Les Athées de Belgique
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Archives par mot-clé: islam

L’HISTOIRE VRAIE DE mohamED

Posté le 21 novembre 2022 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
JF Jacobs

Avertissement
Ce récit est un « road trip » » sur le parcours tumultueux d’Ed, un Tunisien qui, pour ne pas perdre la vie, a dû fuir son pays. En voici la première partie. Le personnage est réel. J’ai choisi de le faire parler à la première personne.

En Tunisie, surtout pour les classes sociales défavorisées, si tu n’es pas musulman, tu n’as pas juste un problème, tu deviens « Le » problème. D’ailleurs, même pour celles et ceux du même milieu que moi, celui des petits bourgeois, il fallait faire profil bas. On ne peut pas s’exprimer publiquement. Pourquoi ? On a trop à perdre ! Ta famille. Le confort d’être entouré par ta famille, tu le perds. Concrètement, tu n’as plus rien. Tu es mis à l’index. Le cocon familial ne te protège plus, tu es à la rue et tu ne peux pas, non plus, trouver de travail si… tu affiches ton athéisme. 

On va y revenir, plus tard. Avant ça, je me dois de partager avec vous, sans ambiguïté, mon utopie : la sécularisation du pays d’où je viens et de ceux qui lui ressemblent. Je rêve d’un monde qui n’existe pas : cela me fait au moins un point commun avec vous. Je rêve d’offrir un mode d’emploi pour aider celles qui n’osent même pas s’exprimer, pour émanciper ceux qui se croient condamnés. Je souhaite semer dans l’esprit du croyant que la graine féconde de la non-existence du Dieu monothéiste va le pousser à chercher. Dans le sens où c’est une douce liberté de ne pas être contraint d’avoir déjà trouvé.

Pour toutes les personnes qui endossent le statut d’immigré, plutôt que celui d’expatrié, il y a, dans la majorité des cas, une question plus importante que l’existence d’un dieu ou pas : les papiers. Pour revendiquer une réelle existence, une présence physique, il faut que cela soit gravé sur un bout de papier plastifié. Tu as beau t’appeler Jésus, Moïse ou Mahomet, si tu n’as pas le bon cachet, tu finis au cachot. En revanche, si tu es athée, que tu asrevendiqué de l’être et que, c’est un détail important, tu es toujours en vie, tu es susceptible, selon les droits autoproclamés de l’homme, de ne pas te faire tuer. Ici, en Europe, tu as la garantie « made in démocratie ». Être athée dans un pays majoritairement musulman ne t’offre pas le paradis dans l’au-delà, mais il te donne le droit d’avoir un statut de réfugié ici-bas. Comme l’écrivait frénétiquement ce sacré Jack dans Shining « un tiens vaut mieux que deux tu auras ». Moi, les papiers, je les ai eus. 

Je ne veux pas faire la guerre, hisser le pavillon de la non-croyance, jouer au prosélyte athée. J’invoque simplement la réciprocité. Il y en a qui croient et d’autres pas, chacun doit avoir le choix. Je n’ai rien à vendre, juste une expérience à partager. Les religions monothéistes, elles, promettent, à notre mort, tout ce que l’on n’a pas pu avoir de notre vivant. L’éternité, la présence de ceux qu’on aime, un logement all-inclusive et, pour les meilleurs d’entre-nous, quelques vierges. L’athéisme nous vend le grand rien, la vie avant la naissance, c’est-à-dire celle dont on n’a aucun souvenir. Qui se souvient d’une folle journée dans les couilles de son père ? Moi, j’ai vécu l’enfer sur terre. L’idée de ce rendez-vous avec vous, c’est d’envoyer une bouteille à la mer à destination des athées persécutés. Un message pour leur dire : c’est possible. Lève-toi et marche…

À la Une (digression) 

C’est quoi le problème ici ? Quand quelqu’un comme moi, c’est-à-dire un athée à tendance anarchiste individualiste –en fait, non, plus maintenant – venant d’un pays majoritairement musulman (pour faire court) critique la religion, la gauche prend ses jambes à son cou, l’extrême gauche se met la tête dans le sable, la droite applaudit et l’extrême droite t’offre un job. En débarquant en Belgique, j’ai vite atterri dans un collectif d’ex-musulmans et la personne qui m’a expliqué les objectifs de leur mouvement tenait un discours digne du rejeton légitime d’Éric Zemmour ! 

