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La Confession libertaire de Michel Bakounine

Posté le 18 mai 2019 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Comme dans les précédentes entrevues fictives[1] un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier de l’inquisiteur de faire parler les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Michel Bakounine, né Mikhaïl Alexandrovitch Bakounine à Priamoukhino (Russie) en 1814 et mort à Berne (Suisse) en 1876, est un révolutionnaire du XIXe siècle. De son œuvre, on retient ici spécifiquement, « Dieu et l’État. » (1882)[3].

Bonjour, Monsieur Bakounine. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[4] en mission spéciale. Vous êtes bien Michel Bakounine, le révolutionnaire ?

Oui, Monsieur, je suis bien Michel Bakounine, libertaire, révolutionnaire et pour tout dire, anarchiste.

Hum, je vois, dit Juste Pape. Cependant, j’aimerais savoir si c’est bien vous l’auteur de ce brûlot athée qui s’intitule « Dieu et l’État ».

Évidemment, qui d’autre ?

Laissez-moi vous dire, Monsieur Bakounine, qu’ici, je ne vous demanderai pas de me parler comme à votre confesseur, même si je sais que durant votre vie vous avez répondu à pareille sollicitation du Tsar Nicolas Ier et que lui avez-vous dit ?

Cette pseudo-confession m’avait été, en quelque sorte, imposée alors que j’étais enfermé dans la forteresse Pierre et Paul, qu’on quittait rarement vivant ; c’était en 1851. En résumé, le comte Orlov, ministre de l’Intérieur, est venu dans ma cellule et m’a dit : « Écrivez au Souverain comme si vous parliez à votre confesseur », et ainsi, j’avais écrit à l’Empereur : « Je me confesserai à Vous comme à un père spirituel… »[5] Cette confession, qui racontait mes aventures révolutionnaires en Europe les années précédentes, m’a permis d’échapper à la forteresse. On m’exila en Sibérie ; de là, je m’échappai par l’Océan, ensuite, j’ai traversé les États-Unis et par l’autre Océan, je suis revenu en Europe pour reprendre la lutte. Si vous avez le temps, vous pouvez lire cette confession, mais vous n’apprendrez pas grand-chose sur le sujet qui vous intéresse. Il n’y a là que le récit d’une errance en quête de révolutions, qui toutes, de mon point de vue, ont échoué.

Oui, mais cette confession, vous l’avez quand même faite, Monsieur Bakounine.

Certainement et par écrit, encore bien. Mais ne pas la faire, c’était sortir de là les pieds devant en chantant sous mes planches « Merde au Tsar ! »[6] ; ça m’aurait fait une belle fin de martyr, mais j’avais déjà perdu la vocation.

Soit. Monsieur Bakounine, il est dit dans mon dossier que vous êtes né en Russie de famille noble et qu’il y avait parmi les plus proches parents un ministre des Affaires étrangères du Tsar, que votre père lui-même fut un personnage important et termina son existence dans ses propriétés au milieu de ses serfs, en les traitant toutefois avec beaucoup de compassion.

Ce n’est pas inexact.

Alors, Monsieur Bakounine, selon mes informations, dans votre jeunesse à Priamoukhino, quand vous viviez chez votre père, vous étiez fort chrétien et même, dit-on, assez mystique.

En effet, j’ai vécu ma première jeunesse chez mon père dans le grand domaine de Priamoukhino, avec toute la famille, ma mère et mes huit frères et sœurs. La grande maison était entourée d’un parc, de champs, de forêts ; une rivière passait tout près. L’hiver, on vivait en ville à Tver ; pour ce qui est de l’éducation, notre père n’était pas trop sévère, tout comme nos précepteurs. Cependant, malgré le fait qu’il était assez moderne pour l’époque, qu’il avait été diplomate en Europe, notamment à Paris où il avait lu les Encyclopédistes, nous vivions dans une famille patriarcale, théologique et sacrée[7].

Certes, Monsieur Bakounine, mais la religion ?

Oh, la religion, on en avait parce que tel était l’usage à l’époque là-bas en Russie. Évidemment, il s’agit de la religion orthodoxe, mais elle se réfère aussi au Dieu du Christ ; à la maison, tout le monde croyait, mais sans trop se conformer aux rigueurs et aux rites de l’Église ; on était, disons, pieux, comme les Russes de ce temps-là.

Mais, vous, personnellement, vous étiez croyant ?

Ma réponse est nettement oui. Oui, j’étais croyant, pieux et fort confiant dans ce que j’appelais alors le Sauveur. Voici une phrase d’une lettre à mon père qui résume assez bien ce que je pensais alors : « Tout le but de l’éducation chrétienne vise à doter l’homme d’une seconde naissance spirituelle afin, comme l’a dit le Sauveur, de développer en lui une vie autonome et libre qui le préparera à la rude carrière de la vie, à supporter toutes les douleurs et toutes les souffrances qu’il ne manquera pas d’y rencontrer. »[8] J’étais, je pense, ce qu’on pourrait appeler un bon chrétien. En somme, je vivais dans « l’amour pour Dieu » en dehors duquel tout me paraissait « fantomatique » et « insignifiant ».

Monsieur Bakounine, vous avez étudié la philosophie ?

C’est exact. Mon père m’avait envoyé à l’École d’Artillerie de Saint-Pétersbourg, Je suis sorti officier, puis, j’ai démissionné dès que j’ai pu pour faire des études de philosophie, qui m’ont conduit en Allemagne où j’ai fait partie de ces philosophes connus sous le nom d’hégéliens. C’est évidemment là, entre Feuerbach et surtout, Max Stirner, que j’ai quitté les rivages religieux et que j’ai perdu de vue Dieu et tous ses nuages, jusque et y compris, ceux où on le remplace par l’une ou l’autre entité tout aussi mythique. C’est alors qu’a pris forme ma conception du monde, où Dieu est ramené à sa silhouette de fantôme et la religion à une escroquerie.

Nous y voilà, dit Juste Pape. Vous n’êtes pas resté le bon chrétien des origines, vous êtes devenu anarchiste.

C’est vrai, mais je n’ai pas toujours été anarchiste : j’étais démocrate révolutionnaire dans les années 1840, puis partisan de l’émancipation des Slaves d’Europe centrale, je ne me suis converti au socialisme libertaire et à l’anarchisme qu’à partir de 1864 – voire plus tard.[9]

On me dit Monsieur Bakounine que vous seriez devenu matérialiste, que vous considéreriez que l’homme est un produit de la matière ?

Certainement, je suis persuadé que l’homme n’est comme toutes les autres choses qui existent dans le monde, rien que matière, rien qu’un produit de cette vile matière. (7)[10]

Alors, Monsieur Bakounine, dois-je comprendre que vous êtes de ces gens qui pensent que l’homme est un animal, une sorte particulière de primate, de singe anthropoïde, de gorille, que sais-je ?

En effet, je pense à peu près ça et je sais qu’à présent, tous les zoologues sérieux le confirmeront. Oui, nos premiers ancêtres, nos Adams et Èves, furent, sinon des gorilles, au moins des cousins très proches du gorille, des omnivores, des bêtes intelligentes et féroces, douées de la faculté de pensée et de la faculté, du besoin de se révolter (9).

Et Dieu dans tout ça ? Monsieur Bakounine, qu’en dites-vous ?

Oh ! Des Dieux, il y en eut tellement, mais celui qui vous intéresse, votre Dieu, celui de la Bible, Jéhovah, de tous les dieux qui ont jamais été adorés par les hommes est le plus jaloux, le plus vaniteux, le plus féroce, le plus injuste, le plus sanguinaire, le plus despote et le plus ennemi de la dignité et de la liberté humaines (9-10).

Non seulement, vous êtes anarchiste, matérialiste, athée et je suppose que vous avez une opinion positive de Satan, on dit que vous l’appelez l’éternel révolté. J’avais parlé de lui avec Mark Twain[11].

Quand on parle de Satan, il faut être clair et dire primo que tout comme Dieu, Satan ne saurait exister, du simple fait que ni l’un ni l’autre n’existent. Toutefois, si on le considère comme un personnage métaphorique, une entité imaginaire, alors, pour moi, Satan, c’est l’éternel révolté, le premier libre penseur et l’émancipateur des mondes. Il fait honte à l’homme de son ignorance et de son obéissance bestiales ; il l’émancipe en le poussant à désobéir et à manger le fruit de la science (10).

