Les religions en Europe : fin et suite par Patrice Dartevelle

Relever l’effondrement des pratiques religieuses et celui du nombre de prêtres tant diocésains que réguliers en Europe de l’Ouest n’est pas véritablement neuf. Mais il est bien rare qu’on le fasse de manière aussi nette que le fait Jean-Pierre Bacot, un universitaire français, dans son ouvrage Une Europe sans religion dans un monde religieux (1). Il ne faut pas se méprendre sur ce titre. Il n’a rien à voir avec l’idée courante que, si la religion et l’Eglise déclinent, il n’en va pas de même du sentiment religieux. J.-P. Bacot soutient catégoriquement le contraire: dans sa conclusion, il dénonce la formule “La religion se recompose, plutôt qu’elle ne se décompose” comme relevant d'”une stratégie de consolation ou d’obscurcissement”. “Monde religieux vise le reste du monde où la religion se maintient bien davantage que chez nous.

Effondrement de l’Eglise en France et en Europe de l’Ouest.

    Partant du cas français, J.-P. Bacot montre que la situation de l’Eglise catholique y est désespérée. La France comptait environ 50.000 prêtres au sortir de la Seconde Guerre mondiale et environ 40.000 à la fin des années ’70. Il en reste 16.500, dont 4.500 moines, mais la moitié a plus de 70 ans.Il n’y a plus aujourd’hui en France que 8.000 prêtres diocésains actifs et chaque année voit 800 décès dans leurs rangs contre 100 ordinations nouvelles. Mathématiquement le nombre total tombera à 2.000 dans moins de dix ans et en 2025, on ne dépassera pas un millier de prêtres pour toute la France! Les ordres religieux ne font pas mieux: il restait 450 jésuites en France en 2006, contre 2.300 en 1960. 300 doivent être actifs aujourd’hui; il y a 5 à 7 nouveaux par an.

    Quant aux religieuses qui étaient 130.000 en 1950, il en subsiste environ 33.000.

    Les chiffres belges ne sont pas vraiment plus édifiants. On dispose de ceux de décembre 2013 et on en est à 2.439 prêtres diocésains contre 3.059 il y a dix ans (2).

    On notera toutefois que, selon des chiffres remontant à quelques années, si la France comptait 4,51 prêtres pour 10.000 habitants, la Belgique en comptait 8,73, l’Italie 7,34 et l’Espagne 6,90. La chute du nombre de prêtres diocésains reste nettement moins prononcée en Italie: 36.000 en 2000, 32.000 aujourd’hui et sans doute 23 à 25.000 en 2023.

    Tous ces chiffres confirment mais en très tranché le phénomène en cours dans toute l’Europe de l’Ouest.

    Même moins spectaculaires, les chiffres de la pratique religieuse sont en baisse considérable. Ainsi en France plus de 60% des nouveaux-nés ne sont pas baptisés. Pour la communion solennelle, malgré l’accroissement de la population, on passe en vingt ans de 91.281 à 51.595.

    L’Europe n’est en plus pas complètement seule dans ce repli et son excroissance américaine,réputée si croyante, semble bien la rejoindre. Le Canada ne comptait plus en 2010 que 19.235 prêtres, religieux et moniales contre 55.180 en 1975 et les sans religion y sont 16,1% en 2011, en hausse d’un tiers en dix ans. Les catholiques et les protestants traditionnels refluent aussi aux Etats-Unis  et les ordinations n’y atteignent plus que la moitié des effectifs sortants.16,1% de la population s’y déclaraient athées ou agnostiques en 2008.En fait les Etats-Unis sont clivés selon un axe Nord/Sud, le Nord se rapprochant de l’Europe tandis que le Sud est travaillé par les baptistes et l’immigration hispanique.

    Rien n’indique, selon J.-P. Bacot que les hauts responsables des Eglises soit à la hauteur du défi. Il enregistre une collections de déclarations vides: devant la situation,

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l’évêque de La Rochelle dit qu’il faut prier et parler; le Provincial des Jésuites que tout dépend de la vitalité de chaque prêtre, pas de leur nombre…

Spiritualité nouvelle ou vieille nostalgie?

    J.-P. Bacot aborde ensuite la caractéristique essentielle de la situation contemporaine en fait de croyances. Il n’est pas tendre avec les nouvelles tendances aux spiritualités les plus diverses  ( il y a même un passage moqueur sur la spiritualité laïque à la belge).

