscrite.

Mademoiselle, dit l’Inquisiteur, vous avez été franc-maçonne ?

En effet, mais pas longtemps. (M.520) J’ai été reçue quelques mois avant ma mort dans la loge « La Philosophie sociale » ; des amis étaient venus me chercher ; ils voulaient se servir de ma notoriété comme d’un levier pour leur propagande, je n’ai pas voulu les décevoir. (F.71) Depuis, d’autres ont fait pareil. On m’a tirée de tous les côtés, mais je l’affirme avec force : jeune, j’étais devenue anarchiste et je le suis restée et qu’on ne me fasse pas dire autre chose.

Vous avez, dit l’Inquisiteur, collaboré à la revue « L’Excommunié – Organe de la libre pensée » et vous y teniez une opinion terrible pour la religion.

N’y parlais-je pas de la condition de la femme et du prolétaire ? J’y voyais la sainte alliance frapper toujours le serf et la femme. Tout se tient dans le vieux monde qui croule et dans le nouveau monde qui émerge. J’admets mon utopisme : c’est le lot de tous les révolutionnaires, avant qu’ils ne finissent par déchoir au pouvoir. J’y parlais en visionnaire et j’anticipais erronément l’heure du triomphe, mais j’y dénonçais la complicité de la religion et du pouvoir. Tyrannie du ciel et tyrannie de la terre, servage du peuple et servage de la femme. Tout se tient : les tyrannies tombent avec les Zeus tonnants de toutes les mythologies. Aujourd’hui, j’ajoute : et elles se relèvent. (M.439)

Mademoiselle, il faudra bien que je croie que vous étiez athée.

Athée, car l’homme ne sera jamais libre, tant qu’il n’aura pas chassé Dieu de son intelligence et de sa raison. Dieu est une idée, une sorte de pantin sidéral, fils de l’ignorance, un être monstrueux en dehors du monde et de l’homme, un obstacle à son affranchissement. Expulser Dieu du domaine de la connaissance, l’expulser de la société, est la loi pour l’homme si l’humanité entière veut arriver à la science et veut réaliser le but de la Révolution. Demain, on dira : les religions se dissipent au souffle du vent et nous sommes désormais les seuls maîtres de nos destinées. (M. 185) Il faut être athée pour comprendre et vouloir cet avenir-là.

Finalement, Mademoiselle, il me faut vous saluer convaincu que vous êtes à la fois athée et croyante.

Oui, athée, passionnément et croyante, car je crois avec enthousiasme en la Révolution comme d’autres croient en Dieu. Mon idéal était à vingt ans ce qu’il est à présent : l’humanité haute et libre sur une terre libre[15]. (P. 115) Par-delà notre temps maudit viendra le jour où l’homme, conscient et libre, ne torturera plus ni l’homme ni la bête. Cette espérance vaut bien qu’on s’en aille à travers les horreurs de la vie. (M. 164) Ni Dieu, ni Maître !


Notes

  1. Mystique : voir dans l’article Mystique, notamment : Personne qui adhère avec une passion extrême à un idéal artistique, politique, social. Les mystiques de la Révolution. Croyances, doctrines, thèses, idéologies, etc. qui suscitent une adhésion de caractère passionné. Sentiment exacerbé et absolu centré sur une représentation privilégiée et quasi mythique ; p. ext. tout idéal quel qu’il soit. ↑
  2. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot. ↑
  3. Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  4. Louise Michel, Mémoires 1886, édition établie par Claude Rétat, Gallimard, Folio, Paris, 2021, 576 p. Pour tout le texte, les indications entre parenthèses (M…) renvoient aux Mémoires à la page correspondant au numéro. ↑
  5. OVRAAR : voir note dans Carlo Levi ↑
  6. Voir Le Maitron (Dictionnaire des anarchistes), MICHEL Louise. ↑
  7. Félicité Robert de Lamennais, Paroles d’un Croyant, Renduel, Paris, 1834, 239 p. – un texte de référence du christianisme social en rupture avec l’Église dénoncée comme complice de la tyrannie. ↑
  8. L’Éditeur Roy, Préface de 1886 (des Mémoires), citant Le Figaro, 11 février 1886, note 3, in « Mémoires », Gallimard, Folio, Paris, 2021, p.43. ↑
  9. Sidonie Verhaege, La jeunesse de Louise Michel : enjeux politiques des récits sur les origines d’une révolutionnaire. ↑
  10. Denise Oberlin, Nicole Foussat et collectif GLFF, Louise Michel, une femme debout, Voix d’Initiées, Les Presses maçonniques, Paris, 2012, 104 p. ↑
  11. Voir le Maitron (Dictionnaire des anarchistes), FERRÉ Théophile, Charles, Gilles. ↑
  12. Satory : il s’agit plus exactement du camp d’internement de Satory (près de Versailles). En 1871, le camp de Satory fut le lieu de détention de milliers de communards qui vécurent plusieurs mois sans abri ni soin. Un grand nombre moururent de maladie, de blessures ou furent abattus et inhumés sur place, entre l’étang de la Martinière et le « Mur des Fédérés » où subsiste une fosse commune, à l’emplacement de laquelle une plaque commémorative a été apposée. ↑
  13. Le Vieux de la Montagne : il s’agit d’Auguste Blanqui – Louis Auguste Blanqui, surnommé « l’Enfermé », né le 8 février 1805 à Puget-Théniers (Alpes-Maritimes) et mort le 1er janvier 1881 à Paris, révolutionnaire socialiste français, fondateur du journal Ni Dieu, Ni Maître. ↑
  14. Écrégne (ou écraigne, escraigne) : « L’écrégne, dans nos villages, est la maison, où, les soirs d’hiver se réunissent les femmes et les jeunes filles pour filer, tricoter, et surtout raconter ou écouter les vieilles histoires », Louise Michel, Mémoires, p. 51. ↑
  15. Pierre Durand, Louise Michel, la passion, Le Temps des Cerises, Paris, 2005, 180 p. ↑
Tags : anarchie athée athéisme croyance dieu écrivain foi Louise Michel Lumières mort Philosophie

Confession éclectique de Denis Diderot

Posté le 30 mars 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession éclectique, comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve, face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Denis Diderot, né à Langres en 1713 – un des auteurs des Lumières. Athée, éclectique, rationaliste, matérialiste, il était d’une infinie rigueur morale, tenant d’une morale naturelle et d’une tolérance absolue vis-à-vis des croyances. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’ensemble de l’œuvre de Denis Diderot et, plus particulièrement, à divers ouvrages qui seront signalés au fur et à mesure de l’entretien.

Bonjour, Monsieur Diderot. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[3] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Monsieur Denis Diderot, né à Langres, le 5 octobre 1713 et baptisé le lendemain en l’église Saint-Pierre-Saint-Paul de la ville.

Certes, Monsieur l’Inquisiteur, je suis ce Denis Diderot, aîné des six enfants d’un Didier Diderot, coutelier, et d’une Angélique Vigneron, fille de maître tanneur. C’était une famille très catholique.

Vous comprendrez, Monsieur Diderot, je n’ai pas le loisir ni les compétences pour débattre de vos réflexions philosophiques, ni de vous suivre dans vos débats à propos des recherches scientifiques de votre siècle. La seule chose qui m’importe est de cerner votre athéisme, même si, comme je l’espère, vous vous en êtes repenti lors de vos entretiens avec le curé de Saint-Sulpice.

Voilà, Monsieur l’Inquisiteur, une noble mission pour laquelle je vous apporterai tout mon appui, même si les visites répétées du curé de Saint-Sulpice[4] sur la fin de ma vie m’ont mis en garde. On m’a assuré que Voltaire fut l’objet d’un pareil siège et je ne sais si l’opium ne fut pas l’instrument de sa prudente conversion finale.

Monsieur Diderot, vous avez été tonsuré, vous avez porté le titre d’abbé, vous vous êtes marié à l’église Saint-Pierre-aux-Bœufs à Paris et vous avez été enterré en l’église Saint-Roch à Paris. Peut-être vous étiez-vous réconcilié avec le Ciel ? Qui sait ? Ce me semble un parcours de bon catholique.

Monsieur l’Inquisiteur, je vais vous confondre comme la Maréchale qui pensait qu’étant ni voleur ni violeur, je ne pouvais être athée[5]. Quand je fus assiégé par le curé de Saint-Sulpice, qui entendait me faire revenir dans votre troupeau, je n’ai jamais cédé. Je suis mort de bonne humeur ; j’avais pris mon repas méridien et je disais à ma femme : « Il y a longtemps que je n’ai mangé avec autant de plaisir », quand elle vit mes yeux s’éteindre. Et si j’ai été enterré dans une église, avec, à mes côtés, cet autre athée qu’était le baron d’Holbach, c’est que l’argent de Catherine de Russie avait séduit le curé[6]. Mon entourage ne tenait pas à ce que je sois jeté aux chiens, sort infamant réservé aux cadavres d’athées.

Ah ! dit l’Inquisiteur, Monsieur Diderot, on vous disait athée. En admettant que ce soit le cas, si vous étiez actuellement dans un de ces pays sous influence musulmane et qu’on vous menaçait de mort comme infidèle, vous soumettriez-vous aux injonctions du Coran, du Prophète et d’Allah ?[7]

Je n’y manquerais pas[8] ; sans l’ombre d’une hésitation, sans cesser d’être athée. Mon athéisme est une conviction fondée sur un long travail de réflexion et une mise à l’épreuve des faits du monde et de sa réalité ; ce n’est pas une confession, il n’est pas l’objet d’une foi.

Vous dissimuleriez, vous tairiez votre athéisme, en quelque sorte. En cela, demande l’Inquisiteur, ne seriez-vous pas hypocrite ?

Né cinquante ans avant moi, Jean Meslier, par ailleurs curé d’Étrépigny, petit village des Ardennes, qui ne voulait pas risquer d’être sanctionné, pensait de même que moi ; il honora son contrat de travail, fit le curé et se donna le visage d’un bon catholique jusqu’à sa mort ; il révéla son athéisme dans son testament[9] . C’était prudent. Il a fait comme tous les résistants du monde face à toutes les oppressions – à moins d’avoir vocation au martyre. Face aux fanatiques qui pensent qu’un bon athée est un athée mort, je pense, moi, qu’un bon athée est un athée vivant.

Comment peut-on être athée, dites-moi, Monsieur Diderot ?

Monsieur l’Inquisiteur, comment peut-on croire ? La question de la croyance se pose seulement au croyant ; la réponse athée est que ça n’a aucune importance. Dans le réel, tous les êtres vivants sont athées et l’immense majorité ne croit pas ; il se trouve que certains ont un fantasme qu’ils nomment Dieu. Si on veut comprendre le monde, Dieu ne sert strictement à rien et est un obstacle à l’élucidation des choses, des événements, des phénomènes, du chaos. En quelque sorte, sa supposition s’interpose, elle forme écran.

Cependant, Monsieur Diderot, qu’est-ce qui vous a fait ainsi devenir athée ? Serait-ce lié à vos intérêts pour la compréhension des sciences ?

Tout à fait, Monsieur l’Inquisiteur, ça discutait ferme à mon époque : pour ne parler que de chez nous, les croyants en un Dieu chrétien se disputaient entre eux ; les déistes y voyaient un horloger, un architecte ou un ouvrier ; et les athées n’y voyaient rien du tout. Longtemps, j’ai abordé la question de la matière vivante – son apparition, son évolution et sa reproduction – dans le cadre d’une explication créationniste déiste, admise à mon époque. Finalement, ce postulat de l’origine divine du vivant m’empêchait de renoncer à la foi. Or, une expérience biologique m’a fait envisager l’ensemble des phénomènes vitaux à partir des seules propriétés de la matière, en faisant l’économie de toute intervention de Dieu. Le monde était pour moi un univers depuis toujours en autoproduction et même, dirait-on à présent, en autogestion. Je disais ça ainsi : « Qui sait les races d’animaux qui nous ont précédés ? Qui sait les races d’animaux qui succéderont aux nôtres ? Tout change, tout passe, il n’y a que le tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin ; il n’en a jamais eu d’autre, et n’en aura jamais d’autre. »[10]

C’est ce qui vous a conduit à devenir athée ? demande l’Inquisiteur.

Athée ? Oui, je suis devenu athée par étapes. J’ai commencé dans la foi catholique de mes parents – j’ai eu une sœur religieuse, un frère chanoine, moi-même, j’ai été abbé ; puis, j’ai voulu comprendre le monde, le monde physique, naturel, vivant, palpable, intelligible, que sais-je ? Je suis alors passé du Dieu des chrétiens, celui avec sa barbe, ses cheveux longs, ses incompréhensibles péchés, son amour, sa haine, son paternalisme, son patriarchisme, à un Dieu plus rationnel, tenant que « La raison seule fait des croyants » (J, 27)[11], j’étais devenu déiste. C’était très à la mode ; l’Être suprême était un dieu explicatif, un dieu bouche-trou de la connaissance, une sorte de rustine de la science. Impossible de le pratiquer longtemps, je l’ai laissé tomber, c’était une béquille inutile à celui qui marche. Du temps où j’étais déiste, je disais à peu près ceci : « L’Être suprême, sur son penchant à la colère, sur la rigueur de ses vengeances, il serait à souhaiter qu’il n’existât plus, car la pensée qu’il n’y a point de Dieu n’a jamais effrayé personne, mais bien celle qu’il y en a un » (J, 26). Pour en revenir à Dieu : je ne l’ai jamais vu, jamais entendu, jamais rencontré. Aujourd’hui encore, il est aux abonnés absents.

Quand même, athée à cette époque, et surtout, athée proclamé, dit l’Inquisiteur, ce ne devait pas être facile à vivre.

