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La Confession « fantasiste » de Terry Pratchett

Posté le 8 mars 2023 Par JF Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession fantasiste[1], comme dans les précédentes entrevues fictives [2], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[3]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Terry Pratchett, né à Beaconsfield (Buckinghamshire) en 1948, connu comme écrivain, romancier, satiriste, humoriste, fantasiste, science-fictionniste et philosophe. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Terry Pratchett – environ cinquante volumes pour le cycle du Disque-Monde et celui de La Longue Terre –, à sa biographie[4] et à sa conférence « Shaking Hands with Death »[5] ainsi qu’à d’autres sources.

Bonjour, Monsieur Terry Pratchett. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [6] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Terence David John Pratchett, né le 28 avril 1948 en Angleterre à Beaconsfield dans le Buckinghamshire, et mort le 12 mars 2015 à Broad Chalke dans le Wiltshire.

Hello, Monsieur l’Inquisiteur. C’est bien moi, appelez-moi Sir Pratchett, Sir Terry ou Terry, tout simplement.

Nous ferons donc ainsi, dit l’Inquisiteur. Sir Pratchett, ça me convient, ça m’a l’air comme qui dirait très élégant.

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, et c’est civil ; personnellement, je ne m’attendais pas à ce qu’on m’accorde un jour le titre de Sir. Il paraît que la défunte Reine, par ailleurs cheffe de l’Église anglicane, avait insisté pour m’adouber chevalier et me parer de ce titre. Sans doute appréciait-elle mes livres.

Sir Pratchett, dit l’Inquisiteur, ma mission consiste essentiellement à examiner votre rapport à la religion, à la foi et à Dieu.

Monsieur l’Inquisiteur, mon rapport avec votre Dieu est simple. En ce qui me concerne, il est absolument certain et démontré que je suis l’auteur du Disque-Monde. Par contre, on dit de votre Dieu qu’il a créé le Monde – celui que les mages de l’Université de l’Invisible appellent le Globe-Monde –, mais c’est très fortement contestable et d’ailleurs, très fortement contesté, quand ce n’est pas carrément nié. Ainsi par exemple, selon moi, ce sont les mages de l’Université de l’Invisible (U.I.)[7] qui ont créé le Globe-Monde ; en fait, c’est Sort, l’ordinateur de l’U.I., qui a lancé le programme Globe-Monde[8]. Mais n’entrons pas dans les détails, on n’en sortira pas.

Mais enfin, Sir Pratchett, Dieu n’est pas un détail.

Monsieur l’Inquisiteur, il ne faut pas vous désespérer comme ça ; peut-être que finalement, on y arrivera. Donc, moi, je suis un auteur de fantasie, et des dieux, des religions, des fois, des croyances, j’en invente tout le temps. Ainsi, mon rapport à Dieu, la religion, la foi, la croyance et tout ça est celui de créateur à créatures, car en l’occurrence, le créateur, c’est moi. Et comme tous les créateurs, je dépends de mes personnages et de leur façon de considérer les choses ; s’ils voient un Dieu ou se disputent avec lui, je dois accepter pour le récit de créer ces dieux et de les faire vivre eux aussi. Ce sont les effets du narrativium[9] ; c’est le principe même de la création de dieux par les humains. Tenez, prenez Mau, le personnage de mon roman Nation[10], quand il se retrouve tout seul après la disparition de tout son peuple dans un tsunami, pris d’un accès de colère, il dénonce les dieux coupables de cette disparition. Qui plus est, il leur reproche de ne pas exister (ils n’ont rien pu faire). En même temps, il a besoin que ces dieux existent pour qu’il puisse les engueuler, les vilipender, les maudire. Ou bien, toujours Mau, dans le chapitre opportunément intitulé La Pêche aux Dieux, il découvre les dieux : « Voilà ce que sont les dieux ! Une réponse passe-partout ! Parce qu’on doit trouver à manger, mettre des enfants au monde, vivre sa vie et qu’on n’a pas le temps pour de grandes questions compliquées et inquiétantes. » Dans Le Dernier Continent[11], on rencontre un Dieu, unique dans son monde – il sévit sur une petite île quelque part dans le temps –, mais il s’agit d’un vrai Dieu patriarche, en longue robe, avec une grande barbe et des cheveux blancs. C’est le Dieu de l’Évolution (« Pardon ? Est-ce que j’ai bien compris ? Vous êtes un Dieu de l’évolution ? Fit Cogite. – Euh, c’est mal ? S’inquiéta le Dieu. »[12]) qui a créé une sorte d’évolution du modèle classique, mais ultra-rapide ; un Dieu omniprésent, omnipotent dans les limites de son île. C’est un Dieu athée, il ne croit même pas en lui-même.

Oui, je vois, dit l’Inquisiteur, qu’avez-vous à raconter d’autre ? Pouvez-vous détailler un peu, nommer vos dieux ?

Là, Monsieur l’Inquisiteur, vous demandez beaucoup. Il y a trois mille dieux importants connus dans le Disque-Monde et des théologiens chercheurs en découvrent d’autres toutes les semaines. Je vais donner quelques noms à titre d’échantillons : Alohura, déesse de la foudre ; Aniger, déesse des animaux écrasés ; Astoria, déesse de l’amour ; Bilieux, dieu des gueules de bois ; Biturun, dieu du vin ; Cubal, dieu du feu ; Flatulus, dieu des vents ; Hypermétrope, déesse des chaussures ; Io l’aveugle, chef des Dieux ; Jimi, dieu des mendiants ; Kouah, déesse du ciel ; Nuggan, dieu des trombones et des articles de bureau ; Offler, le dieu crocodile ; Patina, déesse de la sagesse ; Pétulia, déesse de l’affection négociable ; Urika, déesse des saunas ; Vometia, déesse du vomi ; Zéphir, dieu des brises légères. Notez que c’est à peu près pareil dans notre monde ; je ne sais pas si on en a établi une liste complète, mais vous pouvez toujours lire celle des dieux de la mythologie grecque – il y en a des pages[13] et il ne s’agit que de divinités de la Grèce d’antan –. Je vous laisse réfléchir au reste du monde et du temps. Dans le Globe-Monde, comme sur le Disque-Monde, il doit y en avoir des milliers au moins.

Enfin, Sir Pratchett, dites-moi un peu d’où ils sortent tous ces dieux de votre Disque-Monde ?

Eh bien, Monsieur l’Inquisiteur, comme tous les dieux de tous les mondes et de tous les temps, ce sont des créatures imaginaires sorties d’un cerveau humain ; en l’occurrence, le mien. Dans le Disque-Monde, comme d’ailleurs dans celui-ci, ils vont, ils viennent, ils apparaissent, ils disparaissent, ils pullulent, ils tombent en désuétude. Donc, le Disque-Monde a des dieux comme d’autres ont des bactéries. La plupart ne font jamais l’objet d’un culte, ce sont des petits dieux, car ce qui leur manque, c’est la foi. Une poignée connaissent un destin un peu plus glorieux. N’importe quoi peut favoriser un tel destin. Un berger à la recherche d’un agneau… L’ennui avec les dieux, c’est que si assez de fidèles (en vérité, un seul suffit) se mettent à croire en eux, ils se mettent à exister. On s’imagine que le processus est toujours le même : d’abord, l’objet, puis la croyance. En réalité, ça se passe dans l’autre sens. Les dieux sont manifestement créés par ceux-là même qui croient en eux. Les dieux et les hommes sont inséparables parce que les dieux ont besoin qu’on croie en eux et que les hommes veulent des dieux.

Ce n’est pas très clair tout ça, Sir Pratchett. Si je comprends bien, Dieu serait une création humaine.

C’est exactement ça, Monsieur l’Inquisiteur ; un dieu ne peut exister que si au moins un humain l’invente, l’imagine, le crée et lui donne l’existence. Dès lors, il est facile de comprendre la nature d’un dieu : c’est un fantasme.

Au fait, Sir Pratchett, d’après ce que je comprends, vous seriez le créateur du Disque-Monde.

Oui, c’est ce que j’ai dit, Monsieur l’Inquisiteur, mais il serait plus correct de dire que j’ai écrit pendant des décennies Les Annales du Disque-Monde. Ma véritable intention était de raconter des histoires sur le mode de la fantasie, dont j’étais fan depuis la fin de mon enfance. Pour raconter ces histoires, il a bien fallu que j’aie un monde où les situer, un monde où, conformément aux habitus de la fantasie, telle que l’avait quasiment canonisée J.R. Tolkien avec son Seigneur des Anneaux, il y fallait des trolls, des nains, des elfes, des vampires, des loups-garous, des gobelins, des gnomes, des golems, des morts-vivants, des zombies, etc. J’ai commencé à raconter l’histoire de ce monde et puis, tout s’est développé sous mes yeux au fur et à mesure et j’ai découvert un peu avant mes lecteurs que ce monde était plat, rond, qu’il avait ses peuples, qu’il avait ses continents, qu’il avait ses propres lois, ses exigences et bien entendu, ses dieux et ses religions. C’est ainsi que se créent les mondes imaginaires. Mon avis est qu’à partir du moment où il s’est mis à exister, le Disque-Monde a continué à le faire. Moi, je tenais la plume, au début ; ensuite, je me suis tenu au clavier. À la fin, à cause de la progression d’Alzheimer, pendant des années, disons de 2008 à 2015 et jusqu’au bout, j’ai dicté à mon ordinateur grâce à la reconnaissance vocale.

J’aimerais savoir, Sir Pratchett, ce qu’est la « fantasie », pouvez-vous donner un exemple ?

Vous voulez un exemple de fantasie ? Eh bien voilà : Il y a une espèce qui vit sur une planète à quelques kilomètres au-dessus d’une roche en fusion et à quelques kilomètres en dessous d’un vide prêt à lui aspirer l’air des poumons. Elle vit dans une brève période géologique entre des âges glaciaires. Pour ce qu’elle en sait, nulle part ailleurs dans l’univers elle ne resterait en vie plus de dix secondes. Du reste, toute la littérature fait appel à l’imagination, toute la littérature est de la « fantasie » ; il ne saurait en être autrement, c’est même ce qui la constitue. Bien évidemment, l’Odyssée, l’Iliade sont de la « fantasie » et peut-être comprendrez-vous mieux quand je vous dis que la Bible et le Coran et les Upanishad ou la Légende dorée sont de la « fantasie ». Encore un exemple ? Tout Shakespeare en est. En fait, la « fantasie » est à l’origine même de ce fourre-tout qu’est la littérature. Maintenant, considérée plus étroitement, ramenée aux normes éditoriales contemporaines, la fantasie est un genre particulier et une fabuleuse niche commerciale qui se remplit de sorcières, de trolls, de licornes. À propos, je n’écris pas que de la fantasie – comme l’entendent les critiques spécialisés, j’écris aussi de la S.F., de la Science-Fiction, j’en ai même été fan. Jeune, j’ai même assisté à des conventions de la SF. Je rappelle ça, juste pour dire que, à la fin des années septante, je me souviens d’un concours de romans SF où Salman Rushdie était arrivé deuxième. Imaginez qu’il ait gagné – des ayatollahs sur Mars ! – il n’aurait pas eu autant d’ennuis à cause des Versets sataniques, parce qu’il se serait agi de SF et ça n’aurait pas eu d’importance. Notez que ce serait aussi pertinent s’il s’était agi de fantasie. Je vous l’accorde. C’est pareil pour la Bible, le Coran et toutes ces sortes de choses, on aurait – je veux dire l’humanité – évité beaucoup de massacres et d’absurdités, si on avait signalé qu’il s’agissait d’inventions, de récits imaginaires ; pour tout dire, d’élucubrations. À propos, vous fumez quoi, Monsieur l’Inquisiteur ?

Sir Pratchett, dit l’Inquisiteur, revenons au commencement, n’avez-vous pas été informé de religion par vos parents ?

Ah, mes parents ! Ils m’ont élevé avec bienveillance, mais sans aucune éducation religieuse. Pour autant qu’il m’en souvienne, jamais mes parents, à l’âge adulte, ne sont entrés dans une église pour des raisons religieuses. Tout se passait très bien avec eux. Mon enfance fut – aussi loin que je remonte – une période que je ne saurais qualifier autrement que d’« idyllique », une sorte d’été qui n’en finissait pas. C’étaient des gens charmants et ils avaient su acclimater notre relative pauvreté pour en faire un mode de vie agréable. Ils s’étaient mariés jeunes et ont vécu ensemble jusqu’au bout. Mon père était mécanicien automobile et sa conception du monde s’en ressentait ; il m’initia aux techniques, au goût des travaux manuels, des bricolages et aux sciences. Ma mère était secrétaire et très imaginative, elle me guida vers les livres, mais aussi l’écriture, l’invention. Je pense que c’est à elle que je dois mon penchant pour la fantasie. Question religion : on vivait dans un monde anglican, quoique de façon distante. Mon père, qui avait fait la guerre au Pakistan, en avait ramené un Bouddha. C’est ce dernier qui régla nos relations avec l’Église. Un jour, le vicaire de passage chez nous déclara le Bouddha, une « icône païenne ». Ma mère l’a foutu à la porte : le vicaire, pas le Bouddha. Ma mère était d’ascendance catholique, mais elle avait rompu avec cette option quand on lui a reproché son mariage anglican. La seule trace de son passé papiste était un crucifix. Elle a bien ri quand à six ans, je déclarai que ce Christ pendu à la croix était une sorte de trapéziste.

Mais Sir Pratchett, n’avez-vous jamais été interpelé par Dieu ?

À vrai dire, non. Et ça n’a rien d’étonnant, n’est-ce pas ? Et même, ça ne m’a jamais inquiété et je vais vous dire pourquoi. C’est la solution au paradoxe du silence de Dieu, qui a agité pas mal de théologiens au cours des temps. Si Dieu existe, pourquoi ne parle-t-il pas ? Je me suis dit : si on considère que Dieu est omniprésent, omnipotent et de surcroît, omniscient, il ne devrait avoir aucune difficulté à m’interpeler, à me parler, à rendre sa présence évidente, indéniable et clore le bec à tous les mécréants. Il pourrait raisonnablement attester de son existence en se faisant entendre de tous, partout et toujours, il pourrait écrire son nom sur les sables des déserts ou aussi grand que l’horizon dans le ciel. La question, telle qu’elle est posée par ceux qui y croient, est évidemment de savoir pourquoi il ne le fait pas. Et si en plus, on considère toutes les maladies, les catastrophes, les famines, les guerres, il y a de quoi douter de son état mental ou de sa moralité et il vaudrait mieux pour lui qu’on n’imagine même pas qu’il puisse exister. En fait, poser la question de l’existence de Dieu, c’est inutile et sans doute, dangereux.

Et pourquoi donc, Sir Pratchett, serait-il inutile de répondre à cette question essentielle ?

La réponse est toute simple, Monsieur l’Inquisiteur, c’est parce qu’il n’existe pas. C’est aussi la seule réponse que les croyants ne veulent pas envisager. Voyez-vous, un athée n’est pas quelqu’un qui croit que Dieu n’existe pas, c’est quelqu’un qui ne croit pas que Dieu existe. Et ça change tout : l’athéisme, c’est carrément de l’incrédulité. Je suis un incrédule. Pour moi, la question de Dieu n’a pas de sens et il n’y a pas de sens d’en débattre également. Finalement, je suis une espèce d’athée – parce que, ma foi, on ne sait jamais…[14] Comprenez ce « on ne sait jamais » au sens d’une affirmation axiomatique ; on ne sait jamais, car on ne peut jamais savoir quoi que ce soit à propos de ce qui n’existe pas. Voyez-vous, par exemple, on peut imaginer qu’un adepte des OVNI soutienne que ne pas croire aux OVNI constitue une croyance différente, à savoir : croire que les OVNI n’existent pas. Toutefois, quand les prétendues preuves s’avèrent des erreurs d’interprétation ou des falsifications, l’opinion contraire ne relève pas de la croyance. On est au niveau zéro de la croyance et une croyance zéro en les OVNI ou aux dieux ne revient pas à croire à leur inexistence. La croyance zéro désigne une absence de croyance, une incrédulité. Je vous accorde cependant que si vous êtes crédule, vous pouvez croire ce que vous voulez et je ne peux vous en empêcher, mais je vous en prie : n’essayez pas d’insuffler la crédulité aux autres et particulièrement, aux enfants. C’est immoral et c’est dangereux – pour les enfants et pour tous – puisque petits enfants deviendront grands.

Oui mais, Sir Pratchett, les religions croient que l’athéisme est une croyance d’un genre différent, une croyance en négatif et forcément, une erreur.

Monsieur l’Inquisiteur, la mauvaise foi nourrit la foi. La plupart des religieux s’efforcent de rejeter l’athéisme de cette façon en le présentant comme une croyance qu’ils (et d’autres) veulent confondre avec l’agnosticisme, lequel prône la neutralité, une sorte d’armistice, où Dieu aurait cinquante pour cent des chances d’exister de son côté ; autant dire que de leur point de vue, avec une chiquenaude, Dieu sortirait gagnant de la confrontation. Eh bien non, 50/50, ça n’est pas ni l’un, ni l’autre ; 50/50, ça ne peut rien prouver du tout et surtout pas son existence. C’est absurde. Quant aux religions, il y a de quoi désespérer. On nous en rebat les oreilles de mille façons et pendant ce temps, au Moyen-Orient, trois peuples qui vénèrent le même Dieu en sont toujours à se battre entre eux. Croire en Dieu ? C’est à se demander comment une espèce peut être aussi bête.

Soit, Sir Pratchett, mais la Création mérite d’être étudiée en tant que processus divin, ne pensez-vous pas ?

Oh, mais j’ai passé bien du temps à confronter le Disque-Monde et le Globe-Monde en tant qu’univers et à comprendre leur création comme processus. Je ne l’ai pas fait seul, j’ai été épaulé par les professeurs Ian Stewart[15] et Jack Cohen[16]. Ce sont les quatre volumes de la Science du Disque-Monde[17], qui met la science des mages de l’Université de l’Invisible d’Ankh-Morpork en miroir avec celle du Globe-Monde jusque et y compris dans les derniers développements de ce siècle, disons jusque 2012. Je vous invite à les lire et à vous faire ensuite une philosophie. Le dernier volume porte d’ailleurs un sous-titre qui certainement vous semblera familier : « Le Jugement dernier ». [18]

Sir Pratchett, quand même, les athées sont minoritaires dans le monde actuel et les croyants sont majoritaires. Qu’en pensez-vous ?