D’ailleurs, je ne comprends même pas le principe. Tu fuis le communautarisme musulman pour t’enfermer dans une communauté d’ex-musulmans. C’est l’arroseur arrosé, le chien qui se mord la queue ! Je vois la route toute tracée qu’ils empruntent. Je ne veux pas les suivre et je ne peux pas rebrousser chemin. Bref, retournons à nos moutons. 

Chapitre 1 : Je suis né quelque part

Nous le savons : notre mémoire modifie nos souvenirs. On se ment, on se trompe, on se voit plus beau que l’on est, on se réinvente en une version premium. Nous ne sommes pas l’exact reflet de ce que l’on prétend être. L’idée est là. Lorsque je remonte dans mes souvenirs à l’âge de cinq ou six ans, ce n’est pas fiable à cent pour cent. C’est la vision que j’ai aujourd’hui du cadre que j’avais, à l’époque, en face des yeux. 

À ma naissance, mes parents, comme tous les parents, m’ont choisi un prénom. Comme près de 80 % des enfants nés dans un pays musulman, ils ont opté pour Mohamed. Mais pas juste Mohamed. J’ai eu droit à un prénom composé. Mohamed-Larbi. Larbi, c’est le masculin d’Arbia. Lella Arbia est une sainte. Celle-ci avait vécu à Tunis, comme nous. Elle pouvait prendre soin de vous, à condition de lui faire quelques offrandes sous forme, par exemple, de nourriture, qui finirait rapidement dans l’estomac du propriétaire du lieu. Avant moi, ma mère avait perdu deux enfants. Elle a donc choisi ce deuxième prénom pour me protéger. Force est de constater que cela a fonctionné. Comme pour les 100 % de ceux qui ont survécu. Mon patronyme, c’est Mahbouli. Maboul en français. Le fou. Oui, je me souviens de quelques moqueries, comme c’est le cas dans toutes les cours d’école, quand vous portez un nom qui prête à sourire. 

Pourtant, mes premiers souvenirs n’ont pas de lien avec la religion, ni même avec la Tunisie. Je suis né en 81. Vers trois ou quatre ans, je me souviens vaguement d’un jardin, en Italie, près de Rome. Mes parents s’y étaient installés. Pas comme des immigrés qui cherchaient à fuir la misère, mais comme des nantis cherchant à faire prospérer les affaires familiales. Le père de mon père avait été le maire de l’ile de Djerba. Une dynastie aisée, des propriétairesterriens, de l’immobilier ici et là. Ma mère, c’était tout le contraire. Orpheline de son paternel, elle a dû commencer à travailler très tôt afin de subvenir aux besoins élémentaires qui nous permettent de garder la tête hors de l’eau. Il y avait une grande différence de classe sociale entre mes deux géniteurs. Mon père était riche par procuration sans avoir jamais rien fait. Ma mère était pauvre et elle le serait restée si elle ne s’était pas mariée. 