Vous avez raison, Monsieur l’Inquisiteur : athée était une position inconfortable. On ne pouvait pas s’affirmer tel ; il suffisait qu’on vous dénonce pour qu’on vous inquiète. On m’a poursuivi à la suite d’une dénonciation par le curé de Saint-Médard, qui disait notamment : « Diderot, homme sans qualité, demeurant avec sa femme chez le sieur Guillotte, exempt du prévost de l’île, est un jeune homme qui fait le bel esprit et trophée d’impiété. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie, où il attaque la religion. Ses discours, dans la conversation, sont semblables à ses ouvrages. » Deux ans plus tard, on m’enfermait à Vincennes. Lors de mon arrestation en 1749, on m’a intimé de me taire ; j’ai promis « de ne rien faire à l’avenir qui puisse être contraire en la moindre chose à la religion et aux bonnes mœurs. »[12]. À cette condition, j’ai pu être libéré et j’ai autant que possible dissimulé ultérieurement mon athéisme et retardé la publication de certains de mes écrits au-delà de ma mort. L’athéisme révélé aux gens, c’était trop pour le pouvoir. Sous une monarchie de Droit Divin, si vous retirez Dieu, qu’est-ce qui reste comme justification au souverain ? Vous lui enlevez le trône d’en dessous de son cul. Vous êtes un dissident, un dangereux révolutionnaire. Aujourd’hui encore, laisser paraître son athéisme est souvent mal vu. C’est pareil dans toutes les nations et les États qui mettent Dieu dans leur Constitution ou qui mêlent Dieu à la vie publique. La religion est un instrument de domination et de domestication des gens et des populations.

Comment, reprend l’Inquisiteur, votre athéisme se définit-il ?

Monsieur l’Inquisiteur, mon athéisme ne se définit pas, mais je vais vous conter une parabole. J’avais eu connaissance d’une longue discussion[13] entre l’aumônier qui accompagnait Monsieur de Bougainville dans son tour du monde et Orou, un Otaïtien de mes amis. L’aumônier disait : « Ils pèchent contre la loi de Dieu, car c’est ainsi que nous appelons le grand ouvrier ; contre la loi du pays, ils commettent un crime. » Notez que ce religieux, censément catholique, dévoile le droit divin et même, se révèle conciliant avec le déisme. Mais Orou éclaire son athéisme primordial, qui est le mien, en disant : « Ces préceptes singuliers (ceux de la religion), je les trouve opposés à la nature, contraires à la raison, faits pour multiplier les crimes, et fâcher à tout moment le vieil ouvrier qui a tout fait sans tête, sans mains et sans outils ; qui est partout et qu’on ne voit nulle part ; qui dure aujourd’hui et demain et n’a pas un jour de plus ; qui commande et qui n’est pas obéi ; qui peut empêcher et qui n’empêche pas. » Orou se demandait : « Une de ces actions qu’il (le vieil ouvrier) a défendue comme mauvaise, c’est de coucher avec une femme ou une fille. Pourquoi donc a-t-il fait deux sexes ? » (S, 42) Vous voyez dans quelle absurdie ce vieillard barbu nous mène.

Vous y allez fort, Monsieur Diderot, qu’est-ce que Dieu a à voir avec le sexe ?

Beaucoup, Monsieur l’Inquisiteur. Le sexe ? Dieu tient l’homme par le sexe ; il y asservit la femme. Dieu a créé le sexe et s’est empressé d’interdire de s’en servir librement ; Dieu est pour le sexe réglementé. À ce sujet, voici l’agréable mésaventure de l’aumônier – que j’appellerai Jean – lequel était en quelque sorte en pension chez Orou et l’hôte de sa famille. Comme il était d’usage en Otaïti (ce l’est aussi, dit-on, chez les Inuits) d’offrir à l’hôte une compagne pour la nuit, Orou présente à Jean sa femme et ses trois filles, toutes nues, afin qu’il choisisse celle qui lui plairait. Malgré ses réticences (« Mais ma religion ! Mais mon état ! » s’écriait le naïf aumônier), Jean s’active la nuit avec Thia, la cadette et dès l’aube, il est félicité sur le lieu de ses exploits par l’ensemble de la famille (S, 41). Orou, en aparté, lui dit : « Je vois que ma fille est contente de toi, et je te remercie. Mais pourrais-tu m’apprendre ce que ce c’est que le mot religion que tu as prononcé tant de fois et avec tant de douleur ? » (S, 42). De l’avis de Thia, Jean était un homme entier, brave et fort aimable, comme Orou devait le souligner : « Mais, moine, ma fille m’a dit que tu étais un homme et un homme aussi robuste qu’un Otaïtien, et qu’elle espérait que tes caresses réitérées ne seraient pas infructueuses » (S, 68). Et le lendemain soir se présente, auprès de Jean, la puînée des filles d’Orou, Palli, appuyée elle aussi par les supplications du père et de la mère. Et Jean se lance alors bravement dans une nouvelle nuit d’amour ; et le jour suivant se présente Asto, l’aînée et Jean de remontrer ses talents ; puis, sans attendre, le lendemain, arrive la mère, femme de son hôte, que Jean s’obligea à obliger aussi courtoisement que ses filles (S, 69). Toutes se déclarèrent ravies. De retour au pays, Jean jura ses grands dieux qu’il regrettait vivement de n’être pas resté en Otaïti – sans sa religion !, sans son état ! (S, 71).

Monsieur Diderot, dit l’Inquisiteur, on me dit que vous receviez des lettres de ce sulfureux Voltaire ? Et que vous complotiez avec lui contre notre religion et notre État. Qu’en est-il ?

J’ai reçu un jour de Voltaire, à propos de François-Jean Lefebvre, chevalier de la Barre[14], ce jeune homme assassiné par l’intransigeance de la justice qui était, en ce temps-là, odieusement soumise à l’intolérance religieuse, une lettre dont j’extrais ceci : « Cependant le sang du chevalier de La Barre fume encore… et les juges sont en vie. Ce qu’il y a d’affreux, c’est que les philosophes ne sont point unis, et que les persécuteurs le seront toujours.… J’apprends que vous ne vous communiquez dans Paris qu’à des esprits dignes de vous connaître : c’est le seul moyen d’échapper à la rage des fanatiques et des fripons. Vivez longtemps, monsieur, et puissiez-vous porter des coups mortels au monstre dont je n’ai mordu que les oreilles. »[15] Je ne vois là que de la vérité dite par une bonne âme. Et je lui avais répondu : « Illustre et tendre ami de l’humanité, je vous salue et vous embrasse. Il n’y a point d’homme un peu généreux qui ne pardonnât au fanatisme d’abréger ses années, si elles pouvaient s’ajouter aux vôtres. Si nous ne concourons pas avec vous à écraser la bête, c’est que nous sommes sous sa griffe. » Que pensez-vous, Monsieur l’Inquisiteur, de toutes ces manœuvres de prêtres à mon encontre, de ces dénonciations et du silence qui me fut imposé pour le reste de ma vie ? Il est vrai qu’ils ne peuvent plus rien contre moi. Je suis retiré dans les terres d’une alliée puissante et bienveillante, qui m’avait dit :

Ça fait longtemps
Que je t’aime
Et notre hymen à tous les deux
Était prévu depuis le jour de
Ton baptême,
Ton baptême.
Si tu te couches dans mes bras,
Alors la vie te semblera
Plus facile,
Tu y seras hors de portée
Des chiens, des loups, des hommes et des
Imbéciles,
Imbéciles.

C’est là un havre de tranquillité dont on ne se lasse jamais. Et pour ce qui est de la suite des temps, je vous le dis tout net :

O vous, les arracheurs de dents,
Tous les cafards, les charlatans,
Les prophètes,
Comptez plus sur oncle Archibald
Pour payer les violons du bal
À vos fêtes,
À vos fêtes.[16]

Alors, dit l’Inquisiteur, il me faudra conclure que vous voilà athée pour l’éternité.

Eh oui, Monsieur l’Inquisiteur, je suis athée, je l’étais devenu, je le suis resté ; c’est dit, mais je ne cherche nulle part des prosélytes. Je laisse tout un chacun vivre tranquille avec toutes les croyances. Il m’est égal qu’on croie à Dieu ou au Diable, qu’on soit monothéiste, polythéiste, déiste, païen, croyant à quoi que ce soit, même à la théière bleue[17], mais je n’entends pas être inquiété dans ma tranquillité athée par vos envies de convertir les autres. Que chacun garde pour soi ses prophètes, ses préceptes, ses interdits alimentaires et ses mutilations ; abstenez-vous d’en faire profiter les autres et de convertir les enfants, les vôtres y compris. La vie est belle, la vie est courte et il n’y en a qu’une : sachons l’apprécier. Je vous salue bien, Monsieur l’Inquisiteur, avec une dernière citation pour vous et vos semblables :

On vit on mange et puis on meurt,
Vous ne trouvez pas que c’est charmant
Et que ça suffit à notre bonheur
Et à tous nos emmerdements.

Y en a marre[18]


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow. ↑
  2. Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  3. OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. ↑
  4. Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Diderot, par Mme de Vandeul, Texte établi par J. Assézat et M. Tourneux, Garnier, Œuvres complètes de Diderot, I (LXV-LXVII) – notice II. ↑
  5. Denis Diderot, Entretien d’un philosophe avec la Maréchale de***, GF, Flammarion, Paris, 2009, 107 p. ↑
  6. Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Diderot, par Mme de Vandeul, Texte établi par J. Assézat et M. Tourneux, Garnier, Œuvres complètes de Diderot, I (LXV-LXVII) – notice I. ↑
  7. Dominique Avon, « L’athéisme face aux pays majoritairement musulmans », dans L’athéisme dans le monde, ABA Éditions, Bruxelles, 2016, 125 p., pp.87-123. ↑
  8. Denis Diderot, Entretien d’un philosophe avec la Maréchale de***, GF, Flammarion, Paris, 2009, 107 p., p. 64. ↑
  9. Voir à ce sujet notamment : Jean-François Jacobs : « La bonne parole du curé Meslier », adaptation du Mémoire de Jean Meslier en un monologue théâtral, Aden, Bruxelles, s.d., 73 p. ; Serge Deruette : Lire Jean Meslier, Aden, Bruxelles, 2008, 553 p. et Œuvres complètes de Jean Meslier, Anthropos, 1970-72. ↑
  10. Denis Diderot, Le Rêve de d’Alembert, 1769, p. 15.11. ↑
  11. Jean-Paul Jouary, Diderot, la vie sans Dieu Introduction à sa philosophie matérialiste – Livre de Poche, Librairie générale française, Paris, 2013, 238 p. – toutes les citations tirées de cet ouvrage sont marquées (J, numéro(s) de page). ↑
  12. Voir Pièces relatives à l’arrestation de Diderot en 1749. ↑
  13. Denis Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, Belin – Gallimard, Paris, 2011, 128 p., pp. 43-44. – toutes les autres citations tirées de cet ouvrage sont marquées (S, numéro(s) de page). ↑
  14. François-Jean Lefebvre de La Barre (1745-1766 à Abbeville) est un jeune homme français de famille noble condamné à la mort pour blasphème et sacrilège par le tribunal d’Abbeville, puis par la Grand-Chambre du Parlement de Paris. Soumis à la question, il dut faire amende honorable, avant que ces braves chrétiens ne le décapitent. ↑
  15. Correspondance Voltaire –– Diderot à propos du danger que courait L’Encyclopédiste, dans Le Philosophe engagé.16. ↑
  16. Georges Brassens, Oncle Archibald, 1957, in Brassens – Les Chansons d’abord, Livre de Poche, Paris, 1993, 287 p. ↑
  17. La théière bleue renvoie à une réflexion de Bertrand Russell. Voir : La Théière de Russell. ↑
  18. Léo Ferré, Y en a marre !, 1967. ↑
Tags : athée athéisme déisme Diderot dieu écrivain Lumières mort Philosophie rationalisme religion sceptique

La Confession rationaliste de James Morrow

Posté le 19 décembre 2020 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession rationaliste, comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect James Morrow, né à Philadelphie en 1947 – un des grands auteurs de science-fiction contemporains. Athée, sceptique, rationaliste, il continue son aventure humaine en Pennsylvanie. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’ensemble de l’œuvre de James Morrow[3].

Bonjour, Monsieur Morrow. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[4] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Monsieur James Kenneth Morrow, né à Philadelphie, le 17 mars 1947.

Bonjour également, Monsieur l’Inquisiteur. C’est en effet ce qui figure dans le dossier de l’administration de l’état civil où mes parents m’ont fait enregistrer. Exactement, à Germanstown, une ville fondée avant 1700 par des colons venus d’Allemagne, qui avaient fui les persécutions religieuses. Laissez-moi vous dire combien cette curieuse rencontre m’étonne et m’amuse ; c’est comme si je me retrouvais dans une nouvelle de science-fiction. Comme on dit chez vous, « se non è vero, è ben trovato ».

Monsieur Morrow, il semblerait finalement que vous êtes un athée impénitent et assez sarcastique à l’égard de Dieu et de ses religions. Le dossier relève que vous êtes l’auteur d’une impressionnante série de romans à thèse qui tous présentent Dieu sous un angle ironique et destructeur. Il n’y a rien d’étonnant que vous proclamiez votre admiration et votre filiation de Voltaire.