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, il y a dans le monde actuel bien plus de croyants en un ou plusieurs dieux ou en n’importe quoi que d’athées. Les croyants sont majoritaires certainement, mais ça revient à mêler des pommes, des poires, des ananas ou n’importe quoi qu’il vous plaira d’imaginer et prétendre que ce sont les mêmes choses. En réalité, ce sont des choses différentes et qu’on ne saurait confondre. Ainsi, si les religions sont toutes des croyances, elles sont chacune minoritaires et n’ont de commun finalement que la foi, sans autre attribut. La foi, c’est le seul lien entre elles, car il n’y en a pas d’autres possibles. Vous admettrez que la foi est le fondement de la croyance au sens religieux. Ceci dit, les croyances des religions sont toutes différentes et exclusives les unes des autres, sinon il n’y aurait qu’une seule religion et pour autant qu’elle soit monothéiste, un seul Dieu. Reste la foi, mais la foi en quoi ? Laquelle ? Et en admettant que ce soit la foi en une religion, quelle religion ? Vous voyez, la foi devient une sorte de concept flou qui s’appuie sur du vent. C’est peut-être ça le souffle divin. D’ailleurs, croire ; il y en a bien qui croient au Père Noël.

Sir Pratchett, vous croyez au Père Noël ?

Ah, Monsieur l’Inquisiteur, j’ai écrit tout un roman autour du Père Porcher[19], qui dans le Disque-Monde, est quelque chose comme le Père Noël ; le Père Porcher-Noël, c’est le personnage central du solstice d’hiver ; il faut être chrétien fondamentaliste pour ne pas comprendre qu’il existe depuis très longtemps une tradition qui célèbre la renaissance du soleil[20]. Bon, cela dit, je ne suis fidèle d’aucune religion et je ne crois à aucun Père Noël métaphysique, et pourtant, malgré tout ça, j’aime Noël. Entre nous, il vaut mieux demander au Père Noël une paire de pantoufles que la paix sur la Terre. On a plus de chances d’obtenir satisfaction[21]. À ce sujet, par deux fois, alors que je parlais sans détours de sujets comme Alzheimer et la mort assistée, des chrétiens obligeants m’ont dit que je devrais voir dans mon épreuve un cadeau de Dieu. Eh bien, personnellement, j’aurais préféré une boîte de chocolats.

Vous pourriez développer un peu vos réponses, Sir Pratchett, il me semble que c’est un peu court tout ça.

Un peu court ? Vous me tentez, Monsieur l’Inquisiteur, croyez-moi, les Annales du Disque-Monde font comprendre bien des choses et vous y trouverez des réponses à foultitude de vos interrogations. J’ai mis quarante ans, environ cinquante volumes, en tout, plus ou moins vingt mille pages, sans compter le reste, à créer tout ça, qui est ma réponse presque complète à votre demande et si vous voulez, je peux recommencer du début : ça me plairait assez. Voici donc la première phrase de la Huitième Couleur, c’est le Prologue qui parle (comme dans Shakespeare, par exemple) : « Dans un ensemble lointain de dimensions récupérées à la casse, dans un plan astral nullement conçu pour planer, les tourbillons de brumes stellaires frémissent et s’écartent… »[22] Moi, je dois repartir, j’ai à faire ailleurs, mais je vous suggère de prendre le temps de lire tous mes romans.

Sir Pratchett, je vous promets de tout lire et même, deux fois.

Seulement ? Ce sera quand même un bon début, Monsieur l’Inquisiteur. Pour en finir, je vais vous parler de Mort, un personnage (oui, c’est un masculin) que j’avais introduit dans le Disque-Monde dès le premier volume. Il est devenu très populaire. Il s’en explique en disant qu’après tout, ce n’est pas lui qui tue les gens ; la plupart des hommes n’en ont pas peur, mais ils ont peur, du couteau, du naufrage, de la maladie, de la bombe, de tout ce qui précède (de quelques microsecondes, avec de la chance et de plusieurs années quand on n’en a pas) l’instant du trépas. Mort vient ensuite afin de rassurer les nouveaux arrivants qui entament ce nouveau voyage. À propos, mon père ne voulait pas mourir comme une espèce de mort-vivant. Il voulait me faire ses adieux, il voulait me faire une dernière blague et si les infirmières avaient introduit la seringue nécessaire dans la canule, c’est moi qui l’aurais pressée en me disant que c’était mon devoir. Croyez-moi, mon père a eu une bonne mort dans les bras de Morphine.

Sir Pratchett, vous êtes un incurable athée. C’est ce que je dirai dans mon rapport en Haut-Lieu, mais vous avez droit au dernier mot.

Le dernier mot et ce mot était mon dernier message au Globe-Monde – juste un tweet après avoir passé la porte et commencé à marcher dans le désert noir vers la nuit infinie :

« The End »[23] (La Fin).


[1] Fantasiste : Comme il n’existe pas en français de qualificatif pour ce qui relève de la « fantasie » – à l’origine, mot français « fantasie » (en usage encore vers 1450), orthographié ensuite « fantaisie » et depuis le siècle dernier genre littéraire à part entière–, j’ai pris sur moi de créer le néologisme de l’adjectif : « fantasiste », pour désigner ce qui relève de la « fantasie ».

[2] Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev, Edgar Morin, Simone de Beauvoir,

[3] Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).

[4] Marc Burrows, The Magic of Terry Pratchett, WHITE OWL, Yorkshire-Philadelphia, 2020, 284 p.

[5] Terry Pratchett, Shaking Hands with Death, Corgi Books, London, 2015, 59 p. On trouve la version française dans Terry Pratchett, Lapsus Clavis sous le titre « Serrer la main de la mort », L’Atalante, Nantes, 2017, 332 p., p.p. 291-311.

[6] OVRAAR : voir note dans Carlo Levi.

[7] Université de l’Invisible (U.I.) : L’U.I. est le premier collège de magie du Disque-Monde ; elle a été créée, il y a deux millénaires (environ). Voir in Terry Pratchett & Stephen Briggs : Disque-Monde Le nouveau Vade-mecum, L’Atalante, Nantes, 2006, 411 p., p.p. 355-371.

[8] Terry Pratchett, Ian Steward & Jack Cohen, La Science du Disque-Monde, Tome I, L’Atalante, Nantes, 2007, 541p., p.63

[9] Narrativium : « Le narrativium est une substance bigrement puissante… L’homme pense par histoires. », in Terry Pratchett, Ian Steward & Jack Cohen, Tome I de La Science du Disque-Monde, op.cit., p.12

[10] Terry Pratchett, Nation, L’Atalante, Nantes, 2010, 441 p.

[11] Terry Pratchett, Le Dernier Continent, Les Annales du Disque-Monde, L’Atalante, Nantes, 2003, 397 p.

[12] Ibid., p.174

[13] PANTHÉON – liste des dieux, déesses, monstres, daemons et autres esprits de la mythologie grecque.

[14] Terry Pratchett, L’Instant divin, in Lapsus Clavis, op.cit. p.224

[15] Ian Stewart est mathématicien, professeur de mathématiques à l’Université de Warwick ; auteur d’un très grand nombre de publications et notamment, Dieu joue-t-il aux dés ?, Flammarion, Champs, Paris, 1998, 600 p. ; et plus récemment, Les dés jouent-ils aux dieux ?, Dunod, Paris, 2020, 352 p.

[16] Jack Cohen est un biologiste, spécialisé dans la biologie de la reproduction, Université de Warwick, auteur de nombreuses publications et notamment, avec Ian Stewart et Terry Pratchett.

[17] Les quatre volumes de La Science du Disque-Monde (Terry Pratchett, Ian Steward & Jack Cohen) ont été publiés en langue française chez L’Atalante, Nantes, respectivement – I : La Science du Disque-Monde (2007), 541 p. ; II : Le Globe (2009), 493 p. ; III : L’Horloge de Darwin (2014), 435 p. ; IV : Le Jugement dernier (2015), 432 p.

[18] Terry Pratchett, Ian Steward & Jack Cohen, Le Jugement Dernier, Tome IV de La Science du Disque-Monde, L’Atalante, Nantes, 2015, 432 p.

[19] Terry Pratchett, Le Père Porcher, Les Annales du Disque-Monde, L’Atalante, Nantes, 2002, 395 p.

[20] Marco Valdo M.I., Noël est à nous (Cantate de Noël – Chant du solstice d’hiver), 2012 et 2018.

[21] Terry Pratchett, Le Sens de mon Noël, Western Daily Press (Bristol) 24 décembre 1997, in Lapsus Clavis, op.cit. pp 209-211.

[22] Terry Pratchett, La Huitième Couleur, (Premier livre des) Annales du Disque-Monde, L’Atalante, Nantes, 1996, 287 p., p. 9.

[23] In Marc Burrows, The Magic of Terry Pratchett, WHITE OWL, Yorkshire-Philadelphia, 2020, 284 p., p. 259.

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La Confession optimiste de Jean-Paul Sartre

Posté le 20 novembre 2022 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Dans cette « Confession optimiste », comme dans les précédentes entrevues fictives[1]Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de … Continue reading, un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).. On trouve, face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Jean-Paul Sartre, né à Paris en 1905, connu comme essayiste, écrivain, romancier, dramaturge et philosophe. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Jean-Paul Sartre – essentiellement, à ses Entretiens avec Simone de Beauvoir[3]Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre – Août-septembre 1974, Gallimard, Paris 1981, Folio,1995, 625 p., à son essai autobiographique Les Mots[4]Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, 1964, Folio, 1996, 212 p. et à sa conférence « L’existentialisme est un humanisme »[5]Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, 1996, Folio, 2002, 111p. Il s’agit du texte sténographié, à peine retouché par Sartre, d’une conférence qu’il a donnée … Continue reading ainsi qu’à d’autres sources.[6]On se reportera avec intérêt au texte nettement plus académique de Vincent de Coorebyter, « L’athéisme de Sartre », in Athéisme et Philosophie, sous la direction de Jacques Teghem, … Continue reading

Bonjour, Monsieur Sartre. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[7]OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Jean-Paul Charles Aymard Sartre, né le 21 juin 1905 à Paris et mort le 15 avril 1980 à Paris.

Bonjour à vous, Monsieur l’Inquisiteur. C’est bien moi : appelez-moi Sartre, tout simplement.

Nous ferons donc ainsi, dit l’Inquisiteur, c’est commode.

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, il y aura assez de choses difficiles à dire et je dirai ce que je dirai au moment où je le dirai.

Dans notre entretien, Sartre, je ne m’occupe que de votre rapport à la religion, à la foi et à Dieu. Le reste n’est pas de mon ressort.

Pour ce qui est de votre ressort, Monsieur l’Inquisiteur, l’affaire s’est résolue définitivement dans mon enfance. Quand Dieu et moi, nous avons fait monde à part, j’ai rejoint les rivages de l’athéisme.

Ah, dit l’Inquisiteur, vous avez, vous Sartre, commencé sous la bannière de la religion.

Des religions, Monsieur l’Inquisiteur. Je suis né dans une sorte de no man’s land aux confins de deux christianismes. Après la mort de Jean-Baptiste (Sartre, mon père), j’ai vécu avec ma mère chez mes grands-parents Schweitzer, entre le catholicisme des femmes et le protestantisme luthérien de Charles Schweitzer, lui-même fils de pasteur protestant.

En somme, Sartre, vous aviez une certaine connaissance de la religion ; vous sentiez la présence de Dieu.

D’une certaine manière, Monsieur l’Inquisiteur, je sentais la présence de Dieu, lequel s’incarnait dans mon grand-père, qui fut le Dieu d’Amour avec la barbe du Père et le Sacré-Cœur du Fils ; il me faisait l’imposition des mains, je sentais sur mon crâne la chaleur de sa paume. Il m’asseyait sur ses genoux et me regardait dans le fond des yeux et disait : « Je suis homme, je suis homme et rien d’humain ne m’est étranger. »

Oui, Sartre, c’est une belle déclaration, mais le Dieu de la religion, le Dieu du catéchisme ?

Vers l’âge de huit, neuf ans, je n’avais déjà avec ce Dieu invisible que des rapports de bon voisinage. Il était là, parfois il se manifestait. C’était un regard qui se posait sur moi. Tout ça était très vague, sans grand rapport avec le catéchisme. Et vers l’âge de douze ans, je me suis dit tout d’un coup : Dieu n’existe pas. J’y ai repensé le lendemain ou le surlendemain, et j’ai continué à déclarer que Dieu n’existait pas. Et jamais plus je ne me suis posé la question.

Et ensuite, Sartre, quel a été le résultat de cette révélation dans votre rapport à la religion ?

Pas considérable. De toute façon, je n’étais pas du tout lié à la religion catholique, je n’allais pas à l’église avant, je n’y allais pas après. Je ne me souviens pas de m’être jamais plaint ou étonné que Dieu n’existât pas. J’estimais que c’était une blague qu’on m’avait racontée, une blague dont les gens étaient persuadés et dont moi, j’avais compris que c’était faux.

Vous vous conceviez comme athée ?

Certainement pas, Monsieur l’Inquisiteur. J’ignorais les athées puisque ma famille était honnêtement, honorablement croyante.

À ce sujet, sur ce point si important de la croyance, Sartre, étiez-vous en conflit avec votre famille ?

Ma foi, non. Mes pensées personnelles étaient en opposition étroite avec les pensées de ma famille, mais je pensais pour moi seul et la vérité était ce qui m’apparaissait vrai. Je pensais qu’il fallait retrouver soi-même sa propre pensée. J’avais pourtant une religion : un même souffle modelait les ouvrages de Dieu et les grandes œuvres humaines ; un même arc-en-ciel brillait dans l’écume des cascades, miroitait entre les lignes de Flaubert, luisait dans les clairs-obscurs de Rembrandt : c’était l’Esprit. L’Esprit parlait à Dieu des hommes ; aux hommes, il témoignait de Dieu. J’avais trouvé ma religion : rien ne me parut plus important qu’un livre. La bibliothèque, j’y voyais un temple ; je vivais sur le toit du monde, j’y respirais l’air raréfié des Belles-Lettres, l’Univers s’étageait à mes pieds.

Souvent, Sartre, chez les enfants, la mort induit certains à la religion ou confirme leur croyance.

Je sais cela, Monsieur l’Inquisiteur. Enfant, j’ai vu la mort. À cinq ans : elle me guettait ; le soir, elle rôdait sur le balcon, collait son mufle au carreau, je la voyais, mais je n’osais rien dire. À cette époque, j’avais rendez-vous toutes les nuits avec elle dans mon lit. J’attendais tout tremblant, et elle m’apparaissait, squelette très conformiste, avec une faux. Puis, elle s’en allait et je pouvais dormir. Cependant, ni les enterrements, ni les tombes ne m’inquiétaient. À sept ans, la vraie Mort, la Camarde, je la rencontrais partout, mais je la refusais, de toutes mes forces. Dieu m’aurait tiré de peine. Je pressentais que la religion, c’était le remède.

Et de quelle religion s’agissait-il ? Et vous l’a-t-on refusée, Sartre ?

On ne me la refusa pas ; élevé dans la foi catholique, j’avais appris que le Tout-Puissant m’avait fait pour sa gloire ; c’était plus que je n’osais rêver. Naturellement, tout le monde croyait chez nous. L’incroyance déclarée gardait la violence et le débraillé de la passion. L’athée était un original, un furieux qu’on n’invitait pas à dîner, un fanatique encombré de tabous qui se refusait le droit de s’agenouiller dans les églises, d’y marier ses filles et d’y pleurer délicieusement, qui s’imposait de prouver la vérité de sa doctrine par la pureté de ses mœurs, qui s’ôtait le moyen de mourir consolé, un maniaque de Dieu qui voyait partout Son absence, un monsieur qui avait des convictions religieuses. Le croyant n’en avait pas : deux mille ans de certitudes chrétiennes avaient eu le temps de faire leurs preuves ; c’était le patrimoine commun. La bonne société croyait en Dieu. On m’avait baptisé pour préserver mon indépendance ; en me refusant le baptême, on eût craint de violenter mon âme. Catholique inscrit, j’étais libre, j’étais normal. « Plus tard, il fera ce qu’il voudra. » C’est ce que j’ai fait.

Ainsi, Sartre, vous étiez catholique.

Oui et j’aurais même pu le rester. Ce que je viens de vous raconter, c’est l’histoire de ma vocation manquée. J’avais besoin de Dieu, on me le donna. Faute de prendre racine, Il a végété, puis il est mort. Quand on m’en parle, je dis : « Il aurait pu y avoir quelque chose entre nous. »

Et alors, à partir de là, Sartre, quelle fut votre évolution, l’histoire de votre cheminement ?

Voilà mon commencement : à travers une conception périmée de la culture, la religion transparaissait. On m’enseignait l’Histoire sainte, l’Évangile, le catéchisme sans me donner les moyens de croire. Prélevé sur le catholicisme, le sacré se déposa dans les Belles-Lettres et l’homme de plume apparut, ersatz du chrétien que je ne pouvais être. Protestant et catholique, ma double appartenance me retenait de croire aux Saints, à la Vierge et finalement à Dieu. L’illusion tombait en miettes ; martyre, salut, immortalité, tout s’est délabré, l’édifice est tombé en ruines ; l’athéisme est une entreprise cruelle. Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ; n’importe qui et en même temps, lui-même.

Sartre, avez-vous eu peur de la mort ?

Monsieur l’Inquisiteur, la mort est tout simplement la fin de la vie. Il y a un bilan à faire avant la liquidation. C’est ce bilan qui m’intéresse. En bref : j’ai fait ce que je voulais, c’est-à-dire : j’ai écrit, ça a été l’essentiel de ma vie. Ce que je réclamais enfant, je l’ai réussi. Dans quelle mesure ? Je n’en sais rien, mais j’ai fait ce que je voulais, des œuvres qui ont été écoutées, qui ont été lues. Par conséquent, quand je suis mort, je ne suis pas mort comme beaucoup de gens, en disant : « Ah ! Si la vie était à refaire, je la referais autrement, je l’ai manquée, je l’ai ratée ! » Non. Je m’accepte totalement. Je suis mort satisfait. Et jamais la mort n’a pesé sur ma vie.

