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Archives par mot-clé: religion

La Confession « fantasiste » de Terry Pratchett

Posté le 8 mars 2023 Par JF Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession fantasiste[1], comme dans les précédentes entrevues fictives [2], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[3]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Terry Pratchett, né à Beaconsfield (Buckinghamshire) en 1948, connu comme écrivain, romancier, satiriste, humoriste, fantasiste, science-fictionniste et philosophe. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Terry Pratchett – environ cinquante volumes pour le cycle du Disque-Monde et celui de La Longue Terre –, à sa biographie[4] et à sa conférence « Shaking Hands with Death »[5] ainsi qu’à d’autres sources.

Bonjour, Monsieur Terry Pratchett. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [6] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Terence David John Pratchett, né le 28 avril 1948 en Angleterre à Beaconsfield dans le Buckinghamshire, et mort le 12 mars 2015 à Broad Chalke dans le Wiltshire.

Hello, Monsieur l’Inquisiteur. C’est bien moi, appelez-moi Sir Pratchett, Sir Terry ou Terry, tout simplement.

Nous ferons donc ainsi, dit l’Inquisiteur. Sir Pratchett, ça me convient, ça m’a l’air comme qui dirait très élégant.

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, et c’est civil ; personnellement, je ne m’attendais pas à ce qu’on m’accorde un jour le titre de Sir. Il paraît que la défunte Reine, par ailleurs cheffe de l’Église anglicane, avait insisté pour m’adouber chevalier et me parer de ce titre. Sans doute appréciait-elle mes livres.

Sir Pratchett, dit l’Inquisiteur, ma mission consiste essentiellement à examiner votre rapport à la religion, à la foi et à Dieu.

Monsieur l’Inquisiteur, mon rapport avec votre Dieu est simple. En ce qui me concerne, il est absolument certain et démontré que je suis l’auteur du Disque-Monde. Par contre, on dit de votre Dieu qu’il a créé le Monde – celui que les mages de l’Université de l’Invisible appellent le Globe-Monde –, mais c’est très fortement contestable et d’ailleurs, très fortement contesté, quand ce n’est pas carrément nié. Ainsi par exemple, selon moi, ce sont les mages de l’Université de l’Invisible (U.I.)[7] qui ont créé le Globe-Monde ; en fait, c’est Sort, l’ordinateur de l’U.I., qui a lancé le programme Globe-Monde[8]. Mais n’entrons pas dans les détails, on n’en sortira pas.

Mais enfin, Sir Pratchett, Dieu n’est pas un détail.

Monsieur l’Inquisiteur, il ne faut pas vous désespérer comme ça ; peut-être que finalement, on y arrivera. Donc, moi, je suis un auteur de fantasie, et des dieux, des religions, des fois, des croyances, j’en invente tout le temps. Ainsi, mon rapport à Dieu, la religion, la foi, la croyance et tout ça est celui de créateur à créatures, car en l’occurrence, le créateur, c’est moi. Et comme tous les créateurs, je dépends de mes personnages et de leur façon de considérer les choses ; s’ils voient un Dieu ou se disputent avec lui, je dois accepter pour le récit de créer ces dieux et de les faire vivre eux aussi. Ce sont les effets du narrativium[9] ; c’est le principe même de la création de dieux par les humains. Tenez, prenez Mau, le personnage de mon roman Nation[10], quand il se retrouve tout seul après la disparition de tout son peuple dans un tsunami, pris d’un accès de colère, il dénonce les dieux coupables de cette disparition. Qui plus est, il leur reproche de ne pas exister (ils n’ont rien pu faire). En même temps, il a besoin que ces dieux existent pour qu’il puisse les engueuler, les vilipender, les maudire. Ou bien, toujours Mau, dans le chapitre opportunément intitulé La Pêche aux Dieux, il découvre les dieux : « Voilà ce que sont les dieux ! Une réponse passe-partout ! Parce qu’on doit trouver à manger, mettre des enfants au monde, vivre sa vie et qu’on n’a pas le temps pour de grandes questions compliquées et inquiétantes. » Dans Le Dernier Continent[11], on rencontre un Dieu, unique dans son monde – il sévit sur une petite île quelque part dans le temps –, mais il s’agit d’un vrai Dieu patriarche, en longue robe, avec une grande barbe et des cheveux blancs. C’est le Dieu de l’Évolution (« Pardon ? Est-ce que j’ai bien compris ? Vous êtes un Dieu de l’évolution ? Fit Cogite. – Euh, c’est mal ? S’inquiéta le Dieu. »[12]) qui a créé une sorte d’évolution du modèle classique, mais ultra-rapide ; un Dieu omniprésent, omnipotent dans les limites de son île. C’est un Dieu athée, il ne croit même pas en lui-même.

Oui, je vois, dit l’Inquisiteur, qu’avez-vous à raconter d’autre ? Pouvez-vous détailler un peu, nommer vos dieux ?

Là, Monsieur l’Inquisiteur, vous demandez beaucoup. Il y a trois mille dieux importants connus dans le Disque-Monde et des théologiens chercheurs en découvrent d’autres toutes les semaines. Je vais donner quelques noms à titre d’échantillons : Alohura, déesse de la foudre ; Aniger, déesse des animaux écrasés ; Astoria, déesse de l’amour ; Bilieux, dieu des gueules de bois ; Biturun, dieu du vin ; Cubal, dieu du feu ; Flatulus, dieu des vents ; Hypermétrope, déesse des chaussures ; Io l’aveugle, chef des Dieux ; Jimi, dieu des mendiants ; Kouah, déesse du ciel ; Nuggan, dieu des trombones et des articles de bureau ; Offler, le dieu crocodile ; Patina, déesse de la sagesse ; Pétulia, déesse de l’affection négociable ; Urika, déesse des saunas ; Vometia, déesse du vomi ; Zéphir, dieu des brises légères. Notez que c’est à peu près pareil dans notre monde ; je ne sais pas si on en a établi une liste complète, mais vous pouvez toujours lire celle des dieux de la mythologie grecque – il y en a des pages[13] et il ne s’agit que de divinités de la Grèce d’antan –. Je vous laisse réfléchir au reste du monde et du temps. Dans le Globe-Monde, comme sur le Disque-Monde, il doit y en avoir des milliers au moins.

Enfin, Sir Pratchett, dites-moi un peu d’où ils sortent tous ces dieux de votre Disque-Monde ?

Eh bien, Monsieur l’Inquisiteur, comme tous les dieux de tous les mondes et de tous les temps, ce sont des créatures imaginaires sorties d’un cerveau humain ; en l’occurrence, le mien. Dans le Disque-Monde, comme d’ailleurs dans celui-ci, ils vont, ils viennent, ils apparaissent, ils disparaissent, ils pullulent, ils tombent en désuétude. Donc, le Disque-Monde a des dieux comme d’autres ont des bactéries. La plupart ne font jamais l’objet d’un culte, ce sont des petits dieux, car ce qui leur manque, c’est la foi. Une poignée connaissent un destin un peu plus glorieux. N’importe quoi peut favoriser un tel destin. Un berger à la recherche d’un agneau… L’ennui avec les dieux, c’est que si assez de fidèles (en vérité, un seul suffit) se mettent à croire en eux, ils se mettent à exister. On s’imagine que le processus est toujours le même : d’abord, l’objet, puis la croyance. En réalité, ça se passe dans l’autre sens. Les dieux sont manifestement créés par ceux-là même qui croient en eux. Les dieux et les hommes sont inséparables parce que les dieux ont besoin qu’on croie en eux et que les hommes veulent des dieux.

Ce n’est pas très clair tout ça, Sir Pratchett. Si je comprends bien, Dieu serait une création humaine.

C’est exactement ça, Monsieur l’Inquisiteur ; un dieu ne peut exister que si au moins un humain l’invente, l’imagine, le crée et lui donne l’existence. Dès lors, il est facile de comprendre la nature d’un dieu : c’est un fantasme.

Au fait, Sir Pratchett, d’après ce que je comprends, vous seriez le créateur du Disque-Monde.

Oui, c’est ce que j’ai dit, Monsieur l’Inquisiteur, mais il serait plus correct de dire que j’ai écrit pendant des décennies Les Annales du Disque-Monde. Ma véritable intention était de raconter des histoires sur le mode de la fantasie, dont j’étais fan depuis la fin de mon enfance. Pour raconter ces histoires, il a bien fallu que j’aie un monde où les situer, un monde où, conformément aux habitus de la fantasie, telle que l’avait quasiment canonisée J.R. Tolkien avec son Seigneur des Anneaux, il y fallait des trolls, des nains, des elfes, des vampires, des loups-garous, des gobelins, des gnomes, des golems, des morts-vivants, des zombies, etc. J’ai commencé à raconter l’histoire de ce monde et puis, tout s’est développé sous mes yeux au fur et à mesure et j’ai découvert un peu avant mes lecteurs que ce monde était plat, rond, qu’il avait ses peuples, qu’il avait ses continents, qu’il avait ses propres lois, ses exigences et bien entendu, ses dieux et ses religions. C’est ainsi que se créent les mondes imaginaires. Mon avis est qu’à partir du moment où il s’est mis à exister, le Disque-Monde a continué à le faire. Moi, je tenais la plume, au début ; ensuite, je me suis tenu au clavier. À la fin, à cause de la progression d’Alzheimer, pendant des années, disons de 2008 à 2015 et jusqu’au bout, j’ai dicté à mon ordinateur grâce à la reconnaissance vocale.

J’aimerais savoir, Sir Pratchett, ce qu’est la « fantasie », pouvez-vous donner un exemple ?

Vous voulez un exemple de fantasie ? Eh bien voilà : Il y a une espèce qui vit sur une planète à quelques kilomètres au-dessus d’une roche en fusion et à quelques kilomètres en dessous d’un vide prêt à lui aspirer l’air des poumons. Elle vit dans une brève période géologique entre des âges glaciaires. Pour ce qu’elle en sait, nulle part ailleurs dans l’univers elle ne resterait en vie plus de dix secondes. Du reste, toute la littérature fait appel à l’imagination, toute la littérature est de la « fantasie » ; il ne saurait en être autrement, c’est même ce qui la constitue. Bien évidemment, l’Odyssée, l’Iliade sont de la « fantasie » et peut-être comprendrez-vous mieux quand je vous dis que la Bible et le Coran et les Upanishad ou la Légende dorée sont de la « fantasie ». Encore un exemple ? Tout Shakespeare en est. En fait, la « fantasie » est à l’origine même de ce fourre-tout qu’est la littérature. Maintenant, considérée plus étroitement, ramenée aux normes éditoriales contemporaines, la fantasie est un genre particulier et une fabuleuse niche commerciale qui se remplit de sorcières, de trolls, de licornes. À propos, je n’écris pas que de la fantasie – comme l’entendent les critiques spécialisés, j’écris aussi de la S.F., de la Science-Fiction, j’en ai même été fan. Jeune, j’ai même assisté à des conventions de la SF. Je rappelle ça, juste pour dire que, à la fin des années septante, je me souviens d’un concours de romans SF où Salman Rushdie était arrivé deuxième. Imaginez qu’il ait gagné – des ayatollahs sur Mars ! – il n’aurait pas eu autant d’ennuis à cause des Versets sataniques, parce qu’il se serait agi de SF et ça n’aurait pas eu d’importance. Notez que ce serait aussi pertinent s’il s’était agi de fantasie. Je vous l’accorde. C’est pareil pour la Bible, le Coran et toutes ces sortes de choses, on aurait – je veux dire l’humanité – évité beaucoup de massacres et d’absurdités, si on avait signalé qu’il s’agissait d’inventions, de récits imaginaires ; pour tout dire, d’élucubrations. À propos, vous fumez quoi, Monsieur l’Inquisiteur ?

Sir Pratchett, dit l’Inquisiteur, revenons au commencement, n’avez-vous pas été informé de religion par vos parents ?

Ah, mes parents ! Ils m’ont élevé avec bienveillance, mais sans aucune éducation religieuse. Pour autant qu’il m’en souvienne, jamais mes parents, à l’âge adulte, ne sont entrés dans une église pour des raisons religieuses. Tout se passait très bien avec eux. Mon enfance fut – aussi loin que je remonte – une période que je ne saurais qualifier autrement que d’« idyllique », une sorte d’été qui n’en finissait pas. C’étaient des gens charmants et ils avaient su acclimater notre relative pauvreté pour en faire un mode de vie agréable. Ils s’étaient mariés jeunes et ont vécu ensemble jusqu’au bout. Mon père était mécanicien automobile et sa conception du monde s’en ressentait ; il m’initia aux techniques, au goût des travaux manuels, des bricolages et aux sciences. Ma mère était secrétaire et très imaginative, elle me guida vers les livres, mais aussi l’écriture, l’invention. Je pense que c’est à elle que je dois mon penchant pour la fantasie. Question religion : on vivait dans un monde anglican, quoique de façon distante. Mon père, qui avait fait la guerre au Pakistan, en avait ramené un Bouddha. C’est ce dernier qui régla nos relations avec l’Église. Un jour, le vicaire de passage chez nous déclara le Bouddha, une « icône païenne ». Ma mère l’a foutu à la porte : le vicaire, pas le Bouddha. Ma mère était d’ascendance catholique, mais elle avait rompu avec cette option quand on lui a reproché son mariage anglican. La seule trace de son passé papiste était un crucifix. Elle a bien ri quand à six ans, je déclarai que ce Christ pendu à la croix était une sorte de trapéziste.

Mais Sir Pratchett, n’avez-vous jamais été interpelé par Dieu ?

À vrai dire, non. Et ça n’a rien d’étonnant, n’est-ce pas ? Et même, ça ne m’a jamais inquiété et je vais vous dire pourquoi. C’est la solution au paradoxe du silence de Dieu, qui a agité pas mal de théologiens au cours des temps. Si Dieu existe, pourquoi ne parle-t-il pas ? Je me suis dit : si on considère que Dieu est omniprésent, omnipotent et de surcroît, omniscient, il ne devrait avoir aucune difficulté à m’interpeler, à me parler, à rendre sa présence évidente, indéniable et clore le bec à tous les mécréants. Il pourrait raisonnablement attester de son existence en se faisant entendre de tous, partout et toujours, il pourrait écrire son nom sur les sables des déserts ou aussi grand que l’horizon dans le ciel. La question, telle qu’elle est posée par ceux qui y croient, est évidemment de savoir pourquoi il ne le fait pas. Et si en plus, on considère toutes les maladies, les catastrophes, les famines, les guerres, il y a de quoi douter de son état mental ou de sa moralité et il vaudrait mieux pour lui qu’on n’imagine même pas qu’il puisse exister. En fait, poser la question de l’existence de Dieu, c’est inutile et sans doute, dangereux.

Et pourquoi donc, Sir Pratchett, serait-il inutile de répondre à cette question essentielle ?

La réponse est toute simple, Monsieur l’Inquisiteur, c’est parce qu’il n’existe pas. C’est aussi la seule réponse que les croyants ne veulent pas envisager. Voyez-vous, un athée n’est pas quelqu’un qui croit que Dieu n’existe pas, c’est quelqu’un qui ne croit pas que Dieu existe. Et ça change tout : l’athéisme, c’est carrément de l’incrédulité. Je suis un incrédule. Pour moi, la question de Dieu n’a pas de sens et il n’y a pas de sens d’en débattre également. Finalement, je suis une espèce d’athée – parce que, ma foi, on ne sait jamais…[14] Comprenez ce « on ne sait jamais » au sens d’une affirmation axiomatique ; on ne sait jamais, car on ne peut jamais savoir quoi que ce soit à propos de ce qui n’existe pas. Voyez-vous, par exemple, on peut imaginer qu’un adepte des OVNI soutienne que ne pas croire aux OVNI constitue une croyance différente, à savoir : croire que les OVNI n’existent pas. Toutefois, quand les prétendues preuves s’avèrent des erreurs d’interprétation ou des falsifications, l’opinion contraire ne relève pas de la croyance. On est au niveau zéro de la croyance et une croyance zéro en les OVNI ou aux dieux ne revient pas à croire à leur inexistence. La croyance zéro désigne une absence de croyance, une incrédulité. Je vous accorde cependant que si vous êtes crédule, vous pouvez croire ce que vous voulez et je ne peux vous en empêcher, mais je vous en prie : n’essayez pas d’insuffler la crédulité aux autres et particulièrement, aux enfants. C’est immoral et c’est dangereux – pour les enfants et pour tous – puisque petits enfants deviendront grands.

Oui mais, Sir Pratchett, les religions croient que l’athéisme est une croyance d’un genre différent, une croyance en négatif et forcément, une erreur.

Monsieur l’Inquisiteur, la mauvaise foi nourrit la foi. La plupart des religieux s’efforcent de rejeter l’athéisme de cette façon en le présentant comme une croyance qu’ils (et d’autres) veulent confondre avec l’agnosticisme, lequel prône la neutralité, une sorte d’armistice, où Dieu aurait cinquante pour cent des chances d’exister de son côté ; autant dire que de leur point de vue, avec une chiquenaude, Dieu sortirait gagnant de la confrontation. Eh bien non, 50/50, ça n’est pas ni l’un, ni l’autre ; 50/50, ça ne peut rien prouver du tout et surtout pas son existence. C’est absurde. Quant aux religions, il y a de quoi désespérer. On nous en rebat les oreilles de mille façons et pendant ce temps, au Moyen-Orient, trois peuples qui vénèrent le même Dieu en sont toujours à se battre entre eux. Croire en Dieu ? C’est à se demander comment une espèce peut être aussi bête.

Soit, Sir Pratchett, mais la Création mérite d’être étudiée en tant que processus divin, ne pensez-vous pas ?

Oh, mais j’ai passé bien du temps à confronter le Disque-Monde et le Globe-Monde en tant qu’univers et à comprendre leur création comme processus. Je ne l’ai pas fait seul, j’ai été épaulé par les professeurs Ian Stewart[15] et Jack Cohen[16]. Ce sont les quatre volumes de la Science du Disque-Monde[17], qui met la science des mages de l’Université de l’Invisible d’Ankh-Morpork en miroir avec celle du Globe-Monde jusque et y compris dans les derniers développements de ce siècle, disons jusque 2012. Je vous invite à les lire et à vous faire ensuite une philosophie. Le dernier volume porte d’ailleurs un sous-titre qui certainement vous semblera familier : « Le Jugement dernier ». [18]

Sir Pratchett, quand même, les athées sont minoritaires dans le monde actuel et les croyants sont majoritaires. Qu’en pensez-vous ?

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, il y a dans le monde actuel bien plus de croyants en un ou plusieurs dieux ou en n’importe quoi que d’athées. Les croyants sont majoritaires certainement, mais ça revient à mêler des pommes, des poires, des ananas ou n’importe quoi qu’il vous plaira d’imaginer et prétendre que ce sont les mêmes choses. En réalité, ce sont des choses différentes et qu’on ne saurait confondre. Ainsi, si les religions sont toutes des croyances, elles sont chacune minoritaires et n’ont de commun finalement que la foi, sans autre attribut. La foi, c’est le seul lien entre elles, car il n’y en a pas d’autres possibles. Vous admettrez que la foi est le fondement de la croyance au sens religieux. Ceci dit, les croyances des religions sont toutes différentes et exclusives les unes des autres, sinon il n’y aurait qu’une seule religion et pour autant qu’elle soit monothéiste, un seul Dieu. Reste la foi, mais la foi en quoi ? Laquelle ? Et en admettant que ce soit la foi en une religion, quelle religion ? Vous voyez, la foi devient une sorte de concept flou qui s’appuie sur du vent. C’est peut-être ça le souffle divin. D’ailleurs, croire ; il y en a bien qui croient au Père Noël.

Sir Pratchett, vous croyez au Père Noël ?

Ah, Monsieur l’Inquisiteur, j’ai écrit tout un roman autour du Père Porcher[19], qui dans le Disque-Monde, est quelque chose comme le Père Noël ; le Père Porcher-Noël, c’est le personnage central du solstice d’hiver ; il faut être chrétien fondamentaliste pour ne pas comprendre qu’il existe depuis très longtemps une tradition qui célèbre la renaissance du soleil[20]. Bon, cela dit, je ne suis fidèle d’aucune religion et je ne crois à aucun Père Noël métaphysique, et pourtant, malgré tout ça, j’aime Noël. Entre nous, il vaut mieux demander au Père Noël une paire de pantoufles que la paix sur la Terre. On a plus de chances d’obtenir satisfaction[21]. À ce sujet, par deux fois, alors que je parlais sans détours de sujets comme Alzheimer et la mort assistée, des chrétiens obligeants m’ont dit que je devrais voir dans mon épreuve un cadeau de Dieu. Eh bien, personnellement, j’aurais préféré une boîte de chocolats.

Vous pourriez développer un peu vos réponses, Sir Pratchett, il me semble que c’est un peu court tout ça.

Un peu court ? Vous me tentez, Monsieur l’Inquisiteur, croyez-moi, les Annales du Disque-Monde font comprendre bien des choses et vous y trouverez des réponses à foultitude de vos interrogations. J’ai mis quarante ans, environ cinquante volumes, en tout, plus ou moins vingt mille pages, sans compter le reste, à créer tout ça, qui est ma réponse presque complète à votre demande et si vous voulez, je peux recommencer du début : ça me plairait assez. Voici donc la première phrase de la Huitième Couleur, c’est le Prologue qui parle (comme dans Shakespeare, par exemple) : « Dans un ensemble lointain de dimensions récupérées à la casse, dans un plan astral nullement conçu pour planer, les tourbillons de brumes stellaires frémissent et s’écartent… »[22] Moi, je dois repartir, j’ai à faire ailleurs, mais je vous suggère de prendre le temps de lire tous mes romans.

Sir Pratchett, je vous promets de tout lire et même, deux fois.

Seulement ? Ce sera quand même un bon début, Monsieur l’Inquisiteur. Pour en finir, je vais vous parler de Mort, un personnage (oui, c’est un masculin) que j’avais introduit dans le Disque-Monde dès le premier volume. Il est devenu très populaire. Il s’en explique en disant qu’après tout, ce n’est pas lui qui tue les gens ; la plupart des hommes n’en ont pas peur, mais ils ont peur, du couteau, du naufrage, de la maladie, de la bombe, de tout ce qui précède (de quelques microsecondes, avec de la chance et de plusieurs années quand on n’en a pas) l’instant du trépas. Mort vient ensuite afin de rassurer les nouveaux arrivants qui entament ce nouveau voyage. À propos, mon père ne voulait pas mourir comme une espèce de mort-vivant. Il voulait me faire ses adieux, il voulait me faire une dernière blague et si les infirmières avaient introduit la seringue nécessaire dans la canule, c’est moi qui l’aurais pressée en me disant que c’était mon devoir. Croyez-moi, mon père a eu une bonne mort dans les bras de Morphine.

Sir Pratchett, vous êtes un incurable athée. C’est ce que je dirai dans mon rapport en Haut-Lieu, mais vous avez droit au dernier mot.

Le dernier mot et ce mot était mon dernier message au Globe-Monde – juste un tweet après avoir passé la porte et commencé à marcher dans le désert noir vers la nuit infinie :

« The End »[23] (La Fin).


[1] Fantasiste : Comme il n’existe pas en français de qualificatif pour ce qui relève de la « fantasie » – à l’origine, mot français « fantasie » (en usage encore vers 1450), orthographié ensuite « fantaisie » et depuis le siècle dernier genre littéraire à part entière–, j’ai pris sur moi de créer le néologisme de l’adjectif : « fantasiste », pour désigner ce qui relève de la « fantasie ».

[2] Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev, Edgar Morin, Simone de Beauvoir,

[3] Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).

[4] Marc Burrows, The Magic of Terry Pratchett, WHITE OWL, Yorkshire-Philadelphia, 2020, 284 p.

[5] Terry Pratchett, Shaking Hands with Death, Corgi Books, London, 2015, 59 p. On trouve la version française dans Terry Pratchett, Lapsus Clavis sous le titre « Serrer la main de la mort », L’Atalante, Nantes, 2017, 332 p., p.p. 291-311.

[6] OVRAAR : voir note dans Carlo Levi.

[7] Université de l’Invisible (U.I.) : L’U.I. est le premier collège de magie du Disque-Monde ; elle a été créée, il y a deux millénaires (environ). Voir in Terry Pratchett & Stephen Briggs : Disque-Monde Le nouveau Vade-mecum, L’Atalante, Nantes, 2006, 411 p., p.p. 355-371.

[8] Terry Pratchett, Ian Steward & Jack Cohen, La Science du Disque-Monde, Tome I, L’Atalante, Nantes, 2007, 541p., p.63

[9] Narrativium : « Le narrativium est une substance bigrement puissante… L’homme pense par histoires. », in Terry Pratchett, Ian Steward & Jack Cohen, Tome I de La Science du Disque-Monde, op.cit., p.12

[10] Terry Pratchett, Nation, L’Atalante, Nantes, 2010, 441 p.

[11] Terry Pratchett, Le Dernier Continent, Les Annales du Disque-Monde, L’Atalante, Nantes, 2003, 397 p.

[12] Ibid., p.174

[13] PANTHÉON – liste des dieux, déesses, monstres, daemons et autres esprits de la mythologie grecque.

[14] Terry Pratchett, L’Instant divin, in Lapsus Clavis, op.cit. p.224

[15] Ian Stewart est mathématicien, professeur de mathématiques à l’Université de Warwick ; auteur d’un très grand nombre de publications et notamment, Dieu joue-t-il aux dés ?, Flammarion, Champs, Paris, 1998, 600 p. ; et plus récemment, Les dés jouent-ils aux dieux ?, Dunod, Paris, 2020, 352 p.