Ainsi, Monsieur Bakounine, vous qui étiez si chrétien, vous faites fi de la rédemption.

La rédemption ? La rédemption, je vais vous dire la rédemption… dans le Paradis promis par le Christ, ce que j’en pense ? Bof… Tout ça, ce sont des contes absurdes, des doctrines monstrueuses qu’on enseigne dans toutes les écoles populaires sur l’ordre exprès des gouvernements. On appelle ça civiliser les peuples ! (11)

Que pensez-vous du christianisme et de l’Église ?

Pendant des siècles, le christianisme, armé de la toute-puissance de l’Église et de l’État, et sans concurrence aucune de la part de qui que ce fût, put dépraver, abrutir et fausser l’esprit de l’Europe et encore aujourd’hui. L’Église seule pensait, elle seule parlait, écrivait, elle seule enseignait. La croyance en Dieu, esprit pur et créateur du monde, et la croyance en l’immortalité de l’âme restèrent intactes (89). C’est ainsi que cette entreprise de domination et domestication des gens se perpétue.

Et la foi, Monsieur Bakounine, qu’en dites-vous ?

La foi ? C’est une idiotie. En gros, Dieu est mystère et ce mystère est inexplicable, c’est-à-dire qu’il est absurde… Quiconque en a besoin doit renoncer à sa raison et répéter avec Tertullien et tous les croyants : « Je crois en ce qui est absurde ». Alors, toute discussion cesse, et il ne reste que la stupidité triomphante de la foi (14-15). Mais il n’y a pas de mystère divin, Dieu est un pantin inventé par l’homme et encore, par certains hommes et dans leur intérêt. Qui sont ces hommes ? Des riches et des puissants qui pour assurer leur domination, leur pouvoir, leur richesse font depuis tant de temps, la guerre aux pauvres. C’est ainsi que prêtres, monarques, hommes d’État, hommes de guerre, financiers publics et privés, fonctionnaires de toutes sortes, policiers, gendarmes, geôliers et bourreaux, monopoleurs, capitalistes, pressureurs, entrepreneurs et propriétaires, avocats, économistes, politiciens de toutes les couleurs, jusqu’au dernier vendeur d’épices, tous répéteront à l’unisson ces paroles de Voltaire :« Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Car, vous comprenez, il faut une religion pour le peuple. C’est la soupape de sûreté (16-17). Dans ces conditions, je suis très hostile à l’idée même de foi.

Inventer Dieu ? Monsieur Bakounine, que dites-vous là ? C’est impossible vu que Dieu est là depuis toujours.

Monsieur l’Inquisiteur, ce Dieu qui est là depuis toujours, c’est le vieux tour de passe-passe de la preuve par l’ancienneté, par l’universalité de cette croyance en Dieu. Car le consentement universel, l’adoption universelle et antique d’une idée ont été considérés comme la preuve la plus victorieuse de sa vérité. Et puisqu’il a été constaté que tous les peuples croient en l’existence de Dieu, il est évident que ceux qui ont le malheur d’en douter sont des exceptions anormales, des monstres. Et pourquoi ? Pourquoi l’antiquité d’une croyance serait contre toute science et contre toute logique, une preuve de sa vérité. Jusqu’au siècle de Galilée et de Copernic, tout le monde croyait que le soleil tournait autour de la Terre. Tout le monde ne s’était-il pas trompé ? Qu’y a-t-il de plus antique et de plus universel que l’esclavage ? Que l’anthropophagie ? L’argumentation des avocats de Dieu ne vaut rien (18-20).

Et alors ? Monsieur Bakounine, si Dieu ne vaut rien, quoi d’autre ?

Du moment qu’on accepte l’origine animale de l’homme, tout s’explique. (21) L’homme, comme toute chose dans le monde, est un être complètement matériel. L’esprit, la faculté de penser, l’intelligence en un mot, cet unique créateur de tout notre monde idéal, est une propriété du corps animal et notamment de l’organisation toute matérielle du cerveau. (79) Mais il nous faut comprendre d’où est venue cette idée de Dieu. C’est dans l’intérêt de la santé de notre propre esprit qu’il faut comprendre comment l’idée de Dieu a germé dans la conscience des hommes, car nous aurons beau nous dire et nous croire athées, nous courrons toujours le risque de retomber tôt ou tard dans l’abîme de l’absurdité religieuse. (23)

Que dites-vous de la religion, de Dieu et de l’homme ?

Prenez un fou : quel que soit l’objet spécial de sa folie, vous trouverez que l’idée obscure et fixe qui l’obsède lui paraît la plus naturelle du monde. Eh bien, la religion est une folie collective, d’autant plus puissante qu’elle est une folie traditionnelle et que son origine se perd dans l’antiquité la plus reculée. Comme folie collective, elle s’est incarnée dans la société. Tout homme en est enveloppé depuis sa naissance, il la suce avec le lait de sa mère, l’absorbe avec tout ce qu’il entend, tout ce qu’il voit. Il en a été si bien nourri, empoisonné, pénétré dans tout son être que plus tard, il a besoin de faire des efforts inouïs pour s’en délivrer (82). Car, une fois le monde surnaturel, le monde divin, bien établi dans l’imagination traditionnelle des peuples, le développement des différents systèmes religieux suit son cours naturel et logique. C’est ainsi que la folie collective et historique qui s’appelle religion s’est développée depuis le fétichisme, en passant par tous les degrés du polythéisme, jusqu’au monothéisme chrétien (83). Cette divine folie fut passionnément acceptée par les simples, les ignorants et les pauvres d’esprit. En effet, il fallait un bien profond mécontentement de la vie, une bien grande soif du cœur et une pauvreté à peu près absolue de l’esprit pour accepter l’absurdité chrétienne, de toutes les absurdités religieuses la plus monstrueuse (86). Est-il besoin de rappeler combien et comment les religions abêtissent et corrompent les peuples ? Elles tuent en eux la raison et les réduisent à l’imbécillité. Elles tuent l’humaine fierté et l’humaine dignité (26). Toutes les religions sont cruelles, toutes sont fondées sur le sang et dans ce sanglant mystère, l’homme est toujours la victime et le prêtre est le divin bourreau (27).

Et que dites-vous des rapports de Dieu et de l’homme ?

C’est une manière biaisée de poser la question. Vous semblez poser comme principe que Dieu existe, mais ce n’est pas le cas dans le réel. Cependant, je vais montrer où mène votre question. Si on suppose que Dieu existe, alors, Dieu étant le maître, l’homme est l’esclave. Esclaves de Dieu, les hommes doivent l’être aussi de l’Église et de l’État, en tant que ce dernier est consacré par l’Église (25). Mais si Dieu est, l’homme est esclave ; or, l’homme peut, doit être libre, donc Dieu n’existe pas (26) et si Dieu existait, il n’y aurait pour lui qu’un seul moyen de servir la liberté humaine, ce serait de cesser d’exister ; sinon, il faudrait le faire disparaître. (29)

Mais enfin, Monsieur Bakounine, si Dieu n’existe pas, que devient l’Autorité ?

La liberté de l’homme consiste uniquement en ceci qu’il obéit aux lois naturelles parce qu’il les a reconnues lui-même comme telles, et non parce qu’elles lui ont été imposées par une volonté étrangère, divine ou humaine, collective ou individuelle, quelconque. (32) Dès lors, je rejette l’autorité pour l’autorité. Est-ce à dire que je repousse toute autorité ? Loin de moi cette pensée. Lorsqu’il s’agit de bottes, j’en réfère au cordonnier et si je m’incline devant l’autorité des spécialistes, c’est parce que cette autorité ne m’est imposée par personne, ni par les hommes ni par Dieu. Autrement, je les repousserais avec horreur et j’enverrais au diable leurs conseils, leur direction et leur science, certain qu’ils me feraient payer par la perte de ma liberté et de ma dignité humaines les bribes de vérité qu’ils pourraient me donner. (35) En somme, si je reconnais l’autorité de la science, je repousse l’infaillibilité et l’universalité des représentants de la science. (37)

Ce serait donc la science en lieu et place de la religion et de Dieu ?