Sartre, avez-vous jamais pensé qu’il y avait un quelque chose au-delà ?

Oui, Monsieur l’Inquisiteur, mais il faut aussitôt préciser les choses. Tout futur qu’on imagine renvoie à la conscience, car l’imagination ne peut se développer que dans la conscience et dans une conscience consciente d’elle-même. La conscience est d’abord conscience de soi. On ne peut pas imaginer un moment où la conscience ne serait plus. On peut imaginer un univers où le corps ne sera plus, mais imaginer ce fait implique la conscience au présent et au futur ; la conscience ne peut se penser au futur sans se penser dans le présent pour se voir elle-même dans le futur. C’est une pensée qui se projette en porte-à-faux dans le néant ; c’est cette projection dans le vide qui anime l’au-delà. En fait, j’ai toujours pensé, comme athée, qu’il n’y avait rien du tout après la mort. On vit, on meurt, point final.

Sartre, tout d’un coup dans votre enfance, Dieu s’est effacé de votre vie, vous êtes devenu athée. Votre athéisme a-t-il évolué à partir de là ?

Je pense qu’il s’est fortifié, qu’il est passé à un athéisme plus matériel, à un athéisme matérialiste. Je suis parti d’un monde qui devait me mettre en liaison avec un paradis où je verrais Dieu à un monde qui était l’unique réalité, où Dieu est une absence, où seules sont les choses et les choses sont seules, et surtout, l’homme est seul. C’est une drôle de chose que l’homme, un être perdu dans le monde et en même temps, capable de le voir comme son objet, à la fois, en dedans et en dehors du monde.

Au fait, Sartre, vous êtes philosophe. Philosophe et athée ?

Philosophe et athée, Monsieur l’Inquisiteur, et donc, au moment des études, absolument assuré de la non-existence de Dieu, j’ai entrepris de me faire philosophe : mon idée était une philosophie pour un monde sans Dieu. Il me semblait qu’une grande philosophie athée, réellement athée, manquait dans la philosophie. Je voulais faire une philosophie de l’homme ancrée dans un monde matériel. C’est un travail de longue haleine de passer de l’intuition athée à un athéisme matérialiste, d’accéder à une nouvelle conception de l’être, qui se fonde dans les choses. Il s’agit d’assumer que la conscience en chacun justifie sa manière d’être et cette conscience est une chose, une réalité qui est là constamment tout entière. La conscience est la conscience du monde et ainsi, on se retrouve dans la réalité.

Pour vous, Sartre, l’athéisme est difficile à mettre en mots, à mettre en place dans la conscience ?

En tout cas, du fait de l’imprégnation religieuse de la conscience et de la société, il est difficile de réaliser d’une manière matérialiste le monde sans Dieu, de sentir le monde dans les objets, dans les choses, dans les gens. En fait, la conscience est en nous, l’objet est dépourvu de conscience. Les objets n’existent pas pour l’homme, pour la conscience. Ils existent sans conscience, d’abord. Une des conséquences est que le monde n’a pas été créé pour l’homme et les consciences n’inventent pas ce qu’elles voient : elles saisissent un objet réel en dehors d’elles, sous des profils divers.

L’athéisme est une des bases de votre vie, mais, Sartre, que pensez-vous des croyants ?

On n’est pas dans un monde athée, Monsieur l’Inquisiteur, il y a encore trop de gens qui croient. La croyance en Dieu, et la croyance tout court, ça me paraît une survivance. Je pense qu’il y a eu un temps où il était normal de croire en Dieu. À l’heure qu’il est, la croyance a quelque chose de périmé, de vieillot. À la base de la croyance, il y a une vision du monde qui est d’une époque passée, mais qui a des avantages : il est beaucoup plus agréable de penser que le monde est bien clos, avec une synthèse faite, non pas par nous mais dehors par un Être suprême. Cependant, pour établir Dieu, il faut tourner le dos à la science, conserver une notion que les sciences de la nature et de l’homme ont sans le dire, sans le vouloir expressément, largement contribué à expulser.

Et vous, Sartre, vous voulez un monde humain athée ?

Les athées introduisent de l’athéisme dans le monde humain et cela mène à un monde humain athée. Ce qu’en effet je souhaite, c’est le rapport direct de l’homme à l’homme, sans nul besoin de passer par l’infini. Les actes constituent la vie ; elle ne doit rien à Dieu, elle est elle-même telle qu’on la veut, et en partie telle qu’on la fait sans la vouloir, telle qu’elle nous fait. Oui, un monde humain athée, évidemment. Le faire advenir, comment ? Je pense que dans la mesure où nous, athées, travaillons tous plus ou moins à constituer un genre humain qui aura ses principes, ses volontés, son unité, sans Dieu, nous sommes tous, réellement dans tous les moments de notre vie, des athées, au moins des athées d’un athéisme qui se développe, qui se réalise de mieux en mieux.

Alors, Sartre, l’existentialisme est-il un athéisme ?

En tout cas, l’existentialisme que je revendique sous le nom d’existentialisme athée est un athéisme. Il déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être, c’est l’homme. Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde et qu’il se définit après. Par l’homme, il faut entendre, à la fois, l’humanité entière et l’homme singulier, enfin, vous, moi. Et l’homme au début n’est rien. Il – l’homme générique comme l’homme singulier – ne sera qu’ensuite, et tel qu’il se sera fait. Il n’y a pas de place pour Dieu dans ce processus contingent. Mais cet athéisme existentialiste est aussi et nécessairement, un humanisme. L’homme se réalise en face des autres. 

Sartre, pouvez-vous situer cet humanisme existentialiste dans son rapport à l’athéisme ? Que reste-t-il des valeurs ?

Si on supprime Dieu le Père, comme créateur des valeurs, il faut bien quelqu’un qui les invente en prenant les choses comme elles sont. Ce qui est central, c’est que la vie n’a pas de sens, a priori. Avant que l’homme, singulier, générique, etc. n’existe, elle n’a pas de sens ; c’est en donnant ce sens à la vie qu’on crée la valeur ; la valeur n’est pas autre chose que ce sens qu’on choisit. Il y a là la possibilité de créer une communauté humaine consciente, une communauté de valeurs, un ensemble de valeurs communes, une cohérence humaine. L’existentialisme ne prend pas l’homme comme fin, car il est toujours à faire, toujours en devenir.

Que reste-t-il, Sartre, après cet abandon de Dieu ? Le désespoir, la désespérance ? 

En ce qui concerne l’abandon de Dieu, que le croyant appelle désespoir – la dissolution de l’espoir, de l’espérance, et je dois vous avouer que l’athéisme est bien cela – un « dés-espoir » ; car il ne peut y avoir d’espoir, d’espérance dans un futur encore à faire. On ne saurait confondre le désespoir (désespérance) des croyants et le nôtre, car pour nous, l’athéisme est un optimisme, il est pensée et action dans le réel. L’athée est désespéré en ce qu’il ne participe plus de l’espoir, qu’il a jeté aux orties cet oripeau qu’est l’espérance. L’espoir, qui se situe dans un avenir forcément indéterminé, est un attrape-nigaud, un ectoplasme, un irréel. Le désespoir de l’athée est une libération du fait qu’il ne se fie plus à une volonté supérieure pour vivre et effectivement, mourir.

Eh bien, Sartre, vous me paraissez décidément un athée invétéré.

C’est ce que je pense aussi, Monsieur l’Inquisiteur. Je suis athée invétéré et content de l’être. Pour vous donner une idée de ma joie, je pense à cette chanson de Brassens qui donne une vision poétique de l’athéisme :

Il suffit de passer le pont,

C’est tout de suite l’aventure !

Laisse-moi tenir ton jupon,

Je t’emmène visiter la nature ![8]Georges Brassens, Il suffit de passer le pont, 1953 ; Les Chansons d’abord, édition établie par Pierre Saka, Livre de Poche, Libraire Générale Française, Paris, 1993, 287p., p.18.

Références[+]

Références
↑1 Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev, Edgar Morin, Simone de Beauvoir.
↑2 Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
↑3 Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre – Août-septembre 1974, Gallimard, Paris 1981, Folio,1995, 625 p.
↑4 Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, 1964, Folio, 1996, 212 p.
↑5 Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, 1996, Folio, 2002, 111p. Il s’agit du texte sténographié, à peine retouché par Sartre, d’une conférence qu’il a donnée à Paris le lundi 29 octobre 1945, publié l’année suivante chez Nagel.
↑6 On se reportera avec intérêt au texte nettement plus académique de Vincent de Coorebyter, « L’athéisme de Sartre », in Athéisme et Philosophie, sous la direction de Jacques Teghem, ABA Éditions, Collection Études athées, Bruxelles, 2017, 185 p., pp.131-154.
↑7 OVRAAR : voir note dans Carlo Levi.
↑8 Georges Brassens, Il suffit de passer le pont, 1953 ; Les Chansons d’abord, édition établie par Pierre Saka, Livre de Poche, Libraire Générale Française, Paris, 1993, 287p., p.18.
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La Confession pragmatique de Simone de Beauvoir

Posté le 19 septembre 2022 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession pragmatique, comme dans les précédentes entrevues fictives[1]Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de … Continue reading, un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrante ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie — « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, la suspecte Simone de Beauvoir, née à Paris en 1908, connue comme femme, essayiste, écrivaine, romancière, féministe, philosophe. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Simone de Beauvoir — essentiellement, à ses « Mémoires d’une jeune fille rangée »[3]Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, Paris, 1972 — Folio, 2011, 473 p., à « Tout compte fait » [4]Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Gallimard, Paris, 1978 — Folio, 1989, 634 p. et à d’autres sources.

Bonjour, Madame ou Mademoiselle, comment faut-il dire exactement ? Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [5]OVRAAR : voir note dans Carlo Levi en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Simone Lucie Ernestine Marie Bertrand de Beauvoir, née à Paris, le 9 janvier 1908.

Bonjour à vous, Monsieur l’Inquisiteur. Appelez-moi Simone. Oui, je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail. Mon père était avocat et ma mère avait pour mission de s’occuper des enfants — c’est-à-dire ma sœur Hélène, surnommée Poupette, ma cadette de deux ans et moi ; mission qu’elle déléguait volontiers à Louise, la jeune fille qui nous gardait.

Madame de Beauvoir, dit l’Inquisiteur, je ne peux vous appeler Simone, la chose ne convient pas à notre entretien.

Je vous en prie, Monsieur l’Inquisiteur, en ce cas, appelez-moi Mademoiselle de Beauvoir ; j’y tiens : j’ai passé ma vie sans jamais me marier et aussi, sans doute vous l’a-t-on dit, à revendiquer l’égalité entre la femme et l’homme. Il me plaît que cela soit dit et noté. Dans le meilleur des cas, comme la religion, le mariage est un choix quand il est décidé librement. On se marie ou on ne se marie pas ; mais il n’y a pas lieu de camoufler cet état de choses. Non, décidément, Madame de Beauvoir, c’était ma grand-mère, c’était ma mère.

Commençons donc, Mademoiselle de Beauvoir, par le début, je veux dire le temps où vous étiez une petite fille, quand vous étiez une enfant qui découvrait le monde.

Vous savez, Monsieur l’Inquisiteur, j’étais une enfant sage, dans l’ensemble. Parfois, je faisais des caprices ; je désobéissais pour le seul plaisir de ne pas obéir et on disait que j’étais « têtue comme une mule. » Jamais, je ne mettais sérieusement en doute l’autorité. En ce temps-là, j’acceptais sans la moindre réticence les dogmes et les valeurs qui m’étaient proposés. Je croyais au Bien et au Mal. En résumé, j’étais une bonne petite fille, je commettais des fautes et je pensais que ma tante Alice qui priait beaucoup irait sûrement au ciel.

Ah, dit l’Inquisiteur, il y avait le Bien et le Mal ? Comment voyiez-vous l’un et l’autre ?

Pour le Bien, Monsieur l’Inquisiteur, c’est simple, mes parents détenaient le monopole de l’infaillibilité ; le Bien était le climat de la maison, j’habitais la région du Bien. Maman m’amenait à l’église, elle me montrait le petit Jésus, le bon Dieu, la Vierge, les anges. Une épée de feu séparait le Bien et le Mal. Le Mal était à distance, le Méchant péchait ; l’enfer était son lieu naturel. Ogres, sorcières, démons, marâtres et bourreaux symbolisaient cette puissance.

En somme, Mademoiselle de Beauvoir, vous aviez de la religion, n’est-ce pas ?

On peut dire les choses ainsi. La religion élucidait les mystères. Par exemple, on me raconta d’abord que les parents achetaient leurs enfants. Il pouvait bien y avoir quelque part des magasins de bébés, mais je me suis dit : « C’est Dieu qui crée les enfants. » Il avait tiré la terre du chaos, Adam du limon, il pouvait bien faire surgir les enfants dans un moïse. La volonté divine était fort pratique ; elle expliquait tout. Toutefois, j’avais mes limites. Le miracle de Noël passait les bornes. Je trouvais incongru que le tout-puissant petit Jésus descende par les cheminées comme un vulgaire ramoneur. Mes parents ont avoué. Là, le monde commençait à basculer ; il pouvait y avoir des certitudes fausses.

Et à l’école, Mademoiselle de Beauvoir, appreniez-vous la religion ?

Certainement, monsieur l’Inquisiteur ; à l’âge de l’école primaire, on m’avait mise dans l’enseignement catholique au Cours Désir, un endroit, une école privée plutôt sélecte, où les mères assistaient aux cours. J’aimais apprendre et l’Histoire sainte (très estimée en ces lieux) me semblait plus amusante que les Contes de Perrault, car tout ce qu’elle racontait était arrivé pour de vrai. L’année suivante, avec la Guerre, j’ai pu mettre en acte certaine vertu chrétienne en quêtant « Pour les petits réfugiés belges ! » et je me promenai dans la basilique du Sacré-Cœur avec d’autres fillettes en agitant une oriflamme et en priant pour les poilus.

Et puis, dites-moi, Mademoiselle de Beauvoir, vous vous soumettiez volontiers à la confession ?

Bien sûr, Monsieur l’Inquisiteur. Il faut dire qu’on m’y avait encouragée en me disant que grâce à ma piété, « Dieu sauverait la France ». Et je le croyais. Quand l’aumônier m’eut prise en main, je devins une petite fille modèle. Il était jeune, pâle, infiniment suave ; il m’initia aux douceurs de la confession. Il me fit voir ma belle âme que j’imaginais blanche et rayonnante comme l’hostie dans l’ostensoir. J’entrai dans une confrérie enfantine, « Les anges de la Passion », ce qui me donna le droit de porter un scapulaire et le devoir de méditer sur les sept douleurs de la Vierge.

Et la communion, Mademoiselle de Beauvoir, comment cela s’est-il passé ?

Fort bien, Monsieur l’Inquisiteur. J’ai suivi une retraite, j’ai compati aux malheurs de Jésus. Vêtue d’une robe de tulle, coiffée d’une charlotte fleurie, j’ai avalé ma première hostie ; ensuite, maman m’emmena communier trois fois par semaine. Je le faisais en songeant au chocolat chaud qui m’attendait au retour à la maison.

Comment conceviez-vous la vie à cette époque, Mademoiselle de Beauvoir ?

La vie était simple : j’étais convaincue que mes parents ne voulaient que mon bien et puis, c’était la volonté de Dieu : il m’avait créée, il était mort pour moi, il avait droit à une absolue soumission. Tout ça était l’œuvre de ma mère, très croyante et très pratiquante, à qui mon père avait abandonné notre éducation. Elle trouva son guide chez les « Mères chrétiennes » : elle dirigeait mes lectures, m’emmenait à la messe et au salut, on faisait en commun, avec elle et ma sœur, nos prières matin et soir. Elle m’apprit à m’effacer, à contrôler mon langage, à censurer mes désirs. Je ne revendiquais rien et j’osais peu de choses. D’autre part, mon père n’allait pas à la messe, il ne croyait pas. Il m’emmenait au spectacle, il me faisait lire, il guidait ma vie intellectuelle tandis que ma mère surveillait ma vie spirituelle. L’intelligence, la culture étaient d’un autre ordre que la croyance et ne relevaient pas de la religion. Dieu avait son domaine propre ; il vivait à l’écart. J’étais protégée et guidée sur les chemins de la terre comme sur les voies du ciel. Je tenais pour une chance insigne que le ciel m’eût dévolu précisément ces parents, cette sœur, cette vie.

Enfant, vous étiez dans un monde paisible et la religion vous y confortait, me semble-t-il, Mademoiselle de Beauvoir ?

En effet, Monsieur l’Inquisiteur,  peu de choses dérangeaient ma tranquillité. J’envisageais la vie comme une aventure heureuse ; contre la mort, la foi me défendait : je fermerais les yeux et les mains neigeuses des anges me transporteraient au ciel ; un mince tapis d’azur me séparait des paradis où resplendit la vraie lumière ; je me couchais sur la moquette, yeux clos, mains jointes, et je commandais à mon âme de s’échapper. Dieu me promettait l’éternité. Il n’y aurait pas de fin. Je ne cesserais jamais de voir, d’entendre, de parler.

Justement, Mademoiselle de Beauvoir, comment voyiez-vous alors votre vie future ? La religion était-elle votre boussole, Dieu, votre Guide ?

Là, Monsieur l’Inquisiteur, vous interrogez l’imaginaire, c’est très mystérieux. Je me rêvais l’absolu fondement de moi-même et ma propre apothéose. Je me flattais de régner seule sur ma propre vie. Cependant, la religion me suggérait un autre rôle : j’étais Marie-Madeleine aux pieds du Christ ; j’étais une religieuse enfermée dans un cachot, je bafouais mon geôlier en chantant des hymnes. Je pouvais m’y complaire, je savourais les délices du malheur, de l’humiliation dans la nuit du confessionnal devant le suave abbé Martin, je goûtais d’exquises pâmoisons, les larmes coulaient, je sombrais dans les bras des anges. Pour ce qui est de Dieu et de la croyance, les pensées vont et viennent à leur guise dans notre tête, on ne fait pas exprès de croire ce qu’on croit.