[16] Jack Cohen est un biologiste, spécialisé dans la biologie de la reproduction, Université de Warwick, auteur de nombreuses publications et notamment, avec Ian Stewart et Terry Pratchett.

[17] Les quatre volumes de La Science du Disque-Monde (Terry Pratchett, Ian Steward & Jack Cohen) ont été publiés en langue française chez L’Atalante, Nantes, respectivement – I : La Science du Disque-Monde (2007), 541 p. ; II : Le Globe (2009), 493 p. ; III : L’Horloge de Darwin (2014), 435 p. ; IV : Le Jugement dernier (2015), 432 p.

[18] Terry Pratchett, Ian Steward & Jack Cohen, Le Jugement Dernier, Tome IV de La Science du Disque-Monde, L’Atalante, Nantes, 2015, 432 p.

[19] Terry Pratchett, Le Père Porcher, Les Annales du Disque-Monde, L’Atalante, Nantes, 2002, 395 p.

[20] Marco Valdo M.I., Noël est à nous (Cantate de Noël – Chant du solstice d’hiver), 2012 et 2018.

[21] Terry Pratchett, Le Sens de mon Noël, Western Daily Press (Bristol) 24 décembre 1997, in Lapsus Clavis, op.cit. pp 209-211.

[22] Terry Pratchett, La Huitième Couleur, (Premier livre des) Annales du Disque-Monde, L’Atalante, Nantes, 1996, 287 p., p. 9.

[23] In Marc Burrows, The Magic of Terry Pratchett, WHITE OWL, Yorkshire-Philadelphia, 2020, 284 p., p. 259.

Tags : athée athéisme croyance dieu écrivain fantasie foi humanisme monde mort religion

Au-delà de l’Ubuntu

Posté le 24 décembre 2022 Par JF Publié dans Athéisme, Religion Laisser un commentaire

L’expérience et les défis de l’humanisme en Ouganda

Paolo Ferrarini

L’Afrique est sans doute le continent le moins « athée », mais il est traversé à son tour par les premières brises de la sécularisation et donc aussi par de dures réactions confessionnelles et la répression des autorités. Paolo Ferrarini s’est entretenu à ce sujet avec le directeur de l’UHASSO (Association humaniste ougandaise) Kato Mukasa, un militant des droits et de la laïcité, offrant un aperçu de la situation dans le numéro 4/22 de Nessun Dogma.

La laïcité, nous le savons bien, est un mot dont la définition peut être fuyante, car elle évolue en fonction de l’histoire, des contextes politiques, des diverses conceptions de l’État et de la société, ainsi que des menaces et défis particuliers auxquels elle est confrontée concrètement dans les différents pays. Il est donc fascinant d’étudier comment ce concept se manifeste dans des réalités très éloignées de la nôtre, en particulier lorsque le paysage culturel est complexe et en évolution. Dans des pays comme l’Ouganda, l’idée même d’État peut être problématique, en tant que modèle et produit d’un passé colonial qui n’a pas encore été digéré ; ce qui rend « ougandais » un méli-mélo de populations nilotiques, bantoues et centre-soudanaises enfermées dans des frontières tracées par des puissances étrangères, formant une république présidentielle qui incorpore une monarchie traditionnelle, celle de la tribu dominante des Bugandas, dont le nom déformé par les colonialistes est devenu le nom officiel du pays, n’est pas nécessairement clair.

En même temps que des modèles d’organisation politique, l’Ouganda a importé, dans les dernières décennies du XIXe siècle, les monothéismes, en commençant par l’Islam et en poursuivant avec les différentes variantes du christianisme. Aujourd’hui, la population se divise grosso modo entre catholiques (39 %), anglicans (32 %), musulmans (14 %) et pentecôtistes (11 %). Mais naturellement continuent d’exister et de coexister des centaines de croyances ancestrales et de cultes de dieux associés aux différentes tribus, générant des syncrétismes parfois hilarants, parfois extrêmement dangereux.

La guerre civile la plus brutale et la plus sanglante, pas encore formellement terminée, a été déclenchée dans le nord du pays par Joseph Kony, chef d’une Église chrétienne fondamentaliste dotée d’une branche armée appelée LRA[1], l’Armée de résistance du Seigneur. Une milice connue pour enlever des garçons et des filles afin de les envoyer au massacre et/ou au viol au nom d’une utopie chrétienne à la sauce animiste, un royaume magique où ces enfants soldats étaient contraints à des actes de violence choquante, comme tuer leurs parents, et étaient envoyés pour mener des attentats terroristes, armés d’eau bénite pour s’immuniser contre les balles ennemies. Une tactique abandonnée par la suite pour des raisons techniques.

Des rituels traditionnels comme la divination coexistaient tranquillement avec la foi islamique du dictateur Idi Amin, un psychopathe égocentrique qui, entre 1971 et 1979, a instauré un règne de terreur, trucidant et se vantant de consommer la chair de ses opposants. Dans ses délires paranoïaques, il se tourne vers les gourous locaux pour obtenir des conseils sur quels ennemis cibler et, en 72, il déclare avoir reçu en rêve des instructions directement de Dieu d’expulser tous les Asiatiques du pays.

À quel point les croyances surnaturelles font partie intégrante de la psyché nationale se reflète également dans la devise de l’Ouganda qui, au mépris de la laïcité formellement inscrite dans la constitution de 1995, dit : « Pour Dieu et mon pays ». Comme on pouvait s’y attendre, les attaques contre la laïcité sont omniprésentes ; dans de nombreuses écoles, la prière est obligatoire et, pour s’inscrire, il peut être nécessaire d’indiquer son appartenance religieuse, sous peine d’être disqualifié ; pour obtenir certains emplois, la recommandation du prêtre de la paroisse est explicitement requise ; le parlement adopte souvent des lois qui s’en remettent au sentiment religieux plutôt que de se fonder sur une argumentation rationnelle ; les partis politiques sont divisés en fonction de leur appartenance religieuse ; les associations confessionnelles reçoivent de plus en plus de fonds publics parce que, pour reprendre les termes crus du président Museveni[2] : « Les religions aident l’État à garder sous contrôle les esprits des citoyens, alors que nous ne pouvons que tenir leur corps sous contrôle ».

Pourtant, nous traitons de l’Ouganda parce que, du point de vue de l’action laïque, c’est un pays à tenir à l’œil, devenu ces dernières décennies l’épicentre d’un activisme effervescent, avec la présence sur le terrain d’associations féministes, LGBT+ et humanistes résilientes. En 2004, Kampala a même accueilli la première conférence IHEU[3] en Afrique, intitulée « Vision humaniste pour l’Afrique ». Lors de la dernière assemblée générale de Humanists international à Glasgow, nous avons rencontré Kato Mukasa, directeur de Uhasso[4] (association humaniste ougandaise) à laquelle appartiennent pas moins de 30 organisations et 15 écoles humanistes. Kato Mukasa est un avocat qui a consacré sa carrière aux droits des personnes marginalisées pendant 20 ans, et a été membre du conseil d’administration de Humanists international lui-même. En 2007, il a fondé l’association humaniste pour le leadership, l’équité et la responsabilité (Halea), une association engagée dans la promotion de la pensée critique et des droits de l’homme, avec des débats mensuels où croyants et non-croyants peuvent se confronter.

Malheureusement, commence Kato, ces dernières semaines, je me suis vu obligé de demander l’asile politique, car après la publication de mon dernier livre, Stolen legitimacy (Légitimité volée), je suis dans les ennuis avec le gouvernement ougandais. Par le passé, j’ai déjà été victime d’attaques anonymes pour mon activisme. Par exemple, en 2014, ils ont brûlé ma voiture. Mais cette fois-ci, ils me poursuivent pour avoir critiqué la dictature militaire de Museveni et les effets dévastateurs qu’elle a sur les institutions et l’économie du pays après 36 années ininterrompues de mauvaise gouvernance. Je risque d’être arrêté. Entre-temps, cette période d’exil m’a donné l’occasion de publier un autre livre, Song of an infidel (Chant d’un infidèle), que j’avais écrit il y a longtemps, en 2008. À l’époque, j’avais trop peur des conséquences que j’aurais à subir pour un livre sur l’expérience d’être athée et libre penseur en Ouganda. C’est mon septième livre. Je considère ce travail de publication comme essentiel, car il y a besoin de voix critiques et dissidentes qui n’ont pas peur d’informer, de s’attaquer aux tabous et d’exposer comment et pourquoi des millions de personnes en Afrique sont soumises à la religion, au point de consacrer plus de temps et d’énergie au culte qu’au travail. 

(Interview de Kato Mukasa)

Sur quels aspects se concentre l’engagement des associations humanistes en Ouganda ? 

Les problèmes du pays sont nombreux. Une victoire importante que nous avons remportée en 2006 a été la mise au ban des châtiments corporels dans les écoles, et à nouveau, en 2010, celle des mutilations génitales féminines. Mais il reste énormément de travail à faire pour protéger les droits des femmes. En premier lieu, les femmes n’ont pas droit à la propriété terrienne. En second lieu, le patriarcat est la cause de situations dégradantes, comme la polygamie ou le fait de devoir accepter le harcèlement sexuel pour obtenir un emploi ; et puis il y a une forte stigmatisation de la prostitution. Il est également illégal pour une femme de tomber enceinte en dehors du mariage, ce qui a des conséquences tragiques sur la marginalisation de ces membres de la société. Nous sommes aussi au côté des femmes accusées de sorcellerie et des individus atteints d’albinisme, victimes d’un dangereux héritage de superstition. Ce sont toutes des lois que nous défions au travers de nos campagnes et au Parlement.

Il y a des années, l’Ouganda a eu les honneurs des nouvelles pour un scandale qui a touché la communauté LGBT+. Un tabloïd ougandais, Rolling Stone, avait publié les noms et les photos de 100 personnes accusées d’être homosexuelles, appelant explicitement à leur exécution sommaire. Parmi eux se trouvaient des activistes notoires tels que David Kato et Kasha Navagasera. Bien que les associations aient gagné un procès contre le magazine, David Kato a été traqué et tué. Comment lutter contre l’homophobie dans des circonstances aussi violentes ? 

L’homosexualité est un thème auquel je suis particulièrement sensible, car j’ai un frère jumeau gay qui a dû quitter le pays en 2018. Dans ces années-là, 2012-2013, sous la pression des groupes religieux, les pentecôtistes en particulier, une terrible loi homophobe, la loi anti-homosexualité, a été discutée et adoptée. En pratique, si un enseignant prenait connaissance qu’un étudiant était homosexuel, il devait le signaler et le faire arrêter. La même chose aurait dû être faite par les médecins ou les avocats ayant des patients et des clients homosexuels. Même les parents auraient dû dénoncer leurs enfants homosexuels. Et la loi prévoyait la peine de mort pour ces individus. Nous avons fait campagne et sommes allés au tribunal pour contester la loi. À la fin, heureusement, la loi a été déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême, mais sur un détail technique, et non sur le fond. La haine envers la communauté LGBT+ était féroce à cette époque. Pour avoir simplement poursuivi cette affaire, j’ai moi-même été accusé d’immoralité et j’ai perdu plusieurs clients et contrats. Le fait est que circulent en Afrique tant et plus de théories absurdes de la conspiration sur l’homosexualité.

Des théories selon lesquelles on apprendrait aux garçons à être gays, ou on les paierait pour leur comportement sexuel… La vulgate panafricaine prévalente soutient donc que l’homosexualité est une coutume importée par les Blancs. L’ironie et la contradiction évidente de cet argument est que la loi anti-sodomie de notre code pénal est d’origine coloniale, étant basée sur la section 377 du code pénal britannique de l’époque, qui stipule : « Quiconque a délibérément des rapports charnels contre l’ordre naturel avec un homme, une femme ou un animal sera puni d’une peine d’emprisonnement à vie ou une période pouvant aller jusqu’à 10 ans ».

Alors comment est-il possible que ceux (les colonisateurs) qui nous ont imposé une loi homophobe nous aient en même temps imposé l’homosexualité ? La réalité ne pourrait pas être plus différente. Comme je le documente dans une série de vidéos et un livre consacrés à démonter ces mythes, l’homosexualité est historiquement attestée en Ouganda et dans de nombreux autres pays africains avant l’arrivée du colonisateur. Par exemple, le roi Mwanga était notoirement homosexuel et avait des rapports avec les domestiques de sa cour. Harcelé par des missionnaires chrétiens auxquels il opposait une ferme résistance, en 1885, il va jusqu’à brûler vifs une vingtaine de jeunes néo-convertis qui ont refusé de se soumettre à ses désirs, après avoir « appris » des missionnaires qu’avoir des relations sexuelles avec le roi était un acte immoral. Mais on peut aussi citer les soldats zoulous d’Afrique du Sud, qui affirmaient leur masculinité en remplaçant les femmes par de jeunes garçons : le commandant Nongoloza Mathebula ordonnait même à ses soldats de s’abstenir totalement de femmes et de n’emmener que leurs garçons-femmes en mission. Ou encore, au Ghana, il existait des formes de cohabitation entre femmes uniquement. Tout cela n’a pas été importé de l’Occident. Bien sûr, les homosexuels étaient souvent considérés comme des éléments « inutiles » dans la société, mais ils n’étaient pas punis pour cela, et encore moins mis à mort. 

Vous soulignez toujours beaucoup l’importance de l’éducation. Parlez-moi des écoles humanistes actives dans le pays.

Les premiers projets remontent au milieu des années 1990, avec les hautes écoles Isaac Newton, les écoles secondaires Mustard seed (Graine de Moutarde) et Fair view (Belle vue). Ces institutions sont principalement situées dans les zones rurales, car l’objectif est de permettre aux enfants, même les plus défavorisés, d’accéder à l’éducation. Cela signifie que ces écoles, par rapport aux instituts religieux privés, fonctionnent à perte, et ont constamment besoin de financements de la part des associations humanistes internationales. En plus des matières à orientation professionnelle, nous enseignons des valeurs telles que l’esprit critique, les droits de l’homme, la sensibilisation à l’environnement, l’éthique, l’humilité et une perspective globale. Nous enseignons les religions comparées et affichons des messages humanistes sur nos campus. Nous formons également des célébrants humanistes.

Je suis cofondateur du collège de formation professionnelle Pearl, où nous accueillons des personnes vulnérables et marginalisées, comme des orphelins séropositifs, des enfants indigents, des femmes veuves ou abandonnées, des filles mères criminalisées pour avoir été enceintes hors mariage, et d’autres catégories de personnes persécutées pour leur « immoralité », comme les membres de la communauté LGBT+. Nous donnons à toutes ces personnes la possibilité de recevoir une éducation laïque. Notre philosophie est de leur apprendre à poser des questions essentielles dans le respect de la méthode scientifique. Nous ne sommes pas en guerre contre Allah, Dieu ou les dieux, donc nous ne poussons pas les étudiants à répudier leurs croyances : nous les aidons simplement à comprendre le fonctionnement des religions, en encourageant la pensée libre et critique, sans imposer de dogmes. Nous pensons qu’en stimulant les élèves à réfléchir, les compétences pratiques qu’ils acquièrent en classe et en dehors de la classe leur permettront de mieux vivre et d’apporter une contribution positive à la communauté.

La philosophie humaniste peut-elle être considérée comme un autre produit d’importation occidentale ? 

Il existe une version africaine de l’humanisme. Elle s’appelle Ubuntu, un terme qui signifie simplement « humain ».Certains le traduisent littéralement par « Je suis parce que nous sommes », exprimant ainsi l’idée d’un lien universel, partagé par toute l’humanité. La différence avec le concept moderne d’humanisme est qu’Ubuntu reste l’expression d’une spiritualité de type religieux. Bien sûr, en tant que militant humaniste, je suis souvent accusé d’être anti-africain ou anti-noir. Mais à ces personnes, je réponds que je suis seulement anti-stupidité. Et je n’ai aucun scrupule à utiliser le mot « arriéré ». Je pense que lorsque nous nous haïssons et nous tuons les uns les autres au nom de dieux inexistants, nous sommes arriérés.

Et cela doit être dit. Quand on veut avoir dix femmes, on est arriéré. Quand on veut empêcher les femmes d’avoir des biens, on est arriéré. Lorsque vous exigez la peine de mort pour ceux qui aiment différemment de vous, vous êtes arriéré. L’Ouganda est un pays très riche en ressources. Pourquoi alors sommes-nous si pauvres ? Parce que nous n’utilisons pas la raison. Nous laissons des dieux imaginaires raisonner pour nous. Nous mettons ces dieux avant toutes choses. Mais si j’avais fait cela aussi, si j’avais emmené mon fils à l’église pour recevoir un peu d’eau bénite lorsqu’il a commencé à souffrir de diabète, à l’heure actuelle, il serait mort et enterré. Parce que telles sont les conséquences réelles de la religion en Afrique. La religion nous tue. Elle nous brise. Et elle nous divise.

Traduction de l’italien, par Yves Ramaekers, de l’article « Oltre l’Ubuntu. L’esperienza e le sfide dell’umanismo in Uganda », Bulletin de l’UAAR(Union des Athées et Agnostiques Rationalistes, Italie), blog A ragion veduta, 1er sept. 2022 

[1] L’Armée de résistance du Seigneur (LRA) a terrorisé pendant 30 ans de larges zones d’Afrique centrale avec des enlèvements d’enfants et mutilations de civils à grande échelle. Selon l’ONU, la LRA massacré plus de 100 000 personnes et enlevé plus de 60.000 enfants depuis sa création vers 1987. En Ouganda, l’activité de la LRA a décliné depuis l’opération « Lightning Thunder », qui avait permis d’expulser la LRA des territoires ougandais. Autrefois, près de 4 000, les rebelles de la LRA ne sont sans doute plus que quelques centaines, dispersés en République démocratique du Congo, en République centrafricaine, au Soudan du Sud et au Soudan.

[2] Yoweri Museveni, né le 15 août 1944 à Ntungamo, est un homme d’État ougandais, président de la République depuis 1986.

[3] International Humanist and Ethical Union, IHEU, siège à Londres, est une organisation non gouvernementale internationale regroupant des associations humanistes, athées, rationalistes, laïques, sceptiques, et relatives à la libre-pensée.

[4] Voir le site de Uganda Humanist Association. 

Tags : Afrique athée croyance éducation homosexualité humanisme immoralité laïcité Ouganda religion sexualité Ubuntu

La Confession optimiste de Jean-Paul Sartre

Posté le 20 novembre 2022 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Dans cette « Confession optimiste », comme dans les précédentes entrevues fictives[1]Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de … Continue reading, un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).. On trouve, face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Jean-Paul Sartre, né à Paris en 1905, connu comme essayiste, écrivain, romancier, dramaturge et philosophe. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Jean-Paul Sartre – essentiellement, à ses Entretiens avec Simone de Beauvoir[3]Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre – Août-septembre 1974, Gallimard, Paris 1981, Folio,1995, 625 p., à son essai autobiographique Les Mots[4]Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, 1964, Folio, 1996, 212 p. et à sa conférence « L’existentialisme est un humanisme »[5]Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, 1996, Folio, 2002, 111p. Il s’agit du texte sténographié, à peine retouché par Sartre, d’une conférence qu’il a donnée … Continue reading ainsi qu’à d’autres sources.[6]On se reportera avec intérêt au texte nettement plus académique de Vincent de Coorebyter, « L’athéisme de Sartre », in Athéisme et Philosophie, sous la direction de Jacques Teghem, … Continue reading

Bonjour, Monsieur Sartre. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[7]OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Jean-Paul Charles Aymard Sartre, né le 21 juin 1905 à Paris et mort le 15 avril 1980 à Paris.

Bonjour à vous, Monsieur l’Inquisiteur. C’est bien moi : appelez-moi Sartre, tout simplement.

Nous ferons donc ainsi, dit l’Inquisiteur, c’est commode.

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, il y aura assez de choses difficiles à dire et je dirai ce que je dirai au moment où je le dirai.

Dans notre entretien, Sartre, je ne m’occupe que de votre rapport à la religion, à la foi et à Dieu. Le reste n’est pas de mon ressort.

Pour ce qui est de votre ressort, Monsieur l’Inquisiteur, l’affaire s’est résolue définitivement dans mon enfance. Quand Dieu et moi, nous avons fait monde à part, j’ai rejoint les rivages de l’athéisme.

Ah, dit l’Inquisiteur, vous avez, vous Sartre, commencé sous la bannière de la religion.

Des religions, Monsieur l’Inquisiteur. Je suis né dans une sorte de no man’s land aux confins de deux christianismes. Après la mort de Jean-Baptiste (Sartre, mon père), j’ai vécu avec ma mère chez mes grands-parents Schweitzer, entre le catholicisme des femmes et le protestantisme luthérien de Charles Schweitzer, lui-même fils de pasteur protestant.

En somme, Sartre, vous aviez une certaine connaissance de la religion ; vous sentiez la présence de Dieu.

D’une certaine manière, Monsieur l’Inquisiteur, je sentais la présence de Dieu, lequel s’incarnait dans mon grand-père, qui fut le Dieu d’Amour avec la barbe du Père et le Sacré-Cœur du Fils ; il me faisait l’imposition des mains, je sentais sur mon crâne la chaleur de sa paume. Il m’asseyait sur ses genoux et me regardait dans le fond des yeux et disait : « Je suis homme, je suis homme et rien d’humain ne m’est étranger. »

Oui, Sartre, c’est une belle déclaration, mais le Dieu de la religion, le Dieu du catéchisme ?

Vers l’âge de huit, neuf ans, je n’avais déjà avec ce Dieu invisible que des rapports de bon voisinage. Il était là, parfois il se manifestait. C’était un regard qui se posait sur moi. Tout ça était très vague, sans grand rapport avec le catéchisme. Et vers l’âge de douze ans, je me suis dit tout d’un coup : Dieu n’existe pas. J’y ai repensé le lendemain ou le surlendemain, et j’ai continué à déclarer que Dieu n’existait pas. Et jamais plus je ne me suis posé la question.

Et ensuite, Sartre, quel a été le résultat de cette révélation dans votre rapport à la religion ?

Pas considérable. De toute façon, je n’étais pas du tout lié à la religion catholique, je n’allais pas à l’église avant, je n’y allais pas après. Je ne me souviens pas de m’être jamais plaint ou étonné que Dieu n’existât pas. J’estimais que c’était une blague qu’on m’avait racontée, une blague dont les gens étaient persuadés et dont moi, j’avais compris que c’était faux.

Vous vous conceviez comme athée ?

Certainement pas, Monsieur l’Inquisiteur. J’ignorais les athées puisque ma famille était honnêtement, honorablement croyante.

À ce sujet, sur ce point si important de la croyance, Sartre, étiez-vous en conflit avec votre famille ?

Ma foi, non. Mes pensées personnelles étaient en opposition étroite avec les pensées de ma famille, mais je pensais pour moi seul et la vérité était ce qui m’apparaissait vrai. Je pensais qu’il fallait retrouver soi-même sa propre pensée. J’avais pourtant une religion : un même souffle modelait les ouvrages de Dieu et les grandes œuvres humaines ; un même arc-en-ciel brillait dans l’écume des cascades, miroitait entre les lignes de Flaubert, luisait dans les clairs-obscurs de Rembrandt : c’était l’Esprit. L’Esprit parlait à Dieu des hommes ; aux hommes, il témoignait de Dieu. J’avais trouvé ma religion : rien ne me parut plus important qu’un livre. La bibliothèque, j’y voyais un temple ; je vivais sur le toit du monde, j’y respirais l’air raréfié des Belles-Lettres, l’Univers s’étageait à mes pieds.

Souvent, Sartre, chez les enfants, la mort induit certains à la religion ou confirme leur croyance.

Je sais cela, Monsieur l’Inquisiteur. Enfant, j’ai vu la mort. À cinq ans : elle me guettait ; le soir, elle rôdait sur le balcon, collait son mufle au carreau, je la voyais, mais je n’osais rien dire. À cette époque, j’avais rendez-vous toutes les nuits avec elle dans mon lit. J’attendais tout tremblant, et elle m’apparaissait, squelette très conformiste, avec une faux. Puis, elle s’en allait et je pouvais dormir. Cependant, ni les enterrements, ni les tombes ne m’inquiétaient. À sept ans, la vraie Mort, la Camarde, je la rencontrais partout, mais je la refusais, de toutes mes forces. Dieu m’aurait tiré de peine. Je pressentais que la religion, c’était le remède.

Et de quelle religion s’agissait-il ? Et vous l’a-t-on refusée, Sartre ?

On ne me la refusa pas ; élevé dans la foi catholique, j’avais appris que le Tout-Puissant m’avait fait pour sa gloire ; c’était plus que je n’osais rêver. Naturellement, tout le monde croyait chez nous. L’incroyance déclarée gardait la violence et le débraillé de la passion. L’athée était un original, un furieux qu’on n’invitait pas à dîner, un fanatique encombré de tabous qui se refusait le droit de s’agenouiller dans les églises, d’y marier ses filles et d’y pleurer délicieusement, qui s’imposait de prouver la vérité de sa doctrine par la pureté de ses mœurs, qui s’ôtait le moyen de mourir consolé, un maniaque de Dieu qui voyait partout Son absence, un monsieur qui avait des convictions religieuses. Le croyant n’en avait pas : deux mille ans de certitudes chrétiennes avaient eu le temps de faire leurs preuves ; c’était le patrimoine commun. La bonne société croyait en Dieu. On m’avait baptisé pour préserver mon indépendance ; en me refusant le baptême, on eût craint de violenter mon âme. Catholique inscrit, j’étais libre, j’étais normal. « Plus tard, il fera ce qu’il voudra. » C’est ce que j’ai fait.

Ainsi, Sartre, vous étiez catholique.