Vous avez, Monsieur l’Inquisiteur, de ces manières de présenter les choses ; vous déformez d’avance mes réponses. En un mot, la science est la boussole de la vie. La vie est toute fugitive et passagère, mais aussi toute palpitante de réalité et d’individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d’aspirations, de besoins et de passions. C’est elle seule qui, spontanément, crée les choses et tous les êtres réels ; il en résulte que la science a pour mission unique d’éclairer la vie, non de la gouverner. (64-65) Dès lors, il faut répandre à pleines mains l’instruction et transformer toutes les églises, tous ces temples dédiés à la gloire de Dieu et à l’asservissement des hommes, en autant d’écoles d’émancipation humaine. Pour qu’elles deviennent d’émancipation, il faudra en éliminer avant tout cette fiction de Dieu, l’asservisseur éternel et absolu ; et il faudra fonder toute l’éducation sur le développement scientifique de la raison, non sur celui de la foi, sur le développement de la dignité et de l’indépendance personnelles non sur celui de la piété et de l’obéissance et avant tout, sur le respect humain qui doit remplacer en tout et partout le culte divin (46).

Monsieur Bakounine, à propos d’éternité, comment voyez-vous l’avenir de l’homme ?

Ce qu’il y a de permanent ou de relativement éternel dans les hommes réels, c’est le fait de l’humanité qui, en se développant constamment passe, toujours plus riche, d’une génération à l’autre. Je dis relativement éternel, parce qu’une fois notre planète détruite – et elle ne peut manquer d’être détruite ou de se détruire tôt ou tard ; une fois que notre planète se sera décomposée et dissoute, pour servir sans doute d’élément à quelque formation nouvelle dans le système de l’univers, le seul réellement éternel, qui sait ce qu’il adviendra de tout notre développement humain ? Comme cette dissolution est immensément éloignée de nous, nous pouvons bien considérer relativement à la vie humaine si courte, l’humanité comme éternelle (63).

J’en ai fini, Monsieur Bakounine. Je ne peux évidemment pas vous communiquer mes conclusions. Elles sont pour ma hiérarchie. Avez-vous quelque chose à ajouter ?

Monsieur l’Inquisiteur, j’ai pitié de vous et je vous souhaite « ni Dieu, ni Maître »[12].


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac.↑
  2. Blanche Francis, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).↑
  3. On lira avec intérêt la biographie : Kaminski Hanns-Erich, Michel Bakounine, La vie d’un révolutionnaire, Les Belles Lettres, Paris, 2014, 312 p.↑
  4. OVRAAR : organisme secret à vocation de police politique, dont le nom est un sigle dont le nom de baptême est calqué pour partie sur celui de l’Ovra, dont l’historien Luigi Salvatorelli indique qu’il pourrait signifier : « Opera Volontaria di Repressione Antifascista, appellation ayant la vertu d’en souligner le caractère volontaire et son fonctionnement par la délation, et donc propre à bien faire comprendre aux opposants qu’ils risquaient de buter à tout moment sur quelque agent fasciste volontaire vêtu en bourgeois », et pour la fin sur celui de l’UAAR (Unione degli Atei e Agnostici razionalisti – Union des Athées et Agnostiques rationalistes italiens), gens qu’il s’agit de surveiller et éventuellement, de réprimer.↑
  5. Michel Bakounine, Confession, Le Passager clandestin, Neuville-en-Champagne, 2013, 211 p., p.31.↑
  6. « Merde au Tsar ! » renvoie au poème de Pierre Seghers, mis en musique et chanté par Léo Ferré : « Merde à Vauban ! ».↑
  7. Jean-Christophe Angaut, Amour et mariage chez Bakounine, Un blog de l’Atelier de création libertaire V2, 2010.↑
  8. Ibid.↑
  9. Jean-Christophe Angaut, Petit, Bakounine était-il de droite ?, Un blog de l’Atelier de création libertaire V2, 2017.↑
  10. Michel Bakounine, Dieu et l’État, Mille et une Nuits, Arthème Fayard, Paris, 2000, 119 p., les chiffres entre parenthèses renvoient au numéro de page dans l’ouvrage.↑
  11. Valdo, Marco M.I., La Plume de Satan, ABA, 2018.↑
  12. Léo Ferré, Ni Dieu ni Maître, 1964.↑
Tags : anarchisme athée athéisme Bakounine dieu écrivain État Juste Pape liberté révolution

La Confession libertine d’Hercule Savinien Cyrano, dit Cyrano de Bergerac

Posté le 16 décembre 2018 Par ABA Publié dans Anticléricalisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Hercule Savinien Cyrano, dit Cyrano de Bergerac[2], né à Paris en 1619 et mort à Sannois (Val d’Oise) en 1655, est un écrivain français du XVIe siècle. De son œuvre, on retient « L’Autre Monde. Histoire comique des États et Empires de la Lune »  (1657) et « Histoire comique des États et Empires du Soleil » (1662) ; « La Mort d’Agrippine » (1654), la tragédie qui inspira Racine ; « Le Pédant joué » (1654), la comédie qui inspira tant Molière ; ses « Lettres » (1654), ses « Entretiens Pointus », ses « Mazarinades » et un « Fragment de Physique » (1662), plus « scientifique ». Sa réputation auprès du public actuel est due à la comédie d’Edmond Rostand : Cyrano de Bergerac, où il apparaît comme un spadassin gascon, une sorte de d’Artagnan au long nez et de poète amoureux de la belle Roxane, lui qui était dans la vie « assez éloigné des femmes ». Mort trop jeune, le génie de ce génie de Cyrano brille toujours d’un singulier éclat.

― Bonjour, Monsieur de Bergerac. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[3] en mission spéciale. Vous êtes bien Cyrano de Bergerac, l’écrivain ?

― Monseigneur, je ne vous tire pas mon chapeau. Je ne suis pas ce Cyrano de Bergerac que Rostand affubla de mon nez plus de deux siècles après ma mort. Moi, je m’appelle Hercule Savinien Cyrano.

― Vous n’êtes pas Cyrano de Bergerac ?, dit Juste Pape.

― Je ne suis pas de Bergerac, car ce « de Bergerac » vient d’une propriété, sise sur l’Yvette, acquise par mon grand-père et n’a rien à voir avec la ville située sur la Conne.

― Monsieur Cyrano, vous avez été baptisé à Paris et vous reposez sous l’église de Sannois. Mon dossier vous crédite d’un aïeul réformé, Savinien, et d’un autre aïeul, brûlé sur le bûcher. Quant à votre père, Abel, il y avait dans sa bibliothèque des auteurs comme Érasme, Rabelais ou des protestants notoires, mais aucun livre de piété. Serait-il un humaniste caché, lui aussi ?

― Savinien Ier n’a jamais abandonné sa conscience et Abel était un homme curieux des sciences et de philosophie, qui savait l’italien et savait de la Renaissance. Quant à l’église de Sannois, c’est mon cousin Pierre chez qui je m’étais fait porter qui a convaincu le curé, le Père François Cochon (sic), de m’ensevelir là.

― Monsieur Cyrano, je me rapporte à votre œuvre principale : L’Autre Monde[4]. Mais pouvez-vous expliquer cette phrase tirée de « La Mort d’Agrippine » où vous faites dire à Séjanus, conseiller de l’Empereur et amant d’Agrippine, un des membres de cet infernal trio et selon moi, votre porte-parole : « Ces dieux que l’homme a faits et qui n’ont point fait l’homme… »(v 638)[5]. Une phrase qui n’est pas passée inaperçue.

― Je n’imaginais pas tant de retentissement. Elle dit ce qu’elle dit et que je pense. Et vous ? Oh, je vois, vous ne pensez pas, vous croyez qu’un seul Dieu aurait fait toute la besogne. Et Séjanus n’est-il pas un mortel des plus sensé ?, un homme qui ne se gargarisait pas d’être fils de Dieu et qui prenait la mort comme elle venait.

― Monsieur Cyrano, Séjanus est d’une impiété hors norme qui se moque des Dieux et du Nôtre et de la Mort que l’Éternel nous a imposée.

― Il est vrai que Séjanus a quelque mépris pour cette Dame. N’énonce-t-il pas la vérité en disant : « Et puis mourir n’est rien, c’est achever de naître » (609) ? C’est le courage de l’homme ordinaire que mourir ne saurait émouvoir : « Cela n’est que la mort et n’a rien qui m’émeuve. » (1558), au moment où le destin va le frapper : « Et que le coup fatal ne fait ni mal ni bien, /Vivant, parce qu’on est, mort, parce qu’on n’est rien. » (1571-1572). On ne peut savoir qu’on est mort et on ne peut connaître que la mort des autres. La mort, c’est pour les autres ; que voulez-vous que j’en fasse ?