Soit, Monsieur l’Inquisiteur, votre dossier n’a pas tort. Vis-à-vis de Dieu (mort ou vivant), vis-à-vis des dieux de partout et de nulle part, vis-à-vis des religions et des religieux, je me positionnerais dans une prudente retraite, parce que les bûchers ne sont jamais loin, qu’il y a pas mal de fanatiques en liberté et que leur mental n’est pas des plus équilibré. Sous le couvert du secret, je vous avouerais que je me considère comme sceptique et athée. Être discret et secret sur ce qu’on pense est un conseil que je donne aux jeunes filles et aux jeunes gens incroyants ou athées, qui vivent au milieu de croyants. Qu’ils sachent cela ces jeunes que quelle que soit la religion ou la croyance locale, elle finit toujours – dès qu’elle en a l’occasion et les moyens – par persécuter celui qui revendique son indépendance intellectuelle et sa liberté d’individu. Il est dangereux d’être incroyant ou athée du fait même qu’on s’échappe de la doxa commune, qu’on a des pensées dissidentes, qu’on échappe à la comédie envoûtante des maîtres et qu’on s’écarte du troupeau. Les bergers et leurs chiens n’aiment pas ça du tout. Qui dit pensées dissidentes dit danger pour les piliers du système. Je résume la chose par cette antienne : « Au pays des aveugles, les borgnes sont de dangereux intellectuels. »

Vous pensez vraiment ça ? dit l’Inquisiteur.

Certainement, Monsieur l’Inquisiteur. J’insiste : « Au pays des religieux, les athées sont de dangereux intellectuels » et aux yeux des vrais croyants, il convient d’anéantir tous ces mécréants et au besoin, de les éliminer. C’est épouvantablement vrai, car voyez le sort des athées dans les pays, les villes, les quartiers et les communautés sous domination religieuse ! Pour ne pas être accusé de médire ou de calomnier unilatéralement les religions et les prophètes musulmans ou hindous qui assassinent les athées et les incroyants, voyez ce qu’il advint de Giulio Cesare Vanini, auteur des dialogues De Admirandis Naturæ Reginæ Deæque Mortalium Arcanis (Merveilleux Secrets de la nature, la reine et la déesse des mortels), qui y entrevoyait en précurseur les considérations de Darwin sur l’origine des espèces et qui en 1620, finit sur le bûcher à Toulouse en disant : « Allons allègrement mourir en philosophe. Il n’y a ni Dieu, ni Diable ! » ; voyez ce qu’en disait déjà Eschyle dans son Prométhée enchaîné, lequel devait son supplice au fait d’avoir donné à l’homme pour qu’il puisse s’affranchir de Zeus, rien de moins que la connaissance, le feu, le temps, les mathématiques, l’écriture et d’autres savoirs. Autrement dit, d’avoir donné à l’homme la pensée, la raison, la science et les moyens de leur développement et par conséquent, la capacité de se débarrasser de Dieu, de la religion et de tout ce qui s’ensuit. Du point de vue divin, c’était de la haute trahison. Oui, en vérité, je vous le dis, je suis sceptique et athée. À ce sujet, j’aimerais quand même préciser ma position philosophique, car entre l’Europe de culture française et les États-Unis, où je vis, il y a plus qu’un océan et les « fakes » volent en escadrilles.

Je vous en prie, Monsieur Morrow, faites, je n’attends que ça. C’est même le but de notre rencontre : éclairer votre point de vue sur le monde.

Donc, Monsieur l’Inquisiteur, je me décrirai comme un « scientific humanist », un « bewildered pilgrim » et un « child of Enlightenment » ; autrement dit : un humaniste scientifique, un pèlerin égaré et un enfant des Lumières. Disons qu’en français, je me définirais comme un rationaliste scientifique[5] ; j’ai d’ailleurs publié longtemps un blog sous le titre : « The Passionate Rationalist »[6], le rationaliste passionné.

Voilà qui est clair, dit l’Inquisiteur, et qui vous classe en quelque sorte exactement où mon dossier avait envisagé de vous situer. Mais revenons à votre vision du monde, votre Weltanschauung ou votre world view.

De conséquence, Monsieur l’Inquisiteur, enfant des Lumières et du rationalisme, inconditionnel de la science, depuis mes années d’humanités – j’aime beaucoup ce mot d’humanité, il me convient très bien, je dirais même qu’il me caractérise –, ma vision du monde a toujours été « secular », disons séculière, autrement dit, selon moi, laïque et athée. À ce propos, je voudrais rendre à mon professeur de littérature mondiale au lycée d’Abington, Monsieur James Giordano (oui, Giordano comme Giordano Bruno qui mourut sur le bûcher à Rome) ce que je lui dois : mon attachement à la littérature et à la pensée libre. C’était mon âge de raison où j’en suis venu à avoir le sentiment que mes convictions théistes ne tenaient absolument pas compte de la réalité. Le raisonnement chrétien est certes beau et cohérent, mais il se trouve qu’il ne s’applique pas au monde dans lequel nous vivons[7]. C’est ainsi que je suis devenu un athée confirmé et que je pense que, comparé aux options religieuses, le rationalisme qui suivit les Lumières représente toujours le dernier et meilleur espoir de l’humanité[8].

En somme, Monsieur Morrow, vos romans ont suivi votre conversion, dit l’Inquisiteur.

Quant à mes romans, j’aimerais mieux ne pas trop les globaliser, car certains me représentent mieux que d’autres, mais je conseille de les lire et, si possible, tous. Pourtant, si, comme écrivain vivant de sa plume, coincé longtemps par la nécessité éditoriale, j’ai écrit des histoires pour des publics les plus larges possible, il est arrivé un moment où j’ai souhaité faire passer quelque chose de plus, où j’ai senti la nécessité d’affirmer ce pourquoi je voulais écrire.

Là, vous m’intriguez et vous m’intéressez, dit l’Inquisiteur. Si vous pouviez préciser, développer un peu ce point de vue.

Eh bien, voilà, Monsieur l’Inquisiteur. Je départagerais volontiers mes romans en deux périodes : ceux d’avant l’an 2000 et ceux de ce siècle, dans lesquels je relie mon récit et ma réflexion à l’histoire, à l’histoire des idées et à celle de la science, ce qui rejoint totalement mon attachement aux Lumières et à la pensée rationaliste.

Justement, Monsieur Morrow, dites-moi parmi tous vos romans ceux qui ont votre préférence.

Monsieur l’Inquisiteur, parmi tous mes romans, ce sont ceux qui m’ont demandé le plus de recherches, le plus d’études, le plus de lectures, le plus de minutieuses réflexions. Ce sont deux récits fictifs fondés sur des événements historiques : l’un a comme héros l’œuvre d’Isaac Newton, les Principia Mathematica – c’est « Le Dernier Chasseur de Sorcières »[9] (au passage, vous remarquerez qu’encore une fois, c’est une histoire où il apparaît que la pomme a une très grande influence sur le destin du monde) ; l’autre, l’œuvre de Charles Darwin, L’Origine des espèces – c’est « L’Arche de Darwin »[10]. Newton et Darwin sont deux hommes qui ont, volens nolens, emmenés par leurs œuvres, changé le cours des choses et renvoyé tous les dieux au néant, dont à mon sens, ces derniers n’auraient jamais dû sortir.

À quelle forme de littérature vous êtes-vous donc consacré, Monsieur Morrow ? Mon dossier n’est pas très clair à ce sujet.

Ainsi, Monsieur l’Inquisiteur, comme écrivain, au départ, j’avais choisi la fantasy, la littérature fantastique, le monde imaginaire, qui est mieux exprimé par le monde imaginé en lien avec la philosophie rationnelle, car un écrivain ne peut bénéficier d’une telle liberté que dans le cadre apparemment sans prestige de la S.-F. C’est le prix à payer. En franchissant les limites du possible, en entrant dans des mondes imaginaires, on peut mettre à jour certaines vérités. Par exemple, toutes ces histoires concernant la mort de Dieu, l’existence de sa Mère ou de sa Femme, de leur Fils et de leur Fille sont évidemment purement imaginaires et si je les raconte, il ne faut pas en déduire que je crois au surnaturel. En fait, ce sont des contes philosophiques, héritiers d’une tradition qu’on peut faire remonter à la plus haute antiquité, à Lucien et son Âne d’or, par exemple. Vous connaissez Apulée (Lucius Apuleus), écrivain romain d’origine berbère, qui a écrit ce premier roman en prose de langue latine au IIIe e siècle : l’Âne d’Or ou Les Métamorphoses[11] ; c’est le premier roman en prose, mais aussi premier roman fantastique, le premier récit de fantasy[12]. Et croyez-moi, la chose a son importance. Comme le rappelle Marcel Hicter[13], D.-H. Lawrence a écrit : « Le roman est une grande découverte. Bien plus grande que le télescope de Galilée. » La littérature a d’abord et très longtemps été un récit imaginaire, voyez Homère, Dante, Shakespeare, Cervantès, Swift, Voltaire, Cyrano. Ceci est fondamental, du fait que l’éveil de l’imagination entraîne celui de la réflexion, fondement du développement de la pensée et de l’intelligence partagée, qui sont les conditions de la liberté de mouvement intellectuelle, de l’élaboration des sciences, de la mise en cause des dogmes et par conséquent, de l’émancipation de la société et de ses membres.

Pourquoi de telles parodies, pourquoi tant de satire ? demande l’Inquisiteur.

En fait, je pense que la satire est une forme de littérature très sérieuse, car la satire peut mettre les gens en colère et de ce fait, les inciter à réfléchir – évidemment, il y a les irréductibles fanatiques pour qui seule la croyance existe. Il en va de même de la science-fiction que je pratique aussi et ces deux formes littéraires mises ensemble me permettent d’activer les feux de la pensée et croyez-moi, c’est efficacement destructeur des dogmes et des croyances[14] et bien entendu, des pouvoirs abusifs.

Cependant, dit l’Inquisiteur, j’aimerais savoir ce que vous dites de l’âme, de la spiritualité.

L’âme, c’est tout bonnement un gadget, une rustine qui camoufle une ignorance. Quand le lien entre la pensée et le corps sera vraiment compris, s’il l’est jamais, cette connaissance sortira probablement des laboratoires médicaux, pas des élucubrations néoromantiques[15], autrement dit religieuses.

Et alors, Monsieur Morrow, que dites-vous de la mort ?

La mort, j’en ai fait toute une histoire[16]. Vous savez, la mort, quand elle est bien servie, devient une grande et fière religion. Voyez l’Égypte ancienne, voyez le christianisme. (F174) En fait, presque toutes les religions sont nécrophiles. Ceci dit, la mort est une bénédiction. Sans le néant, les humains ne seraient même pas là. Demandez à Charles Darwin : sans la mort, la vie sur la Terre resterait un monde de vase précambrienne, immortel, invariable et ennuyeux. (F183) Pour conclure sur la mort, j’ai décidé d’écrire un livre de blagues avec comme titre : « À mourir de rire » ? (F175)

Et Dieu, quand même, Dieu ? demande l’Inquisiteur.

Vous savez, au regard de l’histoire du monde, de la Terre et de l’humanité, les dieux sont jeunes, ils n’ont pas plus de cinq mille ans. Quant à votre Dieu, c’est un dieu parmi tous les autres, et on en invente régulièrement de nouveaux ; comme les anciens modèles, ces nouveaux dieux n’existent pas ; c’est juste un jeu de croyances et de croyants ; retirez les croyants, il n’y a plus de Dieu. Dieu ? Il y en a tellement des dieux, même si on s’en tient aux monothéismes. Prenez Amanda, l’éponge, dont je vous informe qu’elle se considère comme Dieu. Que dit-elle ? Elle dit ceci : « Il reste un dernier point de vue qui a mes préférences ; que ce soit moi Dieu ; ce n’est qu’une théorie, mais toutes les données concordent. Suivez bien : sans visage, sans forme, criblée de trous, sans particularités, Juive, indéchiffrable et hermaphrodite, immortelle et infinie. Et j’aimerais bien qu’on me prouve le contraire. »[17] Vos théologies ne disent rien d’autre que « Dieu existe, allez prouver le contraire. » Cette affirmation de l’existence de Dieu, c’est un tour de bonimenteur, une menterie de bonne sœur, c’est une annonce de poker menteur. Un Dieu avec sa religion est une invention amusante, un délire rigolo que j’apprécierais assez, s’il ne servait pas à la domestication des gens. Dans le fond, la religion, c’est une affaire.

La religion, une affaire ? demande l’Inquisiteur.

Une affaire, certainement et fort lucrative. Une bonne affaire pour les religieux, en tout cas. (F207) Car la religion est un vrai commerce et certaines religions sont des multinationales aux dimensions colossales et solidement établies. Ce sont les plus anciennes et les plus tenaces compagnies que l’on connaît. Ce sont aussi des structures politiques – entendons, de pouvoir et de coercition – qui tendent à perdurer bien plus que tous les empires connus. Les religions ont vocation d’accumuler les richesses et à manipuler les populations et aussi les gens au pouvoir. Elles jouent sur les deux tableaux, c’est dans leur nature même.

Et la Bible, les Saintes Écritures, les Évangiles, qu’en dites-vous, vous, Monsieur Morrow ?

Monsieur l’Inquisiteur, c’est de la littérature fantastique, de la fantasy, tout comme les autres livres sacrés ; à peu près toutes les religions se fondent sur des épopées divines toutes plus fantastiques les unes que les autres ; ce sont des miroirs aux alouettes, des récits incantatoires destinés à envoûter, à hypnotiser les gens et de très précieux ouvrages de référence pour les professionnels du prosélytisme dont les entreprises religieuses ont besoin pour s’affirmer et pour se développer. Ce sont des sommes de racontars assez efficaces.

Nous allons en rester là, dit l’Inquisiteur. J’ai assez d’éléments pour conclure et je vous souhaite une bonne fin de journée et que tout aille bien.