Oui et j’aurais même pu le rester. Ce que je viens de vous raconter, c’est l’histoire de ma vocation manquée. J’avais besoin de Dieu, on me le donna. Faute de prendre racine, Il a végété, puis il est mort. Quand on m’en parle, je dis : « Il aurait pu y avoir quelque chose entre nous. »

Et alors, à partir de là, Sartre, quelle fut votre évolution, l’histoire de votre cheminement ?

Voilà mon commencement : à travers une conception périmée de la culture, la religion transparaissait. On m’enseignait l’Histoire sainte, l’Évangile, le catéchisme sans me donner les moyens de croire. Prélevé sur le catholicisme, le sacré se déposa dans les Belles-Lettres et l’homme de plume apparut, ersatz du chrétien que je ne pouvais être. Protestant et catholique, ma double appartenance me retenait de croire aux Saints, à la Vierge et finalement à Dieu. L’illusion tombait en miettes ; martyre, salut, immortalité, tout s’est délabré, l’édifice est tombé en ruines ; l’athéisme est une entreprise cruelle. Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ; n’importe qui et en même temps, lui-même.

Sartre, avez-vous eu peur de la mort ?

Monsieur l’Inquisiteur, la mort est tout simplement la fin de la vie. Il y a un bilan à faire avant la liquidation. C’est ce bilan qui m’intéresse. En bref : j’ai fait ce que je voulais, c’est-à-dire : j’ai écrit, ça a été l’essentiel de ma vie. Ce que je réclamais enfant, je l’ai réussi. Dans quelle mesure ? Je n’en sais rien, mais j’ai fait ce que je voulais, des œuvres qui ont été écoutées, qui ont été lues. Par conséquent, quand je suis mort, je ne suis pas mort comme beaucoup de gens, en disant : « Ah ! Si la vie était à refaire, je la referais autrement, je l’ai manquée, je l’ai ratée ! » Non. Je m’accepte totalement. Je suis mort satisfait. Et jamais la mort n’a pesé sur ma vie.

Sartre, avez-vous jamais pensé qu’il y avait un quelque chose au-delà ?

Oui, Monsieur l’Inquisiteur, mais il faut aussitôt préciser les choses. Tout futur qu’on imagine renvoie à la conscience, car l’imagination ne peut se développer que dans la conscience et dans une conscience consciente d’elle-même. La conscience est d’abord conscience de soi. On ne peut pas imaginer un moment où la conscience ne serait plus. On peut imaginer un univers où le corps ne sera plus, mais imaginer ce fait implique la conscience au présent et au futur ; la conscience ne peut se penser au futur sans se penser dans le présent pour se voir elle-même dans le futur. C’est une pensée qui se projette en porte-à-faux dans le néant ; c’est cette projection dans le vide qui anime l’au-delà. En fait, j’ai toujours pensé, comme athée, qu’il n’y avait rien du tout après la mort. On vit, on meurt, point final.

Sartre, tout d’un coup dans votre enfance, Dieu s’est effacé de votre vie, vous êtes devenu athée. Votre athéisme a-t-il évolué à partir de là ?

Je pense qu’il s’est fortifié, qu’il est passé à un athéisme plus matériel, à un athéisme matérialiste. Je suis parti d’un monde qui devait me mettre en liaison avec un paradis où je verrais Dieu à un monde qui était l’unique réalité, où Dieu est une absence, où seules sont les choses et les choses sont seules, et surtout, l’homme est seul. C’est une drôle de chose que l’homme, un être perdu dans le monde et en même temps, capable de le voir comme son objet, à la fois, en dedans et en dehors du monde.

Au fait, Sartre, vous êtes philosophe. Philosophe et athée ?

Philosophe et athée, Monsieur l’Inquisiteur, et donc, au moment des études, absolument assuré de la non-existence de Dieu, j’ai entrepris de me faire philosophe : mon idée était une philosophie pour un monde sans Dieu. Il me semblait qu’une grande philosophie athée, réellement athée, manquait dans la philosophie. Je voulais faire une philosophie de l’homme ancrée dans un monde matériel. C’est un travail de longue haleine de passer de l’intuition athée à un athéisme matérialiste, d’accéder à une nouvelle conception de l’être, qui se fonde dans les choses. Il s’agit d’assumer que la conscience en chacun justifie sa manière d’être et cette conscience est une chose, une réalité qui est là constamment tout entière. La conscience est la conscience du monde et ainsi, on se retrouve dans la réalité.

Pour vous, Sartre, l’athéisme est difficile à mettre en mots, à mettre en place dans la conscience ?

En tout cas, du fait de l’imprégnation religieuse de la conscience et de la société, il est difficile de réaliser d’une manière matérialiste le monde sans Dieu, de sentir le monde dans les objets, dans les choses, dans les gens. En fait, la conscience est en nous, l’objet est dépourvu de conscience. Les objets n’existent pas pour l’homme, pour la conscience. Ils existent sans conscience, d’abord. Une des conséquences est que le monde n’a pas été créé pour l’homme et les consciences n’inventent pas ce qu’elles voient : elles saisissent un objet réel en dehors d’elles, sous des profils divers.

L’athéisme est une des bases de votre vie, mais, Sartre, que pensez-vous des croyants ?

On n’est pas dans un monde athée, Monsieur l’Inquisiteur, il y a encore trop de gens qui croient. La croyance en Dieu, et la croyance tout court, ça me paraît une survivance. Je pense qu’il y a eu un temps où il était normal de croire en Dieu. À l’heure qu’il est, la croyance a quelque chose de périmé, de vieillot. À la base de la croyance, il y a une vision du monde qui est d’une époque passée, mais qui a des avantages : il est beaucoup plus agréable de penser que le monde est bien clos, avec une synthèse faite, non pas par nous mais dehors par un Être suprême. Cependant, pour établir Dieu, il faut tourner le dos à la science, conserver une notion que les sciences de la nature et de l’homme ont sans le dire, sans le vouloir expressément, largement contribué à expulser.

Et vous, Sartre, vous voulez un monde humain athée ?

Les athées introduisent de l’athéisme dans le monde humain et cela mène à un monde humain athée. Ce qu’en effet je souhaite, c’est le rapport direct de l’homme à l’homme, sans nul besoin de passer par l’infini. Les actes constituent la vie ; elle ne doit rien à Dieu, elle est elle-même telle qu’on la veut, et en partie telle qu’on la fait sans la vouloir, telle qu’elle nous fait. Oui, un monde humain athée, évidemment. Le faire advenir, comment ? Je pense que dans la mesure où nous, athées, travaillons tous plus ou moins à constituer un genre humain qui aura ses principes, ses volontés, son unité, sans Dieu, nous sommes tous, réellement dans tous les moments de notre vie, des athées, au moins des athées d’un athéisme qui se développe, qui se réalise de mieux en mieux.

Alors, Sartre, l’existentialisme est-il un athéisme ?

En tout cas, l’existentialisme que je revendique sous le nom d’existentialisme athée est un athéisme. Il déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être, c’est l’homme. Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde et qu’il se définit après. Par l’homme, il faut entendre, à la fois, l’humanité entière et l’homme singulier, enfin, vous, moi. Et l’homme au début n’est rien. Il – l’homme générique comme l’homme singulier – ne sera qu’ensuite, et tel qu’il se sera fait. Il n’y a pas de place pour Dieu dans ce processus contingent. Mais cet athéisme existentialiste est aussi et nécessairement, un humanisme. L’homme se réalise en face des autres. 

Sartre, pouvez-vous situer cet humanisme existentialiste dans son rapport à l’athéisme ? Que reste-t-il des valeurs ?

Si on supprime Dieu le Père, comme créateur des valeurs, il faut bien quelqu’un qui les invente en prenant les choses comme elles sont. Ce qui est central, c’est que la vie n’a pas de sens, a priori. Avant que l’homme, singulier, générique, etc. n’existe, elle n’a pas de sens ; c’est en donnant ce sens à la vie qu’on crée la valeur ; la valeur n’est pas autre chose que ce sens qu’on choisit. Il y a là la possibilité de créer une communauté humaine consciente, une communauté de valeurs, un ensemble de valeurs communes, une cohérence humaine. L’existentialisme ne prend pas l’homme comme fin, car il est toujours à faire, toujours en devenir.

Que reste-t-il, Sartre, après cet abandon de Dieu ? Le désespoir, la désespérance ? 

En ce qui concerne l’abandon de Dieu, que le croyant appelle désespoir – la dissolution de l’espoir, de l’espérance, et je dois vous avouer que l’athéisme est bien cela – un « dés-espoir » ; car il ne peut y avoir d’espoir, d’espérance dans un futur encore à faire. On ne saurait confondre le désespoir (désespérance) des croyants et le nôtre, car pour nous, l’athéisme est un optimisme, il est pensée et action dans le réel. L’athée est désespéré en ce qu’il ne participe plus de l’espoir, qu’il a jeté aux orties cet oripeau qu’est l’espérance. L’espoir, qui se situe dans un avenir forcément indéterminé, est un attrape-nigaud, un ectoplasme, un irréel. Le désespoir de l’athée est une libération du fait qu’il ne se fie plus à une volonté supérieure pour vivre et effectivement, mourir.

Eh bien, Sartre, vous me paraissez décidément un athée invétéré.

C’est ce que je pense aussi, Monsieur l’Inquisiteur. Je suis athée invétéré et content de l’être. Pour vous donner une idée de ma joie, je pense à cette chanson de Brassens qui donne une vision poétique de l’athéisme :

Il suffit de passer le pont,

C’est tout de suite l’aventure !

Laisse-moi tenir ton jupon,

Je t’emmène visiter la nature ![8]Georges Brassens, Il suffit de passer le pont, 1953 ; Les Chansons d’abord, édition établie par Pierre Saka, Livre de Poche, Libraire Générale Française, Paris, 1993, 287p., p.18.

Références[+]

Références
↑1 Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev, Edgar Morin, Simone de Beauvoir.
↑2 Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
↑3 Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre – Août-septembre 1974, Gallimard, Paris 1981, Folio,1995, 625 p.
↑4 Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, 1964, Folio, 1996, 212 p.
↑5 Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, 1996, Folio, 2002, 111p. Il s’agit du texte sténographié, à peine retouché par Sartre, d’une conférence qu’il a donnée à Paris le lundi 29 octobre 1945, publié l’année suivante chez Nagel.
↑6 On se reportera avec intérêt au texte nettement plus académique de Vincent de Coorebyter, « L’athéisme de Sartre », in Athéisme et Philosophie, sous la direction de Jacques Teghem, ABA Éditions, Collection Études athées, Bruxelles, 2017, 185 p., pp.131-154.
↑7 OVRAAR : voir note dans Carlo Levi.
↑8 Georges Brassens, Il suffit de passer le pont, 1953 ; Les Chansons d’abord, édition établie par Pierre Saka, Livre de Poche, Libraire Générale Française, Paris, 1993, 287p., p.18.
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L’athéisme, enfin objet d’étude sociologique 

Posté le 25 septembre 2022 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Patrice Dartevelle

Comme, selon le dicton, « petit à petit, l’oiseau fait son nid », l’athéisme devient un objet d’étude pour les sociologues spécialisés en religions et en croyances. C’est une nouveauté.

Dans un ouvrage que j’ai utilisé précédemment, Philippe Portier et Jean-Paul Willaime reconnaissaient que « la sociologie a longtemps montré peu d’appétence pour l’areligion »[1]Philippe Portier & Jean-Paul Willaime, La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition, Paris, Armand Colin, 2021, p. 65. Voir mon article … Continue reading. On ne peut donc que se réjouir de voir l’ouvrage dirigé par Pierre Bréchon et Anne-Laure Zwilling, Indifférence religieuse ou athéisme militant ? paru en 2020 [2]Pierre Bréchon et Anne-Laure Zwilling (dir.), Indifférence religieuse ou athéisme militant ? Penser l’irreligion aujourd’hui, Grenoble Fontaine, Presses universitaires de … Continue reading.

Une de leurs contributrices, spécialisée dans les États-Unis, Nathalie Caron, abordant l’indifférence religieuse dans ce pays, expose en incise que « l’indifférence religieuse est un positionnement – dont on dira d’emblée qu’il se trouve dans une sorte d’angle mort de la recherche actuelle – que l’on rencontre aux États-Unis. »[3]Nathalie Caron, L’indifférence religieuse existe-t-elle aux États-Unis ?, op. cit., sub (2), pp. 71-82, cf. p. 71.

Dans leur importante contribution au livre, Abel François et Raul Magni-Berton constatent d’abord que « l’athéisme est encore relativement peu étudié », ensuite que la catégorie des sans religion, incluant l’athéisme, peut traiter de celui-ci mais qu’il est « rarement appréhendé dans son contenu propre » et concluent que « […] l’athéisme comme catégorie à part est l’objet de peu de travaux, malgré son développement dans les sociétés occidentales, et notamment en France. »[4]Abel François et Raul Magni-Berton, « L’athéisme des scientifiques français : conséquences de leur amour de la science et de leur socialisation politique », op. cit., … Continue reading

Plus complet et plus nuancé, Philippe Portier, dans sa conclusion, reprend dans sa première phase le constat déjà cité (cf. note 1), en justifiant le choix du terme « areligion » plutôt qu’« irreligion », ce dernier connotant l’hostilité à la religion, et le premier englobant l’hostilité comme l’indifférence. Il cite son prédécesseur, François-André Isambert, autrefois professeur aux universités de Lille et de Nanterre, qui avait dès la fin des années 1970 (et qu’il a rejeté en 1992 dans De la religion à l’éthique) pointé ce « déficit », ce qui l’avait conduit à dire la nécessité de prendre au sérieux, en ce monde sorti de la transcendance, les déterminants non religieux des conduites morales de nos contemporains. « La sécularisation, affirmait-il, ne peut se réduire à n’être qu’un vaste processus d’évidement de la croyance religieuse. »[5]Philippe Portier, « Conclusion. Une sociologie de l’areligion contemporaine », op. cit. sub (2), pp. 157-169, cf. p. 157.

Dans leur introduction générale, P. Brechon et A.-L. Zwilling nuancent et explicitent le propos.

Ils assurent également que « Réfléchir sur la non-religion, l’athéisme, l’indifférence religieuse devient un enjeu majeur pour les sciences sociales des religions » et plus catégoriquement encore que « Les sciences sociales n’ont plus beaucoup d’avenir si elles restent enkystées dans l’étude du religieux » (p. 14).

Bien évidemment, ils donnent pour raison un élément important, à savoir qu’au-delà de la réalité de la sécularisation (on trouve encore des historiens et des sociologues des religions d’obédience religieuse qui ne peuvent s’empêcher d’entretenir un certain espoir[6]Je pense à l’historien Guillaume Cuchet dans mon article cité en note (1), qui ne traite cependant pas de cet aspect.), il faut « comprendre comment des populations de plus en plus non religieuses « feront société ». Les sociologues des religions ont en effet considéré que la religion était le moteur et l’aliment du système de valeurs et par suite de la détermination des choix politiques, ce dernier aspect devenant cependant moins clair qu’il y a ne serait-ce que quarante ans[7]En 1981 en France, la superposition du vote pour François Mitterrand avec celle de la sécularisation à la fin du XVIIIe siècle, pendant la Révolution française, était frappante, Bretagne … Continue reading.

Tel est bien mon sentiment sur la problématique du « faire religion ». Je dirais un peu plus précisément qu’il faut d’abord que les athées sachent eux-mêmes comment « faire société » dans ce nouveau cadre et ce, au-delà des appels incantatoires à la laïcité (laquelle ?) et à l’État de droit. 

Ces derniers forment un cadre indispensable à la liberté de chacun mais ne donnent pas par eux-mêmes un système de valeurs autonome. 

Athéisme ou indifférence ?

Pierre Bréchon, ancien professeur de sociologie à Sciences-Po Grenoble, traite, dans sa contribution personnelle, de l’irreligion avec le souci permanent de distinguer l’athéisme qu’il qualifie dans ce cas de « convaincu », terme que l’on comprend et que je trouve assassin pour les agnostiques et autres adeptes (une fois de plus je manifeste ma très faible empathie pour les agnostiques et ceux qui ne pensent pas) de l’indifférence[8]Pierre Brechon, « Sociologie de l’athéisme et de l’indifférence religieuse », op. cit. sub (2), pp. 53-69..

D’emblée, il s’oppose aux médias (j’ajouterais à pas mal de religieux et à quelques « experts ») qui propagent la thèse de l’accroissement de l’importance des religions dans nos sociétés et du retour du fondamentalisme religieux. C’est la thèse médiatique du retour du religieux et du « XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas ».

Pour P. Bréchon, « À l’inverse de ces affirmations, en partie liées à des zooms médiatiques sur les évènements d’actualité et sur de petits groupes fanatiques du religieux [en clair les attentats djihadistes], on peut considérer que la thèse classique de la sécularisation, c’est-à-dire d’une perte de prégnance et de sens des religions en Europe, est toujours valide (p. 53), quitte à l’approfondir ou à analyser les transformations des religions traditionnelles.

La première analyse est qu’actuellement, même dans les cas des religions, règne une forme d’indifférence au sens où la religion n’intéresse plus : elle n’est plus le « système intégrateur de toute la culture » (p. 54). Elle n’est même plus « un stand de kermesse », selon la formule d’un autre sociologue, Y. Isambert, qui aboutit à ce que la religion ne mérite plus qu’on s’y oppose.

Le premier objectif de P. Bréchon est d’examiner, spécialement à travers le cas de l’indifférence, si les sociétés européennes « s’orientent vers une indifférence religieuse molle, compatible avec des bribes de sentiments religieux épars » ou si « l’indifférence va mener à l’effacement de la question religieuse ».

Sociologie et valeurs des athées

Si l’on consulte les derniers chiffres européens disponibles en 2020, ceux de l’European Values Studies (EVS) de 2008, on voit que sur le total des 27 pays européens, 30 % des sondés se disent non religieux et 8 % athées (contre 4 % en 1990). Les disparités selon les pays sont considérables (1 % à Chypre, à Malte ou en Lituanie) mais 20 % en France et 24 % en Allemagne de l’Est[9]Pour l’Allemagne de l’Est, deux thèses au moins s’opposent pour exprimer un des plus hauts chiffres d’« athées convaincus » : pour les uns, la cause est la friabilité du … Continue reading.

La question sur l’appartenance actuelle ou passée à une religion est intéressante.

Un point dans les réponses est significatif parce qu’en forte évolution. En 1990, 9 % des répondants à la question déclaraient n’avoir jamais été membres d’une religion mais en 2008, le chiffre monte à 19 %. Autrement dit, l’accroissement du nombre d’athées ou des sans religion provient de personnes – jeunes – qui n’ont jamais reçu d’éducation religieuse.

Dès lors, on peut s’attendre à l’accroissement du groupe des non- religieux.

Par contre, les chiffres sur l’importance de Dieu sont stables à 35 % pour la non-importance et 45 pour l’importance. Mais Dieu et religion ne sont pas la même chose.

Sociologiquement, les hommes sont plus nombreux que les femmes à être athées de même que les jeunes par rapport aux plus vieux.

En ce qui concerne l’âge, P. Bréchon rapporte que les enquêtes EVS s’étendant maintenant sur plusieurs décennies, on peut voir que l’âge ne rend en réalité pas plus religieux mais que c’est affaire de génération. Les générations nées il y a longtemps s’effacent et sont remplacées par de plus jeunes, moins religieuses. Ceci aussi joue sur l’accroissement des athées et des non-religieux.

Les revenus importent aussi. Si 9 % des Européens sont athées, ce n’est le cas que de 4 % des très bas revenus mais 11 % des très hauts revenus.

Le niveau d’éducation donne des chiffres correspondants : 4 % d’athées pour ceux qui n’ont pas dépassé le niveau primaire, 12 % pour ceux qui ont accompli des études supérieures.

Reste un point essentiel : l’attachement à différentes valeurs selon la religiosité, l’athéisme ou l’indifférence. 

La spécificité des athées convaincus est très forte. Ils adhèrent fortement à une plus grande permissivité des mœurs, à l’autonomie des individus et à une plus grande indulgence face aux « incivilités » (comme ne pas payer le ticket de bus). Ils soutiennent peu les valeurs autoritaires, valorisent l’égalité entre les gens ; ils sont peu nationalistes, plus politisés (le plus souvent à gauche).

Ils sont plus individualistes et moins ouverts à la solidarité envers les autres. Ce dernier point est en fait très marqué chez les athées les plus jeunes tandis qu’entre les personnes de plus de 60 ans, il n’y a pas de différence significative sur ce plan entre les croyants et les athées.

La xénophobie n’entraîne pas de distinction réelle selon les convictions.

La conclusion de P. Bréchon est que l’indifférence – à ne pas confondre avec l’athéisme « convaincu » – n’est pas affaire d’opposition frontale à la religion et qu’elle conserve quelques traces de religion avec parfois des tendances à la socialisation de la vie et de la nature, ce qui corrobore la position que j’ai exprimée en 2013[10]Je renvoie en fait plus à mon article « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions? », in La Pensée et les Hommes, Francs-Parlers, 2015 ou Newsletter de … Continue reading.

Athées, catholiques, musulmans et sentiment national

Un article traite d’un autre aspect des valeurs.

Sébastien Roché, Sandrine Astor et Ömer Bilen ont traité du choc de l’identification entre religion et nation chez les adolescents[11]Sébastien Roché, Sandrine Astor et Ömer Bilen, « Sentiment national : un clivage entre adolescents irreligieux et musulmans », op. cit. sub (2), pp. 99-115..

L’étude a porté en 2015 sur plus de 11 000 collégiens des classes de 5e, 4e et 3e du système français, tous vivant dans le département des Bouches-du-Rhône (Marseille).

Ils étaient classés en quatre catégories : sans religion (38,4 % des élèves interrogés), catholiques (30,1 %), musulmans (25,3 %) et autres religions (environ 6 %).

Ce type de sondage n’est pas rare.

Celui-ci est plus précis. Sur l’importance de la religion, on peut par exemple voir sans surprise que pour 80,3 % des sans religion, la religion n’a pas d’importance mais que 19,7 % lui en confèrent un peu et que ce dernier chiffre provient des indifférents, les athées « convaincus » étant parfaitement négatifs.

L’opposition entre musulmans et catholiques sur la question est impressionnante : 62,4 % des musulmans trouvent la religion très importante contre 6,2 % chez les catholiques.

Certes, la formulation de la question-clé sur le rapport à la question (Vous sentez-vous français ?) n’est pas transposable à la Belgique et en outre, les réponses mêlent le problème de la religion et celui de l’immigration.

Les chiffres, qui me semblent corroborer les précédentes études, sont catégoriques : 30,7 % des musulmans déclarent une préférence pour l’identité française (contre 60,3 % pour ceux de la catégories « autres religions »).

Les non-religieux sont le plus nettement attachés à leur conviction (79,6 %), à peine plus que les catholiques (76,8 %).

Je relèverai les chiffres de réponse à une autre question, qui me semblent pointer le principal péril, celle qui porte sur l’interdiction des livres et films qui attaquent la religion.

Les trois principaux groupes sont différenciés entre très convaincus et moins convaincus.

Il faut certes tenir compte ici de l’âge des sondés mais les résultats ne sont pas ceux attendus. Certes, 53,3 % des musulmans convaincus sont pour l’interdiction mais 15,2 % des athées aussi. La différence entre indifférents (athées peu convaincus) et catholiques peu convaincus est marginale : 22,1 % des indifférents et 20,3 % des catholiques peu convaincus sont pour l’interdiction, 28,2 % des sans religion et 40,3 % des catholiques peu convaincus – c’est le groupe le plus libéral – respectivement pour l’autorisation.

Ceci montre que placer la frontière entre le groupe des croyants et celui des sans religion regroupant les athées et les indifférents est ici plus que discutable.

Si l’on ajoute que, résultat particulièrement rare, le groupe le plus nombreux est pratiquement chaque fois celui qui répond « je ne sais pas » (45,2 % des athées, 49,2 % des indifférents, 39,9 % des catholiques convaincus, 39,4 % des catholiques peu convaincus et 38,2 % des « autres religions »), on peut voir que la situation d’une valeur essentielle, la primordiale à mes yeux, la liberté d’expression, est en pleine instabilité chez les adolescents.

La notion perverse du respect de la religion d’autrui semble bien faire une grande percée chez les plus jeunes.

Universitaires et athéisme

Un des apports les plus originaux du livre porte sur l’athéisme des titulaires de professions académiques, les professeurs et les autres scientifiques. C’est la contribution d’Abel François et Raul Magni-Berton.

La réputation, d’indifférence ou l’hostilité des universitaires occidentaux, américains compris, à l’égard des religions n’est pas une idée parfaitement neuve mais la voir décrite et analysée en la croisant avec les opinions politiques est rare sinon neuf. 

Abel François et Raul Magné-Berton se sont penchés sur le cas de la France. Cela implique certaines spécificités qu’on ne peut transposer. Le cas belge avec la majorité de ses universités polarisées serait sans doute différent même si les croyances des académiques dans les universités catholiques sont très loin de ce qu’elles étaient il y a quelques décennies[12]L’Association Belge des Athées compte dans ses rangs deux professeurs (dont un émérite) de l’Université catholique de Louvain..

L’étude menée en 2011 par les deux chercheurs montre que, tandis que l’on compte 18 % d’athées dans la population française, 50 % des scientifiques français se déclarent athées, 31 % agnostiques contre 37 % dans la population générale, 19 % religieux contre 44 % dans la population générale.

L’étude donne même la variance de l’athéisme selon les disciplines. Anthropologie et ethnologie arrivent en tête avec 69 % dont la biologie et les sciences du langage. Les disciplines des sciences « dures » oscillent entre 56 et 44 %. Le droit donne le moins de scientifiques religieux (mais la discipline me semble un peu particulière en termes de méthode) avec 33 % d’athées. Il est précédé par les sciences politiques avec 39 %, et par les sciences humaines, historiques et la littérature avec 43 %. Le cas de la médecine n’est pas cité.