― Monsieur Cyrano, on n’est pas ici au théâtre…

― Monsieur, quelle impudence ! Tenez, je vous en ressers une de mes tirades. Je vous en offre quinze vers :

« De ma mortalité je suis fort convaincu ;
Hé ! bien, je dois mourir, parce que j’ai vécu. » (1524)
« Étais-je malheureux, lorsque je n’étais pas ?
Une heure après la mort, notre âme évanouie
Sera ce qu’elle était une heure avant la vie. » (1560-62)
« J’ai beau plonger mon âme et mes regards funèbres
Dans ce vaste néant et ces longues ténèbres,
J’y rencontre partout un état sans douleur,
Qui n’élève à mon front ni trouble ni terreur ;
Car puisque l’on ne reste, après ce grand passage,
Que le songe léger d’une légère image,
Et que le coup fatal ne fait ni mal ni bien,
Vivant, parce qu’on est, mort, parce qu’on n’est rien ;
Pourquoi perdre à regret la lumière reçue,
Qu’on ne peut regretter après qu’elle est perdue ?
(1565-1574)

J’ajoute : « Et si vous en doutez, venez me voir mourir. » (1580).

― Monsieur Cyrano, vous dites que la Terre et les planètes tournent autour du Soleil, vous moquez l’Esprit Saint et Saint Augustin.

― Mes récits de voyages dans la lune et le soleil sont des explorations par la pensée. J’ai écrit : « Saint Augustin, ce grand personnage, dont le génie était éclairé par le Saint-Esprit, assure que de son temps la Terre était plate comme un four, et qu’elle nageait sur l’eau comme la moitié d’une orange coupée. »[6]. J’ai critiqué l’humanité des croyants en disant : « Ajoutez à cela l’orgueil insupportable des humains, qui se persuadent que la nature n’a été faite que pour eux, comme s’il était vraisemblance que le Soleil n’eût été allumé que pour mûrir ses nèfles, et pommer ses choux », et « Je crois que les planètes sont des mondes autour du Soleil, et que les étoiles fixes sont aussi des soleils qui ont des planètes autour d’eux. » (p.292)

― Est-il exact, Monsieur Cyrano, que vous êtes allé au paradis ?

― Je me cite : « Par bonheur, ce lieu-là était le paradis terrestre, et l’arbre sur lequel je tombai se trouva justement l’arbre de vie » (p.296)

― Monsieur Cyrano, on me signale votre version particulière de l’affrontement entre Dieu et le serpent.

― Ah, le serpent ! C’est mon ami Élie qui m’a dit : « Dieu pour punir le serpent qui les avait tentés (Adam et Ève) le relégua dans le corps de l’homme. Il n’est point né de créature humaine qui, en punition du crime de son premier père (Adam), ne nourrisse un serpent dans son ventre. », et moi, Cyrano, je persifle :

J’ai remarqué que comme le serpent essaie toujours de s’échapper du corps de l’homme, on lui voit la tête et le col sortir au bas de nos ventres. Mais aussi Dieu n’a pas permis que l’homme seul en fût tourmenté, il a voulu qu’il se bandât contre la femme pour lui jeter son venin, et que l’enflure durât neuf mois après l’avoir piquée. Et pour vous montrer que je parle suivant la parole du Seigneur, c’est qu’il dit au serpent pour le maudire qu’il aurait beau faire trébucher la femme en se raidissant contre elle, qu’elle lui ferait enfin baisser la tête. » Élie m’a fait reproche : « Abominable, tu as l’impudence de railler sur les choses saintes. Va, impie, hors d’ici, va publier dans ce petit monde la haine irréconciliable que Dieu porte aux athées (p.303).

― Élie vous accuse d’irréligion, dit l’Inquisiteur ; sous le masque du démon de Socrate, vous ironisez jusqu’au miracle.

― Je m’en prends à votre monde, qui va d’Auguste à la Renaissance, où « le peuple devint si stupide et si grossier que mes compagnons et moi perdîmes tout le plaisir que nous avions autrefois pris à l’instruire. » (p.308) Le démon de Socrate a raison qui disait : « lors mon vieux cadavre est tombé, et comme si j’eusse été ce jeune homme, je me suis levé, et m’en suis venu vous chercher, laissant là les assistants crier miracle. » (p.313) Comme le sage ne voit rien au monde qu’il ne conçoive et qu’il ne juge pouvoir être conçu, il doit abhorrer toutes ces expressions de miracles, de prodiges, d’événements contre nature qu’ont inventés les stupides pour excuser les faiblesses de leur entendement (p.355).

― Monsieur Cyrano, vous parlez d’un pays où on paye en poésie et vous faites ainsi de Dieu, une sorte de banquier.

― Dieu, une sorte de comptable de poésies ? Qu’y a-t-il de si désolant à ce que Dieu se comporte en banquier de poésies ? Écoutez ce qu’il en est : « ils écrivent dans un grand registre qu’ils appellent les comptes de Dieu, à peu près en ces termes : « Item, la valeur de tant de vers délivrés un tel jour à un tel, que Dieu doit rembourser aussitôt l’acquit reçu… » (p. 313) C’est bien un banquier.

― Le bruit court, Monsieur Cyrano, que vous seriez athée.

― Que faire contre la rumeur ? Quoique vous puissiez dire de beau, s’il est contre les principes, vous êtes un idiot, un fou, ou un athée. On m’a voulu mettre en mon pays à l’Inquisition pour ce qu’à la barbe des pédants j’avais soutenu qu’il y avait du vide dans la nature, mais à pénétrer la matière, vous connaîtrez qu’elle n’est qu’une. Dire que cela n’est point compréhensible qu’il y eût du rien dans le monde ? Le monde n’est-il pas enveloppé de rien ? (pp. 317-320) Et je fus victime de la vindicte des prêtres, qui, avertis que j’avais osé dire que la lune d’où je venais était un monde, y virent un prétexte assez juste pour me faire condamner à l’eau, ce qui était la façon d’exterminer les athées (p. 329). Et je fus condamné à dire à tous les carrefours :

Peuple, je vous déclare que cette lune-ci n’est pas une lune, mais un monde ; et que ce monde là-bas n’est pas un monde, mais une lune. Tel est ce que les prêtres trouvent bon que vous croyiez (p. 330).

― Monsieur Cyrano, il se dit qu’avec votre grand nez et avec l’autre, vous ridiculisez les enseignements des prêtres.

― Sachez qu’un grand nez est le signe d’un homme spirituel, courtois, affable, généreux, libéral, et qu’un petit est signe du contraire. Quant à l’autre nez, vous appelez ce membre-là des parties honteuses, comme s’il y avait quelque chose de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus infâme que de l’ôter ! C’est pourquoi Dieu n’a pas arraché les génitoires à vos moines, à vos prêtres, ni à vos cardinaux. Pourquoi commettrais-je un péché quand je me touche par la pièce du milieu et non pas quand je touche mon oreille ou mon talon ? Est-ce à cause qu’il y a du chatouillement ? Je ne dois donc pas me purger au bassin, car cela ne se fait point sans quelque sorte de volupté ; ni les dévots ne doivent pas non plus s’élever à la contemplation de Dieu, car ils y goûtent un grand plaisir d’imagination. En vérité, je m’étonne, vu combien la religion de votre pays est contre nature et jalouse de tous les contentements des hommes, que vos prêtres n’aient pas fait crime de se gratter, à cause de l’agréable douleur qu’on y sent. » (p.335)

― Monsieur Cyrano, vous accusez Dieu d’injustice.

Si l’âme de l’homme est immortelle, Dieu est injuste, Lui qui se dit Père commun de tous les êtres, d’avantager une espèce et d’abandonner toutes les autres au néant ou à l’infortune (p. 354) Nous sommes faits à l’image du Souverain Être, et non pas le chou ?

― Monsieur Cyrano, vous parlez d’un monde infini.

― Il y a des mondes infinis dans un monde infini. Représentez-vous l’univers comme un grand animal ; que les étoiles qui sont des mondes sont dans ce grand animal comme d’autres grands animaux qui servent de mondes à d’autres peuples, tels que nous, nos chevaux, etc. et que nous, à notre tour, sommes aussi des mondes à l’égard d’animaux encore plus petits et peut-être que notre chair, notre sang, nos esprits, ne sont autre chose qu’une tissure de petits animaux. Est-il malaisé à croire qu’un pou prenne votre corps pour un monde ? Ce petit peuple prend votre poil pour des forêts de son pays. Il en va de même pour les plus petits animaux dont chacun de nous est rempli et qui font la vie (pp. 339-340).