Ah, Monsieur l’Inquisiteur, avant de vous laisser, je voudrais vous dire que l’Inquisition n’est plus ce qu’elle était. C’est une chance pour moi, car j’imagine comment j’aurais été traité à votre grande époque et ce que seraient devenus tous mes livres et je visualise avec effroi un chœur d’Inquisiteurs qui tournent autour de moi en chantant comme des enfants : « Tous ses livres au feu et Morrow au milieu ». Sur ce, je vous laisse et saluez Dieu pour moi, si jamais vous le rencontrez.


Notes

  1. . Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley. ↑
  2. . Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  3. . James Morrow est un auteur dont la bibliographie est assez importante, elle comprend une trilogie qui l’a rendu plus que célèbre La Trilogie de Jéhovah, qui comprend En remorquant Jéhovah, J’ai lu, 1995 (Towing Jehovah, 1994) ; Le Jugement de Jéhovah, J’ai lu, 1998 (Blameless in Abaddon, 1996) ; La Grande Faucheuse, Au diable vauvert, 2000 (The Eternal Footman, 1999) et une série d’autres romans dont Le Vin de la violence, Denoël, « Présence du futur », 483, 1989 (The Wine of Violence, 1981) ; The Adventures of Smoke Bailey, 1983 ; L’Arbre à rêves, La Découverte, 1986 (The Continent of Lies, 1984) ; Ainsi finit le monde, Denoël, « Présence du futur », 458, 1988 (This Is the Way the World Ends, 1986) ; Notre mère qui êtes aux cieux, J’ai lu, 1991 (Only BegottenDaughter, 1990) ; La Cité de vérité, Denoël, « Présence du futur », 530, 1992 (City of Truth, 1990) ; Le Dernier Chasseur de sorcières, Au diable vauvert, 2003 (The Last Witchfinder, 2003) ; L’Apprentie du philosophe, Au diable vauvert, 2011 (The Philosopher’s Apprentice, 2008) ; Hiroshima n’aura pas lieu, Au diable vauvert, 2014 (Shambling Towards Hiroshima, 2009) ; The Madonna and the Starship, 2014 ; L’Arche de Darwin, Au diable vauvert, 2017 (Galápagos Regained, 2015) ; The Asylum of Dr. Caligari, 2017 ; Lazare attend, Au diable vauvert, 2021 (Lazarus Is Waiting, 2020) ainsi que des recueils de nouvelles. ↑
  4. . OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. ↑
  5. . James Morrow, James K. Morrow, Wikipedia (il existe une traduction française de cette notice biographique : James K. Morrow James K. Morrow). ↑
  6. . James Morrow, Author’s blog, The Passionate Rationalist. ↑
  7. . James Morrow, ITW James Morrow, ActuSF, 31 octobre 2017. ↑
  8. . Ibid. ↑
  9. . James Morrow, Le Dernier Chasseur de sorcières, Au diable vauvert, 2003 (The Last Witchfinder, 2003), La Laune, 686 p. ↑
  10. . James Morrow, L’Arche de Darwin, Au diable vauvert, 2017 (Galápagos Regained, 2015), La Laune, 603 p. ↑
  11. . Lucius Apuleius, L’Âne d’Or (Asinus Aureus) ou Les Métamorphoses, Folio, Gallimard, Paris, 1975, 416 p. ↑
  12. . Marcel Hicter, Apulée, conteur fantastique, Lebègue, Office de Publicité, Bruxelles, 1942, 89 p. ↑
  13. . Ibid, p.6 – Cette double citation de Marcel Hicter se veut un discret hommage à un vieil ami, qui fut aussi un agréable discoureur très au fait des subtilités de la culture. ↑
  14. . James Morrow, interview, ActuSF, 9 avril 2020. ↑
  15. . James Morrow, Cité de Vérité, Gallimard, Paris, 1998, 280 p., p.252. ↑
  16. . James Morrow, La grande Faucheuse, Au diable vauvert, La Laune, 2000, 473 p. ↑
  17. . James Morrow, Notre mère qui êtes aux cieux, J’ai lu, 1991, 383 p., pp. 379-380. ↑
Tags : athée athéisme dieu écrivain fantasy Lumières mort Philosophie rationalisme religion sceptique

La Confession romaine de Percy Bysshe Shelley

Posté le 24 novembre 2020 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession romaine, comme dans les précédentes entrevues fictives [1], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Percy Bysshe Shelley, né près de Horsham, Sussex en Angleterre – un des grands poètes romantiques britanniques, en rupture totale avec son milieu et avec la société anglaise de son époque. Athée, révolutionnaire et végétarien[3], il se noie à trente ans au large de Viareggio en Toscane, duché de Lucques, qui était à l’époque sous domination autrichienne. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère aux Écrits de combat de Percy Bysshe Shelley[4].

Bonjour, Monsieur Shelley. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[5] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien, Monsieur Percy Bysshe Shelley, né près de Horsham, Sussex en Angleterre en 1792.

C’est en effet un excellent résumé de ma biographie, du moins pour le début.

À vrai dire, Monsieur Shelley, mon dossier aussi vous définit comme athée, mais peut-être était-ce une foucade de jeunesse et que vous avez reconsidéré cette aberration et êtes retourné dans les bras du Seigneur, même si vous n’êtes pas revenu dans le giron de la Sainte Église, car ce serait quand même mieux que d’avoir persisté dans cette irréparable erreur – rendez-vous compte : mourir sans Dieu, c’est finir à coup sûr en Enfer ; c’est ce point-là qu’il me faut éclaircir.

Pour ce qui est des flammes de l’Enfer, j’ai devancé l’appel et je suis monté dans les volutes marines d’un feu de bois aromatisé aux herbes de Toscane. C’était chaud et réconfortant de partir ainsi sous les regards de mes amis Georg Byron, Leigh Hunt et Edward Trelawny. C’est lui, Trelawny, qui en 1823 me fit gagner ma retraite du cimetière du Testaccio de Rome[6]. Quant à finir athée, Monsieur l’Inquisiteur, je le suis resté et assez enthousiaste de l’avoir été et de l’être encore – même mort.

L’avoir été et l’être encore ? Même par-delà la mort ?

Athée perinde ac cadaver, certainement, Monsieur l’Inquisiteur romain. Il y a maintenant plus de deux cents ans quand j’étais étudiant à Oxford, c’était en 1811, j’avais (avec mon ami Thomas Hogg) développé un argumentaire concernant la non-existence de Dieu. Il était intitulé The Necessity of Atheism – La Nécessité de l’Athéisme (C73-83)[7]. Ceci me paraissait avoir définitivement réglé la question et depuis, je n’en ai plus démordu. Je cite de mémoire l’avertissement que j’avais lancé à l’époque : « Dieu n’existe pas ! Par défaut de preuve. [signé] Un athée. » Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir sollicité la partie adverse (C73), mais jamais rien n’est venu contredire ce petit pamphlet, qui dès le départ avait énoncé tout simplement la réalité du monde. Par-delà la mort ? Évidemment ! Pourquoi ? Eh bien, car Percy Bysshe Shelley vit encore dans ses écrits : verba volant, scripta manent – Les paroles s’envolent, les écrits restent ; du moins tant qu’il existera quelqu’un pour les lire. Par parenthèse, et personnellement, je ne parierais pas sur l’éternité.

Soit, Monsieur Shelley, mais voulez-vous détailler un peu votre argumentaire.

Pourquoi pas, Monsieur l’Inquisiteur. Il y a une distorsion, une brèche entre le réel et la croyance qu’un ou des dieux puissent exister. En somme, d’une part, il y a le réel, autrement dit le monde, l’univers, le multivers, le cosmos dans lequel nous vivons et d’autre part, il y a la croyance en on ne sait quelle entité polymorphe et insaisissable, dès lors pratiquement inexistante. D’un côté, le réel, c’est-à-dire quelque chose de tangible, qu’on peut atteindre, qu’on peut vérifier, tester, expérimenter et d’un autre côté, même pas un vide, même pas un néant : rien. Rien, la brèche débouche sur du rien que vous remplissez de croyance. Vous comprenez sans peine qu’il est possible de croire à vraiment n’importe quoi et vous savez pertinemment que les exemples ne manquent pas d’animaux légendaires, d’elfes, de lutins, d’anges, de Pères Noël, de divinités, d’anges, de démons, de monstres, de fantômes, d’ectoplasmes, de mondes imaginaires, tels que ceux de Savinien Cyrano[8] ou le « Disque Monde » de Pratchett[9] (et son fabuleux appendice « La Science du Disque Monde » – fabuleusement athée, comme il se doit)[10] – tous purs produits de l’imagination humaine, inventés ou perçus avec ou sans substances hallucinogènes et tous irréfutables à l’égal des dieux.

Oui, dit l’Inquisiteur, mais si vous vouliez un peu simplifier votre discours, le ramener à ses éléments essentiels. J’insiste, car moi, je dois rendre des comptes en haut lieu.

D’accord, Monsieur l’Inquisiteur, je vais présenter mon argumentaire réduit à l’essentiel[11]; vous verrez, c’est assez simple. Il y a deux possibilités de croire en un ou plusieurs Dieux : soit vous-même vous voyez ou vous entendez, en quelque sorte directement, un ou plusieurs Dieux – de préférence, sans substances éclairantes, alors il se peut que vous vous mettiez à croire en un ou plusieurs Dieux ; soit par peur du vide – comme la nature, vous avez horreur du vide, donc, par peur de ce rien que vous hallucinez, l’idée de croire vous chiffonne et vous cherchez des raisons de croire en Dieu. Dès lors, ces raisons ne peuvent être que des arguments logiques, même s’il s’agit d’une logique carrément biscornue et mal établie ou bien, vous vous en remettez au témoignage ou aux affirmations d’autres personnes – ce qui ne fait que déplacer le problème.

Jusque-là, dit l’Inquisiteur, je vous suis, même si je ne puis marquer mon accord sur une telle démarche intellectuelle qui ose parler de Dieu, de la croyance et de la religion comme de choses analysables. Je vous rappelle qu’il est impie de vouloir pareillement les décortiquer. On ne peut quand même pas éplucher le sacré de pareille façon. Mais revenons à votre argumentaire.

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, je disais déjà dans La nécessité de l’athéisme (C79) que toutes les notions religieuses sont fondées uniquement sur l’autorité ; toutes les religions du monde interdisent l’examen de leur fondement et ne veulent pas que l’on raisonne ; c’est l’autorité qui veut qu’on croie en Dieu ; ce Dieu n’est lui-même basé que sur l’autorité de quelques hommes qui prétendent le connaître et venir de sa part pour l’annoncer aux gens de la Terre. Ce Dieu fait par les hommes a sans aucun doute besoin des hommes pour se faire connaître aux hommes. On se demande bien pourquoi il ne le fait pas lui-même.

Mais, Monsieur Shelley, des siècles de théologie ont apporté des arguments qui cautionnent totalement l’existence de Dieu. Vous les contestez comment ?

C’est exact, des arguments séculaires cautionnent l’existence de Dieu et je les conteste. Premièrement, Dieu doit être une bien misérable chose pour avoir besoin de la caution des hommes pour exister. C’est là une situation ridicule. Mais procédons avec ordre dans l’examen. Donc, Monsieur l’Inquisiteur, on pose généralement la cause première comme argument le plus solide en faveur de l’existence d’une divinité. Ça ne tient pas debout ; il n’y a aucune raison de croire que l’univers ait une cause première ou quand bien même il en aurait une, que cette cause soit une divinité, sans compter la mise en abîme de la cause première elle-même. Pourquoi pas une avant-première cause et ensuite, une avant-avant-première cause ? Et ainsi de suite. Pour ce qui est du témoignage d’autrui, c’est juste reculer pour mieux sauter dans vide ; en quoi, l’opinion d’autrui reposerait-elle sur de meilleures bases que la mienne ? Et quand bien même, il faudrait établir ces bases et discuter de ces bases et non de l’opinion elle-même. Croire sur paroles revient à croire la parole, mais la parole de qui ? À cet égard, je vous rappelle ce principe élémentaire de sémantique générale[12], établi je le concède en votre XXe siècle : « la carte n’est pas le territoire » ; ce qui veut dire aussi que le mot n’est pas la chose et que la parole n’est pas le fait. Là comme ailleurs dans la vie, il faut se méfier des charlatans et des escrocs qui disent, promettent, ne prouvent rien et ne tiennent jamais. Se fier à la seule opinion d’autrui en une matière si sérieuse, ce n’est pas sérieux. La situation est pire encore, si on avance l’hypothèse que la croyance serait une injonction ou un don de Dieu, car là, c’est le serpent qui se mord la queue : croire en un Dieu parce que ce même Dieu a dit de croire en lui, c’est vicieux. Sans compter évidemment qu’un autre Dieu ou plusieurs autres divinités peuvent dire la même chose. Non, vraiment, je ne vois pas de raison de croire en Dieu et en vérité, je vous le dis : croire en Dieu sans raison est déraisonnable.

Décidément, Monsieur Shelley, vous n’y allez pas de main morte.

Allons, allons, Monsieur l’Inquisiteur, prenons votre Dieu. S’il est infiniment bon, quelles raisons aurions-nous de le craindre ? Pourtant, selon ses thuriféraires, il donne lui-même expressément l’ordre comminatoire de le craindre. S’il sait tout, pourquoi l’avertir de nos besoins, pourquoi lui adresser des prières ? S’il est juste, comment croire qu’il punisse des créatures qu’il a lui-même remplies de faiblesses ? (C78-82) S’il est tout depuis toujours, qu’aurait-il pu créer de plus ? Et puis, il est impossible de croire que l’esprit qui imprègne cette machine infinie ait enfanté un fils dans le corps d’une femme. Toutes ces pauvres fables sur le Diable, Ève et l’Intercesseur, avec les enfantillages de Dieu sont irréconciliables avec la connaissance des astres. Des millions de soleils nous entourent, tous accompagnés de mondes innombrables et cependant calmes, réguliers et harmonieux, ne s’éloignant pas les voies de l’inaltérable nécessité.