Chapitre 2 : Aïe aïe aïe, ouille ouille ouille

Mon second souvenir est bien plus douloureux, je le ressens encore au plus profond de ma chair. Il relève, ostensiblement, d’un contexte religieux. Cela s’est passé juste avant mes six ans. Cela s’appelle « la circoncision ». Pour eux, c’était une grande fête. Mais pour mon frère et moi, ce fut juste horrible. Sans doute surtout pour moi d’ailleurs puisque mon frère n’avait qu’un an. Ils m’ont attaché sur une chaise pour me couper le prépuce. Je ne comprenais pas ce qu’il m’arrivait. Pourquoi, subitement, on me charcute le zgeg ? Pourquoi cette humiliation, en public ? Tout le monde riait, tandis que moi, je pleurais ! De douleur, mais aussi, d’incompréhension. Jusque-là, j’avais été un enfant hyper gâté, j’avais eu tout ce que je désirais. Il n’y avait pas de restrictions chez moi, pas de règles. Je pensais que je pouvais faire ce que je voulais et là, je crois que le ciel m’est tombé sur la tête. C’est un poncif : on sait que l’on bâtit notre personnalité dès nos premières années et manifestement, j’allais avoir un problème avec l’autorité. Cela s’est vite confirmé dès mon premier jour d’école primaire. Les garçons devaient mettre un tablier bleu et les filles un tablier… rose. J’ai fui, je suis rentré chez moi. La religion. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? À chaque fête, il y avait des chants religieux. Tout est fait pour que l’on suive la trajectoire qui mène à Dieu. Dans un pays où il y a cinq appels à la prière tous les jours, où les programmes télévisés commencent avec des versets du Coran, quand la première chose que l’on t’explique, c’est que pour réussir dans la vie, il faut être un bon croyant, il vaut mieux ne pas partir en zigzag. Au début, c’est juste du bon sens, cela passe comme une évidence : ne fais pas de mal à autrui, ne vole pas, reste poli. Ce n’est foncièrement pas religieux, c’est enrobé par le religieux. Dans chaque phrase, pour tous les conseils, il y a un préfixe ou un suffixe sacré, comme par exemple « inchallah », si Dieu le veut, ou « bismillah », au nom de Dieu, ou encore « machallah », ce qui plaît à Dieu. Tout ça, c’est un peu comme si c’était le cadre qui décidait à quoi allait ressembler la photo. Je ne sais pas pourquoi. Un miracle peut-être. Le lien ne s’est pas fait, le béton n’a pas pris. Je ne suis pas le fruit de mon pays, je n’ai pas eu le gout de la religion. 

Je devais avoir environ huit ans quand mon père nous a appelé, mon frère et moi, pour nous initier à la prière. WTF?On regardait un dessins-animé et ensuite, je devais foutre à mon frérot une branlée à un jeu vidéo ! Je suis un enfant, j’aime jouer, m’amuser. Voilà, à peu près, comme c’est passé cet appel à la prière :

Mon père : Mohamed, Zakaria, venez ici tout d’suite.

Moi : On regarde la télé.

Mon père : Viens ici que j’te dis, je vais t’apprendre à prier ! 

Moi : Non.

Mon père : Zakaria !

Mon frère : J’arrive…

Entre mon père et le club Dorothée, Nicky Larson, Olivie et Tom et Dragon Ball, mon cœur n’a pas longtemps balancé. Lui, mon paternel, il n’a pas insisté plus que ça, il ne m’a pas obligé, contraint par la force. Il a dû se dire « starfoullah », que Dieu me pardonne. 

À dix ans, j’ai eu un déclic. Toutes ces recommandations parfumées à l’essence divine, ce n’était pas que de bons principes d’éducation. Pendant les vacances scolaires d’été, j’avais une cousine qui vivait en France et qui venait passer les vacances chez nous. C’est la différence de traitement entre filles et garçons qui m’a mis la puce à l’oreille. On habitait dans une grande résidence, située dans un beau quartier bien sécurisé, avec des jardins et ma cousine, elle ne pouvait pas sortir. Pour une simple balade, un adulte devait l’accompagner, tandis que je ne souffrais même pas d’un couvre-feu. Je n’ai pas compris. Pourquoi les limites pour elle n’étaient pas les mêmes que pour moi ? Mes oncles buvaient de l’alcool, sortaient en boîte de nuit et ma tante de dix ans mon ainée devait se coltiner un pot de colle, moi, si elle désirait aller au cinéma avec son fiancé. 

À la deux (digression)

J’entends jusqu’ici l’extrême droite se délecter et entonner la bouche pleine de certitudes que « l’islam est une religion sexiste, que les musulmans, par définition, ne peuvent pas embrasser le féminisme, emblème de nos belles démocraties ». C’est juste mon expérience, quelque part, à un moment donné. Par pitié, évitons les généralités. Quelle est la part du cultuel ? Quelle est la part du culturel ? L’islam, par définition, n’est pas plus sexiste que les autres religions monothéistes.

Tags : athée athéisme circoncision Ed immigré islam Mahomet Mohamed prière Tunisie

Mort et avenir des religions

Posté le 30 mars 2021 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire

Patrice Dartevelle

Entendre parler – dans un docte univers universitaire souvent si prudent – de fin des religions ne peut qu’être sympathique à un athée. Même – sinon surtout insinueront les plus caustiques – chez les anticléricaux, si la difficulté d’imaginer la fin de la religion – du moins de celle qui a été dominante – reste grande.