― Monsieur Cyrano, votre conception s’éloigne de l’Église.

― Pour la comprendre, il faut, après avoir séparé mentalement chaque petit corps visible, en une infinité de petits corps invisibles, s’imaginer que l’univers infini n’est composé que de ces atomes infinis. L’origine de ce grand Tout et l’éternité du monde sont liés et l’esprit des hommes n’étant pas assez fort pour les concevoir, on a eu recours à la création et cette éternité qu’on ôte au monde, on la donne à Dieu. Il faudra que vous admettiez une matière éternelle avec Dieu, et alors il ne sera plus besoin d’admettre Dieu (p.343). Parmi tous ces Dieux, vous ne retenez que le vôtre. Sa situation doit être contradictoire. Supposons que vous mangiez un mahométan ; ce mahométan se change en votre chair, partie en votre sang, partie en votre sperme. Vous embrassez votre femme et de la semence, en partie tirée du mahométan, vous jetez au monde un beau petit chrétien ; ce corps mériterait l’enfer (comme mahométan) et le paradis (comme chrétien). Si Dieu veut être équitable, il faut qu’il damne et sauve éternellement cet homme-là (p.358).

― Et Dieu, Monsieur Cyrano, qu’en pensez-vous ?

― Dieu est un mystère du même genre que les miracles. Si la croyance en Dieu nous était si nécessaire, Dieu ne nous en aurait-il pas infus à tous les lumières aussi claires que le soleil qui ne se cache à personne ? Car de feindre qu’il ait voulu tantôt se masquer, tantôt se démasquer, c’est se forger un Dieu ou sot ou malicieux (p.358).

― Monsieur Cyrano, que pensez-vous de la création et de Dieu et de son existence.

― Je vous suggère de regarder bien la Terre où nous marchons ! Elle était il n’y a guère une masse indigeste et brouillée, un chaos de matière confuse, une crasse noire et gluante dont le Soleil s’était purgé (p. 388). Enfin, l’état normal de l’être est l’état de nature et à l’état de nature, l’homme n’a pas encore inventé de dieux ; ce que vous appelez « athée » est cet état normal de l’homme. Quant à Dieu, il est lassant de devoir réfuter ce qui n’existe pas. Sur ce, je rentre à Sannois, sous l’église.


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan ↑
  2. Voir la très consistante notice de Wikipedia : Savinien de Cyrano de Bergerac ↑
  3. OVRAAR : voir note dans les interviews posthumes précédents. ↑
  4. Savinien Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde – Les États et Empires de la Lune et du Soleil (1657-1662), 229 p., in Voyages aux Pays de nulle Part, Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1284 p, pp. 277-506. – d’où j’ai tiré les citations et l’édition de poche : Savinien Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde – Les États et Empires de la Lune – Les États et Empires du Soleil, suivi de Fragment de Physique, Gallimard, Folio classique (4110), Paris, 2004, 432 p. ↑
  5. Hercule Savinien Cyrano, dit Cyrano de Bergerac, « La Mort d’Agrippine », Tragédie, Acte II, Scène IV, v. 638, Paris, 1654. Les vers cités ici sont notés par un chiffre qui les situe dans la pièce. ↑
  6. Savinien Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde, op. cit., p. 294. Toutes les citations tirées de cet ouvrage sont mentionnées entre parenthèses dans la suite du texte. ↑
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La Plume de Satan

Posté le 21 octobre 2018 Par ABA Publié dans Athéisme, Philosophie Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

 

Comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant. On trouve face à face l’enquêteur Juste Pape et le suspect Mark Twain, soupçonné d’être « la plume de Satan » ou à tout le moins, son éditeur. Les réponses attribuées dans ce texte à Mark Twain proviennent du dossier de l’Inquisiteur.

 

 

Bonjour, Monsieur Twain. Je dois vous rappeler – c’est la procédure – que je m’appelle Juste Pape, l’enquêteur de l’Ovraar[2], chargé de votre dossier. À la suite de la transmission en haut lieu du procès-verbal de notre précédente rencontre[3], j’ai été convoqué au plus haut sommet et je me suis vu intimer l’ordre comminatoire de vous inquisitionner à nouveau, car on a découvert des éléments qui semblent vous incriminer.

Bonjour, Révérend, abrégeons et venons-en aux faits. Vous m’accusez ; soit, mais de quoi ?

Monsieur Twain, je ne vous accuse pas. J’enregistre vos déclarations. On – vous voyez de qui je parle – m’a dit que vous avez publié des lettres d’un dénommé Satan, qui n’est pas en odeur de sainteté, un archange rebelle et banni par Sa Hauteur Elle-même, tellement sulfureux que tous écrits de sa part sont interdits, leur publication considérée comme un crime de haute trahison. Vous ne pouvez ignorer que cette édition de lettres de Satan établit votre complicité avec cet ennemi du Tout-Puissant.

Ah ! Je vois, Révérend, encore cette foutue censure qui s’en prend à l’éditeur à défaut de pouvoir atteindre l’auteur.

En effet, Monsieur Twain, nous ne pouvons atteindre l’auteur et depuis qu’Il l’a exilé, on ne sait où il est passé. Vous, on vous connaît et on sait où vous trouver.

Révérend, un Tout-Puissant qui n’arrive pas à retrouver Satan et qui n’est pas capable de se faire obéir n’est plus vraiment un Tout-Puissant et on peut se demander ce qu’il en est du reste de ses prétentions.

Monsieur Twain, le livre que vous avez signé, est intitulé Letters from the Earth et publié en français sous le titre : Quand Satan raconte la Terre au Bon Dieu[4]. Il y a onze lettres. Je dois savoir si vous les avez retranscrites sous la dictée de ce Satan. Ne me dites pas que vous en ignoriez le caractère subversif, car vous avez demandé qu’elles soient publiées longtemps après votre mort. Il a fallu attendre un demi-siècle. Certes, il y a le précédent du curé Jean Meslier, mais cela démontre votre intention et comme le dit l’adage : « L’intention constitue le crime ».

Moi, Satan, je ne l’ai jamais rencontré. Cependant, Révérend, raisonnons un peu. Satan est le fruit d’une imagination fertile et je n’ai fait que recourir à sa figure métaphorique pour exposer mes idées. Mais s’il vous plaît d’incriminer Satan, faites-le, il ne risque rien.

Je propose, Monsieur Twain, de procéder par ordre. Dans la première lettre, Satan tourne en dérision la relation de l’homme avec son Créateur. Il insinue qu’aucune prière de l’homme n’a jamais reçu de réponse et que pourtant, ce dernier « continue à prier tout pareil »[5]. Il s’amuse de ce que l’homme croit qu’il va aller au ciel et qu’il existerait un enfer au feu éternel.

Eh bien, Révérend, n’est-ce pas la réalité ? Il y a des « docteurs salariés » : prêtres, pasteurs, que sais-je ?, qui débitent de telles inepties. La sagesse populaire juive en sait quelque chose, elle qui dit : « On ne pose pas de questions à Dieu. On a déjà essayé. Il ne répond pas… »[6]

Monsieur Twain, dans la deuxième, vous ou Satan – ce qui revient au même, vous vous moquez du paradis.

Satan ne se moque pas du paradis, il décrit ce qui s’y passe et il n’a pas tort. Imaginez une éternité à faire des choses qui rebutent : prier, chanter des louanges, vivre dans une atmosphère d’église. De l’adolescence à l’âge mûr, les hommes attachent à la copulation plus de prix qu’à tous les autres plaisirs. On la bannit du paradis et On la remplace par la prière, qu’ils ne prisent pas particulièrement. Et là-haut, tout le monde doit chanter, c’est un chœur universel qui ne s’interrompt qu’à la nuit et on n’y chante qu’un seul hymne : « Hosanna, hosanna, hosanna et rah-rah, zim boum boum, hannah, hannah, hannah…»[7] à l’infini. Et il faut jouer de la harpe, tous. Résultat : des millions de harpistes incompétents et des millions de choristes enroués, un chahut permanent. Il n’y est pas question d’art, de poésie, de pensée. À l’analyse, ce ciel doit inclure, tout ce qui est pour l’homme, objet de répulsion, et exclure, tout ce qu’il aime ! Dans ce sabbat éternel, on s’ennuie ; seuls des saints peuvent supporter les félicités de cet asile d’aliénés[8].

Je vois, Monsieur Twain. Passons à la troisième lettre, où vous vous en prenez aux religions et à la Bible.