C’est terrible tout ce que vous dites, Monsieur Shelley.

Oh non, Monsieur l’Inquisiteur, car vous n’avez pas tout entendu ; je ne vous ai encore rien dit de la Reine Mab[13] (C.90-189). La reine Mab est cette reine des fées de la tradition celtique fort célèbre et populaire chez nous ; je lui ai consacré un poème philosophique, dont elle est la protagoniste. En substance, ce poème expose que le passé et le présent sont caractérisés par l’oppression, l’injustice, la misère et la souffrance causées par les monarchies, le commerce et la religion. Pour l’avenir, une utopie émergera. Mab avance deux idées-clés : 1) la mort n’est pas à craindre ; 2) l’avenir offre la possibilité de la perfectibilité. L’humanité et la nature peuvent être réconciliées et travailler de concert et en harmonie, et non l’une contre l’autre. Tout un programme d’avant-garde qui a nourri les espoirs et les luttes des pauvres et des déshérités et contribué à l’édification de la pensée socialiste britannique. Donc, la Reine Mab – entendez moi-même – disait : C’est la nature qui a formé ce monde si beau, qui a répandu l’abondance sur le sein de la terre et qui a accordé la plus petite fibre de vie en un immuable unisson. Et elle dénonçait ceci : ce sont les rois, les prêtres et les hommes d’État qui ont flétri la fleur humaine dans son tendre bouton ; leur pouvoir instille un subtil poison dans les veines exsangues de la société avilie ; des propos spécieux, à l’heure insouciante de l’enfance, obscurcissent le brillant soleil de la Raison ; la force et le mensonge sont suspendus sur l’enfant dans son berceau ; la guerre est le jeu des politiques, le délice des prêtres, l’amusement de l’homme de loi, le métier gagé des assassins ; la guerre est le pain qu’ils mangent, le bâton sur lequel ils s’appuient. De graves hypocrites à la tête blanchie, dénués de toute espérance, de toute passion et de tout amour, soutiennent le système qui est la source de leur fortune. Ils n’ont à la bouche que trois mots : Dieu, Enfer et Ciel ! (C108-111)

Vraiment, Monsieur Shelley, en plus d’être athée, vous ou votre Reine Mab, vous tenez des discours d’une rare virulence, vous êtes un danger, on devrait vous bannir de la bonne société.

Rassurez-vous, Monsieur l’Inquisiteur, c’est ce qui s’est produit ; j’ai passé ma vie en exil. Mais poursuivons ce réquisitoire sur le plan de la morale et des relations humaines. L’état de la société où nous vivons est un mélange de sauvagerie féodale et d’imparfaite civilisation. La morale étroite et obscurantiste de la religion chrétienne ne fait qu’aggraver ces travers. Ce n’est que récemment que l’humanité a admis que le bonheur est le but unique de la science de l’éthique, comme de toutes les autres sciences, et que l’idée fanatique de la mortification de la chair pour l’amour de Dieu a été rejetée. La chasteté est une superstition évangélique, bonne pour les moines. Croyez-moi, Monsieur l’Inquisiteur, l’amour est libre : promettre d’aimer toujours la même femme n’est pas moins absurde que de promettre de croire au même credo – dans les deux cas, un tel engagement nous exclut par avance de toute vérification. Comme vous voyez, Monsieur l’Inquisiteur, le système actuel ne fait rien d’autre que produire des hypocrites. (C151-154)

Au fait, Monsieur Shelley, comment êtes-vous devenu athée ?

J’étais enfant quand ma mère alla voir brûler un athée. Elle m’y conduisit. Les prêtres vêtus de noir étaient réunis autour du bûcher ; la multitude regardait en silence ; le coupable monte au bûcher, le feu rampe autour de ses membres ; la foule insensée pousse un cri de triomphe, et moi, je pleure. Ne pleure pas, enfant, m’ordonne ma mère, car cet homme a dit : « Il n’y a pas de Dieu ! » Il n’y a pas de Dieu ! L’infini, au-dedans comme au-dehors, dément la création divine. L’orgueil humain invente les termes les plus solennels pour dissimuler son ignorance. La sainteté du nom de Dieu a justifié tous les crimes. Ses noms – Shiva, Bouddha, Jéhovah, Allah, Dieu ou Seigneur –, ses attributs et ses passions varient avec les dupes humaines qui lui élèvent des sanctuaires. Ces noms servent toujours, sur l’univers souillé par la guerre, de mot d’ordre à la désolation ; la terre gémit sous l’âge de fer de la religion et les prêtres osent bégayer le nom de Dieu de paix en faisant de la terre une immense boucherie. (C121-122) Voilà ce qui m’a fait athée : la cruauté et l’avidité de la religion et de ses prosélytes.

Décidément, Monsieur Shelley, je n’irai pas plus loin dans cet interrogatoire, je veux dire, dans cette confession et je ne me vois vraiment pas vous donner l’absolution. De toute façon et malheureusement, nous ne pouvons plus rien pour vous, ni contre vous. Néanmoins, allez-en paix !

Je vous salue bien, Monsieur l’Inquisiteur, et je retourne à mon domicile éternel, qui se trouve être à Rome. Cependant, ma fin et sa suite pourraient vous intéresser. On était en 1822, j’étais parti avec deux amis – le lieutenant Edward Williams et le mousse, Charles Vivian – faire une ballade maritime dans le golfe de La Spezia. Mon voilier, nom prémonitoire s’il en est, se nommait Ariel ; Ariel, un esprit ou d’une fée qui hante La Tempête, la plus italienne des pièces de William Shakespeare ; une pièce tellement italienne qu’on pourrait croire que son auteur était originaire de la Péninsule. Mais passons, ça nous emmènerait beaucoup trop loin, notamment à devoir parler de John Florio[14]. On était au milieu du golfe quand la tempête est arrivée et nous a noyés ; nos corps s’échouèrent sur la côte toscane. Les amis nous incinérèrent sur la plage de Viareggio et ensuite, nous portèrent à Rome. Comme vous le voyez, mon chemin m’a mené à Rome dans ce cimetière acatholique où se regroupent tant d’hérétiques. Depuis, j’ai le plaisir d’y résider en bonne compagnie, avec notamment : John Keats – qui m’y précéda (1821), et par la suite, mon ami Edward John Trelawny (1881) m’y rejoignit, puis, il y a là aussi, Antonio Gramsci (1937), Carlo Emilio Gadda (1973), Amelia Rosselli (1996) et Andrea Camilleri (2019). J’attends avec beaucoup de curiosité les suivants. Et pour répondre à votre inquiétude, je vis ma mort rigoureusement sans aucun Dieu.


Notes

  1. . Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet. ↑
  2. . Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  3. . En 1886, lors de la première rencontre de la Shelley Society au Botany Theatre, Bernard Shaw aurait déclaré : « I am, like Shelley, a Socialist, an Atheist and a Vegetarian. » – « Je suis comme Shelley, un Socialiste, un Athée et un Végétarien. » – https://ivu.org/history/shelley/shaw-shelley.html ↑
  4. . Percy Bysshe Shelley, Écrits de combat, trad. Félix Rabbe et Philippe Mortimer, éditions de L’Insomniaque, Montreuil, 2012, 286 p. – toutes les références à cet ouvrage sont notées entre parenthèses : C suivi du numéro de la page ou des pages considérées. ↑
  5. . OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. ↑
  6. . Cimetière du Testaccio à Rome : Cimitero acattolico di Roma. ↑
  7. . Voir note 4 ci-dessus. ↑
  8. . Voir à ce sujet : Savinien Cyrano de Bergerac, in Newsletter ABA (Association Belge des Athées) n°23, décembre 2018 et L’Athée, n°6, Revue de l’Association Belge des Athées, 2019, pp. 161-170. ↑
  9. . Terry Pratchett, Annales du Disque Monde, 41 volumes – au moins ! : ça dépend comment on compte et ce qu’on compte – Éditions françaises L’Atalante (Nantes) et Pocket (Paris) depuis 1993 – entre 15 et 20 000 pages. (à lire et relire – si, si, il y en a qui le font ; moi, par exemple). ↑
  10. . Terry Pratchett, Jack Cohen (biologiste, Université de Warwick), Ian Steward (mathématicien, Université de Warwick) – édition française : La Science du Disque Monde I, 544 p, 2007 ; La Science du Disque Monde II, Le Globe, 496 p., 2009 ; La Science du Disque Monde III, L’Horloge de Darwin, 448 p, 2014 ; La Science du Disque Monde IV, Le Jugement dernier, 432 p, 2015, L’Atalante (Nantes). ↑
  11. . Andrew Copson, Atheism’s aesthetic of enchantment (« L’esthétique de l’enchantement de l’athéisme »), Guardian, 2 avril 2011, London. (Andrew James William Copson, leader humaniste et écrivain né en 1980, est directeur général d’Humanists UK et le président d’Humanists International.) ↑
  12. . Ce principe de sémantique générale fonde une logique non-aristotélicienne et a été proposé et développé par Alfred Korzibsky, voir notamment Science and Sanity, première édition 1933. ↑
  13. . Percy Bysshe Shelley – Queen Mab ; A Philosophical Poem ; With Notes (La Reine Mab ; un poème philosophique ; avec 17 notes), éditeur Percy Bysshe Shelley, London, 1813, 156 p. ↑
  14. . Lamberto Tassinari, John Florio alias William Shakespeare, Le Bord de l’eau, 2016, Lormont (Gironde), 381 p. ↑
Tags : Anglais athée athéisme cause première création dieu écrivain mort Philosophie physique poète religion romantisme Rome

La Confession apocryphe de Dario Fo

Posté le 8 août 2019 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

La Confession apocryphe de Dario Fo[1]

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession apocryphe[2], comme dans les précédentes entrevues fictives[3], un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’inquisiteur de faire parler les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[4]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Dario Fo, né à San Giano près de Varèse (Lombardie – Italie) en 1926 et mort à Milan en 2016, qui est un des grands dramaturges italiens. De son œuvre, on retient généralement Mystère bouffe (Mistero buffo, 1969) et Faut pas payer ! (Non Si Paga! Non Si Paga!, 1974).

Malheureusement pour cet interrogatoire, l’inquisiteur n’a pu disposer dans son dossier que de vagues extraits de textes épars, mais pour lui, ce n’est pas un inconvénient, il a l’habitude des textes apocryphes[5]. On retiendra sa lecture partielle de Dario e dio (Éd. Guanda)[6].

Bonjour, Monsieur Faux. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [7] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien vous-même, le comédien, le dramaturge, le poète, etc., car vous savez avec les gens de théâtre, on ne sait jamais qui est qui.

Si, si, Monsieur Juste, je suis bien moi-même ; tout comme vous l’êtes vous-même, mais je ne suis pas faux, je suis Dario Luigi Angelo Fo, dit Dario Fo, docteur honoris causa et puis encore, Prix Nobel comme Luigi Pirandello. En tant que metteur en scène de théâtre, je peux vous dire que vous ne connaissez pas votre texte[8], car mon nom exact est, vous auriez pu le voir dans votre dossier, si vous l’aviez lu attentivement, Fo avec un o comme dans vélo, métro, toto. Cela dit, vous avez raison, au théâtre, on ne sait jamais qui est qui. Prenez par exemple Shakespeare : était-il un Anglais qui avait émigré un long temps en Italie ou un Italien émigré en Angleterre ? On ne sait pas trop à lire ses pièces terriblement italiennes. Donc, moi, je suis définitivement Dario Fo, je suis né à San Giano. San Giano, c’est le patron des raconteurs d’histoires, un faux saint celui-là, dont le nom est la récupération déformée de Janus, nom antique du lieu et celui de l’ancien Dieu romain, Janus, dit bifront, celui qui voit en même temps le passé et l’avenir. C’est une ancienne et vilaine pratique de l’Église de tout catholiciser ainsi.

Laissons ça, voulez-vous. De fait, dans mon dossier, je vois votre nom : Dario Luigi Angelo Fo. Enfin, vous savez ce que c’est, il y a tellement à faire ici. Quant à moi, je suis là pour vous poser quelques questions.

Évidemment, des questions, c’est une habitude chez les inquisiteurs. Si je comprends bien, Monsieur Pape, vous êtes un homme de religion et en même temps, une sorte de magistrat instructeur de la police politique du Vatican. Et en plus, vous vous appelez Juste Pape. C’est drôle ça ! Savez-vous que j’ai écrit, dernièrement, l’histoire de « La Fille du Pape »[9], la dénommée Lucrèce Borgia, une charmante enfant, n’est-ce pas ?

Oui, c’est signalé dans le dossier. Pour qu’il n’y ait pas d’équivoque, Monsieur Fo, je dois vous préciser que ma mission consiste principalement à révéler les athées avoués et surtout, à faire avouer les athées cachés. En revanche, je ne suis pas compétent pour débusquer les faux athées, comme ce Scalfari[10] ou encore, comme Pitigrilli[11] ou plus complexe, comme Alighiero Tondi[12]. Dans votre cas, il me semble que les choses sont claires : vous êtes un athée confirmé.

Confirmé ? Certainement pas, j’avais refusé la religion depuis bien longtemps avant même l’âge de la confirmation. Athée ? Je ne m’en suis jamais caché, Monsieur l’inquisiteur : ni dans mes spectacles, ni dans mes livres. D’ailleurs, je m’en vais vous dire clairement ce que je pense : « Dieu, c’est de la pure invention. »

J’en ai entendu parler. Il paraît même, Monsieur Fo, que vous le traitez de faussaire, d’escroc, que sais-je ? C’est pour le moins audacieux.