Vous aviez, Mademoiselle de Beauvoir, une dévotion particulière pour Jésus ?

J’étais très pieuse ; je me confessais deux fois par semaine ; souvent pendant la journée, j’élevais mon âme à Dieu. Je ne m’intéressais plus à l’enfant Jésus, mais j’adorais éperdument le Christ. Je contemplais avec des yeux d’amoureuse son beau visage tendre et triste. Quand j’avais assez longtemps embrassé ses genoux et pleuré sur son corps, je le laissais remonter au ciel. Il s’y fondait avec l’être le plus mystérieux à qui je devais la vie et dont un jour, et pour toujours, la splendeur me ravirait. Quel réconfort de le savoir là ! Il n’y avait au monde que Lui et moi ; mon existence avait un prix infini. Dieu prenait toujours mon parti, il était le lieu suprême où j’avais toujours raison. Je l’aimais, avec toute la passion que j’apportais à vivre.

Votre croyance était très forte, Mademoiselle de Beauvoir, on dirait un roc flamboyant, inaltérable.

On dirait, Monsieur l’Inquisiteur, et je le sentais ainsi, mais je trouvais bizarre quand les gens venaient de communier, de les voir si vite se replonger dans le train-train habituel ; je faisais comme eux, mais j’en étais gênée. Au fond, ceux qui ne croyaient pas menaient juste la même existence ; je me persuadai de plus en plus qu’il n’y avait pas place dans le monde profane pour la vie surnaturelle. Mais rassurez-vous, le roc restait inaltérable : entre l’infini et la finitude, mon choix était fait. « J’entrerai au couvent », il n’y avait d’autre occupation raisonnable que de contempler à longueur de temps la gloire de Dieu. Je savais qu’une implacable logique me promettait au cloître : comment préférer le rien à tout ? À Meyrignac, en vacances à la campagne, chez grand-père, seule le soir, contre le silence infini, sous l’infini du ciel, la terre faisait écho à cette voix en moi qui chuchotait : je suis là ; mon cœur oscillait de la chaleur vivante au feu glacé des étoiles. Là-haut, il y avait Dieu, et il me regardait ; caressée par la brise, grisée de parfums, cette fête dans mon sang me donnait l’éternité.

En quelque sorte, Mademoiselle de Beauvoir, vous aviez la foi ; était-ce bien ça ? Comment la ressentiez-vous ?

Ah, Monsieur l’Inquisiteur, la foi ? La foi, c’était mon assurance contre l’enfer, que je redoutais. Si on cessait de croire, tous les gouffres s’ouvraient ; un pareil malheur pouvait-il arriver sans qu’on l’eût mérité ? La petite suicidée n’avait pas péché par désobéissance ; elle avait juste lu des livres. Pourquoi Dieu ne l’avait-il pas secourue ? Je ne comprenais pas que la connaissance conduisît au désespoir. En fait, cette enfant avait découvert l’authentique visage de la réalité. L’idée qu’il y a un âge où la vérité tue répugnait à mon rationalisme. Ainsi, alors, je gardais la foi céleste, mais avec des réserves terrestres. Par exemple, à propos de la façon dont naissent les enfants, le recours à la volonté divine ne suffisait plus, car je savais que, les miracles mis à part, Dieu opère à travers des causalités naturelles.

Mademoiselle de Beauvoir, ne vous est-il pas arrivé de rencontrer Dieu dans la nature ?

À ces âges, mon expérience humaine était courte, la nature me découvrait, visibles, tangibles, quantité de manières d’exister dont je ne m’étais jamais approchée. En ville, les façades des immeubles, les regards indifférents des passants m’exilaient, mais aux vacances, dès que j’arrivais à Meyrignac, je me perdais dans l’infini, je sentais autour de moi la présence de Dieu. À Paris, les hommes et leurs échafaudages me le cachaient ; je voyais ici les herbes, les nuages, ils portaient sa marque. Plus je collais à la terre, plus je m’approchais de lui. Cependant, c’est à peu près à cette époque, alors que je conservais cette foi ardente, que mes rapports avec la religion et tout son apparatus commencèrent à s’étioler. J’avais donc, d’un côté, la foi et la croyance en Dieu et presque soudainement, la religion, d’un autre.

Ha ? Mademoiselle de Beauvoir, que voulez-vous dire ? Que s’est-il passé ?

D’abord, pour ce qui est de la foi, de la piété, de la croyance, de la proximité avec Dieu, ma réflexion, très méditative, me transportait hors du monde des humains. Dieu était dans l’infini du ciel, loin des aventures terrestres. Je priais, je méditais, j’essayais de rendre sensible à mon cœur la présence divine. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’au jour où je me suis sentie trahie par mon confesseur que je tenais pour le représentant de Dieu et qui quitta soudain sa haute mission pour s’immiscer dans mes démêlés avec la discipline quotidienne. Je quittai le confessionnal avec le soupçon que Dieu lui-même était tracassier, mesquin comme une vieille dévote ; peut-être même était-il bête. Après coup, calmée, je mis la faute sur le compte du traître usurpateur du divin. Je cherchai un autre confesseur ; j’essayai un roux, un brun. Finalement, aucun prêtre ne pouvait représenter Dieu ; personne sur terre n’incarnait Dieu, j’étais seule face à lui. Déjà, comme vous le voyez, la religion se détricotait. Je me rendais compte que la Bible, les Évangiles, les miracles, les visions n’étaient garantis que par l’autorité de l’Église. Les faits religieux n’étaient convaincants que pour les convaincus. Un soir, à Meyrignac, où je priais sur le balcon, une chaude odeur d’étable montait vers le ciel, ma prière retomba. J’écoutai le glouglou de l’eau dans la nuit et je compris que rien ne me ferait renoncer aux joies terrestres. « Je ne crois plus en Dieu », me dis-je, sans étonnement. C’était une évidence. Je n’essayai pas de ruser ; dès que la lumière se fit en moi, je tranchai net et mon incrédulité ne vacilla jamais.

Et après, Mademoiselle de Beauvoir, votre vie a changé ? Vous êtes-vous faite à cette perte de Dieu ?

Quant à la pratique de ma vie, Monsieur l’Inquisiteur, ma conversion ne la modifia pas. J’avais cessé de croire en découvrant que Dieu n’exerçait aucune influence sur mes conduites ; elles ne changèrent donc pas lorsque je renonçai à lui. J’avais imaginé que la loi morale tenait de lui sa nécessité. Elle était si profondément gravée en moi qu’elle demeura intacte après sa suppression. Oh, je me passai très bien de Dieu. Je ne souhaitais pas du tout qu’il existât et si j’avais cru en lui, je l’aurais détesté, Dieu m’aurait volé ma terre, ma vie, autrui, moi-même. Je tenais pour une grande chance de m’être sauvée de lui.

Comme ça, d’un coup, définitivement, sans regret, Mademoiselle de Beauvoir ?

Oui, vous dites juste, il y eut quelques retours de flamme. Il fut un moment où, cherchant la plénitude, je me demandai si une mystique n’était pas possible. Je pensais « Je veux toucher Dieu ou devenir Dieu » et je m’abandonnai par intermittence à ce délire. Je ne songeais pas au Dieu des chrétiens ; le catholicisme me déplaisait de plus en plus ; j’en étais barbouillée. Je sommai Dieu de se manifester, il se tint coi et plus jamais je ne lui adressai la parole. Au fond, j’étais très contente qu’il n’existât pas. J’en avais assez des « complications catholiques », des impasses spirituelles, des mensonges du merveilleux ; je voulais toucher terre.

Et puis, finalement, Mademoiselle de Beauvoir, vous vous êtes résolue à l’athéisme ?

Monsieur l’Inquisiteur, on vient de parcourir ensemble le chemin qui m’a menée de l’enfance religieuse, crédule, à l’adolescence mystique, à la disparition de Dieu, à l’incroyance et oui, en effet, à l’athéisme. Fin du voyage illusoire et retour sur terre. Cela dit, depuis lors, il y a un point sur lequel ma position n’a pas changé : mon athéisme. De bonnes âmes déplorent le hasard malheureux qui m’a fait perdre la foi. On m’écrit : « Ah, si vous aviez lu l’Évangile ! vécu parmi de vrais chrétiens, connu un prêtre intelligent, etc. » Comme on vient de le voir, mon éducation religieuse a été très poussée et je savais par cœur de longs passages de l’Évangile. J’ai connu des chrétiens intelligents. Ils pensaient que la foi dépend de Dieu, c’est sans doute ainsi à leurs yeux ; aux miens, je cherche des facteurs sociaux ou psychologiques pour l’expliquer. La foi est un accessoire qu’on reçoit dans l’enfance avec l’ensemble de la panoplie et qu’on garde, comme le reste, sans se poser de question. Lorsqu’apparaît un doute, le croyant l’écarte pour des raisons affectives, par nostalgie, attachement à l’entourage, crainte de la solitude et de l’exil qui menacent les non-conformistes.  Certains ont besoin d’un être souverain ; chez ceux-là, des intérêts idéologiques sont en jeu, des habitudes de pensée, des systèmes de références, des valeurs dont on est devenu prisonnier.

Oui mais, Mademoiselle de Beauvoir, je vous ai entendue me parler de votre enfance et de la foi qui la nimbait. Ne pourriez-vous y revenir ?

Sartre m’a dit un jour : « Mais après tout, pourquoi privilégierait-on l’enfant ? ». Pourquoi devrais-je retourner aux délires de ma jeunesse ? Athée, je suis ; athée, je reste. On entend souvent le croyant dire à l’athée : « J’en suis sûr, un jour la voix de Dieu vous atteindra », et cette arrogance de certains croyants leur fermerait le ciel, s’il en existait un. Les difficultés – l’ignorance, l’état du monde, la solitude, l’incompréhension, l’angoisse – que l’athée affronte honnêtement, la foi les élude. Qu’un incroyant, autrement dit un athée, se trouve bien dans sa peau, on l’accuse de ne rien comprendre. Ou bien, on lui dit — à qui n’a-t-on pas fait le coup — qu’au fond, il croit en Dieu ou alors, que ses conceptions sont bornées. Face à la vie, face au néant, la foi est une fuite, et la religion, une désertion et je vais sans doute vous scandaliser en souhaitant à tous les croyants d’un jour abandonner toutes ces sornettes.


Références[+]

Références
↑1 Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev,  Edgar Morin
↑2 Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
↑3 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, Paris, 1972 — Folio, 2011, 473 p.
↑4 Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Gallimard, Paris, 1978 — Folio, 1989, 634 p.
↑5 OVRAAR : voir note dans Carlo Levi
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La Confession tranquille de Jean Meslier

Posté le 29 novembre 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession tranquille, comme dans les précédentes entrevues fictives [1], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie ou pire – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Jean Meslier ou Mellier, né à Mazerny (Ardennes) le 15 juin 1664, prêtre et curé d’Étrépigny. Il est connu comme auteur d’un Mémoire aux relents sulfuriques d’un athéisme intransigeant et testamentaire. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Jean Meslier – essentiellement, à son Mémoire des pensées et des sentiments.[3]

Bonjour, Monsieur Jean Meslier, comment faut-il dire exactement : mon Père, mon Révérend, Monsieur le Curé, que sais-je ? Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [4] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Jean Meslier, ou Mellier, né à Mazerny (Ardennes) le 15 juin 1664 et curé d’Étrépigny dans l’archidiocèse de Reims, y décédé en 1729.

Je vous salue, Monsieur l’Inquisiteur. Appelez-moi Jean Meslier ; c’est comme ça que je suis connu depuis ma mort ; avant, on m’appelait Monsieur le Curé ou plus intimement pour certains, Jean. Enfin, ça dépendait des moments et des circonstances. Surtout, ne m’appelez ni mon Père, ni Monsieur le Curé. Le mieux serait finalement, Monsieur ou Monsieur Meslier ou Meslier, tout simplement. Cependant, je veux préciser que j’ai été quarante ans curés de deux paroisses – celle d’Étrépigny et celle de Balaives, distantes de trois kilomètres entre lesquelles j’ai usé bien des semelles[5]. Même si dans l’état où je suis, ça n’aurait plus d’effet, je voudrais savoir si vous torturez, si vous garrottez, si vous usez encore du bûcher.

Sachez, dit l’Inquisiteur, que ce sont là des méthodes abandonnées depuis un certain temps en ce qui nous concerne, même si dans le monde contemporain, en certains pays non-chrétiens, on les pratique encore au nom de prophètes inspirés par Allah ou d’autres dieux. On y lapide principalement les femmes, mais aussi, les homosexuels et bien sûr, on y tue les athées et même, des chrétiens. Cela dit, je voudrais m’assurer que c’est bien vous l’auteur de cet ouvrage testamentaire prônant l’irréligion à pleins poumons, ce brûlot qu’on agite depuis des siècles contre notre Église et contre Dieu lui-même.

Pour répondre à votre question, Monsieur l’Inquisiteur, je reconnais volontiers être l’auteur de ce Mémoire actuellement recueilli en plusieurs exemplaires de ma main à la Bibliothèque Nationale de France et dont le titre[6] fort long en indique assez bien le but et le contenu. Vous noterez qu’il commence ainsi : Mémoire des pensées et des sentiments de Jean Meslier… D’abord, vous n’y trouverez aucune prétention universelle, ni aucun messianisme. Cela affirmé, j’insiste et je souligne ces deux mots : pensées et sentiments, qui condensent et expliquent toute ma démarche et donnent sens à ma vie. Ce n’était pas par hasard que je les avais placés là. Ils donnent un portrait assez fidèle de l’être vivant – de l’humain, en particulier et de sa vie. Pensées, sentiments, sensations, émotions, ainsi nous sommes faits, ainsi va la vie.

D’abord, Monsieur Meslier, vous avez fait là un grand ouvrage pour dénoncer Dieu, l’Église, etc, mais vous avez été curé quand même. Expliquez-moi ça, dit l’Inquisiteur.

Certes, Monsieur l’Inquisiteur, j’ai été curé et ordonné prêtre catholique, par l’archevêque de Reims encore bien, celui-là même qui couronnait les rois de France et je le suis resté jusqu’au bout. Et dans les Ardennes, un pays dur et souvent, fort froid ; mais c’était le mien et l’un dans l’autre, j’y étais bien. Entre nous, quel autre choix m’était accessible ? D’abord, ce n’était pas une vocation, oh non, je n’ai pas vraiment choisi ; c’est mon père qui a choisi et quand j’étais enfant, il m’a collé au séminaire. Oh, je ne lui en veux pas, certes non. Il n’était pas vraiment riche et il y avait trois filles à doter. Alors, pour m’assurer un avenir, c’était être ou militaire ou religieux. Tueur ou menteur ? Et vous-même, Monsieur l’Inquisiteur, qu’auriez-vous choisi ? Dans le fond, curé, ce n’était pas une si mauvaise idée : un travail assuré, un revenu, un logement, un rôle social et civil, une certaine reconnaissance, une place dans un monde.

Soit, Monsieur Meslier, comment avez-vous concilié curé et athée ?

Mal, je dois le dire, Monsieur l’Inquisiteur ; je supportais assez mal le masque, mais qu’y faire ? Cela dit, on peut être curé et athée ou l’inverse. Moi, c’était plutôt l’inverse. Ce n’est qu’une question de situation. On peut être fonctionnaire ou agent de l’État ou commerçant et anarchiste. L’être humain est plein de contradictions, il vit avec elles ; si vous saviez ce que j’ai entendu en confession ! La femme et l’homme vivent en société ; ils s’y adaptent tant bien que mal, selon le cours des choses et leur état. Ils n’héritent pas toujours d’un premier choix.

Dites-moi, Monsieur Meslier, ce fameux Mémoire, qu’en est-il ?

Comprenez ceci, Monsieur l’Inquisiteur, il m’est impossible et en plus, ça me déplaît de dire en quelques mots un travail d’années de réflexion et dont le résumé occupe à lui seul plus de 350 pages. Si vous voulez, vous pouvez le lire ou, à défaut, consulter diverses intéressantes publications qui y sont consacrées.[7] Ainsi, nous éviterons toutes ces références aux Testaments et à certains pesants philosophes qui m’ont bien embêté quand je passais mes soirées à les contredire ; tout cela est dans le Mémoire… , je ne vais pas le répéter. Tout comme je vous épargnerai ces démonstrations de « l’inexistence de l’inexistant », car ainsi, par cette simple expression, tout est dit à propos de Dieu et de toutes ces choses, qui ne sont qu’inventions et menteries. Pourquoi l’ai-je fait ? En grande partie, pour passer le temps ; on m’avait condamné à des nuits solitaires, il fallait bien les occuper. Je ne vous conterai pas non plus l’invraisemblable récit de ma lente déchristianisation, ni celle de mon incroyance maturant lentement, car il n’en a rien été. En réalité, pour ce qui est de la croyance, autant et aussi loin que je me souvienne de mon enfance, je ne lui ai jamais accordé foi.

Justement, Monsieur Meslier, puisque vous parlez de foi et que vous dites que vous ne l’auriez jamais eue. C’est incroyable.

Eh bien, Monsieur l’Inquisiteur, la foi, je vais vous le dire en toute sincérité. Je n’ai toujours pas compris, après des siècles, à quoi d’autre elle peut correspondre qu’à un sentiment imaginaire, un étrange détour d’un songe. La vie est un songe ? Peut-être pour celui qui sommeille la plupart du temps ou qui s’imbibe de substance distrayante ; moi, j’étais vif et clair d’esprit et de corps et question substance distrayante, j’étais sobre ; du coup, je n’ai jamais été atteint par ces divagations. Enfin, toutes ces histoires de religion et de Dieu m’ennuient profondément. Si on parlait d’autre chose ?

Parlez-moi d’amour, dit l’Inquisiteur, c’est une grande vertu théologale.