Comparé avec d’autres groupes français, l’athéisme des scientifiques français présente un écart énorme, de l’ordre de 30 % pour les catégories professionnelles les plus athées après les scientifiques.

Une étude de comparaison avec quelques pays montre que, laissons de côté l’Asie, tant au Royaume-Uni (40 %), qu’aux États-Unis (35 %) et qu’en Italie (20 %), les scientifiques présentent un taux d’athéisme très nettement supérieur à celui de la moyenne de la population (environ 30 % d’écart, sauf en Italie où il est de 17 %).

Reste à expliquer cet athéisme.

Les auteurs attestent évidemment de l’importance de la valorisation de la science de la part des scientifiques. Cette valorisation, sans obliger à l’athéisme, minore la religion (l’athéisme « méthodologique » de la science). Il faut tenir compte dans certains cas (par exemple la biologie, l’astronomie, l’astrophysique) de conflits entre la science et la religion.

Quand on teste en dix degrés les réponses des scientifiques entre deux pôles, « la science est un ensemble de croyances et d’opinions comme un autre », d’une part et « la science est la seule manière sérieuse de comprendre la vie » d’autre part, 66 % des scientifiques qui adhèrent le plus à la seconde formulation se déclarent athées. On atteint seulement 28 % d’athées pour la formulation la plus proche du premier pôle.

Les auteurs proposent une autre piste : les positions politiques des scientifiques.

L’héritage marxiste pèse lourd dans les universités, surtout en France.

Les scientifiques ont des opinions politiques très marquées. En 2011, sur près de 1 600 réponses, 23,2 % se déclarent radicalement révolutionnaires et 63,2 % des membres de ce groupe se déclarent athées. Les « réformistes » constituent le groupe le plus important (75,9 %) et 45,9 % des membres de ce groupe se déclarent athées, soit pratiquement la moyenne. 1,1 % des sondés déclarent qu’il ne faut rien changer à la situation actuelle, soit 18 personnes, ce qui ne permet pas l’analyse.

Pour les auteurs, les deux éléments, pratiques de la science et engagement à gauche, ont un effet cumulatif en faveur de l’athéisme.

Abel François et Raul Magni-Breton ont également mené une analyse multivariée de l’athéisme des universitaires français, incluant le sexe, l’âge, être né en France et la différence entre professeurs et directeur de recherches d’une part, chargés de recherche ou maîtres de conférences d’autre part.

Le fait de soutenir que la science est le seul moyen sérieux de comprendre le monde augmente de 40 % la probabilité d’être athée. Un scientifique se déclarant révolutionnaire a 1,4 fois plus de chance de se déclarer athée par rapport à un scientifique non révolutionnaire.

Les deux phénomènes ont une influence comparable et les auteurs concluent qu’il n’est pas possible de déterminer quel est le facteur le plus important.

Ce sont les aléas de toute recherche de cause.

Le premier péril comme dans d’autres recherches de déterminations « sociologiques » ou en tout cas externes est que le sujet de recherche est automatiquement rabaissé par la limitation ou la négation de son autonomie.

L’inanité des dogmes religieux n’est-elle pas particulièrement évidente à tout qui a fait de longues études ?

De plus, il existe bien d’autres éléments et analyses dans le passage à l’athéisme.

L’analyse récente de Thierry Ripoll ne contredit pas l’explication par la pratique du raisonnement scientifique[13]Thierry Ripoll, Pourquoi croit-on ? Psychologie des croyances, Auxerre, Sciences humaines Éditions, coll. Accent aigu, 2020, spécialement pp. 260-271.. Il voit, en termes de psychologie, l’athéisme comme le produit du travail analytique face à l’attitude intuitive spontanée.

Alors que la science a un caractère contre-intuitif, la religion et les concepts religieux s’établissent sur des représentations facilement mémorisables et, comme l’a dit P. Boyer « minimalement contre-intuitives », ce qui les rend « épidémiques ». 

Le programme des athées

L’athéisme prend, grâce à l’évidence, une place réelle dans la sociologie des religions et des croyances, ce qui est un grand progrès.

Ce qu’on peut en savoir désigne à mon sens le programme des athées : développer sans frein ses réflexions, ses positions, sa structure philosophique.

À l’évidence, du travail reste à faire[14]Cette question n’est pas réellement neuve. Elle était traitée à l’époque du passage des anticléricaux à l’athéisme vers 1880. Ainsi, le représentant de La Libre Pensée, Adolphe Van … Continue reading. Il ne peut l’être dans un sens dogmatique et à sens unique, qui ne serait ni possible ni souhaitable.

Mais bien des risques existent : la critique des religions se heurte à l’obstacle sensiblement plus présent qu’autrefois qu’est le respect enfantin des opinions d’autrui, voire un hyper relativisme très orienté.

Les athées sont devenus part entière respectée en Europe mais ils restent spécifiques.

Références[+]

Références
↑1 Philippe Portier & Jean-Paul Willaime, La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition, Paris, Armand Colin, 2021, p. 65. Voir mon article « Des effets pervers de l’effondrement des religions traditionnelles », Newsletter de l’Association Belge des Athées, N°35, postée le 22/12/2021 sur athees.net, et L’Athée, N°9 (2022), pp. 81-90.
↑2 Pierre Bréchon et Anne-Laure Zwilling (dir.), Indifférence religieuse ou athéisme militant ? Penser l’irreligion aujourd’hui, Grenoble Fontaine, Presses universitaires de Grenoble, 2020, 190 pp.
↑3 Nathalie Caron, L’indifférence religieuse existe-t-elle aux États-Unis ?, op. cit., sub (2), pp. 71-82, cf. p. 71.
↑4 Abel François et Raul Magni-Berton, « L’athéisme des scientifiques français : conséquences de leur amour de la science et de leur socialisation politique », op. cit., sub 2, pp. 83-98, cf. p. 83.
↑5 Philippe Portier, « Conclusion. Une sociologie de l’areligion contemporaine », op. cit. sub (2), pp. 157-169, cf. p. 157.
↑6 Je pense à l’historien Guillaume Cuchet dans mon article cité en note (1), qui ne traite cependant pas de cet aspect.
↑7 En 1981 en France, la superposition du vote pour François Mitterrand avec celle de la sécularisation à la fin du XVIIIe siècle, pendant la Révolution française, était frappante, Bretagne exceptée.
↑8 Pierre Brechon, « Sociologie de l’athéisme et de l’indifférence religieuse », op. cit. sub (2), pp. 53-69.
↑9 Pour l’Allemagne de l’Est, deux thèses au moins s’opposent pour exprimer un des plus hauts chiffres d’« athées convaincus » : pour les uns, la cause est la friabilité du protestantisme et pour d’autres la persistance du cérémoniel de « confirmation athée », implantée à l’époque du Gouvernement communiste (cf. p. 61, article 12).
↑10 Je renvoie en fait plus à mon article « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions? », in La Pensée et les Hommes, Francs-Parlers, 2015 ou Newsletter de l’ABA, n° 34 ( décembre 2021). 
↑11 Sébastien Roché, Sandrine Astor et Ömer Bilen, « Sentiment national : un clivage entre adolescents irreligieux et musulmans », op. cit. sub (2), pp. 99-115.
↑12 L’Association Belge des Athées compte dans ses rangs deux professeurs (dont un émérite) de l’Université catholique de Louvain.
↑13 Thierry Ripoll, Pourquoi croit-on ? Psychologie des croyances, Auxerre, Sciences humaines Éditions, coll. Accent aigu, 2020, spécialement pp. 260-271.
↑14 Cette question n’est pas réellement neuve. Elle était traitée à l’époque du passage des anticléricaux à l’athéisme vers 1880. Ainsi, le représentant de La Libre Pensée, Adolphe Van Caubergh, donne deux conférences sur l’athéisme en 1881. La seconde porte sur les conséquences morales et sociales de l’athéisme. Le texte est publié en 1882 sous le titre L’athéisme dans ses conséquences morales et sociales, Conférence faite à La Libre Pensée par A. Van Caubergh. La mention se trouve chez Christoph De Spiegeleer « Le mouvement libre penseur et l’athéisme à Bruxelles dans la seconde moitié du XIXe siècle », in Histoire de l’athéisme en Belgique, Bruxelles 2011, pp. 182-183.
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La Confession pragmatique de Simone de Beauvoir

Posté le 19 septembre 2022 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession pragmatique, comme dans les précédentes entrevues fictives[1]Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de … Continue reading, un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrante ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie — « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, la suspecte Simone de Beauvoir, née à Paris en 1908, connue comme femme, essayiste, écrivaine, romancière, féministe, philosophe. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Simone de Beauvoir — essentiellement, à ses « Mémoires d’une jeune fille rangée »[3]Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, Paris, 1972 — Folio, 2011, 473 p., à « Tout compte fait » [4]Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Gallimard, Paris, 1978 — Folio, 1989, 634 p. et à d’autres sources.

Bonjour, Madame ou Mademoiselle, comment faut-il dire exactement ? Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [5]OVRAAR : voir note dans Carlo Levi en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Simone Lucie Ernestine Marie Bertrand de Beauvoir, née à Paris, le 9 janvier 1908.

Bonjour à vous, Monsieur l’Inquisiteur. Appelez-moi Simone. Oui, je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail. Mon père était avocat et ma mère avait pour mission de s’occuper des enfants — c’est-à-dire ma sœur Hélène, surnommée Poupette, ma cadette de deux ans et moi ; mission qu’elle déléguait volontiers à Louise, la jeune fille qui nous gardait.

Madame de Beauvoir, dit l’Inquisiteur, je ne peux vous appeler Simone, la chose ne convient pas à notre entretien.

Je vous en prie, Monsieur l’Inquisiteur, en ce cas, appelez-moi Mademoiselle de Beauvoir ; j’y tiens : j’ai passé ma vie sans jamais me marier et aussi, sans doute vous l’a-t-on dit, à revendiquer l’égalité entre la femme et l’homme. Il me plaît que cela soit dit et noté. Dans le meilleur des cas, comme la religion, le mariage est un choix quand il est décidé librement. On se marie ou on ne se marie pas ; mais il n’y a pas lieu de camoufler cet état de choses. Non, décidément, Madame de Beauvoir, c’était ma grand-mère, c’était ma mère.

Commençons donc, Mademoiselle de Beauvoir, par le début, je veux dire le temps où vous étiez une petite fille, quand vous étiez une enfant qui découvrait le monde.

Vous savez, Monsieur l’Inquisiteur, j’étais une enfant sage, dans l’ensemble. Parfois, je faisais des caprices ; je désobéissais pour le seul plaisir de ne pas obéir et on disait que j’étais « têtue comme une mule. » Jamais, je ne mettais sérieusement en doute l’autorité. En ce temps-là, j’acceptais sans la moindre réticence les dogmes et les valeurs qui m’étaient proposés. Je croyais au Bien et au Mal. En résumé, j’étais une bonne petite fille, je commettais des fautes et je pensais que ma tante Alice qui priait beaucoup irait sûrement au ciel.

Ah, dit l’Inquisiteur, il y avait le Bien et le Mal ? Comment voyiez-vous l’un et l’autre ?

Pour le Bien, Monsieur l’Inquisiteur, c’est simple, mes parents détenaient le monopole de l’infaillibilité ; le Bien était le climat de la maison, j’habitais la région du Bien. Maman m’amenait à l’église, elle me montrait le petit Jésus, le bon Dieu, la Vierge, les anges. Une épée de feu séparait le Bien et le Mal. Le Mal était à distance, le Méchant péchait ; l’enfer était son lieu naturel. Ogres, sorcières, démons, marâtres et bourreaux symbolisaient cette puissance.

En somme, Mademoiselle de Beauvoir, vous aviez de la religion, n’est-ce pas ?

On peut dire les choses ainsi. La religion élucidait les mystères. Par exemple, on me raconta d’abord que les parents achetaient leurs enfants. Il pouvait bien y avoir quelque part des magasins de bébés, mais je me suis dit : « C’est Dieu qui crée les enfants. » Il avait tiré la terre du chaos, Adam du limon, il pouvait bien faire surgir les enfants dans un moïse. La volonté divine était fort pratique ; elle expliquait tout. Toutefois, j’avais mes limites. Le miracle de Noël passait les bornes. Je trouvais incongru que le tout-puissant petit Jésus descende par les cheminées comme un vulgaire ramoneur. Mes parents ont avoué. Là, le monde commençait à basculer ; il pouvait y avoir des certitudes fausses.

Et à l’école, Mademoiselle de Beauvoir, appreniez-vous la religion ?

Certainement, monsieur l’Inquisiteur ; à l’âge de l’école primaire, on m’avait mise dans l’enseignement catholique au Cours Désir, un endroit, une école privée plutôt sélecte, où les mères assistaient aux cours. J’aimais apprendre et l’Histoire sainte (très estimée en ces lieux) me semblait plus amusante que les Contes de Perrault, car tout ce qu’elle racontait était arrivé pour de vrai. L’année suivante, avec la Guerre, j’ai pu mettre en acte certaine vertu chrétienne en quêtant « Pour les petits réfugiés belges ! » et je me promenai dans la basilique du Sacré-Cœur avec d’autres fillettes en agitant une oriflamme et en priant pour les poilus.

Et puis, dites-moi, Mademoiselle de Beauvoir, vous vous soumettiez volontiers à la confession ?

Bien sûr, Monsieur l’Inquisiteur. Il faut dire qu’on m’y avait encouragée en me disant que grâce à ma piété, « Dieu sauverait la France ». Et je le croyais. Quand l’aumônier m’eut prise en main, je devins une petite fille modèle. Il était jeune, pâle, infiniment suave ; il m’initia aux douceurs de la confession. Il me fit voir ma belle âme que j’imaginais blanche et rayonnante comme l’hostie dans l’ostensoir. J’entrai dans une confrérie enfantine, « Les anges de la Passion », ce qui me donna le droit de porter un scapulaire et le devoir de méditer sur les sept douleurs de la Vierge.

Et la communion, Mademoiselle de Beauvoir, comment cela s’est-il passé ?

Fort bien, Monsieur l’Inquisiteur. J’ai suivi une retraite, j’ai compati aux malheurs de Jésus. Vêtue d’une robe de tulle, coiffée d’une charlotte fleurie, j’ai avalé ma première hostie ; ensuite, maman m’emmena communier trois fois par semaine. Je le faisais en songeant au chocolat chaud qui m’attendait au retour à la maison.

Comment conceviez-vous la vie à cette époque, Mademoiselle de Beauvoir ?

La vie était simple : j’étais convaincue que mes parents ne voulaient que mon bien et puis, c’était la volonté de Dieu : il m’avait créée, il était mort pour moi, il avait droit à une absolue soumission. Tout ça était l’œuvre de ma mère, très croyante et très pratiquante, à qui mon père avait abandonné notre éducation. Elle trouva son guide chez les « Mères chrétiennes » : elle dirigeait mes lectures, m’emmenait à la messe et au salut, on faisait en commun, avec elle et ma sœur, nos prières matin et soir. Elle m’apprit à m’effacer, à contrôler mon langage, à censurer mes désirs. Je ne revendiquais rien et j’osais peu de choses. D’autre part, mon père n’allait pas à la messe, il ne croyait pas. Il m’emmenait au spectacle, il me faisait lire, il guidait ma vie intellectuelle tandis que ma mère surveillait ma vie spirituelle. L’intelligence, la culture étaient d’un autre ordre que la croyance et ne relevaient pas de la religion. Dieu avait son domaine propre ; il vivait à l’écart. J’étais protégée et guidée sur les chemins de la terre comme sur les voies du ciel. Je tenais pour une chance insigne que le ciel m’eût dévolu précisément ces parents, cette sœur, cette vie.

Enfant, vous étiez dans un monde paisible et la religion vous y confortait, me semble-t-il, Mademoiselle de Beauvoir ?

En effet, Monsieur l’Inquisiteur,  peu de choses dérangeaient ma tranquillité. J’envisageais la vie comme une aventure heureuse ; contre la mort, la foi me défendait : je fermerais les yeux et les mains neigeuses des anges me transporteraient au ciel ; un mince tapis d’azur me séparait des paradis où resplendit la vraie lumière ; je me couchais sur la moquette, yeux clos, mains jointes, et je commandais à mon âme de s’échapper. Dieu me promettait l’éternité. Il n’y aurait pas de fin. Je ne cesserais jamais de voir, d’entendre, de parler.

Justement, Mademoiselle de Beauvoir, comment voyiez-vous alors votre vie future ? La religion était-elle votre boussole, Dieu, votre Guide ?

Là, Monsieur l’Inquisiteur, vous interrogez l’imaginaire, c’est très mystérieux. Je me rêvais l’absolu fondement de moi-même et ma propre apothéose. Je me flattais de régner seule sur ma propre vie. Cependant, la religion me suggérait un autre rôle : j’étais Marie-Madeleine aux pieds du Christ ; j’étais une religieuse enfermée dans un cachot, je bafouais mon geôlier en chantant des hymnes. Je pouvais m’y complaire, je savourais les délices du malheur, de l’humiliation dans la nuit du confessionnal devant le suave abbé Martin, je goûtais d’exquises pâmoisons, les larmes coulaient, je sombrais dans les bras des anges. Pour ce qui est de Dieu et de la croyance, les pensées vont et viennent à leur guise dans notre tête, on ne fait pas exprès de croire ce qu’on croit.

Vous aviez, Mademoiselle de Beauvoir, une dévotion particulière pour Jésus ?

J’étais très pieuse ; je me confessais deux fois par semaine ; souvent pendant la journée, j’élevais mon âme à Dieu. Je ne m’intéressais plus à l’enfant Jésus, mais j’adorais éperdument le Christ. Je contemplais avec des yeux d’amoureuse son beau visage tendre et triste. Quand j’avais assez longtemps embrassé ses genoux et pleuré sur son corps, je le laissais remonter au ciel. Il s’y fondait avec l’être le plus mystérieux à qui je devais la vie et dont un jour, et pour toujours, la splendeur me ravirait. Quel réconfort de le savoir là ! Il n’y avait au monde que Lui et moi ; mon existence avait un prix infini. Dieu prenait toujours mon parti, il était le lieu suprême où j’avais toujours raison. Je l’aimais, avec toute la passion que j’apportais à vivre.

Votre croyance était très forte, Mademoiselle de Beauvoir, on dirait un roc flamboyant, inaltérable.

On dirait, Monsieur l’Inquisiteur, et je le sentais ainsi, mais je trouvais bizarre quand les gens venaient de communier, de les voir si vite se replonger dans le train-train habituel ; je faisais comme eux, mais j’en étais gênée. Au fond, ceux qui ne croyaient pas menaient juste la même existence ; je me persuadai de plus en plus qu’il n’y avait pas place dans le monde profane pour la vie surnaturelle. Mais rassurez-vous, le roc restait inaltérable : entre l’infini et la finitude, mon choix était fait. « J’entrerai au couvent », il n’y avait d’autre occupation raisonnable que de contempler à longueur de temps la gloire de Dieu. Je savais qu’une implacable logique me promettait au cloître : comment préférer le rien à tout ? À Meyrignac, en vacances à la campagne, chez grand-père, seule le soir, contre le silence infini, sous l’infini du ciel, la terre faisait écho à cette voix en moi qui chuchotait : je suis là ; mon cœur oscillait de la chaleur vivante au feu glacé des étoiles. Là-haut, il y avait Dieu, et il me regardait ; caressée par la brise, grisée de parfums, cette fête dans mon sang me donnait l’éternité.

En quelque sorte, Mademoiselle de Beauvoir, vous aviez la foi ; était-ce bien ça ? Comment la ressentiez-vous ?

Ah, Monsieur l’Inquisiteur, la foi ? La foi, c’était mon assurance contre l’enfer, que je redoutais. Si on cessait de croire, tous les gouffres s’ouvraient ; un pareil malheur pouvait-il arriver sans qu’on l’eût mérité ? La petite suicidée n’avait pas péché par désobéissance ; elle avait juste lu des livres. Pourquoi Dieu ne l’avait-il pas secourue ? Je ne comprenais pas que la connaissance conduisît au désespoir. En fait, cette enfant avait découvert l’authentique visage de la réalité. L’idée qu’il y a un âge où la vérité tue répugnait à mon rationalisme. Ainsi, alors, je gardais la foi céleste, mais avec des réserves terrestres. Par exemple, à propos de la façon dont naissent les enfants, le recours à la volonté divine ne suffisait plus, car je savais que, les miracles mis à part, Dieu opère à travers des causalités naturelles.

Mademoiselle de Beauvoir, ne vous est-il pas arrivé de rencontrer Dieu dans la nature ?

À ces âges, mon expérience humaine était courte, la nature me découvrait, visibles, tangibles, quantité de manières d’exister dont je ne m’étais jamais approchée. En ville, les façades des immeubles, les regards indifférents des passants m’exilaient, mais aux vacances, dès que j’arrivais à Meyrignac, je me perdais dans l’infini, je sentais autour de moi la présence de Dieu. À Paris, les hommes et leurs échafaudages me le cachaient ; je voyais ici les herbes, les nuages, ils portaient sa marque. Plus je collais à la terre, plus je m’approchais de lui. Cependant, c’est à peu près à cette époque, alors que je conservais cette foi ardente, que mes rapports avec la religion et tout son apparatus commencèrent à s’étioler. J’avais donc, d’un côté, la foi et la croyance en Dieu et presque soudainement, la religion, d’un autre.

Ha ? Mademoiselle de Beauvoir, que voulez-vous dire ? Que s’est-il passé ?

D’abord, pour ce qui est de la foi, de la piété, de la croyance, de la proximité avec Dieu, ma réflexion, très méditative, me transportait hors du monde des humains. Dieu était dans l’infini du ciel, loin des aventures terrestres. Je priais, je méditais, j’essayais de rendre sensible à mon cœur la présence divine. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’au jour où je me suis sentie trahie par mon confesseur que je tenais pour le représentant de Dieu et qui quitta soudain sa haute mission pour s’immiscer dans mes démêlés avec la discipline quotidienne. Je quittai le confessionnal avec le soupçon que Dieu lui-même était tracassier, mesquin comme une vieille dévote ; peut-être même était-il bête. Après coup, calmée, je mis la faute sur le compte du traître usurpateur du divin. Je cherchai un autre confesseur ; j’essayai un roux, un brun. Finalement, aucun prêtre ne pouvait représenter Dieu ; personne sur terre n’incarnait Dieu, j’étais seule face à lui. Déjà, comme vous le voyez, la religion se détricotait. Je me rendais compte que la Bible, les Évangiles, les miracles, les visions n’étaient garantis que par l’autorité de l’Église. Les faits religieux n’étaient convaincants que pour les convaincus. Un soir, à Meyrignac, où je priais sur le balcon, une chaude odeur d’étable montait vers le ciel, ma prière retomba. J’écoutai le glouglou de l’eau dans la nuit et je compris que rien ne me ferait renoncer aux joies terrestres. « Je ne crois plus en Dieu », me dis-je, sans étonnement. C’était une évidence. Je n’essayai pas de ruser ; dès que la lumière se fit en moi, je tranchai net et mon incrédulité ne vacilla jamais.

Et après, Mademoiselle de Beauvoir, votre vie a changé ? Vous êtes-vous faite à cette perte de Dieu ?

Quant à la pratique de ma vie, Monsieur l’Inquisiteur, ma conversion ne la modifia pas. J’avais cessé de croire en découvrant que Dieu n’exerçait aucune influence sur mes conduites ; elles ne changèrent donc pas lorsque je renonçai à lui. J’avais imaginé que la loi morale tenait de lui sa nécessité. Elle était si profondément gravée en moi qu’elle demeura intacte après sa suppression. Oh, je me passai très bien de Dieu. Je ne souhaitais pas du tout qu’il existât et si j’avais cru en lui, je l’aurais détesté, Dieu m’aurait volé ma terre, ma vie, autrui, moi-même. Je tenais pour une grande chance de m’être sauvée de lui.

Comme ça, d’un coup, définitivement, sans regret, Mademoiselle de Beauvoir ?

Oui, vous dites juste, il y eut quelques retours de flamme. Il fut un moment où, cherchant la plénitude, je me demandai si une mystique n’était pas possible. Je pensais « Je veux toucher Dieu ou devenir Dieu » et je m’abandonnai par intermittence à ce délire. Je ne songeais pas au Dieu des chrétiens ; le catholicisme me déplaisait de plus en plus ; j’en étais barbouillée. Je sommai Dieu de se manifester, il se tint coi et plus jamais je ne lui adressai la parole. Au fond, j’étais très contente qu’il n’existât pas. J’en avais assez des « complications catholiques », des impasses spirituelles, des mensonges du merveilleux ; je voulais toucher terre.

Et puis, finalement, Mademoiselle de Beauvoir, vous vous êtes résolue à l’athéisme ?

Monsieur l’Inquisiteur, on vient de parcourir ensemble le chemin qui m’a menée de l’enfance religieuse, crédule, à l’adolescence mystique, à la disparition de Dieu, à l’incroyance et oui, en effet, à l’athéisme. Fin du voyage illusoire et retour sur terre. Cela dit, depuis lors, il y a un point sur lequel ma position n’a pas changé : mon athéisme. De bonnes âmes déplorent le hasard malheureux qui m’a fait perdre la foi. On m’écrit : « Ah, si vous aviez lu l’Évangile ! vécu parmi de vrais chrétiens, connu un prêtre intelligent, etc. » Comme on vient de le voir, mon éducation religieuse a été très poussée et je savais par cœur de longs passages de l’Évangile. J’ai connu des chrétiens intelligents. Ils pensaient que la foi dépend de Dieu, c’est sans doute ainsi à leurs yeux ; aux miens, je cherche des facteurs sociaux ou psychologiques pour l’expliquer. La foi est un accessoire qu’on reçoit dans l’enfance avec l’ensemble de la panoplie et qu’on garde, comme le reste, sans se poser de question. Lorsqu’apparaît un doute, le croyant l’écarte pour des raisons affectives, par nostalgie, attachement à l’entourage, crainte de la solitude et de l’exil qui menacent les non-conformistes.  Certains ont besoin d’un être souverain ; chez ceux-là, des intérêts idéologiques sont en jeu, des habitudes de pensée, des systèmes de références, des valeurs dont on est devenu prisonnier.