L’homme a inventé des milliers de religions et il en invente encore. Il n’y a rien à redire, c’est la vérité. Quant à la Bible, Satan dit que c’est un livre plein d’intérêt : rempli de poésie, de légendes, d’histoires sanguinaires, de leçons de morale, d’obscénités et de mensonges. Une réussite pour un livre aussi ancien, qui copie tout ce qui a marché dans les Bibles antérieures. C’est la formule du best-seller. Et, c’en est un.

Et, Monsieur Twain, quid de la création du monde ?

Satan remet les pendules à l’heure : la Bible raconte certaines choses et la réalité est tout autre. Depuis des siècles, l’astronome chrétien sait que Dieu n’a pas créé le monde en six jours ; il le sait, car c’est astronomiquement impossible, mais il feint de l’ignorer, tout comme fait le prêtre. Pareil pour la durée de l’Univers : ils savent qu’il existe depuis des milliards d’années, mais ils s’en tiennent à la durée biblique de six mille ans. Je les comprends, car ce serait bien le diable si la Bible était fausse.

Et que dites-vous, Monsieur Twain, de la création de l’homme, d’Adam et Ève et de tout ce qui s’ensuit ?

Je passe l’affaire du fruit défendu, du serpent vertical et autres fariboles. Dieu a créé l’homme et la femme nus ; il aurait dû les créer habillés ou couverts de suffisamment de poils comme les ours ou les chats, pour qu’ils puissent vivre à poil sans se soucier de la pudeur ou des variations de température. Le Tout-Puissant a créé l’homme éternel et ensuite, il l’assassine, lui et tous ses descendants, par milliards. Et pourquoi ? On ne le sait pas. Le Tout-Puissant fait l’homme à son image, un être asexué ; puis, il lui impose la femme, le sexe et les punit – homme, femme, enfants et tous les descendants parce qu’ils usent librement de leur vie. Même le divin Marquis n’aurait pu imaginer menée plus sadique.

Monsieur Twain, calmez-vous. Expliquez-moi la quatrième lettre.

Avec l’invention du sexe et de la procréation, le Tout-Puissant avait ouvert une boîte de Pandore qu’il mit du temps à pouvoir refermer (provisoirement) par l’interlude aquatique de Noé. En fait de Pandore, Il a copié sur elle intégralement le mythe de la création de l’homme. Longtemps, le sexe dut se pratiquer en famille ; par force, il n’y avait personne d’autre. Tout le monde couchait avec tout le monde ; il y fallait du rendement (« Croissez et multipliez ! ») et chacun y mit du sien. On ne s’ennuyait pas. De jalousie (Il disait : « Je suis un Dieu jaloux ! »), le Tout-Puissant mit le holà et noya tout ce monde, sauf Noé et sa famille stricto sensu et des échantillons de diverses autres espèces. En réduisant le vivant à la famille Noé et aux échantillons, il relança la foire à l’inceste. Le plus drôle, Révérend, c’est que la religion interdit l’inceste.

L’inceste est très sévèrement prohibé, Monsieur Twain. La cinquième lettre me paraît sarcastique.

C’est vite dit, Révérend. Si Noé avait eu toutes les données du problème, il aurait su qu’il ne pouvait caser tout dans une seule arche. Est-il sarcastique de rappeler le désarroi, le désespoir, la désespérance de ces pères, ces mères, ces enfants accrochés aux rochers sous une pluie diluvienne et qui virent partir l’arche salvatrice, sans compter tous les autres animaux condamnés à périr ? A-t-on vu dans l’Histoire plus grand massacre d’innocents ?

Monsieur Twain, parlez-moi de la sixième lettre et de cette mouche.

Ah, la mouche ! Sur instructions spéciales, Noé avait chargé des billions de mouches et des tonnes d’immondices pour les nourrir. Après quelques jours de navigation, Dieu lui a dit qu’il avait oublié une mouche ; demi-tour et Noé retrouva « la » mouche sur son tas de cadavres. Ce n’était pas un hasard (avec Dieu, il n’y a pas de hasard), car cette mouche-là sur ces cadavres-là avait cueilli le typhus et mille autres germes qu’elle avait comme mission de répandre – avec l’aide de ses sœurs et de leur descendance – parmi les humains. Ainsi, pour ce Dieu jaloux, le déluge ne suffit pas. Il a inventé la maladie pour tourmenter l’enfant, la femme, l’homme de la naissance à la mort et même les animaux. Et pourquoi ? Seule réponse : la jalousie de ce Forcené.

Monsieur Twain, votre opinion sur cette septième lettre.

Oh, Révérend, elle ne fait que rapporter l’œuvre de Dieu selon la Bible. L’arche était un immense foutoir ; en application de l’instruction divine : « Croissez et multipliez ! », ça baisait tout le temps. Les mouches déposaient leurs œufs partout : sur la nourriture, sur les crânes, sur les lèvres, dans les yeux, etc. Ainsi, Noé, famille et compagnie, animaux compris, avaient hérité des suites de l’inceste généralisé ; ils se faisaient tares, par consanguinité et bénéficiaient de la vaste panoplie des virus. Cependant, Dieu, méticuleux, y ajouta les microbes qui offraient aux humains les preuves tangibles de Son Amour. Le gros intestin devint l’Éden des microbes et l’Éternel réserve ces merveilleux traitements préférentiellement aux pauvres. « Heureux les pauvres… ».

Monsieur Twain, c’est subversif. Venons-en à la huitième lettre.

Quand Dieu crée le monde et l’homme tels qu’ils sont, Il impose et grave au plus profond leur tempérament, leur système de fonctionnement et ses règles et ensuite, Il s’empresse d’inventer des Lois que les créatures ne peuvent qu’enfreindre. Ainsi le bouc à qui le Créateur a octroyé un tempérament lascif. À la saison du rut, il s’y emploie de toutes ses forces et même au-delà. Si Dieu disait à ce bouc : « Tu ne forniqueras pas ! », un enquêteur impartial trouverait ce précepte inapplicable et pervers. Eh bien, Dieu l’impose à l’homme. D’un côté, « Croissez et multipliez ! » ; de l’autre, « Tu ne forniqueras pas ! ». Vous me direz, il y a le NOMA, mais une telle ségrégation des genres imposerait que la religion ne mette pas son nez dans la fornication. Vous voyez le nœud du problème ? Enfin, il faut tenir compte de la physiologie : la femme dispose d’un réceptacle toujours ouvert et l’homme d’un instrument au fonctionnement limité dans l’usage et la durée ; dès lors, il serait logique que les harems soient constitués d’hommes.

Laissez les harems, Monsieur Twain, et parlez-moi de la neuvième lettre.

Un Créateur omniscient et maître du monde qui assassine ses créatures et détruit son œuvre par jalousie, dépit ou représailles, est soit un idiot, soit un sadique ou les deux. Ce Dieu est cruel, injuste et stupide de reprocher aux autres ses propres erreurs ; tel est l’argument, impossible à réfuter.

Monsieur Twain, et la dixième lettre ?

Elle traite de la vie, la mort et l’enfer. La vie n’est un rêve malsain, peuplé de misères et de douleurs. Quant à la mort, elle a trompé les attentes divines. Elle devait punir l’homme, mais elle se révéla sa meilleure amie. Libératrice, elle lui a offert une éternité de paix. Ce bonheur tranquille a fortement déplu à l’Éternel, qui ne pourrait jamais en bénéficier. La tranquillité pour des milliards d’humains et les tracas et les soucis pour lui seul, c’était insupportable ; il fallait que l’homme fût tourmenté ; alors, Dieu inventa le paradis et l’enfer. Conscient de la nécessité de mettre de la vaseline pour faire passer la chose, il en confia l’annonce à son fils qui se révéla un doux sauveur suave des plus redoutables. Ce Divin Enfant qui aime la souffrance au point de se l’infliger à lui-même, est à l’origine des croisades, des bûchers, de l’Inquisition ; on entend encore le cri lancé à Béziers par le légat du Pape : « Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens ! ».

Monsieur Twain, finissons-en, j’en ai des haut-le-cœur.