Ah, l’amour, vous dites. Toujours l’amour ! Ils n’ont que ça à la bouche : l’amour de Dieu, l’amour du Christ, la mort par amour, mais enfin, tout ça, ce sont des amusettes, des billevesées, des balivernes, des carabistouilles, des fadaises. Certes, l’amour quand ça vous prend, Monsieur l’Inquisiteur, l’amour, ça vous tourneboule les sens et le cœur. L’amour est une grande vertu de la nature. C’est elle qui mène la danse et cet amour a un rôle considérable dans la vie, car il apporte une grande satisfaction et encourage l’existence. Il incite aussi à la reproduction, mais comme curé de campagne, pousser l’amour jusqu’à la paternité, c’était un peu excessif ; alors, on s’arrangeait avec les moyens ancestraux. On ne pouvait pas, comme nos collègues protestants ou anglicans, se marier, avoir des enfants, vivre entourés de sa famille. Strictement interdit ![8] Je vais vous dire, Monsieur l’Inquisiteur, l’amour, je l’ai bien connu et j’en étais satisfait, pleinement. C’était un sentiment, mais fortement planté dans une sensation sensuelle, si vous voyez ce que je veux dire. J’étais bienheureux quand ma cousine ou ma nièce me tenait compagnie. Comme j’avais rué dans les brancards face au seigneur du lieu, le sire de Toully s’en était plaint en haut lieu et on me punit par ce biais en me forçant à vivre en solitaire. On m’avait ainsi fait prisonnier chez moi, mais rassurez-vous, je m’échappais.

Votre nièce, votre cousine, Monsieur Meslier, vous disiez ça, mais l’était-elle vraiment ?

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, je disais que c’était ma nièce ou ma cousine ; c’est une façon de parler, une manière de protéger certaine intimité. Dans le fond, c’était peut-être même vrai ; à la campagne, on est tous plus ou moins parents, tous plus ou moins cousins à la mode de Bretagne. Et puis, n’est-on pas tous frères et sœurs ? D’abord, Monsieur l’Inquisiteur, avez-vous l’idée de ce que c’est la solitude du curé de campagne face au temps qui passe ? Quarante ans de solitude à tourner en rond dans son église ? Et puis, il est certaine exigence de la nature qui se contrefiche des interdits divins ou canoniques et qui tient l’homme par certain bout. Le militaire a le bordeau, qui l’accompagne jusqu’en campagne. Bref, je nommais la personne qui me tenait compagnie, qui dans les faits était ma compagne, ma nièce (qui, soit dit en passant, chez certains confrères, pouvait tout autant être un neveu). Pour elle, c’était un bon emploi, plus sûr et plus agréable que fille de ferme ; elle m’avait été présentée par sa mère. Il y avait même de l’amour, alors que dans les étables, je ne vous dis pas. En plus, outre de tenir ma maison, celles qui officiaient chez moi savaient lire, écrire et acquéraient les connaissances nécessaires pour accomplir les tâches profanes de mon ministère.

Oui mais, Monsieur Meslier, on dit que ce n’est pas convenable pour un curé ; il y a l’obligation du célibat.

Le célibat, c’est bien joli, mais officiellement, j’ai toujours été célibataire, je ne me suis jamais marié. Pour le reste, je vous ferais bien une fable à la manière de La Fontaine de l’histoire du curé des villes et du curé des champs. Le curé des villes a toutes les facilités, il est bien aise de trouver chaussure à son pied dans certaines maisons spécialisées, mais il n’en va pas de même pour le curé de campagne. D’abord, tout le monde voit, le surveille et puis, si comme moi, il ne veut pas abuser de certaines de ses ouailles, il lui faut mener une double vie et se bâtir un amour ancillaire. La vie dans les Ardennes est dure ; là-bas, croyez-moi, pour être curé et de deux églises, il faut en avoir, et bien trempé, du courage.

Soit, dit l’Inquisiteur. Cependant, vous auriez pu agir dans la discrétion, aller satisfaire vos penchants en dehors de la cure, en dehors du village, que sais-je ?

Évidemment, j’aurais pu trouver une solution, disons ecclésiastique, et recourir aux services de nos bonnes sœurs. Il y avait bien un couvent dans les environs, auquel je reversais la dîme, mais c’étaient des moines. Et la tendresse ? Vous imaginez : mon enfance au séminaire. Mon père et ma mère m’avaient choisi ce destin. Mais l’affection, la tendresse, la chaleur aimable de la famille, ce n’était pas le père supérieur, ni aucun autre, qui a pu – car je n’ai pas voulu – me câliner. Après ça, quarante ans de curé de village. Je ne pouvais pas, je ne voulais pas user de mes paroissiennes ; alors, j’aurais dû sombrer dans l’ennui sensuel et sentimental ? Pas du tout ! C’était une question de salubrité mentale. Alors, tant que j’ai pu, j’ai partagé ma vie avec une jeune servante. Après il fut trop tard, en rapport à ma santé. La prostate, ça vous achève un homme. Cependant, il faut considérer cette présence féminine sous un autre angle.

Ah, Monsieur Meslier, je voudrais bien savoir ce que vous entendez là.

Eh bien, Monsieur l’Inquisiteur, je vous suggère de voir cette relation du point de vue de la nièce. Pourquoi a-t-elle choisi d’être la compagne du curé ? Pour une personne un peu douée et sensible, c’est le moyen d’échapper à la dure et fruste vie des fermes, de sortir de l’isolement, de trouver un statut social, d’échapper à la misère, d’ avoir une vie relativement confortable, de trouver un milieu un peu instruit et, pourquoi pas, l’amour. Face à la vision lubrique de l’Église, j’opposerais la réalité de ces « femmes de curé » qui complètent utilement le rôle du prêtre. Chez moi, ma nièce était à la fois sage-femme, infirmière, consolatrice, conseillère familiale et féminine, vulgarisatrice, acopleûse[9], aide aux vieillards, impotents et aux mourants (y compris pour leur donner un passage en douceur, telle l’accabadora en Sardaigne[10]). En fait, ces précieuses collaboratrices apportent à la communauté rurale toutes les qualités des sorcières[11] si injustement décriées et persécutées.

À présent, restons-en là. Monsieur Meslier, on vous dit athée. Que faut-il comprendre ?

Monsieur l’Inquisiteur, en vérité, je le suis, athée. Je précise aussi qu’à mon estime, athée est un mot boiteux, qui fonctionne à l’envers de la réalité. Ce mot athée n’est rien d’autre que la définition de l’homme tel qu’en lui-même, de l’homme nu tel qu’il se trouve dans la nature. On naît tous athées. Tout être vivant est athée pour la simple raison que s’il veut un jour croire, il lui faudra inventer un ou plusieurs objets de croyance. Pour croire en des dieux ou un seul Dieu, il lui faut les inventer. Moi, par exemple, je suis né, j’ai vécu, je suis mort sans jamais cesser d’être rien de plus que moi, celui qui était venu ainsi au jour.

Alors, dit l’Inquisiteur, quel est le sens de la vie ?

À dire vrai, la vie n’a pas de sens ; son sens, elle le trace, elle le définit en avançant. On ne connaît la vie de nos ancêtres (humains ou biologiques) que par les traces qu’ils ont laissées. Pourquoi on vit ? Il n’y a pas vraiment de raison ; le seul but de la vie est sa continuation, même pas son agrément ; pour ce qui nous concerne en tant qu’espèce vivante, elle débouche sur cette obstination à se répliquer. En somme, la vie, c’est un bégaiement, un perpétuel recommencement jusqu’à l’arrêt définitif. Il n’y a pas d’échappatoire.

Ah, vous voyez les choses ainsi, dit l’Inquisiteur ; je n’y avais jamais pensé de cette façon. Comment en êtes-vous arrivé là ?

Moi, je suis né Jean Meslier et je le suis resté. Je parle ici comme à moi-même, comme dans un de ces soliloques dialogués où on se fait les questions et les réponses, car on est le seul interlocuteur possible. Avec ou sans la chandelle, les nuits sont parfois longues ; ici, dans les Ardennes, certaines heures sont fort vides ; alors, on les comble de pensée. Mais la pensée est très vagabonde et en plus, souvent, elle cherche à avoir raison, à trouver la raison ultime et elle trouve n’importe quoi. Le piège, c’est d’y croire sans y repenser.

On dirait, Monsieur Meslier, qu’à considérer votre vie sur terre, vous ressentez une certaine amertume.

Non, Monsieur l’Inquisiteur, je n’étais pas triste, ni mélancolique, ni amer pour un sou, n’allez pas confondre colère et aigritude[12]. Face à ce monde de mensonges et d’hypocrisie, j’étais en colère, très en colère. Pour tout vous avouer, face au monde actuel, je le suis encore, car les choses n’ont pas vraiment changé : il y a toujours des riches et des puissants qui imposent leur domination aux pauvres et aux faibles afin d’en tirer richesses et avantages. Toujours cette même morgue, toujours cette même arrogance. Sans compter les ersatz de riches et de puissants qui tentent de les imiter et qui se gonflent le cou comme des dindons. Mais voyez-vous, ma colère, car il s’agit bien d’elle, ne m’a pas empêché de vivre.

La colère, oui, Monsieur Meslier, la colère, on la perçoit très bien, mais le bonheur ?

Oui, Monsieur l’Inquisiteur, certainement, j’ai vécu avec un sentiment de bonheur d’être, d’être là présent au monde, à respirer et penser entre les arbres et les gens et j’aurais volontiers fredonné :

Regardez toujours du côté lumineux de la vie !
Regardez toujours du bon côté de la vie !
(Je veux dire : qu’avez-vous à perdre ?)
(Vous savez, vous venez du néant et vous retournez au néant.)
Qu’est-ce que vous avez perdu ? Néant !)
Regardez toujours du bon côté de la vie ![13].

En clair, on n’a qu’une seule vie, moi, elle me suffisait et je pensais comme Léo Ferré :

On vit, on mange, et puis on meurt,
Vous ne trouvez pas que c’est charmant
Et que ça suffit à notre bonheur
Et à tous nos emmerdements.[14]

Au fait, il me souvient qu’en Italie, Anton Virgilio Savona avait fait une chanson intitulée Il Testamento del parocco Meslier.[15]

On ne dirait pas, Monsieur Meslier, à lire ces écrits qui ont occupé vos dernières années, que vous les ayez passées dans le bonheur.

Là, vous errez, Monsieur l’Inquisiteur ; bien au contraire, j’ai eu la chance, la chance insigne et le bonheur, oui, le bonheur de l’écriture. Entre elle et moi, ce fut une longue aventure amoureuse, ma dernière. C’était comme un beau voyage au goût de moi-même. J’y suis allé, comme on va retrouver une tendre maîtresse jusqu’au dernier soir, le sourire aux lèvres. J’apprivoisais la nuit en la meublant de pensée, de joie et de jouissance. Du reste, si je me souviens bien, j’avais écrit ceci qui me semble conclure heureusement notre entretien de la manière la plus athée qui soit :

Il n’y a plus aucun bien à espérer, ni aucun mal à craindre après la mort ; profitez donc sagement du temps en vivant bien, et en jouissant sobrement, paisiblement et joyeusement, si vous pouvez, des biens de la vie et des fruits de vos travaux car c’est le meilleur parti que vous puissiez prendre, puisque la mort mettant fin à la vie, met également fin à toute connaissance et à tout sentiment de bien et de mal.[16]

Ainsi, Monsieur Meslier, je ne peux que prendre acte de votre athéisme impénitent comme de votre irréductible tranquillité et vous dire À Dieu.


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel. ↑
  2. Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  3. Jean Meslier, Œuvres complètes. Mémoire des pensées et des sentiments de Jean Meslier. Préfaces et notes par Jean Deprun, Roland Desné et Albert Soboul, éd. Anthropos, 1970, XXXII. Cependant, le titre complet, choisi par l’auteur, est « Mémoire des pensées et sentiments de Jean Meslier, prêtre-curé d’Etrépigny et de Balaives, sur une partie des erreurs et des abus de la conduite et du gouvernement des hommes, où l’on voit des démonstrations claires et évidentes de la vanité et de la fausseté de toutes les religions du monde, pour être adressé à ses paroissiens après sa mort et pour leur servir de témoignage de vérité à eux et à tous leurs semblables. ». On lira avec profit la notice que lui consacre Wikipedia : Jean Meslier. ↑
  4. OVRAAR : voir note dans Carlo Levi ↑
  5. Yvon Ancelin, Serge Deruette, Marc Genin, Jean Meslier, curé d’Etrépigny, athée et révolutionnaire, Les Cahiers d’Études Ardennaises N° 19 – Société d’Études Ardennaises 2016 – Réédition de l’ouvrage de 2011,280 pages, photos NB. ↑
  6. cf. supra 3. ↑
  7. Serge Deruette, Lire Jean Meslier, curé et athée révolutionnaire. Introduction au mesliérisme et extraits de son œuvre, Coll. « Opium du peuple », Éditions Aden, Bruxelles, 2008, 415 p. ; Thierry Guilabert, Les aventures véridiques de Jean Meslier (1664-1729) ; curé, athée et révolutionnaire, Éditions libertaires, Saint-Georges d’Oléron, 2010, 244 p. ; Jean-François Jacobs, La bonne parole du curé Meslier, Adaptation du Mémoire de Jean Meslier en un monologue théâtral, Éditions Aden, Bruxelles, 73 p. ↑
  8. Le célibat des prêtres est une décision qui remonterait au Concile d’Elvire qui s’était tenu en l’an 306 a.z. (à partir de zéro). ↑
  9. Acopleûse : en wallon de Liège ou de Hesbaye, désigne l’entremetteuse, la marieuse… L’acopleûse était le titre de l’adaptation en wallon par Marcel Hicter de La Célestine – La Celestina, o Tragicomedia de Calisto y Melibea de Fernando de Rojas (1499) – jouée la première fois en 1964, avec Jenny d’Inverno dans le rôle de Célestine. Voir notamment, Marcel Hicter, Cahiers Jeb, 1/83, Bruxelles, 1983, p. 411. ↑
  10. Accabadora : en Sardaigne, le mot désigne une femme chargée (clandestinement) d’aider à la fin de vie ; littéralement, l’accabadora est « la finisseuse ». Voir à ce sujet le roman de Michela Murgia, L’accabadora, traduction Nathalie Bauer, Le Seuil, Paris, 2011, 216 p. ↑
  11. Sur le rôle bénéfique de la sorcière, voir Carlo Levi, Le Christ s’est arrêté à Éboli, édition italienne originale 1945, traduction Jeanne Modigliani, Gallimard, 1977, Folio, 148 p. ↑
  12. Aigritude : le mot existait dans le français médical sous la forme « égritude » ; ici, il s’agit de décrire un « état », caractérisé par une ambiance aigre, une amertume. On aurait pu utiliser tout aussi bien son quasi-synonyme « amaritude ». ↑
  13. Eric Idle, Paroles et musique : Eric Idle, version française – Regardez toujours du côté lumineux de la vie ! – Marco Valdo M.I. – 2012 d’une chanson anglaise – Always Look On The Bright Side Of Life, in The Life of Brian – Monty Python – 1979 ↑
  14. Léo Ferré, Y en a marre, 1967. ↑
  15. Lucien Lane, L’Athéisme dans la Chanson italienne, NL 9, Aba, Bruxelles, 2015 et L’Athée, n°3, ABA éditions, Bruxelles, 2016, p. 177. ↑
  16. Jean Meslier, cf. supra 3, Avant-propos, p. 41. ↑
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La Confession romantique et mystique de Louise Michel

Posté le 9 octobre 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession romantique et mystique[1], comme dans les précédentes entrevues fictives [2], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrante ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[3]. On trouve, face à l’enquêteur Juste Pape, la suspecte Louise Michel, née à Vroncourt en 1830, connue comme femme, institutrice, écrivaine, communarde, athée, féministe, anarchiste et déportée. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Louise Michel – essentiellement, à ses Mémoires et à d’autres sources.[4]

Bonjour, Madame ou Mademoiselle, comment faut-il dire exactement ? Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [5] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Clémence-Louise Michel, née à Vroncourt dans la Haute-Marne, le 29 mai 1830.

Bonjour à vous, Monsieur l’Inquisiteur. Appelez-moi Louise. Oui, je suis bien moi-même.

Mademoiselle, dit l’Inquisiteur, je ne peux vous appeler Louise, la chose ne sied ni à mon rôle, ni à mon état. J’espérais que vous diriez un peu de votre jeunesse et de votre attachement à la religion.

Il suffit de demander, mais je ne dirai rien des secrets de ceux qui m’ont élevée dans la vielle ruine de Vroncourt, où je suis née. La mousse a effacé leurs noms sur les dalles du cimetière ; le vieux château a été renversé. Au nid de mon enfance, les chattes s’appelaient toutes Galta ; les chats se nommaient tous Lion ou Raton. L’été, la ruine s’emplissait d’oiseaux. Quelle paix dans cette demeure et dans ma vie ! (M.49-53)

Oui, Mademoiselle, il se dit que vous êtes fille naturelle et que votre grand-père serait votre père.

Et alors ? Enfant, j’étais heureuse, choyée et bien éduquée chez et par mes grands-parents – j’y appris les Lumières. À vingt ans, tout s’écroula.[6] Mes grands anciens étaient morts, alors, on nous chassa pour vendre le vieux château. Le vieil homme Demahis, mon grand-père, était un personnage ironique comme Voltaire, gai et spirituel comme Molière ; il m’expliquait les livres que nous lisions ensemble. Il a laissé un seul poème où il dit vrai :

Ici, tout est vieux et gothique ;
Ensemble tout s’effacera :
Les vieillards, la ruine antique ;
Et l’enfant bien loin s’en ira.

Quant à ma grand-mère, son épouse, ce qu’elle pensait de la mort laissait comprendre ce qu’elle pensait ; on dirait un écho de Lucien et d’anciens philosophes :

Tout est silence et nuit dans la maison des morts.
Plus de chants, plus de joie, où vibraient les accords.
On murmure tout bas, et comme avec mystère.
C’est qu’on ne revient plus quand on dort sous la terre. (M. 57-58)

De ma mère, j’avais hérité de la foi chrétienne. Cette foi qui m’habitait était une mystique qui, attisée par la lecture du livre Les Paroles d’un Croyant de Lamennais[7], m’a conduite par étapes jusqu’à l’anarchie. Je suis partie des vertus chrétiennes de l’espérance et de la charité et je les ai métamorphosées en vertus laïques de justice, de liberté, d’égalité, de fraternité et de solidarité.

Les Paroles d’un Croyant de Félicité de Lamennais ? Expliquez-moi un peu, Mademoiselle.