Oui mais, Mademoiselle de Beauvoir, je vous ai entendue me parler de votre enfance et de la foi qui la nimbait. Ne pourriez-vous y revenir ?

Sartre m’a dit un jour : « Mais après tout, pourquoi privilégierait-on l’enfant ? ». Pourquoi devrais-je retourner aux délires de ma jeunesse ? Athée, je suis ; athée, je reste. On entend souvent le croyant dire à l’athée : « J’en suis sûr, un jour la voix de Dieu vous atteindra », et cette arrogance de certains croyants leur fermerait le ciel, s’il en existait un. Les difficultés – l’ignorance, l’état du monde, la solitude, l’incompréhension, l’angoisse – que l’athée affronte honnêtement, la foi les élude. Qu’un incroyant, autrement dit un athée, se trouve bien dans sa peau, on l’accuse de ne rien comprendre. Ou bien, on lui dit — à qui n’a-t-on pas fait le coup — qu’au fond, il croit en Dieu ou alors, que ses conceptions sont bornées. Face à la vie, face au néant, la foi est une fuite, et la religion, une désertion et je vais sans doute vous scandaliser en souhaitant à tous les croyants d’un jour abandonner toutes ces sornettes.


Références[+]

Références
↑1 Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev,  Edgar Morin
↑2 Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
↑3 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, Paris, 1972 — Folio, 2011, 473 p.
↑4 Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Gallimard, Paris, 1978 — Folio, 1989, 634 p.
↑5 OVRAAR : voir note dans Carlo Levi
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La Confession complexe d’Edgar Morin

Posté le 27 juin 2022 Par ABA Publié dans Athéisme, Nos articles Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession logique, comme dans les précédentes entrevues fictives[1]Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario … Continue reading, un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie ou pire – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Edgar Nahoum, dit Edgar Morin, né le 8 juillet 1921 à Paris, sociologue et philosophe. Il est connu comme auteur d’une série d’ouvrages[3]Edgar Morin est l’auteur de nombreuses publications qui constituent un ensemble fondateur d’une pensée de la pensée complexe. Voir notamment : Edgar Morin – catalogue.. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’ensemble de l’œuvre d’Edgar Morin et en particulier à son dernier ouvrage : Leçons d’un siècle de vie[4]Edgar Morin, Leçons d’un siècle de vie, Paris, Denoël, 2021, 147 p..

Bonjour, Monsieur Edgar Nahoum ou Morin. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[5]OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Edgar Nahoum, dit Edgar Morin, né le 8 juillet 1921 à Paris.

Je suis en effet Edgar Nahoum à l’état-civil ou Edgar Morin pour tout ce qui touche à mes publications ; c’est sous ce nom que le public me connaît. Avant d’aller plus loin, je voudrais faire un préambule à cet interrogatoire que vous nommez confession. J’insiste : je n’ai rien à confesser et je n’ai pas plus le goût de l’autocritique, qui est la version athée de la confession. Il y a trop de vilaines traces dans l’Histoire de l’humanité. Ce préambule est celui de mes Leçons d’un siècle de vie et j’y tiens :

Qu’il soit entendu que je ne donne de leçons à personne. J’essaie de tirer les leçons d’une expérience séculaire et séculière de vie et je souhaite qu’elles soient utiles à chacun, non seulement pour s’interroger sur sa propre vie, mais aussi pour trouver sa Voie. 

Comment vous percevez-vous vous-même ?

Qui suis-je ? Je réponds : je suis un être humain. C’est mon substantif. Mais j’ai plusieurs adjectifs : je suis français, d’origine juive sépharade, partiellement italien et espagnol, amplement méditerranéen, européen culturel, citoyen du monde, enfant de la Terre-patrie.

Tant d’identités, comment est-ce possible ?

C’est le cas commun. Chacun a l’identité de sa famille, celle de son village ou de sa ville, celle de sa province ou de son ethnie, celle de son pays, enfin celle plus vaste de son continent. Chacun a une identité complexe, à la fois une et plurielle. Vous y compris.

Oui, mais vous, à titre individuel, qui êtes-vous Monsieur Morin ?

Comme chacun, je suis unique et en même temps, j’ai de multiples identités. Ainsi, pendant la Résistance, sur ma carte d’identité, pour la concierge et les policiers, j’étais Gaston Poncet ; pour mes camarades de la Résistance, j’étais Morin ; et pour ma famille, j’étais Nahoum. Il s’agissait de ne pas l’oublier, sinon, les conséquences se faisaient sentir. Tenez, sous l’Occupation, j’étais allé voir une prostituée et dans l’hôtel, plein d’Allemands, au moment crucial, je me suis rendu compte que j’étais circoncis ; je fus épouvanté et la dame n’a rien pu faire pour moi ; je suis parti la queue entre les jambes. Nahoum avait chassé Morin.

Pour ce qui est de la religion, que pouvez-vous m’en dire ?

Dans la famille, nous sommes peu croyants. Je ne parlerai donc ni de Dieu, ni de religion ; je me référerai plutôt à une conscience juive. Mon grand-père maternel, Salomon Beressi, était libre penseur et nous enseignait une morale sans Dieu. On m’a circoncis sans me demander mon avis et d’ailleurs, sans que je le sache. Ainsi : laïcs, on était juifs. À l’école, dans ma classe, il y avait des catholiques, des protestants, cinq juifs et des enfants de libres penseurs. C’est là que j’ai découvert que j’étais juif. L’antisémitisme, je l’ai rencontré plus tard dans la presse de droite et au temps de Vichy. Ma conscience a connu des variations au long de ma vie ; elle s’est diluée dans une conscience politique humaniste, antifasciste et antistalinienne. Tout en reconnaissant mon ascendance juive, je me définis comme fils de Montaigne et de Spinoza, ce philosophe anathémisé par la synagogue. Pour ce qui est de la foi, j’ai foi en la Terre-mère.

Ah, je vois que vous avez été marié ; que pensez-vous de la famille ?

La famille est prise dans les filets de la complexité. En résumé : j’ai été marié quatre fois et j’ai eu deux filles.

Philosophiquement, comment vous situez-vous par rapport à l’Immensité ?

Il y a cent ans, parmi trois cents millions de spermatozoïdes, un seul a pénétré dans un ovule et l’a fécondé. Je ne suis pas seulement une minuscule partie d’une société et un éphémère moment du temps ; tout en étant à l’extérieur de moi, la société en tant que Tout est à l’intérieur de moi, le temps passe en moi, l’espèce humaine vit en moi. La vie, phénomène terrestre, est en moi ; tout le monde physique et l’histoire de l’univers me traversent dans le même moment où je les traverse. C’est le paradoxe de la vie : je suis un Tout pour moi, tout en n’étant quasi rien pour le Tout. Chacun de nous est un microcosme complexe, qui intègre le tout et qui y est intégré. Avoir conscience de ça aide beaucoup à la santé mentale.

À propos de santé mentale, n’avez-vous jamais rencontré la croyance ? N’avez-vous pas rencontré la foi ?

La croyance en un être supérieur et en une création « intelligente », je ne l’ai jamais eue. J’ai, avec grande conviction, eu foi dans une croyance terrestre : le communisme. Entré à vingt ans en Résistance et en communisme, j’ai connu le doute à l’égard du second dès la Libération puis, le rejet réciproque en 1951 ; je fus alors, pour parler en vos termes, à la fois apostat et excommunié. Mon appartenance au Parti avait duré dix ans, au cours desquels j’avais vu comment l’Appareil pouvait transformer un brave en lâche, un héros en monstre, un martyr en bourreau. C’est le sens de mon livre ironiquement intitulé : Autocritique[6]Edgar Morin, Autocritique, Paris, Le Seuil, 1959, réédition 2012, 328 p.. Dans ce détournement de l’exercice tristement célèbre de confession publique que le pouvoir soviétique exigeait de ceux dont il entendait se débarrasser, je ne me suis pas contenté de dénoncer le dévoiement d’une idéologie. En élucidant le cheminement personnel qui m’avait conduit à me convertir à la grande religion terrestre du XXᵉ siècle, je me suis délivré à jamais d’une façon de penser, juger, condamner, qui est celle de tous les dogmatismes et de tous les fanatismes. Il y a un lien très fort entre l’incroyance radicale et l’absence de foi.

Ne pensez-vous pas qu’il y a une sorte de détermination du monde, du devenir, du destin ?

Toute vie est navigation dans un océan d’incertitude. La vie est, dès la naissance, imprévisible : nul ne sachant ce qu’il adviendra de sa vie affective, de sa santé, de son travail, de ses choix politiques, de sa durée de vie, de l’heure de sa mort. Quant à l’Histoire, c’est pareil : outre les ambitions, les rapacités, les cupidités, elle vit d’absurdité. « It is a tale told by an idiot, full of song and fury, signifying nothing », disait Macbeth[7]William Shakespeare, Macbeth, Acte V, Scène V, 26-28. « Un conte conté par un idiot, plein de bruit et de furie, ne signifiant rien. » et sur ce point, il n’avait pas tort. Une des grandes leçons de ma vie est que j’ai cessé de croire en la pérennité du présent, en la continuité du devenir, en la prévisibilité du futur. Ceci a une signification fort claire en ce qui concerne l’organisation du monde, laquelle ne se détermine qu’a posteriori, par constatation de faits et j’ajoute : pour autant qu’il y ait quelqu’un pour la constater et l’énoncer. Cette impossibilité d’éliminer l’aléa du monde, l’incertitude de nos destins, l’inattendu rend notre vie incertaine et écarte la possibilité d’un plan, d’une détermination, d’une destinée, d’un destin, d’un dessein.

Alors, dit l’Inquisiteur, pour vous, que signifie vivre ?

Vivre ? Vivre a un double sens : le premier est être en vie, exister, se maintenir en vie, survivre ; le second est conduire sa vie, ses chances, ses risques, ses bonheurs, ses malheurs. Ainsi, la survie est nécessaire pour faire vivre la vie. Prenons ma vie. Mon père ne m’a donné aucune culture, aucune conviction religieuse, politique ou éthique. J’ai donc cherché tout seul. J’étais spontanément animé par les questions fondamentales posées par Kant : Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Il me fallait connaître les réalités humaines.

Et l’homme, justement, et le Salut ? demande l’Inquisiteur.

L’homme, comme l’univers où il vit, comme sa pensée, est complexité. À l’homme rationnel, constructeur, faiseur, créateur de biens, de richesses, il faut ajouter un autre plan de la vie humaine où apparaissent la passion, la foi, le mythe, l’illusion, le délire, le jeu. Cette complexité s’exprime par une série de bipolarités : homo sapiens et homo demens (sage et délirant), homo faber et homo fidelis, credens, religiosus, mythologicus (faiseur et croyant) ; homo œconomicus (économique, profiteur, producteur de richesse) et homo ludens (joueur) – homo liber (libre, gratuit). La vie de l’homme est un art incertain où tout ce qui est passion, pour ne pas succomber à l’égarement, doit être surveillé par la raison et où toute raison doit être animée par une passion, à commencer par la passion de connaître. Ainsi, pour concevoir l’Histoire, il faudrait faire copuler Shakespeare avec Marx et je pense que John Florio, cet Italien d’origine juive né en Angleterre, a été l’inspirateur des pièces de Shakespeare pour qui tout Salut est absent[8]John Florio (Londres, 1553 – Fulham près de Londres, 1625), connu également sous son nom italien de Giovanni Florio, est attesté comme traducteur en anglais de Montaigne et de Boccace ; … Continue reading.

Et le Monde ?

Dans notre univers, tout ce qui a quelque consistance est un système. L’atome est un système. Les molécules, les astres, les êtres vivants, les sociétés sont des systèmes ; un système est une chose pour laquelle le tout est à la fois plus ou moins que la somme des parties. Tout système vivant est auto-organisateur, et même auto-éco-organisateur ; un organisme qui vit, travaille et dépense de l’énergie, qui dépend donc de son environnement pour son approvisionnement en énergie et son organisation. À la différence d’une conception déterministe qui n’envisage que l’ordre et une causalité induisant des effets nécessaires, des invariances, des stabilités, des régularités, il y a des aléas, des accidents, des ruptures, des irrégularités. Notre univers vit entre l’ordre et le désordre. La Terre dans son histoire témoigne d’une organisation qui a utilisé le désordre pour progresser et qui a frôlé la destruction en raison du désordre[9]Edgar Morin, Le Contrebandier d’une pensée complexe, Entretien, in Revue Natures, Sciences, Sociétés, 1996, 4 (3), pp. 252-257.. Une telle conception frappe de nullité toute tentative de prévoir le futur et dévoile la folie de croire qu’on puisse substituer une prospective à la prédiction des prophètes ou des astrologues. Le futur serait très aisé à prédire si l’évolution dépendait d’un facteur prédominant et d’une causalité linéaire. L’évolution n’obéit ni à des lois ni à un déterminisme prépondérant, l’évolution n’est ni mécanique ni linéaire : il n’y a pas un facteur dominant qui commande l’évolution. Il nous faut, au contraire, partir de l’ineptie de toute prédiction fondée sur une conception évolutive aussi simpliste[10]Edgar Morin, Où va le monde ?, Edgar Morin – 1981 ; Paris, Éditions de l’Herne, 2011, 54 p..

Que dites-vous de l’origine, de la création du monde ?

À l’origine de la vie, il s’est créé une sorte de boucle, une sorte de machinerie naturelle qui revient sur elle-même et qui produit des éléments toujours plus divers qui vont créer un être complexe qui sera vivant. Le monde lui-même s’est autoproduit de façon très mystérieuse[11]Edgar Morin, in Edgar Morin, « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », in Revue internationale de systémique, vol. 9, n° 2, 1995.. C’est tout le sens de la complexité.

Qu’en est-il de la croyance que tant d’hommes partagent ?

Les croyances sont des rêves éveillés ; elles véhiculent des silhouettes de vérités, elles agitent des simulacres de réel, elles projettent dans le futur incertain de fausses certitudes, elles dessinent les avenirs de l’espoir, taillés dans de la brume évanescente. Héraclite disait ainsi : « Éveillés, ils dorment », ce sont des somnambules. Les croyants ont des rêves éveillés et ces rêves-là brouillent la réalité ; ils la réduisent à des formes vagues, insaisissables, impalpables et en effacent les traits et les nuances ; il ne reste plus que des squelettes qui dansent une danse de mort. Pa les dogmes, les mots d’ordre, les unicités de récits, il s’agit de ramener le monde à une étrange et écrasante simplicité. C’est la domestication de la pensée, de la réflexion, du savoir et in fine, de la liberté de l’être et de la vie. Les prédateurs de conscience sont des simplificateurs ; ces rassembleurs sont des chiens de garde des troupeaux. Ils prêchent, ils instituent, ils intiment, ils interdisent, ils imposent des mutilations, ils élisent des alimentations ; il s’agit de façonner les consciences jusqu’au travers du corps ; il s’agit de réguler, d’instaurer des règles unifiantes ; c’est la célèbre et militaire injonction : « Je ne veux voir qu’une seule tête », celle du Guide, celle de Dieu qui est son masque. C’est le discours, le propos, la propagande de la non-pensée qui élimine l’homme en l’homme. Face à ça et à ceux-là, il s’agit de faire émerger les complexités humaines si ignorées par ces simplismes, ces unilatéralismes, ces dogmatismes.

On a connu le cas de non-croyants qui perçurent une illumination ; qu’en dites-vous ?

On connaît les cas du dénommé Saül, alias Paul et du débauché Augustin, qui ont eu une illumination et ont sombré dans la croyance. C’est arrivé à l’athée Paul Claudel, atteint par la grâce, à Charles Péguy et à d’autres encore. Ainsi, les hommes sont possédés par les mythes, les religions, les idéologies, qui, produits de l’esprit humain, deviennent maîtres et dominateurs et exigent adoration et sacrifices.

N’avez-vous pas été croyant vous-même ?

À un moment de ma vie, j’ai été croyant et j’ai suivi un chemin de conversion et j’ai été converti au communisme – c’était au temps de la guerre contre le nazisme. Mes espoirs d’avenir radieux se sont effondrés progressivement. Après ma conversion, ma « déconversion » fut un travail de conscience qui m’a rendu pour toujours allergique aux fanatismes et aux sectarismes. J’ai donc vécu dans un univers religieux absolutiste, qui, comme toute religion, a eu ses saints, ses martyrs et ses bourreaux. C’est un monde qui rend halluciné, qui dégrade et détruit parfois les meilleurs. Mon séjour de six ans en Stalinie m’a éduqué sur les puissances de l’illusion, de l’erreur et du mensonge historique. Depuis, je me suis converti à l’autonomie politique totale.

Que signifie cette autonomie politique totale pour la vie quotidienne ? D’où vous vient-elle ?

Cette autonomie politique totale ne peut pas survivre sans écho dans les autres champs de la vie humaine. Ce scepticisme à l’égard des croyances, quelles qu’elles soient, je l’avais pêché dans la littérature, chez les écrivains, qui, soit dit en passant, sont des chercheurs de complexité et des baroudeurs de l’esprit ; cette complexité de conception du réel humain, je l’ai trouvée chez Anatole France, Montaigne, Rolland, Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, Hugo et bien d’autres. Ainsi, je n’ai pu ni voulu échapper à la multipolarité humaine ; j’ai essayé d’intégrer en moi la rationalité et de la lier à la poésie de la vie. Je suis faberen bâtissant la pensée complexe ; je suis religionis – j’ai eu pendant cinq ans la foi dans le salut terrestre par le communisme et j’ai gardé ma religion de la fraternité et de la Terre-patrie ; je suis œconomicus (sans jamais aimer l’argent) – j’ai gagné ma vie par mon travail ; je suis ludens – j’adore jouer, plaisanter, blaguer et je suis liber – par la gratuité de mes actions.

Cependant, il y a la mort : qu’en penser ?

Pour moi, la question s’est posée d’emblée, lors de mon premier travail important, L’Homme et la Mort[12]Edgar Morin, L’Homme et la mort, Paris, Le Seuil, 1970, 352 p.. Quiconque s’interrogeait sur les attitudes humaines à l’égard de la mort dans les années cinquante à soixante était renvoyé au mieux à quelques traités philosophiques. Il n’y avait ni thanatologie, ni science de la mort. Il n’y avait rien. Il m’a fallu puiser dans la littérature ethnographique, me plonger dans les coutumes et rites funéraires, prélever dans la psychologie de l’enfant la découverte de l’idée de mort, me tourner vers la psychanalyse, sonder l’histoire des religions, m’attaquer au christianisme, aller à la philosophie de l’Antiquité (qui récuse l’immortalité) jusqu’au traitement de la mort par Heidegger ou Sartre. J’ai été amené à noter les changements de conception, dus notamment au recul des religions et au développement de la laïcité, à considérer l’époque contemporaine qui s’efforce d’effacer la mort. La mort, particularité biologique propre à tous les êtres vivants, différencie radicalement les humains des animaux puisque les premiers, dès les origines, laissent le témoignage de conceptions qui envisagent des formes de survivance, au-delà de la décomposition du cadavre. J’ai dû, pour y parvenir, sillonner du biologique au mythologique. Finalement, la mort est un élément du tout qu’est la vie, elle fait partie de la vie. Son avenir est déjà dans le passé et dans le présent de la vie. La mort vit dans la vie, elle l’achève et la conclut.

On vous a dit « contrebandier ». Quel est votre avis ?

On a dit que je suis un contrebandier d’une pensée complexe : je ne pense pas que ce soit faux, mais cette position sociale qu’implique l’image du contrebandier a été la mienne dans bien des domaines de ma vie. Finalement, je suis assez fier d’être à plus de cent ans, un contrebandier de la vie.


Références[+]

Références
↑1 Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev
↑2 Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
↑3 Edgar Morin est l’auteur de nombreuses publications qui constituent un ensemble fondateur d’une pensée de la pensée complexe. Voir notamment : Edgar Morin – catalogue.
↑4 Edgar Morin, Leçons d’un siècle de vie, Paris, Denoël, 2021, 147 p.
↑5 OVRAAR : voir note dans Carlo Levi.
↑6 Edgar Morin, Autocritique, Paris, Le Seuil, 1959, réédition 2012, 328 p.
↑7 William Shakespeare, Macbeth, Acte V, Scène V, 26-28. « Un conte conté par un idiot, plein de bruit et de furie, ne signifiant rien. »
↑8 John Florio (Londres, 1553 – Fulham près de Londres, 1625), connu également sous son nom italien de Giovanni Florio, est attesté comme traducteur en anglais de Montaigne et de Boccace ; éminent linguiste, il est depuis des années considéré comme l’auteur des pièces de William Shakespeare – voir à ce sujet, Lamberto Tassinari : « John Florio, alias Shakespeare », Lormont, Éditions Le Bord de l’Eau, 2016, 384 p.
↑9 Edgar Morin, Le Contrebandier d’une pensée complexe, Entretien, in Revue Natures, Sciences, Sociétés, 1996, 4 (3), pp. 252-257.
↑10 Edgar Morin, Où va le monde ?, Edgar Morin – 1981 ; Paris, Éditions de l’Herne, 2011, 54 p.
↑11 Edgar Morin, in Edgar Morin, « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », in Revue internationale de systémique, vol. 9, n° 2, 1995.
↑12 Edgar Morin, L’Homme et la mort, Paris, Le Seuil, 1970, 352 p.
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Des effets pervers de l’effondrement des religions traditionnelles en Europe

Posté le 22 décembre 2021 Par ABA Publié dans Modernité/Postmodernité Laisser un commentaire

Patrice Dartevelle

Les incroyants se sont réjouis ces derniers mois de la publication pour le grand public des chiffres relatifs aux pratiques religieuses et aux croyances en Europe. Il s’agit principalement de la version 2018 de l’enquête sur les valeurs European Values Survey (EVS), réalisée tous les dix ans environ. Sa crédibilité est la plus certaine (pour la France, 1780 sondés, plus un échantillon de 721 jeunes âgés de 18 à 29 ans). Malheureusement, pour des raisons que j’ignore, la Belgique n’a pas été traitée en 2018. On dispose en revanche des chiffres pour la France, dont la situation ne peut être très différente de celle de la Belgique, mais bien sûr pas forcément identique. On dispose en plus, dans ce cas, d’un ouvrage de synthèse, rédigé par deux des plus éminents sociologues français des religions, Philippe Portier et Jean-Paul Willaime, qui se sont succédé de 2002 à 2018 comme directeur d’études à l’École Pratique des des Hautes Études[1].

La décatholicisation

Des chiffres publiés, on a surtout retenu, non sans raison, qu’en 2018, la France compte 21 % d’athées et 37 % de sans religion, soit une majorité (58%) de non-croyants. En 2008, on était dans une situation d’équilibre (50/50) et en une décennie, athées et sans religion ont accru leurs chiffres de 4%.

Le phénomène n’est donc pas intrinsèquement nouveau, même si le passage à une majorité de non-croyants a effectivement une valeur symbolique. C’est la comparaison avec 1981, à une époque où on ne compte que 27% de non-croyants, qui est spectaculaire. De plus, si on prend les chiffres des 18-29 ans, on obtient 28 % d’athées et 39 % de sans religion et donc un maximum de 33% de croyants. Comme il faut compter 13 % de musulmans, les catholiques, protestants, juifs, bouddhistes, etc. ne peuvent plus se partager que 20 % de la population jeune.

Trois conclusions semblent s’imposer : la France est décatholicisée, la non-croyance (athées et sans religion) est devenue dominante et l’islam est occupé à prendre une place importante, rivalisant avec le catholicisme chez les jeunes.

Désillusions

Pour l’athée que je suis, tout ou presque semble positif. Je crains pourtant qu’un tel bilan ne soit qu’une illusion. Tous les chiffres que je viens de citer reposent sur une déclaration d’appartenance à une catégorie, ce qui est beaucoup trop simple.

Examinons plus finement les croyances précises pour comprendre ce qu’il en est.

La croyance en une vie après la mort, qui était stable depuis plusieurs décennies autour du tiers des sondés, passe maintenant à 41 %. Celle en l’existence du paradis passe de 26 % en 1981 à 35% et celle en l’existence de l’enfer (pourtant mise sous le boisseau par l’Église depuis plusieurs décennies) de 15 à 26 %. Quant à la réincarnation, qui ne doit rien au christianisme, ses partisans passent de 22 à 26%.

Et ici aussi, le virage pris par les jeunes va dans le même sens et est encore plus marqué. Pour les 18-29 ans, la croyance en une vie après la mort passe de 30 à 47 %, la croyance au paradis de 18 à 38 %, celle à l’enfer de 11 à 32% et celle en la réincarnation de 19 à 33%. Dans ce groupe d’âge, il faut évidemment tenir compte d’une plus forte proportion de musulmans mais celle-ci ne peut tout expliquer.

Pour un rationaliste, la situation actuelle est au moins ambiguë et celle qui s’annonce nous promet un recul vers le monde d’autrefois, d’il y a bien longtemps, celui de la superstition et de la crétinerie. Laissons le questionnement sur le rôle et le fonctionnement actuels de l’enseignement, spécialement secondaire.