    Pour bien situer le problème, il utilise un document très explicite, l’eurobaromètre de 2005. Cette étude européenne est fondée sur un questionnement en trois réponses possibles: Croyez-vous en Dieu? Croyez-vous en une sorte d’esprit ou de force vitale? Niez-vous l’existence de tout Dieu et de toute sorte d’esprit ou de force vitale? En quelque sorte, il faut se positionner comme croyant religieux, comme spiritualiste ou comme athée.

Les résultats sont significatifs. Pour la France, on obtient 34% de croyants, 27% de spiritualistes et 33% d’athées. Pour la Belgique, les chiffres sont de 43,23 et17%. Les moyennes de l’Union européenne  sont de 52,27 et18%. Les pays où il y a le plus d’athées sont la France, la Tchéquie (30%) et les Pays-Bas (27%). Certains pays ont un chiffre de croyants peu élevé mais un nombre considérable de spiritualistes (Tchéquie:19 et 50%, Danemark:31 et 49%,Suède: 23 et 53%,Norvège: 32 et 47%).C’est manifestement l’effet du contraste entre pays catholiques où la contestation est athée et les pays protestants qui conservent une croyance vague. Quoi qu’il en soit, on voit aisément que le mouvement majeur passe par un jeu entre trois catégories, dont l’une , celle des spiritualistes, ne s’est développée que grâce au reflux des religions traditionnelles.

   Pour J.-P.Bacot,cette nouvelle catégorie révèle une nostalgie de la religion et des certitudes d’autrefois. Il en prend pour exemple-clé le récent ouvrage L’Age séculier de Charles Taylor, un des philosophes contemporains le plus importants, investi de missions politiques considérable dans son pays, le Canada, et qui fait figure d’apôtre du multiculturalisme. Taylor prend certes acte de l’état de ‘état de perdition du christianisme mais conteste l’abandon de la croyance. Le phénomène ne serait qu’une transformation du religieux. Il attaque sévèrement l’athéisme qui  serait une erreur anthropologique qui empêche l’homme d’atteindre sa plénitude.De manière comparable, Bacot cite Régis Debray qui traite le religieux comme un invariant  qui nous donne accès à la transcendance. Manifestement ils ne voient pas les chiffres, qui disent qu’il y a ou aura bientôt un tiers d’athées en Europe, et ne parviennent pas à admettre une anthropologie autre que religieuse.

    Les papes et autres théologiens disent cela depuis longtemps et on voit bien l’alliance entre anciens et nouveaux religieux face à l’ennemi commun, l’athéisme.

Et après?

    Les conclusions de J.-P. Bacot sembleront audacieuses, naïves ou fausses à bien des laïques et athées.

    La première est que la “planète laïque” (sic) n’a plus d’ennemi historique. L’Eglise est vaincue. J.-P. Bacot considère par exemple que l’extrême-droite s’est convertie à la laïcité. La raison en est évidemment l’hostilité à l’islam et aux musulmans mais celle-ci peut-elle suffire à parler de laïcité? Dans une vision formaliste française, peut-être . Mais on peut certes soutenir qu’un pur discours peut finir par jouer un rôle et qu’on est parfois obligé de sauvegarder sa cohérence.La stratégie de Marine Le Pen irait plutôt dans ce sens, spécialement sa quasi abstention dans la querelle du mariage pour tous: elle sait qu’il est accepté par une nette majorité des français, majorité qui croît avec le remplacement des générations.

    Les seuls ennemis possibles de la laïcité seraient donc une grande partie des musulmans( Bacot dit l'”islam”) et les formes extrémistes d’autres religions.De toute

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manière les croyants seront désormais peu nombreux: actuellement pas plus de cinq millions de Français ( sur 65) ont une pratique religieuse régulière, moins du double ont une pratique épisodique, tous ces chiffres étant en décroissance.

    L’autre conclusion de J.-P. Bacot est que les croyants qui restent seront des dominés socialement, des pauvres, des immigrés. Il doit avoir quantitativement raison mais le poids du groupe, sans doute numériquement petit, des grands bourgeois catholiques ne peut être évacué aussi aisément;

    Où seront donc les ligne futures de partage? J.-P. Bacot en voit deux. La première va opposer non plus athées dominés et croyants dominants mais l’ensemble des athées, métacroyants et croyants libéraux, tous laïques, à la religion envahissante des “autres” – ce qu’à mon avis on observe déjà-et le second front (sic) opposera les spiritualistes et les matérialistes athées.