Comme vous le savez, Lamennais avait été un prêtre et un fervent catholique, un activiste, trop sans doute pour rester dans les limites acceptables par l’institution. Il se radicalisa et se mit à prêcher la révolution sociale à partir de l’Évangile et à dénoncer la collusion de l’Église avec les pouvoirs. Il a fini sa vie hors de l’Église et passe sa mort dans la fosse commune du Père Lachaise avec les pauvres et les déshérités. C’est à partir de ses idées que j’ai conduit ma foi vers la Révolution sociale. (M.58-59)

Vous pensez vraiment ça ? dit l’Inquisiteur.

Un journaliste de l’époque [8] disait : « Née dix-neuf siècles plus tôt, elle eût été livrée aux bêtes de l’amphithéâtre ; à l’époque de l’Inquisition, elle eût été brûlée vive ; à la Réforme, elle se fût noblement livrée aux bourreaux catholiques. » (M.43)

Oh, Mademoiselle, nous ne brûlons plus personne. On n’oserait plus. C’est une des conséquences de l’évolution.

À propos d’évolution, au sens de la théorie de Charles Darwin, dans la même préface de 1886, on lisait de la plume de l’éditeur :

Louise Michel n’est pas moins douée intellectuellement qu’au point de vue moral. Fort instruite, bonne musicienne, dessinant fort bien, ayant une singulière facilité pour l’étude des langues étrangères ; connaissant à fond la botanique, l’histoire naturelle – et l’on trouvera dans ce volume de curieuses recherches sur la faune et la flore de la Nouvelle-Calédonie – elle a même eu l’intuition de quelques vérités scientifiques, récemment mises au jour. (M.43)

Mais enfin, Mademoiselle, jeune, vous étiez croyante et bonne catholique. On vous voyait à l’église du village. Sans doute, alors, vous priiez Dieu.

Oh, l’enfance, l’adolescence, la jeunesse ont de ces innocences ! Elles croient de bonne foi et la vie entière suit son cours. Ce le fut pour ma grand-mère, pour ma mère ; ce ne le fut pas pour moi. Dieu est une idée fausse. (M.423)

Malgré tout, Mademoiselle, on fait de vous des images contrastées et votre défense par votre ami Rochefort me paraît paradoxale : « Louise Michel, cette « sœur de charité » dont l’impardonnable tort est d’être laïque »[9].

Vous savez, cette sœur de charité est une expression désuète : elle date du temps où la religion était encore une référence et je n’ai jamais pensé qu’être laïque ou athée fut un tort.

Mademoiselle, le recteur d’académie de Haute-Marne, Pierre Fayet s’inquiétait de votre évolution vers l’impiété. (M.20-21)

J’ai répondu à Monsieur Fayet (M.423 – 425) que c’est parce que j’ai cru en Dieu dans mon enfance et dans ma première jeunesse que je sens la nécessité d’ôter de l’éducation cette erreur qui la couvre de ténèbres. Je ne pouvais croire longtemps à un Dieu éternellement tyrannique, tourmenteur et injuste. Je ne pouvais manquer de devenir athée, puisque je cherchais la vérité, la justice et l’idéal d’égalité et du développement humain.

Mademoiselle, vous savez toute l’importance du mariage et son caractère sacré et vous ne vous êtes pas mariée. Pourquoi ?

Pourquoi je n’ai pas voulu me marier ? Je vais vous le dire. (M. 424) La femme qui se marie sans amour se vend, et toute prostitution m’a toujours fait horreur ; je n’ai jamais accepté l’inégalité entre l’homme et la femme, je ne pouvais donc accepter le rôle de l’esclave. Ça, c’est la femme que j’étais devenue qui parlait, mais je vous raconte comment enfant, j’avais reçu mes deux prétendants. Voici donc (M. 93-95) : j’ai le souvenir de deux êtres ridicules qui m’avaient demandée à mes grands-parents dès l’âge de douze à treize ans. Le premier voulait « faire partager sa fortune » (qu’il faisait sonner à chaque parole comme un grelot) à une femme « élevée suivant ses principes ». Pour faire court, – il me couvait d’un œil de verre et je lui dis : « Monsieur, est-ce que l’autre est en verre aussi ? » ; il n’eut plus l’envie de faire de moi sa fiancée. Le second avait la même idée de se choisir une fiancée toute jeune et de la faire repétrir comme une cire molle avant de se l’offrir en holocauste. Et dire qu’il y a de pauvres enfants qu’on eût forcées d’épouser un de ces vieux crocodiles ! – Si on l’eût fait pour moi, je sentais que lui ou moi, il aurait fallu passer par la fenêtre.

Il y a en vous, dit l’Inquisiteur, je ne sais quel vent de mysticisme. D’où cela vient-il ?

Enfant, j’ai baigné dans le mysticisme, c’était le monde intérieur de ma tante. Je participais aux offices en jouant de l’orgue, je prenais note des sermons du curé. J’écrivais à Victor Hugo : « J’ai décidé de vouer ma vie à Dieu », mais devenue athée convaincue, je me suis demandé si j’avais vraiment cru. (F.11)[10] Quand on avait du temps de se dire des vérités les uns aux autres, Ferré [11] me disait que j’étais dévote de la Révolution. C’était vrai ! (M.81)

Dévote, mystique, Mademoiselle, comment vous conciliez ça avec votre apostolat révolutionnaire ?

Apostolat révolutionnaire ? En fait, je suis passée d’une mystique à une autre ; j’ai remplacé Dieu et sa promesse d’une éternité parfaite par la Révolution sociale, par la République universelle, dont je pense qu’elle sera la réalisation de l’Anarchie.

Quand donc, Mademoiselle, vous est venue cette idée d’abandonner Dieu et de changer le monde ?

Changer le monde, je l’avais toujours pensé, car si j’ai voulu être institutrice, c’est parce que je suis persuadée que c’est par l’éducation et l’école qu’on fera changer la société. (F.80)

Mademoiselle, vous croyez, vous avez la foi ?

Croire ? Ai-je jamais cru ? J’aimais l’encens comme l’odeur du chanvre ; l’odeur de la prune comme celle des lianes dans les forêts calédoniennes. La lueur des cierges, les voix frappant la voûte, l’orgue, tout cela est sensation. (M. 202). Avoir la foi, pourquoi pas ? La base de la foi, c’est la croyance et la base de la croyance, c’est l’espoir. Le tout est de savoir en quoi se niche l’espoir. Au début, je l’avais mis dans le catéchisme. J’ai cru et j’ai beaucoup espéré ; là était mon espérance : le paradis, Dieu et tout ce tralala. Mais face aux horreurs de toute cette bonté et de cette fausse justice, mon espoir s’est incarné dans la Révolution.

Et selon vous, Mademoiselle, ça mène où votre profession de foi ?

Ma conception de la vie et du monde ignore Dieu (il n’y a pas de place pour un tel faussaire) et elle ne connaît que le tout dans lequel on vit. C’est avec son époque entière qu’on sent, qu’on souffre, qu’on est heureux ; on n’est rien, et on fait partie du tout. (M.102) N’est-ce pas être matérialiste ? Voici le principe : « Tous doivent avoir part au banquet de la vie. » Mais certains – les riches et leurs affidés – s’y opposent, car à leurs yeux, où serait le plaisir de la richesse s’il n’y avait pas à comparer ? (M.131)

Et la mort, Mademoiselle ?

Pour l’être vivant, il n’y a rien après la mort. (M.203) À propos, aimez-vous ma ballade du squelette, que j’écrivis quand j’étais jeune fille ?

Jeune fille, ouvre-moi.
Viens ; j’ai de blanches mains et des amours fidèles
Et j’aurai des éclairs dans mes yeux sans prunelles
Pour regarder encor la reine du tournoi. (M. 106)

À la fin, la jeune fille aime le squelette et le suit dans l’inconnu.

Il me semble, Mademoiselle, que vous prenez la mort par-dessus la jambe.

Vous savez, quand on est passé par Satory[12], la mort est morte ; c’est de continuer à vivre qui est difficile. À Satory, on appelait pendant la nuit des groupes de prisonniers. Ils se levaient de la boue où ils étaient couchés sous la pluie, et suivaient la lanterne qui marchait devant ; on leur mettait sur le dos une pelle et une pioche pour faire leur trou, et on allait les fusiller. (M.168) Personne ne sait quel courage il faut pour vivre. (M.176) Prisons, mensonges et tout le reste ? Que ferait la mort ? Ce serait une délivrance. (M. 155) Dans sa lettre, adressée à sa sœur Marie avant de mourir, Théophile Ferré ne disait pas autre chose. Comment prendre la mort au sérieux ? La mort est une farceuse, elle m’a prise par surprise à Marseille en janvier 1905 dans un hôtel au nom charmant d’Oasis ; j’y étais de passage.

Que pensez-vous, Mademoiselle, du créateur, de la création ?

Si un être quelconque avait inventé la vie, à quelle horrible chaîne on lui devrait d’être attachés ! Je voudrais bien savoir de quoi ceux qui y croient remercient la providence.(M64) J’y substitue une œuvre certainement plus humaine : la nature domptée servira l’humanité, la science ira en avant et, par les chasseurs de l’inconnu, ouvrira la route, abattra les forteresses, forcera tous les mystères où la bêtise nous maintient. (M. 64-65)

Et que dites-vous, Mademoiselle, du pouvoir de la toute-puissance divine ?

Je dis comme le Vieux de la Montagne[13] : Ni Dieu, ni Maître. (M. 300) ; je dis aux amis : que nul d’entre vous ne soit assez fou pour songer à un pouvoir quelconque. (M.288) Les anarchistes se proposent d’apprendre au peuple à se passer de gouvernement comme il commence déjà à se passer de Dieu. J’avais ma place au procès des anarchistes et j’en partage toutes les idées. (M.309)

Vous imaginez ça, Mademoiselle ? L’avenir de l’humanité sans Dieu ?

L’avenir de l’humanité sans Dieu ? C’est le seul possible, car tant que la divinité obscurcira le monde, l’homme ne pourra ni le connaître ni le posséder ; au lieu de la science et du bonheur, il n’y trouvera que la misère et l’ignorance. Bien des hommes m’ont dit, comme la vieille de l’écrégne[14] : « Faut pas parler comme ça, petiote ; ça fait pleurer le bon Dieu. » (M.193-195). Qu’il pleure donc s’il en est capable, mais la pensée, la pensée libre, roulant à travers la vie, se transforme et grandit. L’homme futur aura des sens nouveaux ! Les arts seront pour tous. L’art pour tous, la science pour tous, le pain pour tous ; l’ignorance n’a-t-elle pas fait assez de mal ? Et alors, le troupeau humain sera l’humanité. (M.198)

Mademoiselle, sans vouloir m’immiscer plus avant dans vos autres activités révolutionnaires, il me revient que vous étiez anticléricale et que dans l’école de la rue Oudot, vous professiez les doctrines de la libre pensée.

Au temps de la Commune, au club de la Révolution, j’ai fait voter une adresse demandant la suppression des cultes, l’arrestation immédiate des prêtres, la vente de leurs biens. (M. 359) Mais nous n’avons jamais voulu prendre ces biens pour nous ; nous ne songions qu’à les donner au peuple pour le bien-être. (M.363)

Comme institutrice, reprend l’Inquisiteur, quels étaient les sentiments de morale et de religion que vous cherchiez à inculquer dans le cœur de vos élèves ?

Comme institutrice, la morale que j’enseignais était celle-ci : le développement de la conscience assez grand pour qu’il ne puisse exister d’autres récompenses que le sentiment du devoir accompli. Quant à la religion, elle était abandonnée à la volonté des parents. (M.395)

Vous aviez des idées bien arrêtées en religion, insiste l’Inquisiteur.

Je professais l’abolition radicale du culte et son remplacement par la morale, qui pour moi, se résumait à n’agir que selon ses convictions et à traiter tous les autres et soi-même avec justice.(M.397) Dans la Révolution, il n’y a pas de place pour le prêtre : toute manifestation, toute organisation religieuse doit être proscrite.

Mademoiselle, dit l’Inquisiteur, vous avez été franc-maçonne ?

En effet, mais pas longtemps. (M.520) J’ai été reçue quelques mois avant ma mort dans la loge « La Philosophie sociale » ; des amis étaient venus me chercher ; ils voulaient se servir de ma notoriété comme d’un levier pour leur propagande, je n’ai pas voulu les décevoir. (F.71) Depuis, d’autres ont fait pareil. On m’a tirée de tous les côtés, mais je l’affirme avec force : jeune, j’étais devenue anarchiste et je le suis restée et qu’on ne me fasse pas dire autre chose.

Vous avez, dit l’Inquisiteur, collaboré à la revue « L’Excommunié – Organe de la libre pensée » et vous y teniez une opinion terrible pour la religion.

N’y parlais-je pas de la condition de la femme et du prolétaire ? J’y voyais la sainte alliance frapper toujours le serf et la femme. Tout se tient dans le vieux monde qui croule et dans le nouveau monde qui émerge. J’admets mon utopisme : c’est le lot de tous les révolutionnaires, avant qu’ils ne finissent par déchoir au pouvoir. J’y parlais en visionnaire et j’anticipais erronément l’heure du triomphe, mais j’y dénonçais la complicité de la religion et du pouvoir. Tyrannie du ciel et tyrannie de la terre, servage du peuple et servage de la femme. Tout se tient : les tyrannies tombent avec les Zeus tonnants de toutes les mythologies. Aujourd’hui, j’ajoute : et elles se relèvent. (M.439)

Mademoiselle, il faudra bien que je croie que vous étiez athée.

Athée, car l’homme ne sera jamais libre, tant qu’il n’aura pas chassé Dieu de son intelligence et de sa raison. Dieu est une idée, une sorte de pantin sidéral, fils de l’ignorance, un être monstrueux en dehors du monde et de l’homme, un obstacle à son affranchissement. Expulser Dieu du domaine de la connaissance, l’expulser de la société, est la loi pour l’homme si l’humanité entière veut arriver à la science et veut réaliser le but de la Révolution. Demain, on dira : les religions se dissipent au souffle du vent et nous sommes désormais les seuls maîtres de nos destinées. (M. 185) Il faut être athée pour comprendre et vouloir cet avenir-là.

Finalement, Mademoiselle, il me faut vous saluer convaincu que vous êtes à la fois athée et croyante.

Oui, athée, passionnément et croyante, car je crois avec enthousiasme en la Révolution comme d’autres croient en Dieu. Mon idéal était à vingt ans ce qu’il est à présent : l’humanité haute et libre sur une terre libre[15]. (P. 115) Par-delà notre temps maudit viendra le jour où l’homme, conscient et libre, ne torturera plus ni l’homme ni la bête. Cette espérance vaut bien qu’on s’en aille à travers les horreurs de la vie. (M. 164) Ni Dieu, ni Maître !


Notes

  1. Mystique : voir dans l’article Mystique, notamment : Personne qui adhère avec une passion extrême à un idéal artistique, politique, social. Les mystiques de la Révolution. Croyances, doctrines, thèses, idéologies, etc. qui suscitent une adhésion de caractère passionné. Sentiment exacerbé et absolu centré sur une représentation privilégiée et quasi mythique ; p. ext. tout idéal quel qu’il soit. ↑
  2. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot. ↑
  3. Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  4. Louise Michel, Mémoires 1886, édition établie par Claude Rétat, Gallimard, Folio, Paris, 2021, 576 p. Pour tout le texte, les indications entre parenthèses (M…) renvoient aux Mémoires à la page correspondant au numéro. ↑
  5. OVRAAR : voir note dans Carlo Levi ↑
  6. Voir Le Maitron (Dictionnaire des anarchistes), MICHEL Louise. ↑
  7. Félicité Robert de Lamennais, Paroles d’un Croyant, Renduel, Paris, 1834, 239 p. – un texte de référence du christianisme social en rupture avec l’Église dénoncée comme complice de la tyrannie. ↑
  8. L’Éditeur Roy, Préface de 1886 (des Mémoires), citant Le Figaro, 11 février 1886, note 3, in « Mémoires », Gallimard, Folio, Paris, 2021, p.43. ↑
  9. Sidonie Verhaege, La jeunesse de Louise Michel : enjeux politiques des récits sur les origines d’une révolutionnaire. ↑
  10. Denise Oberlin, Nicole Foussat et collectif GLFF, Louise Michel, une femme debout, Voix d’Initiées, Les Presses maçonniques, Paris, 2012, 104 p. ↑
  11. Voir le Maitron (Dictionnaire des anarchistes), FERRÉ Théophile, Charles, Gilles. ↑
  12. Satory : il s’agit plus exactement du camp d’internement de Satory (près de Versailles). En 1871, le camp de Satory fut le lieu de détention de milliers de communards qui vécurent plusieurs mois sans abri ni soin. Un grand nombre moururent de maladie, de blessures ou furent abattus et inhumés sur place, entre l’étang de la Martinière et le « Mur des Fédérés » où subsiste une fosse commune, à l’emplacement de laquelle une plaque commémorative a été apposée. ↑
  13. Le Vieux de la Montagne : il s’agit d’Auguste Blanqui – Louis Auguste Blanqui, surnommé « l’Enfermé », né le 8 février 1805 à Puget-Théniers (Alpes-Maritimes) et mort le 1er janvier 1881 à Paris, révolutionnaire socialiste français, fondateur du journal Ni Dieu, Ni Maître. ↑
  14. Écrégne (ou écraigne, escraigne) : « L’écrégne, dans nos villages, est la maison, où, les soirs d’hiver se réunissent les femmes et les jeunes filles pour filer, tricoter, et surtout raconter ou écouter les vieilles histoires », Louise Michel, Mémoires, p. 51. ↑
  15. Pierre Durand, Louise Michel, la passion, Le Temps des Cerises, Paris, 2005, 180 p. ↑
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Religion, quand tu nous tiens !

Posté le 17 décembre 2019 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire

Patrice Dartevelle

L’islam, l’islamisme (surtout) et le Coran intéressent de plus en plus, chacun en a fait le constat. On ne compte plus les livres sur l’islamisme et le débat fait rage sur ses causes et la façon d’en éviter les conséquences. Le Coran lui-même a suscité en peu d’années plus de publications qu’en quelques décennies, tout simplement parce que l’intérêt du public a permis la formation de spécialistes bien plus nombreux qu’autrefois[1].