Lors des États Généraux de l’athéisme en octobre 2013, j’avais exposé mes raisons de créer une association d’athée[2]. Il ne s’agissait pas, selon moi, de craindre une remontée du catholicisme mais bien de considérer que le groupe des « sans appartenance religieuse » (32,6% des Belges selon le sondage EVS de 2009) créait plus qu’une incertitude. Il laissait poindre un risque de dérives irrationnelles dont j’avais fait de Frédéric Lenoir le porte-drapeau le plus significatif, le plus dangereux et le plus répandu. On peut voir maintenant que je n’étais nullement pessimiste. Le risque s’est concrétisé et est devenu majeur. L’Ouest européen lui-même, qui semblait jusqu’il y a quelques décennies la partie du monde la plus immunisée contre l’irrationnel, a pratiquement cédé et se prépare à une incroyable régression dont bien évidemment les musulmans ne nous aideront pas à nous sauver (mais ils ne sont pas la source du problème).

Un paysage religieux modifié

On peut aussi éclairer le problème d’une autre manière ou l’aborder sous un autre angle, ce qu’envisagent Ph. Portier et J.-P. Willaime, que je rejoins facilement sur ce point. On peut effectivement voir deux blocs, mais différemment, de l’opposition classique.

Dans le premier, on peut mettre ceux qui ont des convictions affirmées, chacune classiques de leur côté mais dont l’ancienne opposition semble bien moins farouche que par le passé ; et dans l’autre, le groupe dangereux des sans religion, au sein duquel se recrute largement les tenants des thèses irrationnelles.

Dans le premier, on met les athées convaincus et les catholiques, qu’ils soient rationalistes ou théologiquement traditionnels, ce qui fait 63 %, contre 82 % en 1981 et donc 37 % du groupe incertain des sans religion. Reste le cas des catholiques non pratiquants, qui ne sont sans doute pas si éloignés des sans religion. Si on les agglomère avec les sans religion, on aboutit à un bloc de 56%, qui peut être une majorité. Il n’est pas impossible de voir ainsi une forme de proximité entre les deux groupes historiquement les plus antagonistes, que sont les athées et les croyants traditionnels.

Étrangement, ce clivage nouveau correspond à celui qu’établit Frédéric Lenoir, qui range en deux camps opposés ses amis et ses ennemis. Ces derniers sont à ses yeux les croyants comme autrefois et les athées, qu’il appelle toujours dogmatiques, c’est-à-dire les athées convaincus de Portier et Willaime (sans doute repris de l’étude EVS). Les deux sociologues français en imaginent une possibilité de voir les athées reconsidérer la présence des religions dans l’espace public. Cela me semble par contre une illusion : les croyants traditionnels sont un groupe qui se réduit comme une peau de chagrin. Ce sont bien les athées qui vont se retrouver seuls pour mener la lutte contre un irrationnel primaire comme jamais.

Les « nones »

La question des sans religion est donc cruciale. On peut l’examiner plus avant sur la base d’un ouvrage plus récent encore que celui de Portier et Willaime, celui de Guillaume Cuchet, un historien de l’Université de Paris-Est Créteil[3].

Celui-ci consacre un chapitre à la question sous le titre explicite « Spirituels mais pas religieux. La montée des sans religion (“nones”) » (pp. 79-96). G. Cuchet, attitude particulièrement rare en France, se présente comme un catholique traditionnel, sans lien avec les fondamentalistes.

Il est intéressant de constater que la révolution qu’est le phénomène des « nones » – terme américain, choisi pour écarter l’appellation de « non-affilié » qui connotait l’idée d’une séparation d’une norme préalable – lui « paraît à terme un phénomène plus important que l’islam », islam dont il regrette qu’en France, 40 % des thèses en cours en histoire et sciences sociales des religions lui soient consacrées, aux dépens de l’explosion des « nones ». Selon les cas, G. Cuchet étudie ceux-ci en y incluant ou non les athées, la pratique américaine étant de les globaliser.

Il remarque tout d’abord que le phénomène n’est pas si récent, sans même parler de l’histoire des anticléricaux et des libres penseurs. Mais il est vrai que je pense qu’il a raison quand il dit que « les “nones” n’ont qu’un rapport de filiation assez lointain avec les libres penseurs du XIXe siècle (sic) », du moins si on en écarte les athées convaincus. Pour les autres, en effet, je doute que la lecture des Lumières ait pu les influencer, d’autant plus qu’ils n’ont pas procédé à pareilles lectures.

En fait, G. Cuchet veut tenir compte de ce que les 4/5e des jeunes « nones « n’ont pas reçu d’éducation religieuse. Ce ne sont donc pas des « décrocheurs » mais des « décrochés » de deuxième génération ou plus. Sans doute, mais il resterait alors à expliquer la rapide croissance de leur nombre. La conséquence de cette situation, c’est que toute perspective de retour à la religion d’origine doit être écartée. Tout à l’inverse, les « nones » sont, pour cette raison, particulièrement disponibles pour d’autres parcours.

Selon les pays, la situation peut varier. L’éloignement d’avec la religion est plus ancré chez les « nones » européens qu’aux États-Unis. Dans ce pays, 30% des « nones » enregistrés une année ne le sont plus l’année suivante. Dans un pays habitué à un « marché » du religieux, renoncer à toute affiliation religieuse peut donc vouloir dire qu’on est en train de chercher une religion à son goût. C’est moins vrai en Europe mais, sur notre continent aussi, une partie des sans religion est en recherche sinon d’une religion, du moins d’une spiritualité plus ou moins bricolée. Mais une autre catégorie des sans religion pourrait comprendre des indifférents complets, vis-à-vis de la religion comme de son contraire.

G. Cuchet voit bien que nous sommes en présence d’une demande de « spiritualité », qui est manifeste. J’ai déjà traité du cas de Frédéric Lenoir[4]. Mais il faut y ajouter, comme le fait G. Cuchet, l’attrait pour les religions orientales, attitude dont Matthieu Ricard est le plus connu et lu en milieu francophone, où il peut compter sur des centaines de milliers de lecteurs.

Dans un autre chapitre consacré à la mode du bouddhisme, intitulé « Le Bouddha a plus la cote que Jésus », G. Cuchet ne ménage pas ses critiques à l’encontre de cette « spiritualité ». Il cite notamment Marcuse dans L’homme unidimensionnel dès 1964, qui analyse que « Les nouvelles « spiritualités font partie du “régime de santé” de la « société unidimensionnelle »[5].

S’emparant d’un cas, dont il reconnaît qu’il est « un peu extrême mais pas marginal », G. Cuchet se moque :

Les Européens qui partent dans des cahutes amazoniennes mâchonner des racines hallucinogènes sous la direction de chamans locaux ou importés pour tirer de leur inconscient quelque fantôme susceptible d’expliquer leur mal-être ou de leur tenir lieu de religion me paraissent les plus déshérités des hommes et des femmes. J’y vois moins l’annonce d’une nouvelle renaissance qu’un signe de prolétarisation métaphysique[6].

G. Cuchet rejoint Nietzsche quand celui-ci expliquait que l’Occident finirait dans un mélange de christianisme dédramatisé et de néo-bouddhisme psychothérapeutique.

Sa conclusion, explicitée dans une interview, dit bien le retournement de la situation : « Autrefois il y avait des spiritualités… dans la religion. Désormais, c’est l’inverse : les religions sont perçues comme des modalités particulières, locales et au fond un peu arbitraire de ce phénomène plus large et plus originel qu’est la spiritualité. »[7] Certes, il y a là une part de la nostalgie d’un catholique traditionnel mais la formule reste juste.

Ultramodernité ?

Reste maintenant à analyser la situation religieuse contemporaine dans un cadre plus global. L’évolution générale remonte à plusieurs décennies et de toute manière, l’évolution économique et sociale des Trente Glorieuses ne peut qu’y être pour beaucoup. Remarquons d’ailleurs que l’état général de satisfaction de l’époque contraste avec le mécontentement généralisé d’aujourd’hui en Europe.

Différentes interprétations ont déjà été proposées. Philippe Portier et Jean-Paul Willaime proposent la leur. Si Z. Bauman attribue les changements à la post-modernité, les deux sociologues français mettent l’accent sur l’ultramodernité.

Ph. Portier et J.-P. Willaime estiment que « la situation religieuse ne nous confronte nullement à un retour du religieux prenant sa revanche sur un séculier qui serait en perte de vitesse[8].

Il veut dire en fait que dans la société moderne – qui n’est plus la nôtre – l’esprit de sécularisation était « mythologisé » et comme absolutisé. L’ultramodernité, c’est la modernité mais désenchantée, auto-relativisée. Elle est dominée par l’éclatement et l’individualisation des croyances. La sécularisation a finalement atteint le séculier lui-même. II est maintenant sécularisé, il est devenu un objet comme un autre.

Jusque-là, je peux suivre le raisonnement. Portier et Willaime en déduisent que cette révolution pourrait à terme être favorable à plus de religion, à plus de religion dans l’espace public. Cela me semble pure illusion de croyants impénitents. La religion du passé meurt sans qu’en Europe, on repère le moindre signe contraire. Mais il faut l’admettre : le religieux et la spiritualité vont par contre bien nous donner du fil à retordre.

À cela il faudra ajouter la progression de l’islam et des musulmans, un groupe en progression démographique et à la pratique religieuse en croissance parmi ses jeunes.

De toute évidence, nous n’en avons pas fini avec un univers qui s’éloigne à grands pas de la raison et qui, dès lors, a besoin des athées, un groupe qui manifestement se porte plutôt bien en nombre et en cohérence.


Notes

  1. Philippe Portier et Jean-Paul Willaime, La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition, Paris, Armand Colin, 2021, 316 p. ↑
  2. Patrice Dartevelle, « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions ? », La Pensée et les Hommes, Francs-Parlers, 2015, vol. 99, pp. 59-70. On peut retrouver le texte en version électronique sur le site athees.net, Newsletter n°34 (1er déc. 2021). Il sera imprimé à nouveau dans L’Athée n°9 (2022) fin 2022). ↑
  3. Guillaume Cuchet, Le catholicisme a-t-il encore de l’avenir en France ? Paris, Éditions du Seuil, 2021, 249 p. ↑
  4. Voir note 2. ↑
  5. Il cite l’ouvrage dans la traduction de Monique Wittig (2015), pp. 38-39. ↑
  6. G. Cuchet, op. cit., pp. 116-117. ↑
  7. Interview de l’auteur par Marie-Lucile Kubacki, site lavie, le 6 septembre 2021. ↑
  8. Ph. Portier et J.-P. Willaime, op. cit., p. 19. ↑
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La Confession logique d’Alexandre Zinoviev

Posté le 22 décembre 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession logique, comme dans les précédentes entrevues fictives [1], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie ou pire, d’athéisme – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve, face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Alexandre Alexandrovitch Zinoviev, né à Pakhtino en Russie le 29 octobre 1922, philosophe, écrivain et logicien. Il est connu comme auteur d’une série de romans et d’essais sur la Russie post-révolutionnaire. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre littéraire et philosophique de Zinoviev – essentiellement, Les Hauteurs béantes[3], Va au Golgotha[4], Vivre[5], Les Confessions d’un homme en trop[6].

Bonjour, Monsieur Alexandre Zinoviev. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[7] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Alexandre Alexandrovitch Zinoviev, né en Russie à Pakhtino, le 29 octobre 1922 et mort en Russie à Moscou, le 10 mai 2006.

Bonjour, Monsieur l’Inquisiteur. Je suis bien Alexandre Zinoviev. En Occident, on m’appelle Monsieur Zinoviev ou Zinoviev, tout simplement. Je suis né à Pakhtino, dans l’oblast de Kostroma dans ce qui s’appelait alors la république socialiste fédérative soviétique de Russie (en abrégé RSFS de Russie ou RSFSR), c’est-à-dire en Russie. Pakhtino était un trou perdu, entre Tchoukhloma et Antropovo, à environ 500 km de Moscou. Pakhtino devait rassembler une dizaine de maisons ; à ma dernière visite en 1946, il ne restait presque plus rien et la forêt reprenait ses droits sur les champs. Et en effet, je suis bien mort à Moscou à 83 ans en 2006. Mais qu’attendez-vous de moi qui viens d’un monde orthodoxe et communiste ?

Ce que j’attends, précise l’Inquisiteur, c’est une confession. Je pense que dans la religion de votre pays, c’est une pratique connue et vous devez connaître la confession de Bakounine au Tsar de Russie[8].

Il m’est arrivé de me confesser dans mon enfance. Là, tout était simple. Je devais répondre à toutes les questions du pope : « J’ai péché, mon père. » À la fin, il disait : « Dieu te pardonnera », et je rentrais à la maison, illuminé et heureux, sachant que j’obtiendrais un bonbon. Cette fois, je ne veux pas obtenir un bonbon après ma mort, je n’en aurais eu aucun usage. Par contre, j’aurais aimé que mes cendres soient dispersées à l’endroit où se trouvait mon Pakhtino, pour que je devienne à nouveau une particule de ma terre. Et puis, même les gens qui n’ont pas commis de grands péchés éprouvent le besoin de se confesser. Les croyants se confessent aux prêtres et, à travers eux, à Dieu. Les athées se confessent à leurs proches, à leurs collègues, à leurs amis, voire à des compagnons de beuverie ou de route. Chez nous, ce sont les organisations sociales qui remplissent cette fonction ; en Occident, on a inventé la psychanalyse. La confession de Michel Bakounine était une opération policière, une manœuvre tsariste qui a inspiré les services russes ultérieurement.

Monsieur Zinoviev, dit l’Inquisiteur, pouvez-vous me parler un peu plus de votre enfance et du milieu où vous avez grandi ; y avait-il là de la religion ?

Bien sûr qu’il y en avait, Monsieur l’Inquisiteur, et ne croyez pas que j’ai grandi dans l’ignorance de Dieu et de la religion. Nous là-bas au fin fond de la Russie, nous avions la religion orthodoxe, un pope nous enseignait le catéchisme et tout le toin-toin. À cause de ma grand-mère, il venait chez nous et il a embrigadé tous les enfants de la famille ; comme les autres, j’allais à l’église. Ainsi, je n’ai pas besoin d’explication pour comprendre ce qui vous tracasse. Quant à Dieu, il y faut un peu de logique. Vous et moi, par exemple, en supposant que je sois réellement rallié à l’idée de Dieu et à une religion – disons, l’orthodoxe russe – on aurait un même Dieu, mais deux religions. À supposer que je sois sectateur d’Allah et musulman, vous et moi, on aurait non seulement deux religions, mais également deux dieux différents. Je peux continuer le raisonnement pour tous les dieux de la terre et toutes les religions, sans compter qu’il y a des religions sans dieu et des dieux sans religion. Ainsi, on se retrouve avec des tas de religions et des tas de dieux, c’est un vrai capharnaüm.

Et puis tout de même, dit l’Inquisiteur, qu’en était-il de Dieu ?

Dieu, Dieu, c’est vite dit ça, Monsieur l’Inquisiteur. Allez savoir ce que c’est Dieu. Ce qui était vraiment là au-dessus de nous, c’était Staline. Staline, on peut en penser ce qu’on veut, mais c’était une évidence. J’ajoute que moi, dès les années 30, j’étais antistalinien et même que j’avais dans l’idée d’aller le tuer de mes propres mains. Voici le scénario imaginé : lors du défilé sur la Place Rouge, nous nous infiltrerions, Ina et moi, dans la colonne de l’école de Boris. À hauteur du mausolée, on provoquerait une confusion et armé d’un pistolet et de grenades, je me ruerais sur les dirigeants. Je lancerais les grenades et je ferais feu sur Staline. L’attentat aurait dû se faire le 7 novembre 1939, mais en raison des difficultés de nous procurer des armes, on reporta l’opération. Puis, ce fut la guerre. Donc, Staline, c’était une évidence, mais Dieu ?

Oui, mais quand même, Dieu ? demande l’Inquisiteur.

Eh bien, Monsieur l’Inquisiteur, mon héros Laptiev, qui est une des figures de ma personne et dont je vous rappelle qu’il est Dieu, répond ceci à ses interlocuteurs : « Le plus dur dans ma situation, dit Dieu, c’est que je suis athée. Dieu ne saurait s’appréhender comme extérieur à lui-même. » C’est une impossibilité formelle du point de vue de la logique et donc pour le logicien, Dieu n’est pas et n’existe pas, sauf dans l’imagination de certains.

Au fait, dit l’Inquisiteur, dites-moi Monsieur Zinoviev, comment les gens pouvaient-ils bien vivre entre les croyants à l’ancienne mode et les athées du nouveau régime révolutionnaire ?

Au cours des années 1920, dans notre région, la population baignait dans la religiosité, sans fanatisme ; les croyants étaient tolérants à l’égard de la propagande athée et les athées tolérants à l’égard de la croyance. Mes grands-parents et ma mère étaient pratiquants ; mon père était athée depuis sa jeunesse. Nous avions comme convives le prêtre et des membres du parti, côte à côte. L’isba tout entière était couverte d’icônes. Dans la famille, on nous inculquait les convictions religieuses sous forme de principes moraux. Quand les églises furent fermées avec la collectivisation, au début des années trente, la population réagit avec indifférence. Les villages se vidaient, les croyants se faisaient plus rares et l’Église perdait ses soutiens. N’ayant plus d’église, notre prêtre vécut un temps comme un citoyen ordinaire. La conviction que Dieu n’existait pas pénétrait les enfants et les croyants adultes ne punissaient pas les petits mécréants. La foi devenait de plus en plus instable. En quatrième, à la visite médicale, j’ai ôté et caché la croix que je portais au cou. C’est à ce moment que je suis devenu athée. Ma mère m’a dit « que Dieu existe ou non, ce n’est pas très important. Ce témoin absolu de ton existence et ce juge doit se trouver en toi. Efforce-toi de conserver ta dignité à ses yeux. » J’ai assimilé cette morale maternelle, j’ai vécu en athée comme si Dieu existait. En renonçant à la religion, j’ai dû m’inventer une religion nouvelle et situer Dieu ou le juge suprême en moi-même ; comme Laptiev l’explique, il me fallut devenir Dieu moi-même, mais à la différence de Laptiev, je n’étais Dieu que pour moi-même. Je suis donc devenu un athée croyant.

Il n’empêche, dit l’Inquisiteur, que dans votre pays au temps de votre jeunesse, on mena un combat opiniâtre contre la religion qui était chrétienne, même si elle était orthodoxe et il fut question d’athéisme.

En effet, répond Zinoviev, mais ce n’était pas une erreur de la nouvelle société d’opérer une répression à l’encontre de la religion et de l’Église et pas seulement parce qu’elles avaient pris le parti de la contre-révolution ; ce fut aussi parce que les gens accueillirent avec joie l’athéisme comme s’il annonçait le paradis sur terre, même s’ils étaient persuadés que ce paradis n’existerait jamais. C’était une fête sans précédent dans l’histoire humaine : les gens se libéraient de la religion. Comme ils avaient rejeté la dépendance sociale ancestrale, ils rejetaient l’oppression religieuse. Sans ce soutien populaire, le pouvoir n’aurait pu l’emporter contre la religion. Du point de vue communiste, la religion et l’Église étaient des obstacles et si la religion et l’Église ont survécu, c’est parce qu’elles se sont ralliées. D’un autre côté, le pouvoir avait intérêt à conserver l’Église orthodoxe. Il s’agissait d’affirmer la liberté religieuse et faire de l’Église un rouage de l’État.

Monsieur Zinoviev, dit l’Inquisiteur, vous avez eu une vie tumultueuse, vous avez connu l’errance intérieure et l’exil à l’étranger.

C’est vrai, Monsieur l’Inquisiteur, ma vie a été mouvementée. Je suis parti de très bas et mes débuts furent très difficiles. Dans ma jeunesse, au prix d’immenses efforts et d’une misère chronique, j’étais arrivé à atteindre l’enseignement supérieur, où, à cause de mes réflexions, on m’a dénoncé aux organes ; alors, pour échapper à la répression, qui chez nous était terrible (et ça n’a pas beaucoup changé), j’ai plongé dans la clandestinité, j’ai été paria et sous une fausse identité, j’ai fui durant des années les services à l’intérieur de l’immense Russie. Pour cesser cette errance et retrouver une vie moins chaotique, je me suis engagé dans l’armée soviétique en 1940. Ensuite, héros de la guerre, j’ai réintégré la société et je suis devenu chercheur et enseignant de logique et de philosophie. J’étais arrivé à un niveau tel que si j’avais joué le jeu, j’aurais atteint des sommets. Cependant, comme j’ai toujours porté en moi une forme de refus de la lutte à mener pour réussir socialement, j’ai été tenu à l’écart. C’est ainsi qu’en voulant respecter mes principes de vie, je suis devenu un « renégat » dans mon propre pays.

Comment ça se passe chez vous pour le renégat ? demande l’Inquisiteur.

En Russie, un renégat est un individu isolé qui se révolte pour quelque raison contre la société qui l’entoure. On le punit soit en l’anéantissant comme personne civile, soit en le frappant d’ostracisme. Ce châtiment est une sorte de sacrifice rituel qui sert à l’édification des autres, des « normaux ». La transformation en renégat passe par plusieurs étapes. D’abord, l’entourage de l’hérétique fait preuve vis-à-vis de lui d’une vigilance croissante. Puis, on prend des mesures préventives tout en essayant encore de l’apprivoiser et de l’associer à la collectivité. Si cela ne donne pas de résultat, des mesures restrictives, puis punitives sont adoptées. À propos, tout cela ne vous rappelle-t-il rien, Monsieur l’Inquisiteur ?

Soit, dit l’Inquisiteur, comment en êtes-vous venu à écrire des ouvrages littéraires ?

Pour moi, la littérature n’était guère une fin en soi, mais d’abord un moyen d’exprimer mon indignation. Mon entrée en littérature était un choix, c’était la voie pour faire entendre ma voix et développer ma philosophie. Sacrifiant toute autre occupation, j’ai commencé à écrire Les Hauteurs béantes pendant l’été 1974. Je voulais décrire la vie réelle de la société communiste. La conclusion, parfumée d’athéisme, en était formulée sous forme d’un petit poème de ma façon :

C’était un peu vexant, sans conteste,
D’être à jamais privé du Jugement Dernier.
Les hommes ne se lèveront pas des tombes,
L’âme défunte ne cherchera pas son corps.
Ils ne ressentiront ni fierté, ni honte.
Bref, il n’y aura rien d’autre que la mort.
Je sais que les morts n’ont ni douleur, ni honte
Et la conscience à ce qu’on dit ne les tourmente pas.
Mais surtout les morts ne peuvent ni voir, ni entendre
Ce qu’on peut faire aux hommes ici-bas.

Quand même, Monsieur Zinoviev, parlez-moi un peu de votre Laptiev, qui dit être Dieu. Lui et sa religion me paraissent bien hérétiques et blasphématoires.

Vous avez raison, Monsieur l’Inquisiteur, d’après lui-même, Laptiev est Dieu et parfois, le Christ et de ce fait, ce Dieu et cette religion doivent vous paraître fort hérétiques et blasphématoires. Cette parodie est la méthode par laquelle Laptiev exprime son athéisme. Laptiev dit :

Le boui-boui est le grand temple où je prêche mon enseignement et trouve des disciples. Pour eux, j’invente prières et sermons, le plus souvent en vers. Le Christ aussi s’exprimait en vers. Bouddha s’accompagnait à la guitare. Mahomet beuglait avec une force incroyable.

Dans l’Évangile selon saint Jean (à ne pas confondre avec mon Évangile pour Ivan), le Christ a commencé sa carrière en changeant l’eau en vin. Alors, ses disciples ont cru en lui. Ben, je veux ! Si je pouvais changer l’eau en vodka, j’aurais toute la Russie derrière moi.

La parodie, c’est bien, mais que propose ce nouveau Dieu ? demande l’Inquisiteur.

Laptiev dit :

Une religion ne doit pas être ennuyeuse et triste. Ni grégaire. Elle doit être individuelle, irradier la joie de vivre, être vivifiante. Elle ne doit pas être humiliante. Pas de génuflexions, pas question de se traîner à quatre pattes ou sur le bide ! On se tient sur ses deux jambes et on marche la tête haute ! À bas la soumission ! Vivent la révolte, la témérité, la hardiesse, l’insouciance !

Laptiev dit encore :

Le réveil faisait tic-tac. Les souris grattaient. Et d’un coup, l’illumination : Dieu ne servait à rien pour la vie dans l’au-delà – une vie qui, d’ailleurs, n’existait pas et n’existerait jamais. Dieu ne comptait que pour cette vie-ci, la vie terrestre. Dieu n’avait d’importance que pour permettre à l’homme de vivre dignement l’instant de sa vie et disparaître.

Enfin, je vous propose quelques préceptes de Laptiev :

Tu n’adoreras personne ; si tu jures, tiens ta parole ; Résiste ! ; Amasse des trésors en toi-même ; Ne demandez rien ; N’oblige personne à te suivre ; le paiement de la vie est la vie elle-même ; tu es le juge suprême de tes actes. Si j’avais à choisir entre créer une religion et posséder ma Déesse ne fût-ce qu’une nuit, je choisirais ma Déesse.

Et Laptiev se dit athée, demande l’Inquisiteur. Que fait-il finalement de la déitude ?

Quant à la situation de l’athée, Laptiev la résume en un petit poème, où il rejette totalement l’existence de déités.

Un regard sec et froid, jette
Sur notre belle planète !
Ici, de déesse point
Et de Dieu encore moins.
Et si rongé par le doute,
Tu te lances sur les routes,
Tu pourras chercher mille ans,
Y en aura pas pour autant.