Moi aussi, j’ai la nausée quand je pense à la duplicité d’un Dieu assassin qui impose la mort et qui déclare : « Tu ne tueras pas » et aux supplices qu’Il fait subir à l’humanité et aux horreurs, rapportées dans sa Bible. Celles par exemple qu’il fit infliger aux Madianites. Il ordonna de les tuer tous, sauf les pucelles. Le destin des 32 000 vierges fut plus clément ; elles pouvaient encore servir. On les déshabilla, on les sonda – il fallait bien vérifier leur état et on les offrit aux hommes, même aux prêtres. Pour faire quoi ? Certes, Il a inventé d’autres horreurs depuis et, si on le laisse faire, il en suscitera encore. C’est l’effet de Sa Miséricorde : « Heureux serez-vous, lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera et qu’on dira de vous toute sorte de mal… »[9] et dire qu’il est des gens pour Le croire et pour louer Sa Sagesse à ce faux-cul de Triple Dieu des chrétiens qui n’est qu’une copie de la triade sacrée des Égyptiens qui connaissaient une sainte famille plus saine, plus logique et plus conforme : Dieu le Père, Dieu la Mère et Dieu le Fils ou de la triade romaine composée de Jupiter – dans le rôle du père, de Junon – dans le rôle de la Mère et de Minerve dans le rôle de la Fille.

Mes respects, Révérend.


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain
  2. OVRAAR : organisme secret à vocation de police politique, dont le nom est un sigle dont le nom de baptême est calqué pour partie sur celui de l’Ovra, dont l’historien Luigi Salvatorelli indique qu’il pourrait signifier : « Opera Volontaria di Repressione Antifascista, appellation ayant la vertu d’en souligner le caractère volontaire et son fonctionnement par la délation, et donc propre à bien faire comprendre aux opposants qu’ils risquaient de buter à tout moment sur quelque agent fasciste volontaire vêtu en bourgeois », et pour la fin sur celui de l’UAAR (Unione degli Atei e Agnostici razionalisti – Union des Athées et Agnostiques rationalistes italiens), gens qu’il s’agit de surveiller et éventuellement, de réprimer.
  3. La confession épique de Samuel Langhorne Clemens, alias Mark Twain
  4. Mark Twain, Quand Satan raconte la Terre au Bon Dieu, Les Cahiers rouges, Grasset, Paris, 2013, 248 p.
  5. Ibid., p. 24.
  6. Sholem Aleikhem, La peste soit de l’Amérique, Piccolo, Liana Levi, Paris, 2013, p. 59.
  7. Mark Twain, op. cit., p. 28.
  8. Ibid., p. 32.
  9. Ibid., p. 85.
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La confession épique de Samuel Langhorne Clemens, alias Mark Twain

Posté le 10 juillet 2018 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant. On trouve face à face l’enquêteur Juste Pape et le suspect Samuel Langhorne Clemens, alias Mark Twain. Les réponses attribuées à Mark Twain dans ce texte proviennent des sources secrètes qui ont alimenté le dossier de l’inquisiteur.

Pour situer le personnage, Mark Twain, né à Florida (Missouri) en 1835 et mort à Redding (Connecticut) en 1910, est un écrivain étasunien du XIXe siècle. Son œuvre est multiple. On retient habituellement et principalement Les Aventures de Tom Sawyer, Les Aventures de Huckleberry Finn, mais il fut tellement prolifique qu’on ne peut que citer les principales parmi les nombreuses autres publications, dont La Célèbre Grenouille sauteuse du Comté de Calavéras, Le Prince et le Pauvre, La Tragédie de Pudd’nhead Wilson et la Comédie des deux Jumeaux extraordinaires, Trois mille ans chez les Microbes, La Vie sur le Mississippi, Le Tour du Monde d’un Humoriste et son immense Autobiographie de Mark Twain.

Bonjour, Monsieur Mark Twain. Je m’appelle Juste Pape. Je suis l’enquêteur de l’Ovraar[2] en mission spéciale. Vous êtes bien Mark Twain, l’humoriste ?

Monsieur l’Inquisiteur, je vous salue et je vous fais remarquer que je ne suis pas que Mark Twain. Pour tout dire, je vous renvoie au toast de mon cinquantenaire, porté par Oliver Wendell Holmes en 1885 :

Il nous faut donc boire à sa santé :

Mark Twain est le bébé de Clemens[3]
Qu’est-ce que vous dites ? Vous n’êtes pas Mark Twain ?

Écoutez, Révérend, je préfère vous donner ce titre plus révérencieux et plus conforme aux habitudes des bords du Mississippi. Sachez que Mark Twain est le nom d’un écrivain que j’incarne, moi, Samuel Langhorne Clemens. Je suppose que vous savez ce que veut dire incarner et que je ne dois pas vous faire un dessin. Pour plus de certitude, je prends un exemple dans votre religion : concrètement, Mark Twain m’incarne tout comme l’homme que vous appelez Jésus disait incarner Dieu en tant que personne. Je vous passe les détails, vous les connaissez. La seule différence et elle est notable, c’est que Mark Twain a réellement écrit de sa propre main des livres que vous pouvez trouver dans les meilleures bibliothèques et que par ailleurs, il est peu probable que Dieu ait écrit de sa main les livres « sacrés » qu’on lui attribue. La différence aussi, c’est qu’on n’a jamais obligé les enfants à lire les livres de Mark Twain, car comme l’établissent de nombreux témoignages, les jeunes les lisent sans qu’on leur demande ; tandis que pour ce qui est des livres religieux, la situation est fort différente. D’autre part, contrairement à votre Messie, Mark Twain n’a jamais suggéré aux gens de le manger, ni de boire son sang, ce qui sont là des manières dignes d’un peuple de vampires. Ensuite, vous noterez que Mark Twain n’a jamais prétendu que ses livres étaient des textes sacrés et enfin, ses écrits n’ont jamais servi de prétexte pour rôtir ou massacrer des gens.

Bien, bien, ne vous énervez pas, Monsieur Clemens. Je note que vous avez choisi comme nom littéraire Mark Twain et, en tant que Mark Twain, vous avez quand même en quelque sorte hérité de la culture et des idées de Samuel Langhorne Clemens.

En quelque sorte, oui. Voyez-vous, Révérend, c’est un peu une situation comme celle de la transsubstantiation, mais une transsubstantiation qui fonctionnerait à double sens, dans laquelle Clemens s’est transformé en Twain et en retour, Twain se transforme en Clemens. C’est un phénomène récurrent. Par ailleurs, je suis également un miracle à l’envers, si je puis ainsi dire et cette situation paradoxale m’a poursuivi toute mon existence. Il s’agit d’un mystère aussi troublant que celui de la Trinité et, dès lors, vous n’aurez pas de mal à l’admettre. Je vous explique ce miracle : à la naissance, nous étions jumeaux, mon frère William et moi, et un des deux est mort. Et, figurez-vous, Révérend, que celui qui s’est noyé dans le bain, c’était moi – je m’en souviens très bien à cause de ce grain de beauté sur la main gauche[4]. Après, il y a eu un échange de substances entre lui et moi. Ce n’est sans doute pas sans rapport avec le choix de ce nom de Twain comme hétéronyme, car en anglais, le mot twain signifie tout simplement deux et également, paire, couple, dualité… Ainsi, je suis réellement double et même triple, car il faut y ajouter l’esprit de Bill, comme je viens de vous le révéler. Mais appelez-moi Twain !

D’accord, je vous appellerai Twain, car vous êtes Twain et c’est sur ce Twain qu’est construit mon dossier. Twain est le suspect qu’il m’est demandé d’interroger et ce sont ses écrits qui sont les pièces du dossier.

Eh bien, Révérend, je ne peux que féliciter votre dossier, car il a probablement saisi l’essentiel de la transsubstantiation de Clemens en Twain – de l’homme en écrivain. Cependant, Mark Twain et Sam Clemens ne s’entendaient pas vraiment. Clemens était un monsieur rangé, nanti d’une épouse charmante, une femme à principes assez sévère, et Twain était resté pareil à lui-même et au jeune Sam de l’enfance au bord du fleuve.

Ensuite, Twain, j’ai ici des citations qui sont – à nos yeux – des indices de votre irréligiosité, pour ne pas dire de votre athéisme caché. Par exemple, vous avez écrit :

Je lève mon verre à la majestueuse matrone appelée chrétienté… avec son âme pleine de méchanceté, sa poche pleine d’oseille et sa bouche pleine de pieuses hypocrisies. Donnez-lui un savon et une serviette, mais cachez le miroir[5].

En effet, j’ai dit, j’ai même écrit ça et s’il fallait le réécrire, je le ferais volontiers. Et puis quoi, monsieur l’Inquisiteur ?