Parmi les publications, on trouve également des débats de différentes compositions. Ainsi j’ai déjà rendu compte ici même d’un débat entre un athée et un musulman[2]. Le musulman s’y débat avec l’interprétation du Coran pour sauver celui-ci en tentant de l’adapter à l’univers contemporain de type occidental.

Je vais reparler d’un certain nombre de questions proches ou connexes de celles que j’avais abordées précédemment mais je ne reviendrai pas sur mon avis final : les musulmans doivent admettre que le Coran est une œuvre humaine, datée et localisée. Pour l’« actualiser », il faut – comme les chrétiens ont fini par le faire – tordre le texte, sélectionner les passages et au fond faire un travail de fiction.

À la mi-2019, le texte d’un autre débat entre un musulman et un chrétien catholique a été publié[3].

Le catholique est Rémi Vrague, un spécialiste d’histoire de la philosophie antique et médiévale, domaines qu’il enseigne à la Sorbonne. Il a également travaillé les langues et les mondes juifs et arabes, nécessité d’historien de la philosophie médiévale oblige. C’est un homme considéré comme assez traditionaliste mais qui est néanmoins un universitaire des XXe et XXIe siècles. Le titre d’un de ses livres, Modérément moderne (2013), le situe bien.

La controverse le fait voir comme constamment soucieux de montrer la supériorité du christianisme sur l’islam, ce qui le conduit l’une ou l’autre fois à des affirmations étonnamment sommaires, à des oublis plus que singuliers. Ainsi reprocher au musulman des pogroms contre les juifs en Palestine – dès avant la création même d’Israël, précise-t-il – me laisse sans voix. Certes les orthodoxes ont pris une large part à l’affaire en Europe mais les catholiques polonais et allemands n’étaient pas à la traîne, pas plus que les luthériens. Diable, mettre de nos jours l’Holocauste entre parenthèses peut interroger sur les phénomènes de cécité inconsciente. En revanche il dit clairement que « Nous avons aujourd’hui de la chance de vivre en Occident dans des sociétés où la puissance publique est neutre ». C’est parfait mais encore faut-il voir que la présence de plus en plus massive des musulmans en France a abouti à ce que la très grande majorité des catholiques même très affirmés (je dirais surtout eux pour s’opposer aux musulmans), avec à leur tête la plupart des évêques, se réclament maintenant de la laïcité (comme concept, pas comme mouvement évidemment). Sur le ton de l’humour certes servant à manifester sa réticence face au Vatican actuel, R. Brague envisage un moment que le pape actuel puisse proférer une stupidité.

Souleymane Bachir Diagne est un philosophe sénégalais. Il est actuellement professeur de philosophie à l’Université Columbia à New-York après avoir enseigné vingt ans la matière en Afrique. Il se donne comme un homme ouvert, personnellement monogame et hostile à la polygamie. Il se réfugie vite dans des interprétations lénifiantes du texte coranique et se retranche et se referme plus d’une fois derrière le milliard et demi de musulmans dans le monde, chiffre qui lui semble clore le débat. J’y reviens plus loin.

Le schéma du dialogue repose sur un questionnement de l’islam et du Coran. R. Brague attaque et B. Diagne défend. Si, les deux interlocuteurs sont de religions différentes, ils sont tous deux très croyants. Selon les cas, ils convergent ou divergent et c’est parfois plus complexe encore. Ils peuvent se donner la main pour éluder un problème ou pour le déplacer. L‘athée ne peut qu’être vigilant en examinant quelques points particulièrement saillants de la controverse.

Dénoncer l’islamophobie pour restreindre la liberté

Lors d’un moment de discussion historique avec R. Brague, B. Diagne tranche : « La question n’est pas de savoir ce qui s’est passé exactement sur le plan historique, mais ce que croient les musulmans ». D’une certaine manière, la formule n’est pas dépourvue de sens (je dirais que Jésus ait existé ou non, le plus important est que quelques décennies après la date de sa mort, il y avait des chrétiens) mais c’est commodément écarter le poids de l’histoire. C’est surtout écarter le tranchant du vrai et du faux et discréditer toute contestation, très vite au nom de l’islamophobie. Bien entendu, R. Brague ne peut le suivre : l’Incarnation doit être une réalité historique pour un catholique traditionnel.

B. Diagne adopte un raisonnement de même type face la question de l’historicité de la reconstruction de la kaaba à La Mecque par Mahomet. Pour lui il faut distinguer la logique du vrai et celle du sens et conclut « Voilà ce que croient un milliard et demi de musulmans ». La vérité lui semble bien peu de chose.

Que l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel (2008), qui soutient, contrairement aux idées reçues, que l’héritage grec s’est transmis directement par Constantinople et que les Arabes n’ont en réalité pas joué grand rôle dans ce transfert, soit contesté par de nombreux spécialistes – mais pas tous – est certain, mais imaginer que c’est l’islamophobie qui a incité Gouguenheim à défendre sa thèse est absurde. Je dirais même l’inverse : ce qui a gêné bien des spécialistes et suscité des réactions virulentes sous des formes inhabituelles pour un débat d’histoire intellectuelle médiévale particulièrement pointu (des pétitions de médiévistes dans la grande presse), c’est le refus irrationnel de voir entacher et diminuer le rôle de musulmans et ce pour des raisons strictement contemporaines.

Ce point est un cas de nette opposition entre les protagonistes. On peut aller plus loin dans la question de l’islamophobie. B. Diagne tire de quelques problèmes la conclusion que « L’idée simple qu’il faut traiter les autres avec respect est en train de disparaître chez beaucoup ». L’invraisemblance quant aux faits est énorme.

R. Brague, en revanche, voit bien (ce n’est peut-être pas si spontané, un livre l’a accusé d’islamophobie savante en 2009 – il avait jugé favorablement le travail de Gouguenheim) qu’il y a chez B. Diagne une confusion entre le respect des idées et celui dû aux hommes. Il relève que le terme « islamophobie », construit sur des mots comme « agoraphobie » ou « claustrophobie » renvoie à une maladie mentale. Il aboutit à s’interdire tout jugement de valeur. Je devrais conclure que le musulman sénégalais, si occidentalisé en apparence, reste hermétique à la modernité démocratique mais à voir l’état des débats sur l’islamophobie en Europe (heureusement Henri Pena-Ruiz a tenu bon !), je ne suis plus très sûr du sens de la liberté sur notre continent.

Islam et liberté

Un chapitre est consacré à la liberté dans l’islam. Remarquons d’abord, avant d’examiner ce qu’on nous donne, qu’on n’y consacre pas une ligne à l’oppression ordinaire dans beaucoup de pays à majorité musulmane sur le plan général et spécialement en matière religieuse. Quand, par ailleurs dans le livre, R. Brague soulève cette question, B. Diagne sort l’exemple providentiel de la Tunisie, sans noter qu’il est largement isolé.

Un autre chapitre, plus attendu, traite du célèbre verset « Pas de contrainte en religion » (sourate 2, verset 256).

R. Brague et B. Diagne, loin de s’interroger sur les contradictions entre le Coran et la pratique réelle ou sur ce qu’implique le Coran, conviennent tous deux que le verset n’est pas une interdiction mais un constat :

lorsqu’on est dans la religion vraie, on ne ressent aucune contrainte, car la vérité se distingue elle-même de l’erreur. Lorsqu’on est dans la vraie religion, on y est comme un poisson dans l’eau,

déclare R. Brague. Évidemment reste la question de la « vraie » religion et B. Biagne a tôt fait de répliquer que le verset ne contient pas le mot « islam ». Pour lui le texte veut dire c’est la foi en un Dieu unique qui est première chez l’humain, c’est-à-dire que le monothéisme précède toute détérioration polythéiste. L’argument est purement théologique et arbitraire. Le monothéisme est tardif et l’histoire de son apparition même dans le judaïsme est fort longue[4]. La question est que pour B. Diagne, cette situation originelle fait qu’« il est de notre responsabilité individuelle de nous souvenir du Dieu un ». Mais à ce compte, quel est le statut de celui qui ne s’en souvient pas ? Est-il un humain pour Bachir Diagne ? R. Brague reste coi là-dessus.

Dans le chapitre sur la liberté, on a le même évitement. Le débat, intéressant par lui-même, porte sur la question de savoir si l’humain est libre dans ses actions ou s’il suit une voie prédéterminée. R. Brague oppose au musulman la question du fatalisme musulman et le verset « Dieu vous crée et crée ce que vous faites ». La réponse de B. Diagne est catégorique :

L’homme qui comprend réellement qui il est comprend qu’il ne pourra se réaliser qu’en s’identifiant à la volonté de Dieu. Du coup, la distinction entre la volonté humaine et la volonté divine n’a plus de sens.

On est là en plein mysticisme, royaume de l’affirmation gratuite et fermée. À ce stade, les athées ne peuvent évidemment plus comprendre.

Raison et foi

Un chapitre révélateur et, peut-être, étonnant traite de la raison en islam. Les deux compères font d’emblée très fort pour des croyants. Rémi Brague commence par dire qu’« on peut être chrétien et intégralement rationaliste » (je ne chipoterais que l’adverbe) et poursuit en affirmant que « [l]es chrétiens sont les seuls rationalistes, car ce sont les seuls à croire que Dieu est lié à a raison ». Quant à Bachir Diagne, il déclare tout de suite abruptement : « Je suis moi aussi un rationaliste forcené ». Question de se donner un peu de crédibilité, B. Diagne fait fond sur le cas du philosophe arabe rationaliste né à Cordoue, Averroès (mort en 1198), qui dit dans son Traité décisif que non seulement la démarche rationnelle est permise mais qu’elle est même obligatoire. Si le texte révélé semble en contradiction avec la raison, il faut, selon Averroès, interpréter le texte sacré pour le concilier avec la raison. Comme il le fait à plusieurs reprises, B. Diagne appelle à son secours les mutazilites, les représentants du courant rationaliste des débuts de l’islam, qui vont jusqu’à remettre en cause le caractère incréé du Coran.

R. Brague a beau jeu de rétorquer qu’Averroès a été finalement démis de ses hautes fonctions de juge de haut rang à Séville, condamné et exilé et que de toute manière il n’a pas eu d’écho dans le monde musulman. Immédiatement après lui, commence la pétrification de l’islam. Du côté sunnite, il n’y aura pas de philosophe avant de très nombreux siècles. Quant aux mutazilites, ils sont défaits au IXe siècle et disparaissent le siècle suivant. Il est malaisé dès lors pour un musulman de se réclamer du rationalisme. La réponse de B. Diagne est qu’un seul exemple suffit à infirmer la règle générale de l’absence de philosophie musulmane pendant près d’un millénaire.

Mais sa vraie réponse est ailleurs. Immédiatement après avoir formulé sa déclaration de rationalisme forcené, il ajoute : « Mais je crois également […] que le mysticisme fleurit à l’extrême pointe de la raison ». Il n’est pas le premier mystique à dire cela.

Dans son allocution de Ratisbonne du 12 septembre 2006 qui a suscité tant de remous dans le monde musulman, Benoît XVI opérait une classification que j’avais trouvé un peu surprenante en ce qui concerne l’islam [5]. Il positionnait le catholicisme comme la parfaite harmonie entre le rationalisme des Lumières et un islam intégralement dédié à la foi. Je crains qu’à suivre B. Diagne, il me faille donner raison à l’ancien pape. Si la raison n’est faite que pour accéder au mystique, on est fondamentalement dans le mystique.

Le ping-pong de l’interprétation du Coran

Terminons par le point central de l’interprétation du Coran. Même si je ne suis pas arabisant, ma perplexité est grande ici aussi.

À plusieurs reprises, R. Brague propose un verset du Coran, à ses yeux indubitablement embarrassant pour un musulman. C’est le cas par exemple de la sourate 9, verset 5 : « Tuez les polythéistes, partout où vous les trouverez ; capturez-les, assiégez-les, dressez-leur des embuscades ». B. Diagne réplique, certes, que la Bible (il veut dire l’Ancien Testament) autorise de réduire un peuple à néant – ce qui est exact – et confesse que, en revanche, les Évangiles sont pacifiques – ce qui est également exact – mais s’empresse de dire que s’il est vrai qu’il y a bien dans le Coran des versets qui appellent à combattre, il y en a aussi d’autres, qui ne sont pas belliqueux. Il continue en formulant sa théorie sur ce genre de problème en objectant que si on lui oppose un verset qui dit noir, il en trouvera toujours un autre qui dit blanc, ce qui n’est en effet peut-être pas impossible. Il parle de « ping-pong inutile » qui ne peut mener à quoi que ce soit.

Plus surprenant, il ne réplique rien de précis quand Rémi Brague veut lui exposer que l’interprétation des versets coraniques n’est pas possible au sens occidental du mot et pour cela lui propose le verset (33,59) qui dit, dans la traduction qu’il utilise, « Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes de se couvrir de leurs voiles ». R. Brague en conclut que l’obligation du voile ne se discute pas dans son principe et ne peut l’être que dans la forme et l’étendue du voile. La situation de ceux des dogmes catholiques promulgués depuis le Concile de Vatican I en 1870 sous le couvert de l’infaillibilité pontificale aboutit à la même chose, mais soit.

Pourtant B. Diagne a ordinairement recours à la traduction du Coran de Jacques Berque, souvent considérée comme la plus fiable par les non-croyants. Or Berque ne traduit pas par « voiles » mais par « mantes », en précisant bien en note que le voile, le fichu couvrant la tête, est un autre mot en arabe coranique [6]. Allez savoir…

On est entre croyants, ce qui évite de devoir poser la bonne question : quel sens y a-t-il à recourir à un texte, ou des textes, obscurs, contradictoires, ininterprétables ? Quand se décideront-ils à poser cette bonne question ?


Notes

  1. Au début de 2019, François Déroche, titulaire de la chaire « Histoire du Coran. Texte et transmission » au Collège de France a publié le Coran, une histoire plurielle. Essai sur la formation du texte coranique, Paris, Seuil, 2019, 302 p., et, fin novembre de cette même année, Guillaume Dye (ULB) et Mohammad Ali Amir-Moezzi (École Pratique des Hautes Études) publiaient un copieux ouvrage collectif de 3.408 pages en trois volumes, Le Coran des historiens, Paris, Éditions du Cerf, 2019 (présentation dans Le Soir du 27 novembre 2019). ↑
  2. Patrice Dartevelle, « Le Coran en libre-service », mis en ligne le 21 octobre 2018 sur athees.net, disponible dans le volume 6 (2019), pp. 67-79 de la revue L’Athée. L’article portait sur le débat entre l’athée Sam Harris et le musulman Maaajid Nawaz publié dans L’islam et l’avenir de la tolérance, 2012. ↑
  3. Rémi Brague et Souleymane Bachir Diagne, La controverse. Dialogue sur l’islam, Paris, Stock/Philosophie Magazine Éditions, 192 p. L’entretien est mené par Michel Eltchaninoff. ↑
  4. Pour s’en convaincre, il suffit de lire Thomas Römer (professeur au Collège de France), L’invention de Dieu, Paris, Seuil, 2014 (2017 dans la série Points-Histoire, version que j’ai lue). ↑
  5. Patrice Dartevelle, « Le théologien et les mosquées », Espace de libertés N° 347 (novembre 2006), pp. 26-27. ↑
  6. Jacques Berque, Le Coran. Essai de traduction, Paris Albin Michel, 1990 et 1995, édition de poche 2002 que j’ai utilisée. ↑
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Europe et religions. Retournements et enjeux

Posté le 18 mai 2019 Par ABA Publié dans Religion 1 Commentaire

Concile Vatican II

Concile Vatican II

Patrice Dartevelle

La question de l’Europe et du christianisme qui lui serait indissolublement lié fait toujours couler de l’encre. Dernière elle, frétille surtout celle de l’impensable pour d’aucuns d’une société sans religion et, à un degré moindre et quelque peu contradictoire, celle de la pénétration de l’islam.

Houellebecq, pourtant athée (certes pas du modèle standard puisqu’il méprise la Renaissance et les Lumières) affirme en 1998 dans Les Particules élémentaires que toute société a besoin « d’une religion quelconque » même si c’est sans doute une manière de dire son hostilité à l’individualisme[1].

Cette persistance a quelque chose d’étrange à mes yeux tant elle a peu de fondement théorique et tant elle est aveugle face à la réalité élémentaire, du moins européenne.

Olivier Roy vient de reprendre la question et en donne une vision qui n’encourt vraiment pas les mêmes reproches, même si je me réserve de critiquer une forme de généralisation simplificatrice.

Remarquons d’abord avec lui que le plus souvent ceux des croyants qui veulent s’illusionner parlent des « racines chrétiennes ». Que le christianisme ait eu une influence dans la construction des esprits et des mentalités en Occident n’est pas niable[2], mais « racines » renvoie – hypocritement – au passé. En plus l’image est hasardeuse : ce sont les arbres qui ont des racines dont on ne peut les couper sans qu’ils ne meurent ; les hommes ont des jambes et peuvent s’éloigner de leurs « racines ».

Olivier Roy relève le terme « racines » avec le même sourire que moi et le titre de son récent ouvrage, L’Europe est-elle chrétienne ? ne prête pas le flanc à la critique[3]. Il est surtout connu pour son conflit avec Gilles Kepel sur les causes de la radicalisation islamiste. Pour lui le phénomène relève d’une islamisation de la radicalité, c’est-à-dire d’un malaise social au sens large qui finit par trouver un exutoire dans une certaine vision de l’islam. Ça me semble fort dédouaner la religion, mais il n’est pas sûr que cette thèse soit totalement incompatible avec celle – la religion est la vraie source du problème – de Gilles Kepel.

O. Roy nous propose une synthèse de la modification des croyances religieuses au XXe siècle, fondée sur la distinction entre religion comme foi ou comme référence identitaire. Il y intègre la présence récente de l’islam et ses conséquences pour l’ensemble du domaine des religions.

La sécularisation de l’Europe

La base de l’histoire contemporaine des religions, c’est la sécularisation, la déchristianisation. C’est l’évidence, dira-t-on, mais je reste surpris d’entendre certains, même des athées faire et dire comme si Pie IX et Vatican I étaient à nos portes.