Aussi, quand paraissent les actes d’un colloque organisé voici quelques années par l’Association belge pour l’étude des religions (BABEL), sous le titre Quand une religion se termine…, je me réjouis d’avoir l’occasion de réfléchir tant au passé qu’à l’avenir des religions[1].

Posons d’emblée un bémol ou proposons une clarification : il s’agit, comme le dit bien le titre du livre, de la fin de chaque religion prise isolément, mais pas de la fin de toutes les religions. Toutefois, l’ouvrage traite de la fin ou de la situation plus que compromise en Europe de la religion dominante, ce qui dépasse l’analyse historique sans la rendre inutile.

La leçon vaut aussi pour l’athéisme

Quand une religion se termine comporte un petit clin d’œil : il contient un article d’Alexander Meert sur l’athéisme dans l’Antiquité grecque[2]. L’athéisme radical, métaphysique, soutenant que Dieu ou les dieux n’existent pas, existe bel et bien dès le Ve siècle avant notre ère, mais après la mort de Théodoret de Cyrène en 275 avant notre ère, l’athéisme disparaît en quelques décennies. Sans doute l’épicurisme prend-il sa succession, mais c’est avec un athéisme « mou », au sens où, pour les épicuriens, les dieux existent, mais sont dépourvus de tout rôle que ce soit et de toute utilité. La conception peut sembler bizarre ou masquer une prudence sociale à laquelle mieux valait sacrifier. Mais nous savons aussi que des personnes se disaient athées dans les salons de la Rome antique au temps de Cicéron et que, s’il ne nous reste pas de véritable déclaration d’athéisme après Théodore de Cyrène, un scepticisme peut poindre chez Pline l’Ancien et une moquerie se retrouver régulièrement à travers l’œuvre de Lucien de Samosate (vers 125 – vers 190 de notre ère), que nous avons largement conservée[3].

Je ne vois pas de cas de religion morte qui ait pu renaître mais c’est le cas de l’athéisme – qui n’est pas une religion, mais tout de même son contraire – après sans doute un millénaire et demi d’oubli.

La disparition de l’athéisme antique ne doit rien au christianisme, peu à une répression souvent plus sociale que pénale, mais beaucoup, comme l’explique A. Meert, à une évolution des idées et des religions de l’Antiquité. La religion païenne de notre ère diffère largement des croyances anciennes centrées sur les dieux de l’Olympe – ce qui favorisera le développement du christianisme. La condamnation de l’athéisme par Platon sera longtemps efficace.

La leçon de modestie vaut donc aussi pour les athées qui auraient tort d’être sûrs qu’ils ne peuvent être à nouveau marginalisés.

La fin des religions

Il est logique de penser que causes du triomphe d’une religion et causes de son déclin peuvent entretenir des liens.

Pour réussir, une religion doit être en phase avec les mentalités de l’époque et du lieu, avec les intérêts et les besoins des groupes dominants, voire si possible avec ceux de la plus grande partie de la population et en tout cas être acceptable pour celle-ci. Le culte de Mithra a pu paraître un moment comme un concurrent voire un vainqueur du christianisme. Il a échoué par son aspect violent (la taurobolie), son élitisme, son exclusion des femmes même dans un univers bien peu féministe, comme le montre Baudouin Decharneux dans sa contribution au livre[4], et malgré une période de cohabitation géographiquement étroite (des temples étaient voisins) avec le christianisme à Rome même[5].

Mais à coup sûr, une fois triomphant, le christianisme s’en est pris au mithriacisme et dès la fin du IVe siècle, les chrétiens ont dévasté de nombreux sanctuaires de Mithra. Dans le cas du triomphe du christianisme dans l’Antiquité, on voit une réponse aux attentes de l’époque – le paganisme contemporain n’est pas si différent – et la prise en charge par le pouvoir impérial, conscient de la force montante que manifestait le christianisme.