Qu’en est-il de l’athéisme ? Quel est votre sentiment, quel est son rôle dans la société ?

Ah, grandes questions, Monsieur l’Inquisiteur, mais la réponse est pourtant simple. Une fois posé le principe, c’est-à-dire l’athéisme comme point de départ de la réflexion, tout coule de source. Donc, l’axiome est : au commencement était le monde dans lequel se déroule la vie ; on peut le nommer le réel. Il en découle forcément que Dieu et la religion sont des éléments seconds surajoutés artificiellement au réel par l’homme. En ce sens, ce sont des éléments parfaitement superfétatoires. Ainsi, en bonne logique, il est raisonnable de laisser ces éléments parasites[9] de côté quand on veut vivre, penser et agir dans ce monde.

Que faites-vous alors de l’espérance, Monsieur Zinoviev ?

L’espérance, Monsieur l’Inquisiteur, c’est le paradis. Les popes et l’Église nous avaient donné l’horizon post-mortem du Paradis qui ouvrait un espace pour l’espérance. C’était une capitulation devant la réalité de la misère humaine. Après la révolution, le régime communiste, qui avec son espoir de l’avenir radieux[10] se voulait l’antichambre du paradis[11], proposait la même recette de l’espérance, mais ramenée sur terre, et toutefois, expatriée dans un temps indéterminé et assurément lointain. Pourtant, sur le terrain, pour la grande masse de la population, le régime soviétique avait apporté un immense progrès matériel. On partait de très bas et au début, ce progrès avançait vite ; par la suite, il s’est enlisé ; il ne resta plus que l’horizon paradisiaque. En somme, avec ce nouveau paradis[12], on n’avait fait que déplacer le curseur ; c’était toujours un tour de passe-passe, un avenir Potemkine. Ceci pose la question essentielle de l’espérance ou de l’espoir. En fait, comme athée, la seule position possible est le refus des idoles, des croyances, des espoirs, des espérances, des paradis et des avenirs radieux à venir (toujours à venir) avec simultanément, la prise en compte sérieuse du réel, avec lequel il faut vivre. Nous sommes des hommes, tâchons de le rester.


Notes

  1. . Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier ↑
  2. . Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  3. . Alexandre Zinoviev, Les Hauteurs béantes, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1977, 559 p. ↑
  4. . Alexandre Zinoviev, Va au Golgotha, Paris, Juillard − L’Âge d’Homme, 1986, 225 p. ↑
  5. . Alexandre Zinoviev, Vivre – La confession d’un robot, Paris, Éditions de Fallois – L’Âge d’Homme, 1989, 247 p. ↑
  6. . Alexandre Zinoviev, Les Confessions d’un Homme en trop, Paris, Olivier Orban, 1990, 504 p. ↑
  7. . OVRAAR : voir note dans Carlo Levi ↑
  8. . Marco Valdo M.I., La Confession libertaire de Michel Bakounine, Newsletter 24, ABA, Bruxelles, 2019 et L’Athée 7, ABA Éditions, Bruxelles, 2020, p.147 ↑
  9. . Parasite : il est amusant de relever que ce mot provient du vocabulaire religieux (je reprends ces éléments de définition au mot « parasite » du CNRTL) et d’apprendre qu’à l’origine, il s’agissait de l’assistant d’un prêtre, qui prenait soin des provisions des dieux et qui était invité à prendre part aux repas communs. Quant à la définition plus usuelle, toujours selon la même source, elle dit : Personne qui vit, prospère aux dépens d’une autre personne ou d’un groupe de personnes. ↑
  10. . Alexandre Zinoviev, L’Avenir radieux, Lausanne, L’Âge d’Homme,1979, 280 p. ↑
  11. . Alexandre Zinoviev, L’Antichambre du Paradis, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980, 897 p. ↑
  12. . Marco Valdo M.I., Le Paradis sur Terre (2021) : voir dans le site très international et polyglotte des Chansons contre la Guerre et/ou voir le blog de l’auteur uniquement en langue française, Le Paradis sur Terre (2021), qui est un épisode de La Zinovie – voyage d’exploration en Zinovie, entrepris par Marco Valdo M. I. et Lucien l’âne, à l’imitation de Carl von Linné en Laponie et de Charles Darwin autour de notre Terre et en parallèle, à l’exploration du Disque Monde, longuement menée par Terry Pratchett. La Zinovie renvoie à l’écrivain, logicien, peintre, dessinateur, caricaturiste et philosophe Alexandre Zinoviev et à son abondante littérature. ↑
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La Confession tranquille de Jean Meslier

Posté le 29 novembre 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession tranquille, comme dans les précédentes entrevues fictives [1], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie ou pire – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Jean Meslier ou Mellier, né à Mazerny (Ardennes) le 15 juin 1664, prêtre et curé d’Étrépigny. Il est connu comme auteur d’un Mémoire aux relents sulfuriques d’un athéisme intransigeant et testamentaire. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Jean Meslier – essentiellement, à son Mémoire des pensées et des sentiments.[3]

Bonjour, Monsieur Jean Meslier, comment faut-il dire exactement : mon Père, mon Révérend, Monsieur le Curé, que sais-je ? Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [4] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Jean Meslier, ou Mellier, né à Mazerny (Ardennes) le 15 juin 1664 et curé d’Étrépigny dans l’archidiocèse de Reims, y décédé en 1729.

Je vous salue, Monsieur l’Inquisiteur. Appelez-moi Jean Meslier ; c’est comme ça que je suis connu depuis ma mort ; avant, on m’appelait Monsieur le Curé ou plus intimement pour certains, Jean. Enfin, ça dépendait des moments et des circonstances. Surtout, ne m’appelez ni mon Père, ni Monsieur le Curé. Le mieux serait finalement, Monsieur ou Monsieur Meslier ou Meslier, tout simplement. Cependant, je veux préciser que j’ai été quarante ans curés de deux paroisses – celle d’Étrépigny et celle de Balaives, distantes de trois kilomètres entre lesquelles j’ai usé bien des semelles[5]. Même si dans l’état où je suis, ça n’aurait plus d’effet, je voudrais savoir si vous torturez, si vous garrottez, si vous usez encore du bûcher.

Sachez, dit l’Inquisiteur, que ce sont là des méthodes abandonnées depuis un certain temps en ce qui nous concerne, même si dans le monde contemporain, en certains pays non-chrétiens, on les pratique encore au nom de prophètes inspirés par Allah ou d’autres dieux. On y lapide principalement les femmes, mais aussi, les homosexuels et bien sûr, on y tue les athées et même, des chrétiens. Cela dit, je voudrais m’assurer que c’est bien vous l’auteur de cet ouvrage testamentaire prônant l’irréligion à pleins poumons, ce brûlot qu’on agite depuis des siècles contre notre Église et contre Dieu lui-même.

Pour répondre à votre question, Monsieur l’Inquisiteur, je reconnais volontiers être l’auteur de ce Mémoire actuellement recueilli en plusieurs exemplaires de ma main à la Bibliothèque Nationale de France et dont le titre[6] fort long en indique assez bien le but et le contenu. Vous noterez qu’il commence ainsi : Mémoire des pensées et des sentiments de Jean Meslier… D’abord, vous n’y trouverez aucune prétention universelle, ni aucun messianisme. Cela affirmé, j’insiste et je souligne ces deux mots : pensées et sentiments, qui condensent et expliquent toute ma démarche et donnent sens à ma vie. Ce n’était pas par hasard que je les avais placés là. Ils donnent un portrait assez fidèle de l’être vivant – de l’humain, en particulier et de sa vie. Pensées, sentiments, sensations, émotions, ainsi nous sommes faits, ainsi va la vie.

D’abord, Monsieur Meslier, vous avez fait là un grand ouvrage pour dénoncer Dieu, l’Église, etc, mais vous avez été curé quand même. Expliquez-moi ça, dit l’Inquisiteur.

Certes, Monsieur l’Inquisiteur, j’ai été curé et ordonné prêtre catholique, par l’archevêque de Reims encore bien, celui-là même qui couronnait les rois de France et je le suis resté jusqu’au bout. Et dans les Ardennes, un pays dur et souvent, fort froid ; mais c’était le mien et l’un dans l’autre, j’y étais bien. Entre nous, quel autre choix m’était accessible ? D’abord, ce n’était pas une vocation, oh non, je n’ai pas vraiment choisi ; c’est mon père qui a choisi et quand j’étais enfant, il m’a collé au séminaire. Oh, je ne lui en veux pas, certes non. Il n’était pas vraiment riche et il y avait trois filles à doter. Alors, pour m’assurer un avenir, c’était être ou militaire ou religieux. Tueur ou menteur ? Et vous-même, Monsieur l’Inquisiteur, qu’auriez-vous choisi ? Dans le fond, curé, ce n’était pas une si mauvaise idée : un travail assuré, un revenu, un logement, un rôle social et civil, une certaine reconnaissance, une place dans un monde.

Soit, Monsieur Meslier, comment avez-vous concilié curé et athée ?

Mal, je dois le dire, Monsieur l’Inquisiteur ; je supportais assez mal le masque, mais qu’y faire ? Cela dit, on peut être curé et athée ou l’inverse. Moi, c’était plutôt l’inverse. Ce n’est qu’une question de situation. On peut être fonctionnaire ou agent de l’État ou commerçant et anarchiste. L’être humain est plein de contradictions, il vit avec elles ; si vous saviez ce que j’ai entendu en confession ! La femme et l’homme vivent en société ; ils s’y adaptent tant bien que mal, selon le cours des choses et leur état. Ils n’héritent pas toujours d’un premier choix.

Dites-moi, Monsieur Meslier, ce fameux Mémoire, qu’en est-il ?

Comprenez ceci, Monsieur l’Inquisiteur, il m’est impossible et en plus, ça me déplaît de dire en quelques mots un travail d’années de réflexion et dont le résumé occupe à lui seul plus de 350 pages. Si vous voulez, vous pouvez le lire ou, à défaut, consulter diverses intéressantes publications qui y sont consacrées.[7] Ainsi, nous éviterons toutes ces références aux Testaments et à certains pesants philosophes qui m’ont bien embêté quand je passais mes soirées à les contredire ; tout cela est dans le Mémoire… , je ne vais pas le répéter. Tout comme je vous épargnerai ces démonstrations de « l’inexistence de l’inexistant », car ainsi, par cette simple expression, tout est dit à propos de Dieu et de toutes ces choses, qui ne sont qu’inventions et menteries. Pourquoi l’ai-je fait ? En grande partie, pour passer le temps ; on m’avait condamné à des nuits solitaires, il fallait bien les occuper. Je ne vous conterai pas non plus l’invraisemblable récit de ma lente déchristianisation, ni celle de mon incroyance maturant lentement, car il n’en a rien été. En réalité, pour ce qui est de la croyance, autant et aussi loin que je me souvienne de mon enfance, je ne lui ai jamais accordé foi.

Justement, Monsieur Meslier, puisque vous parlez de foi et que vous dites que vous ne l’auriez jamais eue. C’est incroyable.

Eh bien, Monsieur l’Inquisiteur, la foi, je vais vous le dire en toute sincérité. Je n’ai toujours pas compris, après des siècles, à quoi d’autre elle peut correspondre qu’à un sentiment imaginaire, un étrange détour d’un songe. La vie est un songe ? Peut-être pour celui qui sommeille la plupart du temps ou qui s’imbibe de substance distrayante ; moi, j’étais vif et clair d’esprit et de corps et question substance distrayante, j’étais sobre ; du coup, je n’ai jamais été atteint par ces divagations. Enfin, toutes ces histoires de religion et de Dieu m’ennuient profondément. Si on parlait d’autre chose ?

Parlez-moi d’amour, dit l’Inquisiteur, c’est une grande vertu théologale.

Ah, l’amour, vous dites. Toujours l’amour ! Ils n’ont que ça à la bouche : l’amour de Dieu, l’amour du Christ, la mort par amour, mais enfin, tout ça, ce sont des amusettes, des billevesées, des balivernes, des carabistouilles, des fadaises. Certes, l’amour quand ça vous prend, Monsieur l’Inquisiteur, l’amour, ça vous tourneboule les sens et le cœur. L’amour est une grande vertu de la nature. C’est elle qui mène la danse et cet amour a un rôle considérable dans la vie, car il apporte une grande satisfaction et encourage l’existence. Il incite aussi à la reproduction, mais comme curé de campagne, pousser l’amour jusqu’à la paternité, c’était un peu excessif ; alors, on s’arrangeait avec les moyens ancestraux. On ne pouvait pas, comme nos collègues protestants ou anglicans, se marier, avoir des enfants, vivre entourés de sa famille. Strictement interdit ![8] Je vais vous dire, Monsieur l’Inquisiteur, l’amour, je l’ai bien connu et j’en étais satisfait, pleinement. C’était un sentiment, mais fortement planté dans une sensation sensuelle, si vous voyez ce que je veux dire. J’étais bienheureux quand ma cousine ou ma nièce me tenait compagnie. Comme j’avais rué dans les brancards face au seigneur du lieu, le sire de Toully s’en était plaint en haut lieu et on me punit par ce biais en me forçant à vivre en solitaire. On m’avait ainsi fait prisonnier chez moi, mais rassurez-vous, je m’échappais.

Votre nièce, votre cousine, Monsieur Meslier, vous disiez ça, mais l’était-elle vraiment ?

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, je disais que c’était ma nièce ou ma cousine ; c’est une façon de parler, une manière de protéger certaine intimité. Dans le fond, c’était peut-être même vrai ; à la campagne, on est tous plus ou moins parents, tous plus ou moins cousins à la mode de Bretagne. Et puis, n’est-on pas tous frères et sœurs ? D’abord, Monsieur l’Inquisiteur, avez-vous l’idée de ce que c’est la solitude du curé de campagne face au temps qui passe ? Quarante ans de solitude à tourner en rond dans son église ? Et puis, il est certaine exigence de la nature qui se contrefiche des interdits divins ou canoniques et qui tient l’homme par certain bout. Le militaire a le bordeau, qui l’accompagne jusqu’en campagne. Bref, je nommais la personne qui me tenait compagnie, qui dans les faits était ma compagne, ma nièce (qui, soit dit en passant, chez certains confrères, pouvait tout autant être un neveu). Pour elle, c’était un bon emploi, plus sûr et plus agréable que fille de ferme ; elle m’avait été présentée par sa mère. Il y avait même de l’amour, alors que dans les étables, je ne vous dis pas. En plus, outre de tenir ma maison, celles qui officiaient chez moi savaient lire, écrire et acquéraient les connaissances nécessaires pour accomplir les tâches profanes de mon ministère.

Oui mais, Monsieur Meslier, on dit que ce n’est pas convenable pour un curé ; il y a l’obligation du célibat.

Le célibat, c’est bien joli, mais officiellement, j’ai toujours été célibataire, je ne me suis jamais marié. Pour le reste, je vous ferais bien une fable à la manière de La Fontaine de l’histoire du curé des villes et du curé des champs. Le curé des villes a toutes les facilités, il est bien aise de trouver chaussure à son pied dans certaines maisons spécialisées, mais il n’en va pas de même pour le curé de campagne. D’abord, tout le monde voit, le surveille et puis, si comme moi, il ne veut pas abuser de certaines de ses ouailles, il lui faut mener une double vie et se bâtir un amour ancillaire. La vie dans les Ardennes est dure ; là-bas, croyez-moi, pour être curé et de deux églises, il faut en avoir, et bien trempé, du courage.

Soit, dit l’Inquisiteur. Cependant, vous auriez pu agir dans la discrétion, aller satisfaire vos penchants en dehors de la cure, en dehors du village, que sais-je ?

Évidemment, j’aurais pu trouver une solution, disons ecclésiastique, et recourir aux services de nos bonnes sœurs. Il y avait bien un couvent dans les environs, auquel je reversais la dîme, mais c’étaient des moines. Et la tendresse ? Vous imaginez : mon enfance au séminaire. Mon père et ma mère m’avaient choisi ce destin. Mais l’affection, la tendresse, la chaleur aimable de la famille, ce n’était pas le père supérieur, ni aucun autre, qui a pu – car je n’ai pas voulu – me câliner. Après ça, quarante ans de curé de village. Je ne pouvais pas, je ne voulais pas user de mes paroissiennes ; alors, j’aurais dû sombrer dans l’ennui sensuel et sentimental ? Pas du tout ! C’était une question de salubrité mentale. Alors, tant que j’ai pu, j’ai partagé ma vie avec une jeune servante. Après il fut trop tard, en rapport à ma santé. La prostate, ça vous achève un homme. Cependant, il faut considérer cette présence féminine sous un autre angle.

Ah, Monsieur Meslier, je voudrais bien savoir ce que vous entendez là.

Eh bien, Monsieur l’Inquisiteur, je vous suggère de voir cette relation du point de vue de la nièce. Pourquoi a-t-elle choisi d’être la compagne du curé ? Pour une personne un peu douée et sensible, c’est le moyen d’échapper à la dure et fruste vie des fermes, de sortir de l’isolement, de trouver un statut social, d’échapper à la misère, d’ avoir une vie relativement confortable, de trouver un milieu un peu instruit et, pourquoi pas, l’amour. Face à la vision lubrique de l’Église, j’opposerais la réalité de ces « femmes de curé » qui complètent utilement le rôle du prêtre. Chez moi, ma nièce était à la fois sage-femme, infirmière, consolatrice, conseillère familiale et féminine, vulgarisatrice, acopleûse[9], aide aux vieillards, impotents et aux mourants (y compris pour leur donner un passage en douceur, telle l’accabadora en Sardaigne[10]). En fait, ces précieuses collaboratrices apportent à la communauté rurale toutes les qualités des sorcières[11] si injustement décriées et persécutées.

À présent, restons-en là. Monsieur Meslier, on vous dit athée. Que faut-il comprendre ?

Monsieur l’Inquisiteur, en vérité, je le suis, athée. Je précise aussi qu’à mon estime, athée est un mot boiteux, qui fonctionne à l’envers de la réalité. Ce mot athée n’est rien d’autre que la définition de l’homme tel qu’en lui-même, de l’homme nu tel qu’il se trouve dans la nature. On naît tous athées. Tout être vivant est athée pour la simple raison que s’il veut un jour croire, il lui faudra inventer un ou plusieurs objets de croyance. Pour croire en des dieux ou un seul Dieu, il lui faut les inventer. Moi, par exemple, je suis né, j’ai vécu, je suis mort sans jamais cesser d’être rien de plus que moi, celui qui était venu ainsi au jour.

Alors, dit l’Inquisiteur, quel est le sens de la vie ?

À dire vrai, la vie n’a pas de sens ; son sens, elle le trace, elle le définit en avançant. On ne connaît la vie de nos ancêtres (humains ou biologiques) que par les traces qu’ils ont laissées. Pourquoi on vit ? Il n’y a pas vraiment de raison ; le seul but de la vie est sa continuation, même pas son agrément ; pour ce qui nous concerne en tant qu’espèce vivante, elle débouche sur cette obstination à se répliquer. En somme, la vie, c’est un bégaiement, un perpétuel recommencement jusqu’à l’arrêt définitif. Il n’y a pas d’échappatoire.

Ah, vous voyez les choses ainsi, dit l’Inquisiteur ; je n’y avais jamais pensé de cette façon. Comment en êtes-vous arrivé là ?

Moi, je suis né Jean Meslier et je le suis resté. Je parle ici comme à moi-même, comme dans un de ces soliloques dialogués où on se fait les questions et les réponses, car on est le seul interlocuteur possible. Avec ou sans la chandelle, les nuits sont parfois longues ; ici, dans les Ardennes, certaines heures sont fort vides ; alors, on les comble de pensée. Mais la pensée est très vagabonde et en plus, souvent, elle cherche à avoir raison, à trouver la raison ultime et elle trouve n’importe quoi. Le piège, c’est d’y croire sans y repenser.

On dirait, Monsieur Meslier, qu’à considérer votre vie sur terre, vous ressentez une certaine amertume.

Non, Monsieur l’Inquisiteur, je n’étais pas triste, ni mélancolique, ni amer pour un sou, n’allez pas confondre colère et aigritude[12]. Face à ce monde de mensonges et d’hypocrisie, j’étais en colère, très en colère. Pour tout vous avouer, face au monde actuel, je le suis encore, car les choses n’ont pas vraiment changé : il y a toujours des riches et des puissants qui imposent leur domination aux pauvres et aux faibles afin d’en tirer richesses et avantages. Toujours cette même morgue, toujours cette même arrogance. Sans compter les ersatz de riches et de puissants qui tentent de les imiter et qui se gonflent le cou comme des dindons. Mais voyez-vous, ma colère, car il s’agit bien d’elle, ne m’a pas empêché de vivre.

La colère, oui, Monsieur Meslier, la colère, on la perçoit très bien, mais le bonheur ?

Oui, Monsieur l’Inquisiteur, certainement, j’ai vécu avec un sentiment de bonheur d’être, d’être là présent au monde, à respirer et penser entre les arbres et les gens et j’aurais volontiers fredonné :

Regardez toujours du côté lumineux de la vie !
Regardez toujours du bon côté de la vie !
(Je veux dire : qu’avez-vous à perdre ?)
(Vous savez, vous venez du néant et vous retournez au néant.)
Qu’est-ce que vous avez perdu ? Néant !)
Regardez toujours du bon côté de la vie ![13].

En clair, on n’a qu’une seule vie, moi, elle me suffisait et je pensais comme Léo Ferré :

On vit, on mange, et puis on meurt,
Vous ne trouvez pas que c’est charmant
Et que ça suffit à notre bonheur
Et à tous nos emmerdements.[14]

Au fait, il me souvient qu’en Italie, Anton Virgilio Savona avait fait une chanson intitulée Il Testamento del parocco Meslier.[15]

On ne dirait pas, Monsieur Meslier, à lire ces écrits qui ont occupé vos dernières années, que vous les ayez passées dans le bonheur.

Là, vous errez, Monsieur l’Inquisiteur ; bien au contraire, j’ai eu la chance, la chance insigne et le bonheur, oui, le bonheur de l’écriture. Entre elle et moi, ce fut une longue aventure amoureuse, ma dernière. C’était comme un beau voyage au goût de moi-même. J’y suis allé, comme on va retrouver une tendre maîtresse jusqu’au dernier soir, le sourire aux lèvres. J’apprivoisais la nuit en la meublant de pensée, de joie et de jouissance. Du reste, si je me souviens bien, j’avais écrit ceci qui me semble conclure heureusement notre entretien de la manière la plus athée qui soit :

Il n’y a plus aucun bien à espérer, ni aucun mal à craindre après la mort ; profitez donc sagement du temps en vivant bien, et en jouissant sobrement, paisiblement et joyeusement, si vous pouvez, des biens de la vie et des fruits de vos travaux car c’est le meilleur parti que vous puissiez prendre, puisque la mort mettant fin à la vie, met également fin à toute connaissance et à tout sentiment de bien et de mal.[16]

Ainsi, Monsieur Meslier, je ne peux que prendre acte de votre athéisme impénitent comme de votre irréductible tranquillité et vous dire À Dieu.


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel. ↑
  2. Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  3. Jean Meslier, Œuvres complètes. Mémoire des pensées et des sentiments de Jean Meslier. Préfaces et notes par Jean Deprun, Roland Desné et Albert Soboul, éd. Anthropos, 1970, XXXII. Cependant, le titre complet, choisi par l’auteur, est « Mémoire des pensées et sentiments de Jean Meslier, prêtre-curé d’Etrépigny et de Balaives, sur une partie des erreurs et des abus de la conduite et du gouvernement des hommes, où l’on voit des démonstrations claires et évidentes de la vanité et de la fausseté de toutes les religions du monde, pour être adressé à ses paroissiens après sa mort et pour leur servir de témoignage de vérité à eux et à tous leurs semblables. ». On lira avec profit la notice que lui consacre Wikipedia : Jean Meslier. ↑
  4. OVRAAR : voir note dans Carlo Levi ↑
  5. Yvon Ancelin, Serge Deruette, Marc Genin, Jean Meslier, curé d’Etrépigny, athée et révolutionnaire, Les Cahiers d’Études Ardennaises N° 19 – Société d’Études Ardennaises 2016 – Réédition de l’ouvrage de 2011,280 pages, photos NB. ↑
  6. cf. supra 3. ↑
  7. Serge Deruette, Lire Jean Meslier, curé et athée révolutionnaire. Introduction au mesliérisme et extraits de son œuvre, Coll. « Opium du peuple », Éditions Aden, Bruxelles, 2008, 415 p. ; Thierry Guilabert, Les aventures véridiques de Jean Meslier (1664-1729) ; curé, athée et révolutionnaire, Éditions libertaires, Saint-Georges d’Oléron, 2010, 244 p. ; Jean-François Jacobs, La bonne parole du curé Meslier, Adaptation du Mémoire de Jean Meslier en un monologue théâtral, Éditions Aden, Bruxelles, 73 p. ↑
  8. Le célibat des prêtres est une décision qui remonterait au Concile d’Elvire qui s’était tenu en l’an 306 a.z. (à partir de zéro). ↑
  9. Acopleûse : en wallon de Liège ou de Hesbaye, désigne l’entremetteuse, la marieuse… L’acopleûse était le titre de l’adaptation en wallon par Marcel Hicter de La Célestine – La Celestina, o Tragicomedia de Calisto y Melibea de Fernando de Rojas (1499) – jouée la première fois en 1964, avec Jenny d’Inverno dans le rôle de Célestine. Voir notamment, Marcel Hicter, Cahiers Jeb, 1/83, Bruxelles, 1983, p. 411. ↑
  10. Accabadora : en Sardaigne, le mot désigne une femme chargée (clandestinement) d’aider à la fin de vie ; littéralement, l’accabadora est « la finisseuse ». Voir à ce sujet le roman de Michela Murgia, L’accabadora, traduction Nathalie Bauer, Le Seuil, Paris, 2011, 216 p. ↑
  11. Sur le rôle bénéfique de la sorcière, voir Carlo Levi, Le Christ s’est arrêté à Éboli, édition italienne originale 1945, traduction Jeanne Modigliani, Gallimard, 1977, Folio, 148 p. ↑
  12. Aigritude : le mot existait dans le français médical sous la forme « égritude » ; ici, il s’agit de décrire un « état », caractérisé par une ambiance aigre, une amertume. On aurait pu utiliser tout aussi bien son quasi-synonyme « amaritude ». ↑
  13. Eric Idle, Paroles et musique : Eric Idle, version française – Regardez toujours du côté lumineux de la vie ! – Marco Valdo M.I. – 2012 d’une chanson anglaise – Always Look On The Bright Side Of Life, in The Life of Brian – Monty Python – 1979 ↑
  14. Léo Ferré, Y en a marre, 1967. ↑
  15. Lucien Lane, L’Athéisme dans la Chanson italienne, NL 9, Aba, Bruxelles, 2015 et L’Athée, n°3, ABA éditions, Bruxelles, 2016, p. 177. ↑
  16. Jean Meslier, cf. supra 3, Avant-propos, p. 41. ↑
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Mort et avenir des religions

Posté le 30 mars 2021 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire

Patrice Dartevelle

Entendre parler – dans un docte univers universitaire souvent si prudent – de fin des religions ne peut qu’être sympathique à un athée. Même – sinon surtout insinueront les plus caustiques – chez les anticléricaux, si la difficulté d’imaginer la fin de la religion – du moins de celle qui a été dominante – reste grande.