Pourtant En France et en Belgique (c’est parfois encore moindre ailleurs), la proportion de messalisants n’atteint plus aujourd’hui 5 % contre par exemple 27 % en 1952 en France, rappelle O. Roy. Pour les pays moins croyants, le phénomène est ancien, mais s’accélère dans les années 1960. Dans un pays plus catholique comme l’Irlande, le phénomène est plus récent et brutal. L’Irlande légalise en 1995 le divorce, en 2015 le mariage homosexuel, en 2018 par 68 % des voix l’avortement – refusé en 1993 par 63 %. Même dans un bastion dur du catholicisme comme la Pologne, on passe de 57% de messalisants en 1982 à 36 % en 2016. Le phénomène doit plus à l’abandon de la pratique religieuse qu’au renouvellement des générations.

La baisse des vocations sacerdotales est encore plus spectaculaire. Il y a 2.000 ordinations de prêtres en France en 1948, et c’est le maximum historique observé, contre moins de 100 par an depuis 2000.

Les changements législatifs provoqués par la sécularisation tels que ceux cités pour l’Irlande, ne sont jamais remis en cause au point d’être menacés. Il y a comme un effet de cliquet, relève O. Roy.

Bien évidemment si, au lieu de prendre comme critère l’assiduité au culte, on prend les déclarations d’opinion des gens, on arrive à des chiffres très supérieurs. Encore actuellement en France comme en Belgique, 50 à 60 % des sondés se déclarent catholiques. Mais en observant ce fait bien connu, O. Roy en tire une conclusion centrale. En 2007 59% des Français se déclarent catholiques, mais il n’y a que 38 % des Français qui déclarent croire en Dieu (et ils peuvent être catholiques, mais aussi musulmans, juifs croyants, etc.). Donc un minimum de 21% des Français parmi ceux qui se déclarent catholiques ne croient pas en Dieu. Ce n’est pas propre à la France, c’est pire au Danemark : 76 % des Danois se déclarent luthériens, mais seuls 25 % croient que Jésus est le fils de Dieu.

Ceci mène à un des principaux schèmes explicatifs mis en avant par O. Roy : il y a le christianisme de foi et le christianisme identitaire. Celui-ci est porté par des non-pratiquants, des gens qui se disent catholiques en récusant des dogmes de l’Église, voire des non-croyants. Ils tiennent à une tradition, dont il est pénible de se détacher (les parents, les grands-parents…). Dans les cas belge et allemand, l’existence d’un fort pilier catholique (et protestant en Allemagne), avec son réseau scolaire, social et politique facilite cette position-clef pour la compréhension. Elle nous montre qu’un raisonnement purement théologico-philosophique dans l’analyse des religions a d’étroites limites.

Si les organisations diffèrent de pays à pays (des pays à religion d’État à la France de la loi de 1905), partout c’est le politique qui est devenu hégémonique. C’en est fini de la centralité du religieux.

Les moralités se séparent

Mais il faut bien voir que jusque vers 1965, cette situation n’est pas si conflictuelle au plan de la morale. En effet jusqu’alors prêtres et laïques militants ont les mêmes valeurs morales, notamment familiales. O. Roy rappelle le célèbre discours de Jules Ferry aux instituteurs en 1881 où il enjoint à ceux-ci de ne jamais dire aux élèves quoi que ce soit qui puisse heurter un parent. C’est très largement vrai. Certes les laïques sont favorables à la possibilité légale du divorce, mais ils ne s’en serviront pratiquement pas pendant longtemps. Dans les premières décennies du XIXe siècle, il n’y aura que quelques divorces par an en Belgique. La seule autre pierre d’achoppement sera la contraception, mais en 1956 même l’épouse du Secrétaire du Parti communiste français dénonce le contrôle des naissances. L’idée générale est qu’il y a une morale naturelle qui est universelle (c’est le fondement des rares pouvoirs organisateurs belges d’enseignement qui, avant le Pacte scolaire de 1958, refusent d’organiser des cours de religion et organisent un cours unique de morale qu’il est contre-indiqué d’appeler « laïque »).

Pendant longtemps l’Église va lutter contre le modernisme – qui est surtout une contestation de son pouvoir –, mais dès les années 1920, elle s’en remet politiquement aux partis démocrates-chrétiens, composés de laïcs qui parviennent à s’allier avec des partis d’incroyants anticléricaux.

Dans les années 1960, l’évolution semble aller vers plus de concorde. Le Concile de Vatican II (1962-1965) entérine la sécularisation. Il adapte la théologie et les rites à la modernité. La constitution Gaudium et Spes parle d’une « juste autonomie des réalités terrestres », qui doit être respectée. En matière de liturgie, le prêtre fait désormais face à l’assemblée des fidèles. On arrête de dire la messe en latin. L’ambiance des rites change : les fidèles participent, les participants ne sont plus guère à genoux. Hors des cultes, les prêtres s’habillent comme tout le monde, mais, comme le remarque perfidement O. Roy, tout cela ne peut manquer d’aboutir à une forte désacralisation de la religion. En plus on gomme dans la pratique l’insistance sur une vérité absolue, unique, dont l’Église serait la seule détentrice. Et quand cette désacralisation va croiser l’indifférence religieuse, l’addition sera sévère pour l’Église.

Non-croyants comme la majorité des croyants s’attendent à un estompement du conflit politique entre les tenants de Rome et ceux de la République, comme on dit en France. La décennie avance et voilà mai 1968. C’est la rupture sur le plan des valeurs morales. Le désir devient la valeur centrale et il n’y a aucun moyen d’en faire une valeur chrétienne sécularisée. Le changement des valeurs dominantes touche la famille et le couple : contraception, avortement, amour libre et bientôt égalité des homosexuels.

Des esprits chagrins, dépités, attribuent la « faute » à Vatican II, mais ils ignorent la situation réelle des paroisses dès les années 1950 sinon 1940 : les hommes refusent d’aller se confesser et d’aller à l’église parce qu’ils pratiquent le contrôle des naissances et les relations avant le mariage, leurs femmes se confessent encore quelque temps, se font sermonner par le curé et, rentrées à la maison, par leurs maris. Les deux finissent par abandonner la partie et les églises se vident. C’est le mécanisme que feu le chanoine Pierre de Locht m’a décrit et qui l’a incité à promouvoir la contraception en tant que prêtre, auprès des femmes catholiques. En fait le feu couvait. O. Roy rappelle que dès 1943 deux prêtres français, aumôniers de la JOC, Henri Godin et Yves Daniel, dans leur ouvrage France pays de mission décrivent la même situation que Pierre de Locht[4].

Rome change tout

D’emblée, dès juillet 1968, l’Église prend une décision qu’à peu près personne n’attendait, ce qui montre comme il est difficile de comprendre à chaud la situation qu’on vit. Contre les propositions des experts et l’avis des cardinaux chargés de les examiner, Paul VI publie l’encyclique Humanae vitae qui proscrit la contraception. Ce qui s’est passé comporte sa part de mystère, Paul VI ne s’étant pas réellement expliqué. On devra bien étudier un jour ce pape que nul n’a jamais jugé borné et impulsif. L’explication que donne O. Roy l’inscrirait dans une réflexion dont il aurait sans doute été le précurseur, mais peut-être a-t-il simplement pris peur devant les événements, comme son futur successeur, Ratzinger. Jean-Paul II et Benoît XVI ne vont en revanche pas se priver de parler. Ils vont expliquer le revirement de l’Église et sa nouvelle opposition à la société séculière – et c’est en cela qu’O. Roy est plus pénétrant que ses devanciers – sans revenir exactement aux positions d’autrefois, contrairement à ce que la plupart ont cru. Ces deux papes ont conscience de la sécularisation de l’Europe. Ils veulent agir en tant que minoritaires et sans plus pactiser avec l’adversaire laïque, qui a adopté ou engendré les nouvelles valeurs. Mgr Léonard est une parfaite illustration de cette nouvelle politique. C’est un révolutionnaire de droite, pas un haut prélat conservateur soucieux du passé de l’Église, de ses ors et de sa position sociale. Autre point essentiel, insiste O. Roy, l’Église se recentre sur quelques points du dogme (pour la vie, contre l’avortement, l’euthanasie, la théorie du genre…) et laisse-le reste à peu près en friche. Surtout on montre agressivement sa religion, son catholicisme. C’est le « N’ayez pas peur ! » de K. Wojtyla. Cette attitude n’est pas réellement le signe du retour du religieux et moins encore de l’ancienne doctrine, montre O. Roy : on a l’impression de ce retour parce que le religieux n’étant plus visible dans nos sociétés, le militantisme nouveau surprend parce qu’il ressemble à du religieux et que « le religieux ne fait plus partie du paysage ». C’est le même étonnement (O. Roy parle plutôt d’analphabétisme du religieux) qui explique largement selon moi, l’obsession et l’hystérie anti-sectes.

Pour l’Église, la société est devenue païenne voire christianophobe, elle adhère à une culture de la mort (le mot se retrouve douze fois dans l’encyclique Evangelium vitae de Jean-Paul II en 1995). Et si le religieux ne fait plus partie du paysage, les formes « molles » de la religion n’ont plus de sens.

L’Église s’est donc rabougrie et ses 5% de croyants actifs sont soit des intégristes lefebvristes, soit des charismatiques, des revivalistes, des spiritualistes (qui insistent sur des pratiques communautaires), plus un dernier quarteron de fidèles des temps d’avant. L’opposition interne a disparu, les « cathos de gauche » faisant partie d’une génération qui ne s’est pas renouvelée[5].

Dès lors l’Église ne revient pas sur la séparation de l’Église et de l’État. Elle l’a entérinée. Ni Jean-Paul II ni Benoît XVI ne semblent avoir songé à un Vatican III pour annuler Vatican II. Tout au plus la question de la présence des religions dans l’espace public reste-t-elle en discussion, dirais-je. L’Église catholique a repris la parole en revenant à la foi pour justifier ses « principes non-négociables », selon les termes de Benoît XVI, pratiquement limités à la sexualité et la famille.

Entre foi et identité

Une telle position dans le cadre sociologique contemporain est lourde de conséquences.

L’une d’entre elles est que le relais politique de l’Église, la démocratie chrétienne, n’a plus l’utilité d’autrefois. L’Église ne s’occupe plus que d’un seul sujet, elle ne peut ou ne veut guère déléguer son programme à des laïcs et elle refuse tout compromis. De toute manière, il y avait plus de ministres catholiques dans le gouvernement de centre-gauche de Renzi que dans celui de Berlusconi et ça me semble un peu pareil dans les récents gouvernements socialistes français.

Ceci veut dire aussi que les partis de droite ont cessé de ne comprendre que des croyants même s’il en existe encore et qui mettent l’accent sur leur spécificité (Fillon).

Quant aux partis populistes, même si leur diversité est grande, ils ne constituent pas pour autant le relais de l’Église (sauf Fontana à la Ligue du Nord). Ils acceptent la sécularisation. C’est particulièrement le cas chez les Hollandais Fortuyn et Wilders[6]. Quant à Marine Le Pen, dont les réticences à l’égard des marches contre le mariage pour tous étaient symptomatiques, on cherche en vain des propos religieux dans ses programmes, tout au plus un souci, qui n’engage nulle foi, pour les églises protégées dans la partie « patrimoine » d’un de ses programmes.

On touche ici à un autre point essentiel du système d’O. Roy, la distinction entre le catholicisme de foi – celui de l’Église de Jean-Paul II – et le catholicisme identitaire. Celui-ci est vivace et souvent le cheval de bataille des populistes, mais la foi n’y est pour rien et l’Église encore moins : quand des maires français sont cités devant les tribunaux pour avoir installé une crèche dans leur mairie, les évêques ne les soutiennent en rien ; c’est du christianisme identitaire, vidé de toute foi et qui s’écarte des « principes non-négociables ». On trouve même des critiques de l’Église contre la procession d’Echternach.

Pourquoi cet intérêt des populistes pour les marques identitaires de la religion chrétienne ?

C’est ici qu’intervient l’islam, leur bête noire. Bien entendu la bienveillance à l’égard des marques traditionnelles – plus d’une fois quasi païennes – du christianisme a pour but réel de s’opposer à l’islam, de plus en plus présent.

Mais, comme il est difficile de légiférer ou de réglementer en discriminant la religion honnie, l’islam, on légifère de manière apparemment générale contre la présence du religieux. Le but est de défendre une identité en masquant la xénophobie. On n’interdit pas le voile islamique, mais tout signe religieux, éventuellement en se limitant à l’ostensible pour ne pas mettre en cause la petite croix traditionnelle, selon les législations.

Le poids de l’identité est important en matière judiciaire, relève O. Roy qui trouve là un aliment à sa thèse. Ainsi La Cour européenne des droits de l’homme valide parfois des normes religieuses (comme le blasphème), mais seulement dans des pays (Autriche…) où elle peut se risquer à dire qu’il y a une culture chrétienne dominante et elle est explicite là-dessus. En fait la Cour et à sa suite les tribunaux nationaux, quand ils tranchent de cette façon, ont toujours recours à l’argument de la tradition, jamais à celui de la foi. Et les populistes font d’une pierre deux coups, l’un volontaire, l’autre qui leur est indifférent ou agréable : ils gênent l’islam qui cherche à s’imposer davantage dans l’espace public et l’action des pouvoirs publics ou privés et chassent le religieux puisqu’ils sont généralement séculiers.

Les catholiques traditionnels, comme Rémi Brague ou Pierre Manent en France, n’aiment pas trop l’analyse d’Olivier Roy et le rôle qu’il donne au christianisme identitaire qui ne se sépare pas de la foi dans la religion d’autrefois – du moins le croit-on. Dans son débat avec O. Roy dans Le Figaro, Pierre Manent se contorsionne pour expliquer que « L’opposition entre christianisme identitaire et foi intérieure ne me paraît pas correspondre aux questions que se posent les chrétiens « sérieux »[7].

L’Europe n’est plus chrétienne

O. Roy tranche : l’Europe n’est plus chrétienne. L’Église n’a plus le choix qu’entre faire œuvre missionnaire comme aux premiers siècles, mais il n’existe aucun signe d’une chance de réussite, ou tout à l’inverse, sur le modèle de l’Opus Dei, profiter des structures et rôles dont elle a hérité par son passé pour contraindre, à défaut de convaincre. C’est ce que font les évêques rassemblés dans la COMECE vis-à-vis de l’Union européenne, mais les généraux sans troupes ont remporté peu de victoires.

La synthèse d’O. Roy n’est pas exempte d’esprit de système qui minore que les choses restent complexes et que le passé ne meurt pas si vite. La situation italienne ne cadre pas avec son analyse, sauf pour ce qui est de la disparition de la démocratie chrétienne. Dans ce pays, évêques et prêtres interviennent à tout bout de champ sur tout dans les médias, mais ce qu’il dit vaut globalement pour l’Europe de l’Ouest et du Nord. J’ajouterais que les conflits internes de ce début de 2019 au sein du Parti populaire espagnol me semblent éclairés par le propos d’O. Roy. N’est-ce pas ce qu’il dit qui à l’œuvre entre le nouveau dirigeant du parti, Pablo Casado, bien proche des idées de Jean-Paul II, et les tenants du centriste M. Rajoy qui dénoncent la relance de la campagne anti-avortement du nouveau président, les deux ne sachant trop comment contrer les populistes de Vox[8]?

In fine, O. Roy semble préoccupé par le vide créé en Europe par le fort retrait des anciennes religions dominantes. C’est une opinion courante en France, mais je ne le suis pas sur ce point. Je pense que les enjeux majeurs sont ailleurs, non plus dans la laïcité qui a remporté la victoire sur les religions à l’exception de l’islam, mais dans la rationalité et le triste développement de la course à la spiritualité. Le paradoxe est toujours là : l’évaporation des religions n’a pas profité à la raison.


Notes

  1. Je suis l’analyse de Bruno Viard, « Un romancier ambigu », Le Monde du 4 janvier 2019↑
  2. Mais ce qu’en dit Luc Ferry dans « Politique et héritage chrétien de l’Europe », Le Figaro du 14 février 2019, est fort exagéré. Déclarer que les droits de l’homme ne sont que la sécularisation de l’égale dignité des hommes devant Dieu est une valorisation exclusive et abusive du christianisme et n’explique pas la guerre plus que séculaire que l’Église leur a faite et que pendant longtemps il ait suffi d’être chrétien pour ne pas les voir ni les vouloir.↑
  3. Olivier Roy, L’Europe est-elle chrétienne ?, Paris, Seuil, 2019, 202 pp.↑
  4. Mais, différence essentielle, les deux Français sont loin de plaider pour une modification de l’Église en matière de sexualité.↑
  5. C’est la conclusion, bilan d’une vie d’engagements, que j’ai entendu nombre d’entre eux tirer en 2007 lors des funérailles de Pierre de Locht. Le cas du cardinal Danneels est parlant à cet égard. Beaucoup le trouvaient « à gauche », mais comme le dit le théologien Jürgen Mettepenningen, ce classement est dû à l’évolution de l’Église : « Le centre de l’Église s’est déplacé vers la droite. Danneels était probablement le premier surpris de se trouver du côté gauche » (Le Soir du 15 mars 2019, dans l’article d’Élodie Blogie, « Le cardinal Danneels, « dernière voix d’un catholicisme, majoritaire ». C’était là l’espoir de Vatican II).↑
  6. Sans parler du nouveau parti très à droite de Thierry Baudet dont le mentor intellectuel est le philosophe Paul Cliteur, athée convaincu et co-auteur avec Dirk Verhofstadt en 2015 de Het Atheïstich Woordenboek., cf. Le Monde du 27 octobre 2017.↑
  7. « Pierre Manent et Olivier Roy : « L’Europe est-elle (encore) chrétienne ? », interview par Eugénie Bastié dans Le Figaro du 7 février 2019. On notera avec intérêt que dans la même interview, O. Roy déclare que « demander à un croyant de reléguer sa foi au privé, c’est ne pas savoir ce qu’est la foi ».↑
  8. Sandrine Morel, « En Espagne, le Parti populaire vire très à droite pour contrer Vox », Le Monde du 6 avril 2019.↑
Tags : Benoît XVI catholicisme Concile Vatican II foi identité islam Jean-Paul II Paul VI populisme religion

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