C’est audacieux, sans aucun doute, Monsieur l’inquisiteur ; mais c’est simple à comprendre et pour tout dire, évident quand on y réfléchit. Dès lors, réfléchissons. Donc, le vivant est. Dès lors, l’homme – individu ou espèce – est et existe dès sa naissance. Juste une question préliminaire : Dieu serait-il sans l’homme ? Y aurait-il un Dieu sans l’homme ? Dieu (un Dieu, des Dieux, tous les Dieux, peu importe) n’est pas, il ne peut qu’exister ; cependant, préalablement à son existence, Dieu doit être créé et sauf erreur, il ne peut être créé que par l’imagination de l’homme ; en somme, Dieu est un fantôme. Une fois créé par l’homme, il existe de façon purement fantasmatique. Dieu est une sorte de fuzzy concept, un concept vague, une évanescence céleste ; c’est une excroissance de rêves ou de cauchemars, une entropie de l’esprit humain, qui est lui-même une émanation du cerveau. Concrètement, pour lui donner une existence dans le monde réel, il faut que quelqu’un le fasse exister ; ainsi, Dieu est une marionnette intersidérale et très spécifiquement, un pantin théorique. On peut donc le voir, l’entendre, même si lui ne peut rien dire et d’ailleurs, ne veut rien dire, dans le sens où lui-même n’a aucun sens. Quand il parle, son discours est toujours l’œuvre d’un illusionniste ventriloque.

Oui mais, quand même, Monsieur Fo, dans votre enfance, à l’époque, vous viviez dans une ambiance chrétienne, il me semble. Vous avez dû entendre parler de Dieu et y croire, au moins un peu, un petit moment ; y croire comme au Père Noël, en quelque sorte.

De fait, j’ai entendu parler de Dieu dans ma prime enfance ; dans le village où on vivait, il était fort apprécié et on en parlait tout le temps et même plus souvent que du Père Noël, qui comme vous le savez est un travailleur saisonnier, une sorte de réfugié commis aux livraisons nocturnes. Mais moi, même enfant, je n’y croyais pas. Ni à ce Dieu des vieux du village, ni au Père Noël ; pour ce dernier, je faisais semblant d’y croire pour les cadeaux. Tout ça, c’était pour moi une sorte de folklore, un bienheureux mensonge, un jeu de complicité de la légende, de la culture populaire. Maintenant, le Père Noël, c’est devenu une vaste entreprise commerciale, qui étend son empire, qui se démultiplie impudemment en publicité et qui livre à domicile, sans plus passer par les cheminées ; d’ailleurs, il n’y en a plus. Du coup, ça n’a plus le goût de l’enfance. Pour en revenir à Dieu et à la religion, à l’époque, tout le village baignait dedans. On avait droit aux aventures de Jésus, toutes depuis avant sa naissance jusqu’après sa mort, à l’invraisemblable histoire de sa mère vierge, à l’incroyable crédulité de son père putatif, d’ailleurs, vous savez, chez nous, on dit d’un cocu que c’est un Joseph, et puis, cet archange Gabriel qui apportait le message, on se demande quoi, peut-être qu’il était employé à la poste. D’ailleurs, vous savez bien que ce Gabriel est le saint patron des facteurs. On se posait toutes ces questions entre gamins ; toutes ces histoires venues de pays lointains, ça nous amusait beaucoup, mais on ne disait rien aux adultes, c’était trop risqué. On a tous grandi comme ça, avec ce non-dit, dans une atmosphère de dissimulation et de mensonge. À la vérité, le monde se divisait en deux groupes, il y avait ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas[13]. Avec un père socialiste, j’ai toujours fait partie du second groupe.

Oui, je vois, les enfants au village, dit l’inquisiteur. Mais au-delà ?

Oh, c’était pareil dans tout le pays, Monsieur l’inquisiteur. En ce temps-là, il valait mieux ne pas se faire remarquer. Nous étions coincés entre d’un côté, le catéchisme de l’Église et l’Action catholique et de l’autre, la doxa du Parti National Fasciste et les réunions des balillas[14]. C’était l’époque où le concordat avait été signé entre le Vatican et le fascisme : Dieu avait vendu – très, très cher – son âme au Duce et en échange, Mussolini a vendu l’Italie au Vatican. On en est toujours là et le pire, c’est qu’on revitalise ce vieux démon, on l’entretient. Chaque année, ce sont des milliards qui sont extorqués au profit de l’Église catholique, sans compter qu’on intoxique de religion quasiment tous les enfants des écoles. Et puis, tout le reste. À la télévision, on voit sans cesse des curés, des prêtres, des sœurs, des monsignori. Et on y ressert à tout bout de champ le Pape et son double. Vraiment, tout le pays baigne dedans.

Mais Dieu lui-même, Monsieur Fo, qu’en dites-vous ?

Oh, Dieu ! Quelle invention ! C’est la plus grande invention de l’Histoire, de l’Histoire humaine, s’entend, car pour tout le reste, il n’existe même pas. Prenez la planète, notre bonne planète ou tout l’univers ou votre chat. Pour eux, Dieu n’existe tout simplement pas et tous s’en foutent complètement. Mais chez les hommes, enfin, ceux de nos régions, Dieu existe dans une sorte de vide spirituel, un monde particulier, impalpable et depuis lors, il s’invente au jour le jour et il en remet tant et plus. Dieu est une hypertrophie de lui-même, il gonfle, il gonfle comme un Zeppelin. Il abuse et il use de mille et mille subterfuges. C’est un grand illusionniste, un gigantesque enchanteur et de génie encore bien. Dieu, c’est le génie sorti de la théière bleue qui gravite dans l’espace, sauf que c’est Lord Russell[15] qui raconte l’histoire d’Aladin.

Quoi ? Que dites-vous, Monsieur Fo, Dieu serait une baudruche, un faussaire, un illusionniste, une marionnette, un génie des Mille et Une étoiles ? Sorti d’une théière bleue, dans l’espace ? Mais personne n’a jamais vu cette théière…

Oh, Monsieur l’inquisiteur, c’est comme Dieu, personne ne l’a jamais vu non plus. Mais pour la théière, si on ne peut la voir, c’est parce qu’elle est toute petite et qu’elle gravite fort loin. Par ailleurs, on pourrait dire que c’est d’elle qu’est sorti le big bang, et qui pourrait prouver le contraire ? Alors voyez. C’est fantastique, c’est aberrant, n’est-ce pas ? D’accord, c’est une métaphore, une image, une vue de l’esprit, mais enfin, ce n’est pas moins invraisemblable qu’un Père éternel qui nous surveillerait, qui jugerait nos moindres gestes, qui espionnerait nos relations, y compris et surtout, les plus intimes et qui quand on serait dans la merde, nous y laisserait et nous promettrait tout ce qu’on voudrait, mais toujours après.

Mais, Monsieur Fo, il y a quand même le miracle, le miracle de la vie qui est l’œuvre de Dieu.

Mais, Monsieur l’Inquisiteur, quel miracle ? La vie n’est pas un miracle, c’est un fait réel. S’il y a un miracle, le seul et véritable miracle, c’est que l’humanité a trouvé le moyen de sortir indemne de cette tragi-comédie qu’est l’existence. Jusqu’à présent, en tout cas. Pour la suite, au train où vont les choses, je ne mettrais pas ma main au feu.

Alors, dites-moi Monsieur Fo, vous êtes un homme de théâtre et à ce qu’on me dit, vous vous êtes souvent inspiré de la religion, de ce qu’elle a raconté et finalement, de Dieu.

Ah, Monsieur l’Inquisiteur, le théâtre. Le théâtre, c’est le lieu de l’invention, c’est la scène du monde, c’est le royaume du masque. Et quand comme moi, vous vous inspirez de la culture populaire pour raconter vos histoires, il vous faut puiser dans le réservoir des récits de fiction dont est imprégné le peuple, des histoires qui lui sont familières et qu’il connaît déjà, qu’il reconnaît au passage. Ce qu’on appelle la tradition. C’est la mécanique, la chimie, la biologie du conte ; c’est ainsi qu’il fonctionne. Alors, évidemment, Dieu, la Bible et toutes ses histoires pleines d’horreurs et de fantaisie, pour le théâtre, c’est du pain bénit. C’est pour ça que j’ai fait appel à tout ce folklore. Pour dire la vérité, Dieu est un masque derrière lequel se tient un tyran grotesque, absurde et sanguinaire, une sorte de Père Ubu intemporel, qui réussit à se faire adorer, haïr, vénérer et qui excelle à raconter des contes improbables, à tromper tout le monde. Au fait, à quoi servirait-il autrement ? Dieu avance masqué ; sinon, on ne pourrait pas le voir. En fait, on ne peut jamais voir que le masque ; quand on veut actualiser Dieu, le rendre réel, il faut lui mettre un masque ; plus exactement, pour l’animer, il faut mettre un masque à un figurant.

Mais, Monsieur Fo, que dissimule ce masque, que cache-t-il ?

Vous voulez dire qu’est-ce que ce masque cache ? Mais, Monsieur l’Inquisiteur, il cache sa propre fatuité, sa vacuité irréductible, son mystère grotesque, tout simplement.

Et quel est, selon vous, ce mystère, Monsieur Fo ?

Vous le savez très bien, Monsieur l’Inquisiteur, ce mystère, c’est le néant, car au fond du temple, il n’y a rien. Tenez, je vous propose d’imaginer un spectacle pour découvrir ce qu’il y a en fin de compte. Donc, Dieu avec son masque arrive en scène et commence une danse lente et sensuelle. Par cette exhibition, il doit convaincre de sa réalité et pas question de subterfuge, pas de tentative d’hypnose ou de suggestion, pas de salamalecs, pas d’effet de foule ; rien, il joue tout seul. Dieu en solo sur la scène, un one God show, en quelque sorte. Il doit le faire comme un magicien avec rien dans les mains, rien dans les poches. Alors, il enlève ses ors, il retire ses brocarts et ses soies, il laisse tomber sa robe, c’est le strip-tease de Dieu. Pour finir, il enlève le masque et on découvre le figurant un peu gêné d’être là : c’est le représentant du pouvoir.

Comment se fait-il que Dieu soit le masque du pouvoir ?, dites-le-moi, Monsieur Fo.

Il n’y a aucune raison au pouvoir à part le pouvoir lui-même et cette réalité est proprement indicible, car il y a là un détournement. À l’origine et logiquement, justement, celui qui détient le pouvoir, c’est celui qui peut – qui a la capacité et pour toute la durée où ce pouvoir précis est en action ; j’ajoute et qui fonctionne réellement. Cependant, pour exercer le pouvoir, il faut pouvoir démontrer cette capacité. Mais ce que peut l’un, l’autre ne le peut pas et avoir le pouvoir parce qu’on sait faire quelque chose n’implique pas d’exercer le pouvoir au-delà de cet acte. C’est le cas quand on délègue les pleins pouvoirs pour une action donnée et que, au-delà de cette action, cette personne prétend le conserver et l’étendre. C’est alors qu’intervient le détournement ; il y a captation du pouvoir. Pour justifier et pérenniser la possession du pouvoir, on en attribue l’origine à un tiers extérieur au commun : en l’occurrence, Dieu et on prend soin de le proclamer intouchable, invisible, incommunicable, etc ; en plus, on lui fait dire ce qu’on veut. C’est en cela qu’un Dieu unique, monopolistique, est particulièrement pratique ; surtout, s’il est masqué. Mais il faut imposer son pouvoir et imposer sa Loi et pour cela, il n’y a rien d’aussi efficace que la terreur et le meurtre, ordonnés par lui et commis en son nom. Ajoutez à ça, son immunité céleste et le tour est joué. Tout ceci est fort théorique et il a fallu faire passer le message par un récit. Ce long récit, c’est la Bible.

Ah oui, vous pouvez m’expliquer ça, Monsieur Fo ?

Bien sûr. Regardez ce qu’elle raconte des relations entre ce Dieu, dont je rappelle qu’il est un masque, et les premiers humains. D’abord, il faut noter le côté vraiment fantasmagorique de ces histoires. Passons sur ce conte infantile de la création, digne d’une école maternelle et regardons comment cet aimable vieillard, vindicatif, autoritaire, traite ses « enfants » Adam et Ève. Je résume : comme ils sont un peu autonomes et qu’ils ne respectent pas la ligne du parti qu’il leur a imposée, il les fout à la porte, il les exclut – eux et toute leur descendance, c’est-à-dire qu’il les écarte de l’organe de direction, du pouvoir. En plus, il les rend mortels et les condamne aux travaux forcés. C’est une belle histoire, pratique pour affirmer la prédominance du porteur du masque du pouvoir et justifier la souffrance, le travail et avec ce dernier, l’exploitation.

Avec tout ça, Monsieur Fo, j’imagine que vous ne pensez pas trop à Dieu et à la vie éternelle.

À dire vrai, Monsieur l’Inquisiteur, en dehors des spectacles, je ne fréquente pas beaucoup Dieu et si ce n’était cette récurrente présence religieuse dans toutes les villes et les villages, s’il n’y avait pas cette occupation obsessionnelle des écrans, des journaux et des radios, je ne m’en soucierais pas ; s’il n’y avait pas cette colonisation des écoles et cette domestication religieuse des enfants, je n’aurais rien à redire. Quoique ce pouvoir occulte par le biais du culte et ce détournement des fonds publics me paraissent étrangement similaires à certaines pratiques mafieuses. Et à en croire les repentis, Dieu, c’est le Parrain des parrains. Dans le fond, me direz-vous, Monsieur l’Inquisiteur, c’est le propre du pouvoir. Mais qu’est donc alors, le sale ? Finalement, vous me le donnez mon certificat d’athéisme ?