    C’est une idée un peu surprenante mais à plusieurs reprises, J.-P. Bacot se montre inquiet d’un risque de condescendance dont les vainqueurs, les non-croyants, risqueraient de faire preuve à l’avenir. Sa conclusion en porte la trace: “Les Lumières et Diderot ont donc gagné. Mais la victoire semble imposer à leurs descendants autant de droits de jouissance que de devoirs de prudence”. Je dirais seulement que l’inconscient qui pousse trop de laïques à se vivre en dominés est parfois agaçant et peut-être source de bien des erreurs.

De beaux restes?

    Evidemment beaucoup d’athées, de laïques resteront dubitatifs. Ils sont confrontés régulièrement et plus fréquemment ces dernières années à des pressions fortes, à la remise en question de législations obtenues après d’âpres et longs combats ( IVG, euthanasie,…). C’est vrai dans les structures politiques et palpable au niveau de l’Union européenne et de son parlement. Cela semble vrai dans les rues, en Espagne, et plus récemment en France.

    Sur le fond et le long terme, c’est pourtant Jean-Pierre Bacot qui a raison. Les Français mêmes sont de plus en plus libéraux. Sociologues et politologues sont clairs là-dessus. Ainsi le politologue Thomas Guénolé relève deux enquêtes récentes qui montrent qu’un Français sur deux est favorable à la PMA pour les couples de femmes homosexuelles ( et 2 électeurs sur 5 duFN),la majorité étant acquise dans tous les autres cas.  Trois Français sur quatre se déclarent prêts à être pères au foyer (3).L’IVG ne comte plus qu’une faible minorité d’opposants.

    Les récentes manifestations en France sont malaisées à interpréter. Nul doute que les catholiques traditionalistes soient massivement présents mais il n’est pas sûr que le vrai moteur de la majorité des manifestants soit religieux et vraisemblable que le succès de participation soit dû à un taux de mobilisation  exceptionnel par rapport au groupe concerné. Cela désignerait plutôt un groupe qui voit son univers s’effondrer et mobilise toutes ses dernières forces. Mais la Vieille Garde a cédé à Waterloo!

    L’Espagne compte autant de prêtres que la France dont la population est supérieure de moitié . Son ratio de religieuses est double de celui de la France. Le pays s’est fortement sécularisé mais il reste une Espagne profonde et un parti souvent majoritaire lié à l’Eglise( et dont trop de membres se souviennent d’une autre époque?).

    Pour ce qui est de l’Union européenne, on l’a ouverte à des pays intégrés jusqu’il y a peu dans le bloc communiste et qui sont pour la plupart ultra-conservateurs sur le plan des moeurs et des libertés (et d’autres aussi) : Pologne, Roumanie,Bulgarie,Slovaquie, Hongrie,…, et qui viennent en renforcer d’autres comme Malte, l’Irlande ou la Grèce. On a forcé l’Europe de l’Ouest à s’acoquiner à une autre culture, croyant sans doute que les petits nouveaux seraient obéissants.En outre les partis démocrates-chrétiens, souvent

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interclassistes, ont impérativement besoin du ciment religieux pour ne pas perdre une partie de leurs ouailles, comme c’est arrivé en France.

    A cela s’ajoute, ce qui contredit peut-être le jugement de J.-P. Bacot sur l’aveuglement des responsables religieux, que manifestement et sans doute sur le modèle de l’Opus Dei, les épiscopats essaient de remonter le courant en partant du sommet de la société. Le top-down est à la mode mais il y a des raisons de penser qu’il a plus d’efficacité qu’autrefois.

    Mais en Europe de l’Ouest, les troupes de la religion sont devenues squelettiques et la marginalisation complète de la religion est inscrite dans les astres.

                                                                   Patrice Dartevelle

 

 

(1)  Jean-Pierre BACOT,Une Europe sans religion dans un monde religieux, Paris, Les Editions du Cerf, Parole présente, 2013, 224 pp.. Prix: +/- 16 euros.

(2)  d’après Albert Jallet,site de Vers l’Avenir, 27 janvier 2014.

(3)  Thomas Guénolé,Manif pour tous anti-IVG:non les Français ne sont pas plus réactionnaires qu’avant.Site du Nouvel Observateur, 4 février 2014.