Dans certains cas, pour comprendre l’extinction d’une religion, il faut tenir compte de l’intervention de forces intégralement externes. C’est le cas de la religion des Amérindiens, telle que l’analyse Sylvie Peperstraete[6]. Les conquistadores anéantissent le royaume aztèque et cherchent à faire de même avec la religion. Celle-ci a survécu à la conquête militaire et politique. Les prêtres ont pu se renouveler (et donc être formés) un certain temps. Au XVIIe siècle encore, de nouveaux prêtres prennent leurs fonctions. Si sacrifices humains et anthropophagie disparaissent un peu avant 1540, offrandes aux dieux aztèques et pratiques de guérison se sont perpétuées et ont conservé encore aujourd’hui une présence, certes secondaire – de type subculturelle, mais bien réelle.

Ce qui est remarquable, c’est l’importance pour les Espagnols de l’évangélisation et donc de la lutte d’éradication. Elle se marque notamment par sa précocité. Mexico est prise en 1521. Dès ce premier moment, les conquistadores sont accompagnés de prêtres. Les franciscains arrivent en 1524 et en 1526, une ordonnance royale impose à toute personne qui s’emparerait d’un territoire espagnol d’exposer aux indigènes qu’elle venait « leur enseigner les bonnes coutumes, les éloigner des vices et de manger la chair humaine, les instruire dans notre sainte foi catholique et prêcher pour leur salut ».

Le pape organise rapidement les choses. Quelques mois après la prise de Mexico, une bulle papale permet aux ordres mendiants de prêcher et de donner les sacrements sur le territoire américain. En 1522, une seconde bulle leur donne l’autorité apostolique du pape là où il n’y a pas d’évêque. Certes, l’Église est une bureaucratie mais apparemment, elle n’était pas guettée par la procrastination.

Comme ceux de Mithra, les temples aztèques sont mis à bas dans des délais record : en 1531, on dénombre déjà plus de 500 temples abattus et 2 000 « idoles » détruites. L’Inquisition s’implante rapidement, mais elle ne s’occupe guère des indigènes. À un moment donné, de 1535 à 1540, un inquisiteur s’occupe d’eux en étant responsable de la moitié des procès intentés à leur encontre, mais ce zèle excessif le fait démettre de ses fonctions.

On peut certes soutenir que ce zèle missionnaire n’était que le paravent d’autres préoccupations – économiques en langage actuel, de rapines et de vols en langage d’hier – mais la réalité religieuse avait une réalité. Lui nier toute réalité, c’est projeter sur le passé les mentalités d’aujourd’hui. Sans doute beaucoup de conquistadores mêlaient-ils de manière indissociable les deux ambitions, la spirituelle et l’économique.

Le cas du christianisme

Venons-en à la période actuelle et au déclin des christianismes (le catholique et les trois protestantismes principaux; l’orthodoxie étant une autre affaire).

Ce qui a favorisé leur succès les a menés à leur perte. À des degrés divers, ils se sont opposés aux normes nouvelles qui étaient celles de la modernité et se sont montrés allergiques à liberté de pensée et d’expression, sont demeurés ancrés dans des structures autoritaires, indifférents à la prise d’importance des femmes et à des visions différentes de la sexualité, confinés dans des lieux incommodes, jugés archaïques par les fidèles et manifestant concrètement l’autorité absolue du prêtre.

La question de l’appui des autorités politiques aux religions chrétiennes à l’époque contemporaine n’est pas intégralement claire. Il est impossible dans la généralité des cas de parler d’abandon des religions par les pouvoirs publics. Appui et financement ont rarement manqué. Or, c’est ordinairement un point central du succès d’une religion. L’exception, quasi unique, est celle de la France, mais à partir de 1905 seulement. Encore s’agit-il uniquement du traitement des prêtres, les pouvoirs publics continuant de financer les églises déjà bâties à cette date.

Cet appui politique est-il encore aussi nécessaire qu’autrefois ? Le cas américain est éclairant. Les pouvoirs publics américains ne financent pas les Églises, même si elles profitent d’avantages fiscaux, mais les États-Unis sont demeurés jusqu’il y a peu un pays très croyant et très pratiquant. Contrairement à une idée autrefois reçue en Europe, la très grande diversité religieuse, certes en pratique limitée aux Églises chrétiennes, n’a en rien miné la cohésion sociale du pays, qui n’a jamais dû craindre une Saint-Barthélémy. Au contraire, cette tolérance a fait la fierté des Américains.