Et puis, Twain, dans Une Histoire américaine[6], le premier volume de votre monumentale autobiographie, vous en prenez à l’aise avec la très sainte Providence et même, avec la Création. Vous écrivez – notamment – ceci :

puisque l’homme, sans aucune aide, inventa tout lui-même. J’avance cette conclusion, car je pense que si la Providence avait eu la moindre idée de l’aider, elle aurait eu l’idée de le faire quelque cent mille siècles plus tôt. Nous avons l’habitude de voir la main de la Providence en toutes choses… Lorsque la Providence jette l’un de ses vermisseaux à la mer à l’occasion d’une tempête, puis l’affame et le gèle… avant de le rejeter sur une île déserte… pour être finalement sauvé par un vieux bandit de capitaine irréligieux et blasphémateur sacrilège… le vermisseau oublie que c’est la Providence qui l’a jeté par-dessus bord et ne se rappelle que le sauvetage par la Providence… jamais il ne se laisse aller à de francs remerciements chaleureux et sans retenue envers le vieux et rude capitaine qui est celui qui l’a réellement sauvé[7].

Encore une fois, Révérend, n’ai-je pas raison ? Les seules choses réelles dans cette histoire, ce sont le naufragé, la tempête, le capitaine et le sauvetage ; quant à la Providence, c’est une élucubration d’un de vos collègues.

Certes, Monsieur l’écrivain, je n’ai guère l’espoir de vous amener à résipiscence, d’autant que vous avez tout autant maltraité la Création ; pour la clarté de mon accusation, je rappelle que la Bible enseigne que « Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme » (Genèse 1.27) et on apprend ça au catéchisme. Et vous, que dites-vous ? Je vous cite à nouveau :

Enfin apparut le singe et tout le monde put voir que l’homme n’était plus très loin à présent. Et, en vérité, il en fut ainsi. Le singe continua à se développer durant cinq millions d’années et ensuite il se transforme en homme, manifestement. Voilà l’histoire. L’homme est ici depuis trente-deux mille ans ».[8]

Qu’en pensez-vous ?

Oh, Révérend, ce que j’en pense est simple : avant l’homme, il n’y avait pas de Dieu ; après l’homme, il n’y a plus de Dieu ; sans l’homme, il n’y a pas de Dieu. Vous savez « Depuis lors [1866] jusqu’à aujourd’hui je n’ai plus été membre d’une Église. Je suis resté complètement libre en ces domaines. »[9]

Twain, non seulement, vous êtes impie et blasphémateur, mais vous êtes un « évolutionniste » de la pire espèce et un athée, même si vous avez pris certaines précautions en reportant la publication de votre autobiographie « cent ans après votre mort »[10].

Peut-être, Révérend, que je serais aussi assez matérialiste et, même, également déterministe, allez savoir. Je m’en vais vous dire comment je conçois Dieu et « pas n’importe quel dieu parmi les deux ou trois millions de dieux que notre espèce a fabriqués depuis qu’elle a presque cessé de se composer de singes… je veux dire le petit Dieu que nous avons fabriqué à partir des rebuts humains ; dont le portrait est fidèlement décrit dans une Bible dont nous avons déclaré qu’il en était l’auteur ; le Dieu qui a créé un monde aux dimensions d’une pouponnière… et qui a mis notre petit globe au centre… »[11].

Twain, vous avez été tellement prolifique que nous avons failli nous y perdre. Il nous a fallu arriver à la millième page de votre autobiographie pour trouver ce florilège de vos pensées impies contre Dieu et les écritures saintes. Vous vous en prenez à la Bible, à la Vierge Marie, à Dieu et même aux dieux d’autres religions.

Je m’en souviens fort bien et si j’ai pu l’écrire, c’est qu’à ce moment ma femme, ma bonne Livy, était morte et j’étais libre de m’exprimer sur ce sujet. C’est ce fameux chapitre dont, dans une lettre à mon ami Howells en 1906, je disais que « mes héritiers et ayants-droit seront brûlés vifs s’ils s’aventurent à le publier de ce côté de 2006 » et j’ajoutais : « Il y aura beaucoup de chapitres du même acabit si je vis 3 ou 4 ans de plus »[12]. Malheureusement, je n’ai pas trouvé le temps de les faire. Cependant, détaillons un peu ce florilège. D’abord la Bible. Ah, Révérend, si l’humour est la faculté de faire rire, alors, la Bible est sans aucun doute un des ouvrages des plus humoristiques qui ait jamais existé, d’un humour noir le plus souvent. Évidemment, une telle lecture suppose qu’on ait un minimum de « sense of humour ». La Bible est un recueil drôlatique de contes et légendes et d’anecdotes de paysans crédules, superstitieux et analphabètes. Quant à Dieu tel que le présente la Bible, c’est « un homme chargé et surchargé de pulsions mauvaises qui dépassent de loin les limites humaines ; un personnage avec lequel personne, sans doute, ne voudrait s’associer maintenant que Néron et Caligula sont morts ».[13] La Vierge Marie et son Immaculée Conception est une vieille resucée de nombre de religions antérieures : les Hindous ont acquis Krishna par l’Immaculée Conception, les Bouddhistes, Gautama par le même procédé ; c’était il y a 2 500 ans. Le seul témoin qui a pu en attester était un témoin fort intéressé, car c’était la Vierge elle-même. Sans doute fallait-il apaiser son mari. Jamais, un charpentier new-yorkais n’aurait accepté un tel bobard ; aujourd’hui, à New-York, aucun homme, aucune femme, aucun enfant n’accepterait d’y croire[14]. Quant à votre religion elle-même, elle « est terrible. Les flottes du monde entier pourraient naviguer en tout confort dans le sang innocent qu’elle a répandu. »[15]

Eh bien, Twain, ce sera tout. Mon rapport est secret et seule l’autorité supérieure en connaîtra le contenu et la conclusion.

Bien évidemment, cette vieille manie du secret, cette omerta ancestrale ! vous n’êtes pas Inquisiteur et jésuite pour rien. Un dernier mot, si vous le permettez : il me revient à l’esprit cette antienne d’une vieille piémontaise qui, au pied d’un crucifix, disait : « L’ù l’è mort, e mi sôn chi », ce que je traduis « Lui, il est mort et moi, je suis ici. » Vous voyez, révérend, c’est pareil pour moi : je suis encore ici et Samuel Clemens n’y est plus.

Et moi, Mark Twain, je serai ici tant qu’il y aura des hommes.

Mes respects, Révérend.


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach. ↑
  2. OVRAAR : organisme secret à vocation de police politique, dont le nom est calqué pour partie sur celui de l’Ovra, dont l’historien Luigi Salvatorelli indique qu’il pourrait signifier : « Opera Volontaria di Repressione Antifascista, appellation ayant la vertu d’en souligner le caractère volontaire et son fonctionnement par la délation, et donc propre à bien faire comprendre aux opposants qu’ils risquaient de buter à tout moment sur quelque agent fasciste volontaire vêtu en bourgeois », et pour la fin sur celui de l’UAAR (Unione degli Atei e Agnostici Razionalisti – Union des Athées et Agnostiques rationalistes italiens), gens qu’il s’agit de surveiller et éventuellement, de réprimer. ↑
  3. Mark Twain, L’Autobiographie de Mark Twain (t. 2). « L’Amérique d’un Écrivain », Tristram, Auch, 2015, 844 p., p 451. ↑
  4. Mark Twain, Une Interview, https ://short-edition.com/fr/classique/mark-twain/une-interview/. ↑
  5. Mark Twain, La prodigieuse Procession et autres charges, Agone, Marseille, 2011, 322 p., p.1. ↑
  6. Mark Twain, L’Autobiographie de Mark Twain, t. 1, ibid., 823 p. ↑
  7. Ibid., pp. 341-342. ↑
  8. Mark Twain, Cette maudite Race humaine, Actes Sud, Arles, 2018, 80 p., p.23. ↑
  9. Mark Twain, L’Autobiographie de Mark Twain, t. 1, op. cit., p. 491 ↑
  10. Harriet Elinor Smith, « Introduction », ibid., t. 1, p. 7. ↑
  11. Mark Twain, Ibid., t. 2, pp. 226-227. ↑
  12. Ibid., p. 810, 178. ↑
  13. Ibid., p. 227. ↑
  14. Ibid., p. 234. ↑
  15. Ibid., p. 235. ↑
Tags : athée caché athéisme écrivain États-Unis Juste Pape littérature Mark Twain Samuel Langhorne Clemens

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