Aussi, quand paraissent les actes d’un colloque organisé voici quelques années par l’Association belge pour l’étude des religions (BABEL), sous le titre Quand une religion se termine…, je me réjouis d’avoir l’occasion de réfléchir tant au passé qu’à l’avenir des religions[1].

Posons d’emblée un bémol ou proposons une clarification : il s’agit, comme le dit bien le titre du livre, de la fin de chaque religion prise isolément, mais pas de la fin de toutes les religions. Toutefois, l’ouvrage traite de la fin ou de la situation plus que compromise en Europe de la religion dominante, ce qui dépasse l’analyse historique sans la rendre inutile.

La leçon vaut aussi pour l’athéisme

Quand une religion se termine comporte un petit clin d’œil : il contient un article d’Alexander Meert sur l’athéisme dans l’Antiquité grecque[2]. L’athéisme radical, métaphysique, soutenant que Dieu ou les dieux n’existent pas, existe bel et bien dès le Ve siècle avant notre ère, mais après la mort de Théodoret de Cyrène en 275 avant notre ère, l’athéisme disparaît en quelques décennies. Sans doute l’épicurisme prend-il sa succession, mais c’est avec un athéisme « mou », au sens où, pour les épicuriens, les dieux existent, mais sont dépourvus de tout rôle que ce soit et de toute utilité. La conception peut sembler bizarre ou masquer une prudence sociale à laquelle mieux valait sacrifier. Mais nous savons aussi que des personnes se disaient athées dans les salons de la Rome antique au temps de Cicéron et que, s’il ne nous reste pas de véritable déclaration d’athéisme après Théodore de Cyrène, un scepticisme peut poindre chez Pline l’Ancien et une moquerie se retrouver régulièrement à travers l’œuvre de Lucien de Samosate (vers 125 – vers 190 de notre ère), que nous avons largement conservée[3].

Je ne vois pas de cas de religion morte qui ait pu renaître mais c’est le cas de l’athéisme – qui n’est pas une religion, mais tout de même son contraire – après sans doute un millénaire et demi d’oubli.

La disparition de l’athéisme antique ne doit rien au christianisme, peu à une répression souvent plus sociale que pénale, mais beaucoup, comme l’explique A. Meert, à une évolution des idées et des religions de l’Antiquité. La religion païenne de notre ère diffère largement des croyances anciennes centrées sur les dieux de l’Olympe – ce qui favorisera le développement du christianisme. La condamnation de l’athéisme par Platon sera longtemps efficace.

La leçon de modestie vaut donc aussi pour les athées qui auraient tort d’être sûrs qu’ils ne peuvent être à nouveau marginalisés.

La fin des religions

Il est logique de penser que causes du triomphe d’une religion et causes de son déclin peuvent entretenir des liens.

Pour réussir, une religion doit être en phase avec les mentalités de l’époque et du lieu, avec les intérêts et les besoins des groupes dominants, voire si possible avec ceux de la plus grande partie de la population et en tout cas être acceptable pour celle-ci. Le culte de Mithra a pu paraître un moment comme un concurrent voire un vainqueur du christianisme. Il a échoué par son aspect violent (la taurobolie), son élitisme, son exclusion des femmes même dans un univers bien peu féministe, comme le montre Baudouin Decharneux dans sa contribution au livre[4], et malgré une période de cohabitation géographiquement étroite (des temples étaient voisins) avec le christianisme à Rome même[5].

Mais à coup sûr, une fois triomphant, le christianisme s’en est pris au mithriacisme et dès la fin du IVe siècle, les chrétiens ont dévasté de nombreux sanctuaires de Mithra. Dans le cas du triomphe du christianisme dans l’Antiquité, on voit une réponse aux attentes de l’époque – le paganisme contemporain n’est pas si différent – et la prise en charge par le pouvoir impérial, conscient de la force montante que manifestait le christianisme.

Dans certains cas, pour comprendre l’extinction d’une religion, il faut tenir compte de l’intervention de forces intégralement externes. C’est le cas de la religion des Amérindiens, telle que l’analyse Sylvie Peperstraete[6]. Les conquistadores anéantissent le royaume aztèque et cherchent à faire de même avec la religion. Celle-ci a survécu à la conquête militaire et politique. Les prêtres ont pu se renouveler (et donc être formés) un certain temps. Au XVIIe siècle encore, de nouveaux prêtres prennent leurs fonctions. Si sacrifices humains et anthropophagie disparaissent un peu avant 1540, offrandes aux dieux aztèques et pratiques de guérison se sont perpétuées et ont conservé encore aujourd’hui une présence, certes secondaire – de type subculturelle, mais bien réelle.

Ce qui est remarquable, c’est l’importance pour les Espagnols de l’évangélisation et donc de la lutte d’éradication. Elle se marque notamment par sa précocité. Mexico est prise en 1521. Dès ce premier moment, les conquistadores sont accompagnés de prêtres. Les franciscains arrivent en 1524 et en 1526, une ordonnance royale impose à toute personne qui s’emparerait d’un territoire espagnol d’exposer aux indigènes qu’elle venait « leur enseigner les bonnes coutumes, les éloigner des vices et de manger la chair humaine, les instruire dans notre sainte foi catholique et prêcher pour leur salut ».

Le pape organise rapidement les choses. Quelques mois après la prise de Mexico, une bulle papale permet aux ordres mendiants de prêcher et de donner les sacrements sur le territoire américain. En 1522, une seconde bulle leur donne l’autorité apostolique du pape là où il n’y a pas d’évêque. Certes, l’Église est une bureaucratie mais apparemment, elle n’était pas guettée par la procrastination.

Comme ceux de Mithra, les temples aztèques sont mis à bas dans des délais record : en 1531, on dénombre déjà plus de 500 temples abattus et 2 000 « idoles » détruites. L’Inquisition s’implante rapidement, mais elle ne s’occupe guère des indigènes. À un moment donné, de 1535 à 1540, un inquisiteur s’occupe d’eux en étant responsable de la moitié des procès intentés à leur encontre, mais ce zèle excessif le fait démettre de ses fonctions.

On peut certes soutenir que ce zèle missionnaire n’était que le paravent d’autres préoccupations – économiques en langage actuel, de rapines et de vols en langage d’hier – mais la réalité religieuse avait une réalité. Lui nier toute réalité, c’est projeter sur le passé les mentalités d’aujourd’hui. Sans doute beaucoup de conquistadores mêlaient-ils de manière indissociable les deux ambitions, la spirituelle et l’économique.

Le cas du christianisme

Venons-en à la période actuelle et au déclin des christianismes (le catholique et les trois protestantismes principaux; l’orthodoxie étant une autre affaire).

Ce qui a favorisé leur succès les a menés à leur perte. À des degrés divers, ils se sont opposés aux normes nouvelles qui étaient celles de la modernité et se sont montrés allergiques à liberté de pensée et d’expression, sont demeurés ancrés dans des structures autoritaires, indifférents à la prise d’importance des femmes et à des visions différentes de la sexualité, confinés dans des lieux incommodes, jugés archaïques par les fidèles et manifestant concrètement l’autorité absolue du prêtre.

La question de l’appui des autorités politiques aux religions chrétiennes à l’époque contemporaine n’est pas intégralement claire. Il est impossible dans la généralité des cas de parler d’abandon des religions par les pouvoirs publics. Appui et financement ont rarement manqué. Or, c’est ordinairement un point central du succès d’une religion. L’exception, quasi unique, est celle de la France, mais à partir de 1905 seulement. Encore s’agit-il uniquement du traitement des prêtres, les pouvoirs publics continuant de financer les églises déjà bâties à cette date.

Cet appui politique est-il encore aussi nécessaire qu’autrefois ? Le cas américain est éclairant. Les pouvoirs publics américains ne financent pas les Églises, même si elles profitent d’avantages fiscaux, mais les États-Unis sont demeurés jusqu’il y a peu un pays très croyant et très pratiquant. Contrairement à une idée autrefois reçue en Europe, la très grande diversité religieuse, certes en pratique limitée aux Églises chrétiennes, n’a en rien miné la cohésion sociale du pays, qui n’a jamais dû craindre une Saint-Barthélémy. Au contraire, cette tolérance a fait la fierté des Américains.

En réalité, aux époques récentes, le secours des pouvoirs publics n’a plus la même force.

En fait, la sécularisation a éloigné des Églises nombre de croyants eux-mêmes. Le nombre d’hommes politiques démocrates-chrétiens, même de premier plan (dois-je citer un ancien Premier ministre belge devenu président du PPE ?), divorcés et remariés est éloquent. Le soutien des États européens se manifeste surtout par la continuation du financement (mais avec de moins en moins de prêtres à rémunérer) et, selon une intensité variable en fonction du pays, par le financement d’écoles et d’hôpitaux religieux. Ce système sert surtout à valider la cohérence de partis se réclamant d’une religion.

Aujourd’hui, ce qu’on appelait traditionnellement une religion, avec la certitude et la foi qui lui étaient liées, a pratiquement disparu. Dès qu’apparaît un groupe nouveau de croyants à la foi vibrante, il se fait traiter de « secte », tant l’incompréhension de ce qu’étaient les religions est devenue grande[7].

La grande exception à cet état d’esprit en Europe est celle des musulmans qui professent leur religion classiquement (je vise les musulmans en général, pas les seuls islamistes), ce qui les fait souvent admirer par les chrétiens fondamentalistes ou simplement nostalgiques. Tout indique que leur conviction et leur mode d’expression de celle-ci ne sont pas en danger.

Un exemple historique est parlant à cet égard. On croit souvent que les musulmans ont été chassés d’Espagne en 1492. En fait, à cette date, le calife Boabdil quitte l’Espagne vaincu, avec son administration et son armée, suivi d’une partie des musulmans. Les autres, le plus souvent des agriculteurs, restent attachés à leurs terres. Les rois d’Espagne et l’Église vont tout faire pour les convertir, quitte parfois à se contenter de réclamer uniquement discrétion pour la religion musulmane et adhésion de surface au christianisme. La lutte sera constante au Levant espagnol (Valence, Alicante, Murcie), les musulmans n’hésitant parfois pas à de véritables provocations publiques. Constatant l’échec complet de cette politique, ce n’est qu’en 1609 que le roi Philippe III prend un décret de totale expulsion, dont l’application prendra plus de temps que prévu, mais qui sera accomplie en 1614[8]. De nombreuses villes du Levant y perdront la moitié de leurs habitants.

Hors ce cas, et l’un ou l’autre groupe évangéliques, également importés, il n’y a pas trace d’un revival religieux en Europe – revival qui ne s’est produit qu’aux États-Unis dans le courant du XIXe siècle (XXe ?), alors qu’au siècle précédent, les religions ne s’y portaient plus si bien.

Quelle religion pour l’avenir ?

Globalement, au sujet de l’interprétation de la situation religieuse, on peut s’en tenir à la caractérisation proposée par Habermas : « Les sociétés dans lesquelles nous vivons doivent être pensées comme postséculières, c’est-à-dire des sociétés dans lesquelles la sécularisation n’a pas signifié la disparition des religions »[9].

En clair, si les religions ont considérablement reculé en importance et en impact, elles n’ont pas disparu et surtout, l’idée de religion, d’une certaine transcendance n’a pas disparu. Pourraient-elles renaître et comment ?

J’ai déjà exposé ma position globale sur la question des religions aujourd’hui. Je la résume. De 1977 à 2018, la pratique dominicale catholique en Belgique est passée de 29,4% à 2,6%[10]. Mais beaucoup de gens, athées compris, pratiquent une composition de leur crû, selon un syncrétisme décomplexé. Par ailleurs, et c’est le plus important ici, tous les sondages sur les croyances en Occident montrent, lorsqu’on invite les sondés à se déclarer adeptes de telle ou telle religion ou athées, 20 à 30 % d’entre eux cochent la case « sans religion » et pas « athée ». Dans certains sondages, on propose le choix entre croire à un Dieu personnel qui s’occupe du monde, être athée ou croire en un quelque chose d’autre, d’ineffable. La corrélation entre ce dernier groupe et ceux qui se déclarent sans religion est frappante. Ce groupe est incertain et susceptible d’évoluer de manière imprévisible[11]. Il devrait sans doute gonfler encore avec le renouvellement des générations.

Passons donc en revue les hypothèses sur le futur de la religion. J’utiliserai notamment le long (30 pages) article récent de Sumit Paul-Choudhury, scientifique spécialisé dans la vulgarisation des sciences (il a dirigé pendant plusieurs années la plus importante revue anglo-saxonne de vulgarisation scientifique, New Scientist), qui se consacre maintenant aux études sur le futur[12].

Il faut d’abord insister sur le manque de clarté du concept même de religion. Il n’en existe aucune définition scientifique (ce qui n’a pas empêché les parlementaires français et belges de prétendre savoir parfaitement ce qui la distinguait d’une secte…). On sait qu’il y a du religieux dans presque toutes les institutions humaines, mais le constat, exact, ne nous avance guère. Ce n’est pas parce qu’il y avait du religieux dans les pratiques des partis communistes que cela suffit à faire du communisme une religion.

Fascisme et nazisme ont heureusement été défaits et de ce fait, on perd parfois de vue qu’ils se sont rapprochés d’une religion de substitution, d’une nouvelle religion. Pourtant à l’époque de leur « splendeur », ces mouvements, que nous voyons comme politiques, ont pu vouloir remplacer la vieille religion. Hitler a supprimé les associations de jeunesse chrétiennes en intégrant les membres dans la Hitlerjugend pour laquelle la religion n’était pas le problème. Le coup aurait pu être fatal au christianisme. C’est ce qu’a bien vu l’archevêque de Munster, Clemens von Galen, qui a protesté contre la disparition des mouvements de jeunesse catholiques. Les grands rassemblements de Nüremberg n’avaient-ils pas tout d’une gigantesque procession et d’un culte, avec seulement un demi-siècle d’avance sur les religions en marketing ?

Le cas du fascisme italien est moins clair vu la spécificité de ses relations avec l’Église catholique, mais on y trouve le contrôle des associations de jeunesse, les associations de jeunesse fascistes, le samedi fasciste consacré à la vie sportive, les jours fériés fascistes. On a pu parler de religion politique fasciste comme le rappelle Jan Nelis dans Quand une religion se termine…[13]. N’oublions pas qu’intérieurement, Mussolini ne pouvait adhérer à la religion : il était athée. Aux religions traditionnelles, une pire encore peut succéder.

Pour prévoir, il faudrait donc être capable de sortir des sentiers battus.

Il faut par exemple voir qu’Internet et les réseaux sociaux pourraient nous réserver des surprises. Toute nouvelle religion ne pourrait qu’être particulièrement attentive à cette dimension, comme outil-clé de diffusion. L’impact de ces moyens sur le concept me semble lointain et j’éprouve des difficultés à croire au succès d’une pure communauté virtuelle. Ceci dit, on m’assure que « Dans la Silicon Valley, des transhumanistes prient devant les écrans »[14].

Il faut prendre en considération également que les analystes peuvent avoir une tendance à ne pas s’écarter du concept habituel de religion en Occident et qu’ils ne connaissent pas bien les milieux populaires, milieux dont les pratiques réelles ne sont pas suffisamment connues. Ils peuvent rester proches de la religion-superstition. Les intellectuels païens n’ont eu que mépris pour la religion chrétienne, tardivement rencontrée.

Quant à l’avenir, l’hypothèse la plus simple serait celle d’une modernisation radicale de l’une des religions traditionnelles. Ce serait un peu comme si les papes avaient continué et approfondi les décisions du concile de Vatican II. Ils ne l’ont pas fait mais de nombreux groupes de protestants libéraux l’ont fait : ils se sont largement éteints et ce qu’il en restait a été balayé par les évangéliques, surtout là où les protestants étaient peu nombreux, comme en Belgique. L’hypothèse est peu vraisemblable.

En cherchant ailleurs, on peut songer à une nouvelle « religion », éloignée des critères habituels. Sumit Paul-Choudhury relève le cas du jediisme, la foi des gentils dans Star Wars. Lors du recensement britannique de 2001, c’était la quatrième plus grande religion du pays avec 400 000 personnes qui s’en réclamaient[15], mais dix ans plus tard, il reculait à la septième place. Feu de paille donc. Qanon, en beaucoup moins gentil, présente des traits religieux, messianiques. Ce serait de toute évidence la voie du pire.

L’écologie pourrait aussi être une source d’inspiration pour certains. Ce n’est normalement pas une religion, mais les références à Gaia, à la Nature peuvent troubler, comme l’ont été des cardinaux par des déclarations du pape François. L’intolérance manifeste de la fraction fondamentaliste du milieu m’inquiète aussi.

Il y a déjà longtemps que le plus grand historien belge des religions, Franz Cumont, anticlérical déterminé, a imaginé une évolution des religions vers une forme de religion de l’humanité. C’est un spécialiste du passage du paganisme au christianisme. Il est assez hégélien et voit donc une logique forte dans l’histoire. En 1917, sans doute frappé par les massacres de la Première Guerre mondiale, il écrit à Alfred Loisy, autre historien des religions[16] :

Il est bien probable que nous allons vers quelque forme de religion de l’humanité, telle que vous l’esquissez en de fort belles pages, vous avez admirablement montré tout ce qu’elle devra à un passé, qu’elle peut rejeter partiellement mais non abolir. Les antinomies de la foi traditionnelle et de la libre pensée se résoudront ainsi en une synthèse plus haute. Hegel vous eût approuvé[17].

J’éprouverais, je l’avoue, une grande méfiance envers un projet de religion ou de croyance unique. J’y vois la nostalgie de la paroisse d’autrefois. Notre monde est irrémédiablement divers. L’idée est centenaire, mais je verrais bien là quelque chose qui s’approfondit depuis la Seconde Guerre mondiale. La référence aux droits de l’homme est devenue beaucoup plus visible et je ne songe pas à m’en plaindre. Mais les critiques existent sur l’extension et le rôle qu’on leur prête et on fait parfois valoir qu’ils ne peuvent constituer une politique. La politique des droits de l’homme ne conduit-elle pas à limiter la liberté d’expression par les voies judiciaires ? J’y vois comme un parfum de religion, effet de toute sacralisation.

Dernière hypothèse sélectionnée, une extension considérable de l’islam en Europe.

Michel Houellebecq a été fort vite en besogne lorsqu’en 2015, il a publié Soumission et mis en scène l’élection d’un président de la République française musulman dès 2022. Mais sauf révolution démographique, il ne faudra plus vingt ans pour que la plupart des villes d’Europe comptent au moins 20 % de musulmans, dont bien peu rejoindront les rangs des sans religion et des athées. Ce qui se publie sur les terroristes djihadistes montre le nombre devenu pas si négligeable des convertis à l’islam, ce qui pourrait, si le mouvement se confirme et s’amplifie, nous mener au-delà de 20 % de musulmans.

Tout cela n’est qu’hypothèses sauf celle qui concerne la présence plus forte de l’islam, qui n’est pas réversible.

À cela il faut ajouter une instabilité sociale, d’intensité variable selon les pays. La déshérence vécue par la partie de la population la moins bien lotie, spécialement dans le chef des Européens « de souche », les manifestations de type « gilets jaunes », la rage des mêmes milieux et au-delà contre les élites, le phénomène Trump incitent à penser que la stabilité et la certitude de l’avenir ne sont plus à notre portée.

À quoi peut servir l’athéisme demain ?

Les athées vont cohabiter avec des groupes religieux, ce qui, dans son principe, n’est pas neuf. Espérons qu’il y en aura plusieurs, sinon on reprendra les luttes du XXe siècle entre catholiques et anticléricaux.

La société aura besoin des athées pour argumenter les religions, les folies qui semblent nous menacer, dont l’irrationalité est bien autre chose que celle des religions traditionnelles.

Rien de tel que défendre et illustrer l’athéisme pour mieux contrer les nouvelles formes de religion, la montée de l’islam, le désarroi et l’incertitude des « sans religion ». Mais il faudra que les athées ne soient pas eux-mêmes gagnés par l’irrationnel contemporain qui peut attirer dans tous les groupes, comme jamais auparavant.


Notes

  1. Anne Morelli et Jeffrey Tyssens [ dir.], Quand une religion se termine… Facteurs politiques et sociaux de la disparition des religions, Louvain-la-Neuve, EME Éditions, 2020, 309 p. Prix : 31 €. Les contributions sont publiées soit en français (9), soit en anglais (6). ↑
  2. Alexander Meert, « Theodorus « the Atheist » of Cyrene (ca 345-275 BC) : the last Representative Radical Atheism in Antiquity », op. cit., pp. 47-72. ↑
  3. Je ne peux que conseiller la lecture de sa traduction complète dans la collection Bouquins : Lucien de Samosate. Œuvres complètes. Traduction d’Émile Chambry révisée et annotée par Alain Billault et Émeline Marquis, Paris, Robert Laffont, 2015, 1 243 p. ↑
  4. Baudouin Decharneux, « Remarques philosophiques sur la « mort » du culte de Mithra », op. cit., pp. 87-100. ↑
  5. Vincent Mahieu, « La coexistence religieuse dans l’Antiquité tardive. Topographie cultuelle métroaque et implantations monumentales chrétiennes dans la Rome du IVe siècle », op. cit., pp. 101-131. ↑
  6. Sylvie Peperstraete, « Le Mexique indigène face à la « conquête spirituelle ». Le sort des prêtres amérindiens à l’époque coloniale », op. cit., pp. 157-179. ↑
  7. À l’évidence, ce que certains reprochent aux « sectes » s’applique toujours parfaitement aux Églises traditionnelles telles qu’elles fonctionnaient il y a trois ou quatre générations. ↑
  8. Isabelle Poutrin, Convertir les musulmans. Espagne 1491-1609, Paris, PUF, 2012. ↑
  9. Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, Paris, Gallimard, 2008 pour la version française, que je cite d’après Yves-Charles Zarka, La destitution des intellectuels et autres réflexions intempestives, Paris, PUF, 2010. Cf. p. 221. Je suivrais moins Habermas dans la phrase qui suit celle que je viens de citer : « Mieux encore, les religions peuvent être porteuses de principes moraux qui, lorsqu’on en libère le contenu profane, peuvent dégager « une force d’inspiration valant pour la société dans son entier ». Je ne vois là que révérence inutile à un passé dont on a du mal à se séparer. ↑
  10. Juliette Masquelier, Jean-Philippe Schreiber, Cécile Vanderpelen-Diagre, Les religions et la laïcité en Belgique. Rapport 2019, Observatoire des Religions et de la Laïcité (ORELA), de l’Université libre de Bruxelles, 2020, p.132. ↑
  11. Patrice Dartevelle, « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions ? » dans La Pensée et les Hommes », Francs-Parlers 2015, pp. 59-70. ↑
  12. Sumit Paul-Choiudhury est un scientifique londonien, ex-éditeur de New Scientist, tout à la recherche sur le futur, la futurologie en créant le centre Alternity, cf. son article « Les dieux de demain », posté le 15 janvier 2021 sur le site de la BBC. ↑
  13. Jan Nelis, « Déclin d’une « religion » et renouveau d’une autre : fascisme et catholicisme dans l’Italie de l’après-guerre », op.cit., pp. 201-217. ↑
  14. Voir Le Soir du 25 février 2021, interview par Daniel Couvreur de Philippe Bercovici et Benoist Simmat, auteurs de L’incroyable histoire de l’immortalité. ↑
  15. Interrogé sur ce qu’était sa religion, un petit-fils de 6-7 ans m’a répondu : Star Wars. ↑
  16. Alfred Loisy est initialement un théologien catholique spécialisé dans les origines du Christianisme. Ses travaux le feront excommunier en 1908 et l’année suivante, il prendra la chaire d’histoire des religions au Collège de France. ↑
  17. Danny Praet, « The End of Ancient Paganism and the End of Modern Organized Religion in the Thought of Franz Cumont »,Quand une religion se termine…, op. cit., pp. 133-152, spécialement pp. 150-151. ↑
Tags : athéisme antique Aztèques conquistadores Cumont fascisme Hitlerjugend Houellebecq islam jediisme Mexico musulmans religion sécularisation

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