En réalité, aux époques récentes, le secours des pouvoirs publics n’a plus la même force.

En fait, la sécularisation a éloigné des Églises nombre de croyants eux-mêmes. Le nombre d’hommes politiques démocrates-chrétiens, même de premier plan (dois-je citer un ancien Premier ministre belge devenu président du PPE ?), divorcés et remariés est éloquent. Le soutien des États européens se manifeste surtout par la continuation du financement (mais avec de moins en moins de prêtres à rémunérer) et, selon une intensité variable en fonction du pays, par le financement d’écoles et d’hôpitaux religieux. Ce système sert surtout à valider la cohérence de partis se réclamant d’une religion.

Aujourd’hui, ce qu’on appelait traditionnellement une religion, avec la certitude et la foi qui lui étaient liées, a pratiquement disparu. Dès qu’apparaît un groupe nouveau de croyants à la foi vibrante, il se fait traiter de « secte », tant l’incompréhension de ce qu’étaient les religions est devenue grande[7].

La grande exception à cet état d’esprit en Europe est celle des musulmans qui professent leur religion classiquement (je vise les musulmans en général, pas les seuls islamistes), ce qui les fait souvent admirer par les chrétiens fondamentalistes ou simplement nostalgiques. Tout indique que leur conviction et leur mode d’expression de celle-ci ne sont pas en danger.

Un exemple historique est parlant à cet égard. On croit souvent que les musulmans ont été chassés d’Espagne en 1492. En fait, à cette date, le calife Boabdil quitte l’Espagne vaincu, avec son administration et son armée, suivi d’une partie des musulmans. Les autres, le plus souvent des agriculteurs, restent attachés à leurs terres. Les rois d’Espagne et l’Église vont tout faire pour les convertir, quitte parfois à se contenter de réclamer uniquement discrétion pour la religion musulmane et adhésion de surface au christianisme. La lutte sera constante au Levant espagnol (Valence, Alicante, Murcie), les musulmans n’hésitant parfois pas à de véritables provocations publiques. Constatant l’échec complet de cette politique, ce n’est qu’en 1609 que le roi Philippe III prend un décret de totale expulsion, dont l’application prendra plus de temps que prévu, mais qui sera accomplie en 1614[8]. De nombreuses villes du Levant y perdront la moitié de leurs habitants.

Hors ce cas, et l’un ou l’autre groupe évangéliques, également importés, il n’y a pas trace d’un revival religieux en Europe – revival qui ne s’est produit qu’aux États-Unis dans le courant du XIXe siècle (XXe ?), alors qu’au siècle précédent, les religions ne s’y portaient plus si bien.

Quelle religion pour l’avenir ?

Globalement, au sujet de l’interprétation de la situation religieuse, on peut s’en tenir à la caractérisation proposée par Habermas : « Les sociétés dans lesquelles nous vivons doivent être pensées comme postséculières, c’est-à-dire des sociétés dans lesquelles la sécularisation n’a pas signifié la disparition des religions »[9].

En clair, si les religions ont considérablement reculé en importance et en impact, elles n’ont pas disparu et surtout, l’idée de religion, d’une certaine transcendance n’a pas disparu. Pourraient-elles renaître et comment ?

J’ai déjà exposé ma position globale sur la question des religions aujourd’hui. Je la résume. De 1977 à 2018, la pratique dominicale catholique en Belgique est passée de 29,4% à 2,6%[10]. Mais beaucoup de gens, athées compris, pratiquent une composition de leur crû, selon un syncrétisme décomplexé. Par ailleurs, et c’est le plus important ici, tous les sondages sur les croyances en Occident montrent, lorsqu’on invite les sondés à se déclarer adeptes de telle ou telle religion ou athées, 20 à 30 % d’entre eux cochent la case « sans religion » et pas « athée ». Dans certains sondages, on propose le choix entre croire à un Dieu personnel qui s’occupe du monde, être athée ou croire en un quelque chose d’autre, d’ineffable. La corrélation entre ce dernier groupe et ceux qui se déclarent sans religion est frappante. Ce groupe est incertain et susceptible d’évoluer de manière imprévisible[11]. Il devrait sans doute gonfler encore avec le renouvellement des générations.