Vous savez, Monsieur Fo, je ne peux pas vous décerner un certificat d’athéisme, car ce n’est pas moi qui conclus. Je transmets le dossier à ceux qui ont autorité pour le faire.

Alors, Monsieur l’Inquisiteur, faites ce que vous avez à faire. Quant à moi, je garderai le souvenir de cet étrange entretien. Je vous salue bien bas.


Notes

  1. Dario Fo ↑
  2. Apocryphe  : selon l’Académie (1986), « textes dont l’authenticité n’est pas établie » ou mieux encore, l’Académie (1798 et 1835) « Terme pris de la langue Grecque, dans laquelle il signifie, Inconnu, caché. Il n’a d’usage dans notre Langue, qu’en parlant des Livres & des Écrivains dont l’autorité est douteuse. » ↑
  3. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac ↑
  4. Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  5. Sophie de Villeneuve, interview de Gérard Billon, directeur des Cahiers évangiles, professeur à l’Institut catholique de Paris. Propos recueillis par Sophie de Villeneuve dans l’émission Mille questions à la foi sur Radio Notre-Dame. in « Les apocryphes, qu’est-ce que c’est ? » (site de La Croix) – notamment : « Les livres du Nouveau Testament sont tous attribués à des chrétiens de première ou de la deuxième génération. Parfois, nous le savons aujourd’hui, cette attribution est un peu fictive. La lettre de Pierre, par exemple, n’est probablement pas de l’apôtre lui-même. Et pourtant elle a une très grande valeur. » ↑
  6. Dario Fo et Giuseppina Manin, Dario e Dio, Guanda, Parma, 2016, 171p. ↑
  7. OVRAAR  : voir note dans Carlo Levi ↑
  8. Réplique de Pierre Dac à Francis Blanche : « Votre Sérénité, pouvez-vous me dire, S’il vous plaît… ? – Oui ! – Euh ! – Quoi ? – Qu’est-ce que vous pouvez me dire ? – Je peux vous dire que vous ne savez plus votre texte. ». dans Le Sar Rabindranath Duval ↑
  9. Dario Fo, La Fille du pape (La Figlia del Papa, Chiarelettere, Milano, 2014), traduction : Camille Paul, Grasset, Paris, 2015, 288 p. ↑
  10. Voir https ://www.athees.net/le-cabinet-du-docteur-scalfari/ ↑
  11. Pitigrilli, alias Dino Segre, indicateur de l’Ovra (police politique fasciste), athée converti par Padre Pio. ↑
  12. Alighiero Tondi, jésuite apostat, communiste, reconverti jésuite. ↑
  13. Louis Aragon, « La Rose et Réséda », in La Diane française, Seghers, 1944 ↑
  14. Balilla : L’Opera Nazionale Balilla (en français l’Œuvre Nationale Balilla) était l’organisation de jeunesse mise en place en 1926 sous le régime fasciste italien. ↑
  15. Bertrand Russell, voir La Théière de Russell. ↑
Tags : athée athéisme comédie Dario Fo dieu écrivain Juste Lipse liberté

La Confession libertaire de Michel Bakounine

Posté le 18 mai 2019 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Comme dans les précédentes entrevues fictives[1] un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier de l’inquisiteur de faire parler les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Michel Bakounine, né Mikhaïl Alexandrovitch Bakounine à Priamoukhino (Russie) en 1814 et mort à Berne (Suisse) en 1876, est un révolutionnaire du XIXe siècle. De son œuvre, on retient ici spécifiquement, « Dieu et l’État. » (1882)[3].

Bonjour, Monsieur Bakounine. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[4] en mission spéciale. Vous êtes bien Michel Bakounine, le révolutionnaire ?

Oui, Monsieur, je suis bien Michel Bakounine, libertaire, révolutionnaire et pour tout dire, anarchiste.

Hum, je vois, dit Juste Pape. Cependant, j’aimerais savoir si c’est bien vous l’auteur de ce brûlot athée qui s’intitule « Dieu et l’État ».

Évidemment, qui d’autre ?

Laissez-moi vous dire, Monsieur Bakounine, qu’ici, je ne vous demanderai pas de me parler comme à votre confesseur, même si je sais que durant votre vie vous avez répondu à pareille sollicitation du Tsar Nicolas Ier et que lui avez-vous dit ?

Cette pseudo-confession m’avait été, en quelque sorte, imposée alors que j’étais enfermé dans la forteresse Pierre et Paul, qu’on quittait rarement vivant ; c’était en 1851. En résumé, le comte Orlov, ministre de l’Intérieur, est venu dans ma cellule et m’a dit : « Écrivez au Souverain comme si vous parliez à votre confesseur », et ainsi, j’avais écrit à l’Empereur : « Je me confesserai à Vous comme à un père spirituel… »[5] Cette confession, qui racontait mes aventures révolutionnaires en Europe les années précédentes, m’a permis d’échapper à la forteresse. On m’exila en Sibérie ; de là, je m’échappai par l’Océan, ensuite, j’ai traversé les États-Unis et par l’autre Océan, je suis revenu en Europe pour reprendre la lutte. Si vous avez le temps, vous pouvez lire cette confession, mais vous n’apprendrez pas grand-chose sur le sujet qui vous intéresse. Il n’y a là que le récit d’une errance en quête de révolutions, qui toutes, de mon point de vue, ont échoué.

Oui, mais cette confession, vous l’avez quand même faite, Monsieur Bakounine.

Certainement et par écrit, encore bien. Mais ne pas la faire, c’était sortir de là les pieds devant en chantant sous mes planches « Merde au Tsar ! »[6] ; ça m’aurait fait une belle fin de martyr, mais j’avais déjà perdu la vocation.

Soit. Monsieur Bakounine, il est dit dans mon dossier que vous êtes né en Russie de famille noble et qu’il y avait parmi les plus proches parents un ministre des Affaires étrangères du Tsar, que votre père lui-même fut un personnage important et termina son existence dans ses propriétés au milieu de ses serfs, en les traitant toutefois avec beaucoup de compassion.

Ce n’est pas inexact.

Alors, Monsieur Bakounine, selon mes informations, dans votre jeunesse à Priamoukhino, quand vous viviez chez votre père, vous étiez fort chrétien et même, dit-on, assez mystique.

En effet, j’ai vécu ma première jeunesse chez mon père dans le grand domaine de Priamoukhino, avec toute la famille, ma mère et mes huit frères et sœurs. La grande maison était entourée d’un parc, de champs, de forêts ; une rivière passait tout près. L’hiver, on vivait en ville à Tver ; pour ce qui est de l’éducation, notre père n’était pas trop sévère, tout comme nos précepteurs. Cependant, malgré le fait qu’il était assez moderne pour l’époque, qu’il avait été diplomate en Europe, notamment à Paris où il avait lu les Encyclopédistes, nous vivions dans une famille patriarcale, théologique et sacrée[7].

Certes, Monsieur Bakounine, mais la religion ?

Oh, la religion, on en avait parce que tel était l’usage à l’époque là-bas en Russie. Évidemment, il s’agit de la religion orthodoxe, mais elle se réfère aussi au Dieu du Christ ; à la maison, tout le monde croyait, mais sans trop se conformer aux rigueurs et aux rites de l’Église ; on était, disons, pieux, comme les Russes de ce temps-là.

Mais, vous, personnellement, vous étiez croyant ?

Ma réponse est nettement oui. Oui, j’étais croyant, pieux et fort confiant dans ce que j’appelais alors le Sauveur. Voici une phrase d’une lettre à mon père qui résume assez bien ce que je pensais alors : « Tout le but de l’éducation chrétienne vise à doter l’homme d’une seconde naissance spirituelle afin, comme l’a dit le Sauveur, de développer en lui une vie autonome et libre qui le préparera à la rude carrière de la vie, à supporter toutes les douleurs et toutes les souffrances qu’il ne manquera pas d’y rencontrer. »[8] J’étais, je pense, ce qu’on pourrait appeler un bon chrétien. En somme, je vivais dans « l’amour pour Dieu » en dehors duquel tout me paraissait « fantomatique » et « insignifiant ».

Monsieur Bakounine, vous avez étudié la philosophie ?

C’est exact. Mon père m’avait envoyé à l’École d’Artillerie de Saint-Pétersbourg, Je suis sorti officier, puis, j’ai démissionné dès que j’ai pu pour faire des études de philosophie, qui m’ont conduit en Allemagne où j’ai fait partie de ces philosophes connus sous le nom d’hégéliens. C’est évidemment là, entre Feuerbach et surtout, Max Stirner, que j’ai quitté les rivages religieux et que j’ai perdu de vue Dieu et tous ses nuages, jusque et y compris, ceux où on le remplace par l’une ou l’autre entité tout aussi mythique. C’est alors qu’a pris forme ma conception du monde, où Dieu est ramené à sa silhouette de fantôme et la religion à une escroquerie.

Nous y voilà, dit Juste Pape. Vous n’êtes pas resté le bon chrétien des origines, vous êtes devenu anarchiste.

C’est vrai, mais je n’ai pas toujours été anarchiste : j’étais démocrate révolutionnaire dans les années 1840, puis partisan de l’émancipation des Slaves d’Europe centrale, je ne me suis converti au socialisme libertaire et à l’anarchisme qu’à partir de 1864 – voire plus tard.[9]

On me dit Monsieur Bakounine que vous seriez devenu matérialiste, que vous considéreriez que l’homme est un produit de la matière ?

Certainement, je suis persuadé que l’homme n’est comme toutes les autres choses qui existent dans le monde, rien que matière, rien qu’un produit de cette vile matière. (7)[10]

Alors, Monsieur Bakounine, dois-je comprendre que vous êtes de ces gens qui pensent que l’homme est un animal, une sorte particulière de primate, de singe anthropoïde, de gorille, que sais-je ?

En effet, je pense à peu près ça et je sais qu’à présent, tous les zoologues sérieux le confirmeront. Oui, nos premiers ancêtres, nos Adams et Èves, furent, sinon des gorilles, au moins des cousins très proches du gorille, des omnivores, des bêtes intelligentes et féroces, douées de la faculté de pensée et de la faculté, du besoin de se révolter (9).

Et Dieu dans tout ça ? Monsieur Bakounine, qu’en dites-vous ?

Oh ! Des Dieux, il y en eut tellement, mais celui qui vous intéresse, votre Dieu, celui de la Bible, Jéhovah, de tous les dieux qui ont jamais été adorés par les hommes est le plus jaloux, le plus vaniteux, le plus féroce, le plus injuste, le plus sanguinaire, le plus despote et le plus ennemi de la dignité et de la liberté humaines (9-10).

Non seulement, vous êtes anarchiste, matérialiste, athée et je suppose que vous avez une opinion positive de Satan, on dit que vous l’appelez l’éternel révolté. J’avais parlé de lui avec Mark Twain[11].

Quand on parle de Satan, il faut être clair et dire primo que tout comme Dieu, Satan ne saurait exister, du simple fait que ni l’un ni l’autre n’existent. Toutefois, si on le considère comme un personnage métaphorique, une entité imaginaire, alors, pour moi, Satan, c’est l’éternel révolté, le premier libre penseur et l’émancipateur des mondes. Il fait honte à l’homme de son ignorance et de son obéissance bestiales ; il l’émancipe en le poussant à désobéir et à manger le fruit de la science (10).

Ainsi, Monsieur Bakounine, vous qui étiez si chrétien, vous faites fi de la rédemption.

La rédemption ? La rédemption, je vais vous dire la rédemption… dans le Paradis promis par le Christ, ce que j’en pense ? Bof… Tout ça, ce sont des contes absurdes, des doctrines monstrueuses qu’on enseigne dans toutes les écoles populaires sur l’ordre exprès des gouvernements. On appelle ça civiliser les peuples ! (11)

Que pensez-vous du christianisme et de l’Église ?

Pendant des siècles, le christianisme, armé de la toute-puissance de l’Église et de l’État, et sans concurrence aucune de la part de qui que ce fût, put dépraver, abrutir et fausser l’esprit de l’Europe et encore aujourd’hui. L’Église seule pensait, elle seule parlait, écrivait, elle seule enseignait. La croyance en Dieu, esprit pur et créateur du monde, et la croyance en l’immortalité de l’âme restèrent intactes (89). C’est ainsi que cette entreprise de domination et domestication des gens se perpétue.

Et la foi, Monsieur Bakounine, qu’en dites-vous ?

La foi ? C’est une idiotie. En gros, Dieu est mystère et ce mystère est inexplicable, c’est-à-dire qu’il est absurde… Quiconque en a besoin doit renoncer à sa raison et répéter avec Tertullien et tous les croyants : « Je crois en ce qui est absurde ». Alors, toute discussion cesse, et il ne reste que la stupidité triomphante de la foi (14-15). Mais il n’y a pas de mystère divin, Dieu est un pantin inventé par l’homme et encore, par certains hommes et dans leur intérêt. Qui sont ces hommes ? Des riches et des puissants qui pour assurer leur domination, leur pouvoir, leur richesse font depuis tant de temps, la guerre aux pauvres. C’est ainsi que prêtres, monarques, hommes d’État, hommes de guerre, financiers publics et privés, fonctionnaires de toutes sortes, policiers, gendarmes, geôliers et bourreaux, monopoleurs, capitalistes, pressureurs, entrepreneurs et propriétaires, avocats, économistes, politiciens de toutes les couleurs, jusqu’au dernier vendeur d’épices, tous répéteront à l’unisson ces paroles de Voltaire :« Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Car, vous comprenez, il faut une religion pour le peuple. C’est la soupape de sûreté (16-17). Dans ces conditions, je suis très hostile à l’idée même de foi.