Passons donc en revue les hypothèses sur le futur de la religion. J’utiliserai notamment le long (30 pages) article récent de Sumit Paul-Choudhury, scientifique spécialisé dans la vulgarisation des sciences (il a dirigé pendant plusieurs années la plus importante revue anglo-saxonne de vulgarisation scientifique, New Scientist), qui se consacre maintenant aux études sur le futur[12].

Il faut d’abord insister sur le manque de clarté du concept même de religion. Il n’en existe aucune définition scientifique (ce qui n’a pas empêché les parlementaires français et belges de prétendre savoir parfaitement ce qui la distinguait d’une secte…). On sait qu’il y a du religieux dans presque toutes les institutions humaines, mais le constat, exact, ne nous avance guère. Ce n’est pas parce qu’il y avait du religieux dans les pratiques des partis communistes que cela suffit à faire du communisme une religion.

Fascisme et nazisme ont heureusement été défaits et de ce fait, on perd parfois de vue qu’ils se sont rapprochés d’une religion de substitution, d’une nouvelle religion. Pourtant à l’époque de leur « splendeur », ces mouvements, que nous voyons comme politiques, ont pu vouloir remplacer la vieille religion. Hitler a supprimé les associations de jeunesse chrétiennes en intégrant les membres dans la Hitlerjugend pour laquelle la religion n’était pas le problème. Le coup aurait pu être fatal au christianisme. C’est ce qu’a bien vu l’archevêque de Munster, Clemens von Galen, qui a protesté contre la disparition des mouvements de jeunesse catholiques. Les grands rassemblements de Nüremberg n’avaient-ils pas tout d’une gigantesque procession et d’un culte, avec seulement un demi-siècle d’avance sur les religions en marketing ?

Le cas du fascisme italien est moins clair vu la spécificité de ses relations avec l’Église catholique, mais on y trouve le contrôle des associations de jeunesse, les associations de jeunesse fascistes, le samedi fasciste consacré à la vie sportive, les jours fériés fascistes. On a pu parler de religion politique fasciste comme le rappelle Jan Nelis dans Quand une religion se termine…[13]. N’oublions pas qu’intérieurement, Mussolini ne pouvait adhérer à la religion : il était athée. Aux religions traditionnelles, une pire encore peut succéder.

Pour prévoir, il faudrait donc être capable de sortir des sentiers battus.

Il faut par exemple voir qu’Internet et les réseaux sociaux pourraient nous réserver des surprises. Toute nouvelle religion ne pourrait qu’être particulièrement attentive à cette dimension, comme outil-clé de diffusion. L’impact de ces moyens sur le concept me semble lointain et j’éprouve des difficultés à croire au succès d’une pure communauté virtuelle. Ceci dit, on m’assure que « Dans la Silicon Valley, des transhumanistes prient devant les écrans »[14].

Il faut prendre en considération également que les analystes peuvent avoir une tendance à ne pas s’écarter du concept habituel de religion en Occident et qu’ils ne connaissent pas bien les milieux populaires, milieux dont les pratiques réelles ne sont pas suffisamment connues. Ils peuvent rester proches de la religion-superstition. Les intellectuels païens n’ont eu que mépris pour la religion chrétienne, tardivement rencontrée.

Quant à l’avenir, l’hypothèse la plus simple serait celle d’une modernisation radicale de l’une des religions traditionnelles. Ce serait un peu comme si les papes avaient continué et approfondi les décisions du concile de Vatican II. Ils ne l’ont pas fait mais de nombreux groupes de protestants libéraux l’ont fait : ils se sont largement éteints et ce qu’il en restait a été balayé par les évangéliques, surtout là où les protestants étaient peu nombreux, comme en Belgique. L’hypothèse est peu vraisemblable.

En cherchant ailleurs, on peut songer à une nouvelle « religion », éloignée des critères habituels. Sumit Paul-Choudhury relève le cas du jediisme, la foi des gentils dans Star Wars. Lors du recensement britannique de 2001, c’était la quatrième plus grande religion du pays avec 400 000 personnes qui s’en réclamaient[15], mais dix ans plus tard, il reculait à la septième place. Feu de paille donc. Qanon, en beaucoup moins gentil, présente des traits religieux, messianiques. Ce serait de toute évidence la voie du pire.