Inventer Dieu ? Monsieur Bakounine, que dites-vous là ? C’est impossible vu que Dieu est là depuis toujours.

Monsieur l’Inquisiteur, ce Dieu qui est là depuis toujours, c’est le vieux tour de passe-passe de la preuve par l’ancienneté, par l’universalité de cette croyance en Dieu. Car le consentement universel, l’adoption universelle et antique d’une idée ont été considérés comme la preuve la plus victorieuse de sa vérité. Et puisqu’il a été constaté que tous les peuples croient en l’existence de Dieu, il est évident que ceux qui ont le malheur d’en douter sont des exceptions anormales, des monstres. Et pourquoi ? Pourquoi l’antiquité d’une croyance serait contre toute science et contre toute logique, une preuve de sa vérité. Jusqu’au siècle de Galilée et de Copernic, tout le monde croyait que le soleil tournait autour de la Terre. Tout le monde ne s’était-il pas trompé ? Qu’y a-t-il de plus antique et de plus universel que l’esclavage ? Que l’anthropophagie ? L’argumentation des avocats de Dieu ne vaut rien (18-20).

Et alors ? Monsieur Bakounine, si Dieu ne vaut rien, quoi d’autre ?

Du moment qu’on accepte l’origine animale de l’homme, tout s’explique. (21) L’homme, comme toute chose dans le monde, est un être complètement matériel. L’esprit, la faculté de penser, l’intelligence en un mot, cet unique créateur de tout notre monde idéal, est une propriété du corps animal et notamment de l’organisation toute matérielle du cerveau. (79) Mais il nous faut comprendre d’où est venue cette idée de Dieu. C’est dans l’intérêt de la santé de notre propre esprit qu’il faut comprendre comment l’idée de Dieu a germé dans la conscience des hommes, car nous aurons beau nous dire et nous croire athées, nous courrons toujours le risque de retomber tôt ou tard dans l’abîme de l’absurdité religieuse. (23)

Que dites-vous de la religion, de Dieu et de l’homme ?

Prenez un fou : quel que soit l’objet spécial de sa folie, vous trouverez que l’idée obscure et fixe qui l’obsède lui paraît la plus naturelle du monde. Eh bien, la religion est une folie collective, d’autant plus puissante qu’elle est une folie traditionnelle et que son origine se perd dans l’antiquité la plus reculée. Comme folie collective, elle s’est incarnée dans la société. Tout homme en est enveloppé depuis sa naissance, il la suce avec le lait de sa mère, l’absorbe avec tout ce qu’il entend, tout ce qu’il voit. Il en a été si bien nourri, empoisonné, pénétré dans tout son être que plus tard, il a besoin de faire des efforts inouïs pour s’en délivrer (82). Car, une fois le monde surnaturel, le monde divin, bien établi dans l’imagination traditionnelle des peuples, le développement des différents systèmes religieux suit son cours naturel et logique. C’est ainsi que la folie collective et historique qui s’appelle religion s’est développée depuis le fétichisme, en passant par tous les degrés du polythéisme, jusqu’au monothéisme chrétien (83). Cette divine folie fut passionnément acceptée par les simples, les ignorants et les pauvres d’esprit. En effet, il fallait un bien profond mécontentement de la vie, une bien grande soif du cœur et une pauvreté à peu près absolue de l’esprit pour accepter l’absurdité chrétienne, de toutes les absurdités religieuses la plus monstrueuse (86). Est-il besoin de rappeler combien et comment les religions abêtissent et corrompent les peuples ? Elles tuent en eux la raison et les réduisent à l’imbécillité. Elles tuent l’humaine fierté et l’humaine dignité (26). Toutes les religions sont cruelles, toutes sont fondées sur le sang et dans ce sanglant mystère, l’homme est toujours la victime et le prêtre est le divin bourreau (27).

Et que dites-vous des rapports de Dieu et de l’homme ?

C’est une manière biaisée de poser la question. Vous semblez poser comme principe que Dieu existe, mais ce n’est pas le cas dans le réel. Cependant, je vais montrer où mène votre question. Si on suppose que Dieu existe, alors, Dieu étant le maître, l’homme est l’esclave. Esclaves de Dieu, les hommes doivent l’être aussi de l’Église et de l’État, en tant que ce dernier est consacré par l’Église (25). Mais si Dieu est, l’homme est esclave ; or, l’homme peut, doit être libre, donc Dieu n’existe pas (26) et si Dieu existait, il n’y aurait pour lui qu’un seul moyen de servir la liberté humaine, ce serait de cesser d’exister ; sinon, il faudrait le faire disparaître. (29)

Mais enfin, Monsieur Bakounine, si Dieu n’existe pas, que devient l’Autorité ?

La liberté de l’homme consiste uniquement en ceci qu’il obéit aux lois naturelles parce qu’il les a reconnues lui-même comme telles, et non parce qu’elles lui ont été imposées par une volonté étrangère, divine ou humaine, collective ou individuelle, quelconque. (32) Dès lors, je rejette l’autorité pour l’autorité. Est-ce à dire que je repousse toute autorité ? Loin de moi cette pensée. Lorsqu’il s’agit de bottes, j’en réfère au cordonnier et si je m’incline devant l’autorité des spécialistes, c’est parce que cette autorité ne m’est imposée par personne, ni par les hommes ni par Dieu. Autrement, je les repousserais avec horreur et j’enverrais au diable leurs conseils, leur direction et leur science, certain qu’ils me feraient payer par la perte de ma liberté et de ma dignité humaines les bribes de vérité qu’ils pourraient me donner. (35) En somme, si je reconnais l’autorité de la science, je repousse l’infaillibilité et l’universalité des représentants de la science. (37)

Ce serait donc la science en lieu et place de la religion et de Dieu ?

Vous avez, Monsieur l’Inquisiteur, de ces manières de présenter les choses ; vous déformez d’avance mes réponses. En un mot, la science est la boussole de la vie. La vie est toute fugitive et passagère, mais aussi toute palpitante de réalité et d’individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d’aspirations, de besoins et de passions. C’est elle seule qui, spontanément, crée les choses et tous les êtres réels ; il en résulte que la science a pour mission unique d’éclairer la vie, non de la gouverner. (64-65) Dès lors, il faut répandre à pleines mains l’instruction et transformer toutes les églises, tous ces temples dédiés à la gloire de Dieu et à l’asservissement des hommes, en autant d’écoles d’émancipation humaine. Pour qu’elles deviennent d’émancipation, il faudra en éliminer avant tout cette fiction de Dieu, l’asservisseur éternel et absolu ; et il faudra fonder toute l’éducation sur le développement scientifique de la raison, non sur celui de la foi, sur le développement de la dignité et de l’indépendance personnelles non sur celui de la piété et de l’obéissance et avant tout, sur le respect humain qui doit remplacer en tout et partout le culte divin (46).

Monsieur Bakounine, à propos d’éternité, comment voyez-vous l’avenir de l’homme ?

Ce qu’il y a de permanent ou de relativement éternel dans les hommes réels, c’est le fait de l’humanité qui, en se développant constamment passe, toujours plus riche, d’une génération à l’autre. Je dis relativement éternel, parce qu’une fois notre planète détruite – et elle ne peut manquer d’être détruite ou de se détruire tôt ou tard ; une fois que notre planète se sera décomposée et dissoute, pour servir sans doute d’élément à quelque formation nouvelle dans le système de l’univers, le seul réellement éternel, qui sait ce qu’il adviendra de tout notre développement humain ? Comme cette dissolution est immensément éloignée de nous, nous pouvons bien considérer relativement à la vie humaine si courte, l’humanité comme éternelle (63).

J’en ai fini, Monsieur Bakounine. Je ne peux évidemment pas vous communiquer mes conclusions. Elles sont pour ma hiérarchie. Avez-vous quelque chose à ajouter ?

Monsieur l’Inquisiteur, j’ai pitié de vous et je vous souhaite « ni Dieu, ni Maître »[12].


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac.↑
  2. Blanche Francis, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).↑
  3. On lira avec intérêt la biographie : Kaminski Hanns-Erich, Michel Bakounine, La vie d’un révolutionnaire, Les Belles Lettres, Paris, 2014, 312 p.↑
  4. OVRAAR : organisme secret à vocation de police politique, dont le nom est un sigle dont le nom de baptême est calqué pour partie sur celui de l’Ovra, dont l’historien Luigi Salvatorelli indique qu’il pourrait signifier : « Opera Volontaria di Repressione Antifascista, appellation ayant la vertu d’en souligner le caractère volontaire et son fonctionnement par la délation, et donc propre à bien faire comprendre aux opposants qu’ils risquaient de buter à tout moment sur quelque agent fasciste volontaire vêtu en bourgeois », et pour la fin sur celui de l’UAAR (Unione degli Atei e Agnostici razionalisti – Union des Athées et Agnostiques rationalistes italiens), gens qu’il s’agit de surveiller et éventuellement, de réprimer.↑
  5. Michel Bakounine, Confession, Le Passager clandestin, Neuville-en-Champagne, 2013, 211 p., p.31.↑
  6. « Merde au Tsar ! » renvoie au poème de Pierre Seghers, mis en musique et chanté par Léo Ferré : « Merde à Vauban ! ».↑
  7. Jean-Christophe Angaut, Amour et mariage chez Bakounine, Un blog de l’Atelier de création libertaire V2, 2010.↑
  8. Ibid.↑
  9. Jean-Christophe Angaut, Petit, Bakounine était-il de droite ?, Un blog de l’Atelier de création libertaire V2, 2017.↑
  10. Michel Bakounine, Dieu et l’État, Mille et une Nuits, Arthème Fayard, Paris, 2000, 119 p., les chiffres entre parenthèses renvoient au numéro de page dans l’ouvrage.↑
  11. Valdo, Marco M.I., La Plume de Satan, ABA, 2018.↑
  12. Léo Ferré, Ni Dieu ni Maître, 1964.↑
Tags : anarchisme athée athéisme Bakounine dieu écrivain État Juste Pape liberté révolution

Dernière Newsletter
31/10/2022 - Newsletter N°39
23/10/2022 - Newsletter N°38
26/09/2022 - Newsletter N°37
30/06/2022 - Newsletter N°36

Articles récents

  • Sainte Marie, mère de Dieu, protégez-nous de l’athéisme
  • Dieu et la science : les preuves à l’épreuve
  • Au-delà de l’Ubuntu
  • Une Église en soins palliatifs
  • L’HISTOIRE VRAIE DE mohamED

Notre chaine YouTube

https://www.youtube.com/c/Atheesdebelgique/playlist

« Surréalisme et athéisme en Belgique », une conférence de Christine Béchet

https://www.youtube.com/watch?v=0DmbhFp-3nY&t=732s

« Laïcité et ré-islamisation en Turquie » par Bahar Kimyongür (avec illustrations et questions/réponses)

https://www.youtube.com/watch?v=eg4oVSm322Y&t

L’athéisme est il une religion ? Par Jean-Michel Abrassart

https://www.youtube.com/watch?v=1exjhF1LaFw&t

« Laïcité et athéisme » une conférence de Véronique De Keyser

https://www.youtube.com/watch?v=I1wByrcVbaA&t

« Athéisme et (in)tolérance » une conférence de Patrice Dartevelle

https://www.youtube.com/watch?v=hzgWQoOtsqI

« Athéisme et enjeux politiques » une conférence de Serge Deruette

https://www.youtube.com/watch?v=bYTzQOLBO9M&t=3s

Catégories

  • Agnosticisme
  • Anticléricalisme
  • Arts
  • Arts, Culture
  • Athéisme
  • Autres
  • Conférence
  • Coronavirus
  • Croyances
  • Direct
  • Edition
  • Enseignement
  • Evenements ABA
  • Histoire
  • Humanisme
  • Irrationalisme
  • Laïcité
  • Libre arbitre
  • Libre pensée
  • Littérature
  • Livre
  • Lois divines
  • Matérialisme
  • Modernité/Postmodernité
  • Nécrologie
  • Non classé
  • Nos articles
  • Pandémie
  • Philosophie
  • Pseudo-sciences
  • Religion
  • Revue
  • Sciences
  • Section ABA en Belgique
  • Sociologie
  • Vidéos
  • 1
  • 2
  • Next

Mots-clés

ABA anticléricalisme Association athée athée athée caché athéisme Big Bang Caroline SÄGESSER catholicisme chansons athées chants athées conférence coran croyance croyances création Darwin dieu foi histoire des idées humanisme islam ISLAMOPHOBIE Italie Juste Pape laïcité libre-pensée Lumières Meslier mort Paradis patrice dartevelle Philosophie physique Pierre Gillis rationalisme religion religions révolution science Science-fiction sens de la vie serge deruette États-Unis écrivain

Libre pensée

  • Fédération nationale de la libre pensée
  • Libres penseurs athées

Lien Scepticisme

  • Lazarus Mirages
  • Observatoire zététique de Grenoble
  • Scepticisme Scientifique
  • skeptico.blogs.com

Liens Atheisme

  • Amicale athée
  • Atheisme Canada
  • Athéisme internationale
  • Atheisme.free.fr
  • Atheisme.org
  • Dieu n'existe pas
  • Fédération nationale de la libre pensée
  • Front des non-croyants
  • Libres penseurs athées
  • Union des athées

Liens Science

  • Lazarus Mirages
  • Observatoire zététique de Grenoble
  • Scepticisme Scientifique
  • skeptico.blogs.com

Philosophie

  • Atheisme.org
  • Libres penseurs athées

Méta

  • Inscription
  • Connexion
  • Flux des publications
  • Flux des commentaires
  • Site de WordPress-FR
© Les Athées de Belgique