L’écologie pourrait aussi être une source d’inspiration pour certains. Ce n’est normalement pas une religion, mais les références à Gaia, à la Nature peuvent troubler, comme l’ont été des cardinaux par des déclarations du pape François. L’intolérance manifeste de la fraction fondamentaliste du milieu m’inquiète aussi.

Il y a déjà longtemps que le plus grand historien belge des religions, Franz Cumont, anticlérical déterminé, a imaginé une évolution des religions vers une forme de religion de l’humanité. C’est un spécialiste du passage du paganisme au christianisme. Il est assez hégélien et voit donc une logique forte dans l’histoire. En 1917, sans doute frappé par les massacres de la Première Guerre mondiale, il écrit à Alfred Loisy, autre historien des religions[16] :

Il est bien probable que nous allons vers quelque forme de religion de l’humanité, telle que vous l’esquissez en de fort belles pages, vous avez admirablement montré tout ce qu’elle devra à un passé, qu’elle peut rejeter partiellement mais non abolir. Les antinomies de la foi traditionnelle et de la libre pensée se résoudront ainsi en une synthèse plus haute. Hegel vous eût approuvé[17].

J’éprouverais, je l’avoue, une grande méfiance envers un projet de religion ou de croyance unique. J’y vois la nostalgie de la paroisse d’autrefois. Notre monde est irrémédiablement divers. L’idée est centenaire, mais je verrais bien là quelque chose qui s’approfondit depuis la Seconde Guerre mondiale. La référence aux droits de l’homme est devenue beaucoup plus visible et je ne songe pas à m’en plaindre. Mais les critiques existent sur l’extension et le rôle qu’on leur prête et on fait parfois valoir qu’ils ne peuvent constituer une politique. La politique des droits de l’homme ne conduit-elle pas à limiter la liberté d’expression par les voies judiciaires ? J’y vois comme un parfum de religion, effet de toute sacralisation.

Dernière hypothèse sélectionnée, une extension considérable de l’islam en Europe.

Michel Houellebecq a été fort vite en besogne lorsqu’en 2015, il a publié Soumission et mis en scène l’élection d’un président de la République française musulman dès 2022. Mais sauf révolution démographique, il ne faudra plus vingt ans pour que la plupart des villes d’Europe comptent au moins 20 % de musulmans, dont bien peu rejoindront les rangs des sans religion et des athées. Ce qui se publie sur les terroristes djihadistes montre le nombre devenu pas si négligeable des convertis à l’islam, ce qui pourrait, si le mouvement se confirme et s’amplifie, nous mener au-delà de 20 % de musulmans.

Tout cela n’est qu’hypothèses sauf celle qui concerne la présence plus forte de l’islam, qui n’est pas réversible.

À cela il faut ajouter une instabilité sociale, d’intensité variable selon les pays. La déshérence vécue par la partie de la population la moins bien lotie, spécialement dans le chef des Européens « de souche », les manifestations de type « gilets jaunes », la rage des mêmes milieux et au-delà contre les élites, le phénomène Trump incitent à penser que la stabilité et la certitude de l’avenir ne sont plus à notre portée.

À quoi peut servir l’athéisme demain ?

Les athées vont cohabiter avec des groupes religieux, ce qui, dans son principe, n’est pas neuf. Espérons qu’il y en aura plusieurs, sinon on reprendra les luttes du XXe siècle entre catholiques et anticléricaux.

La société aura besoin des athées pour argumenter les religions, les folies qui semblent nous menacer, dont l’irrationalité est bien autre chose que celle des religions traditionnelles.

Rien de tel que défendre et illustrer l’athéisme pour mieux contrer les nouvelles formes de religion, la montée de l’islam, le désarroi et l’incertitude des « sans religion ». Mais il faudra que les athées ne soient pas eux-mêmes gagnés par l’irrationnel contemporain qui peut attirer dans tous les groupes, comme jamais auparavant.


Notes

  1. Anne Morelli et Jeffrey Tyssens [ dir.], Quand une religion se termine… Facteurs politiques et sociaux de la disparition des religions, Louvain-la-Neuve, EME Éditions, 2020, 309 p. Prix : 31 €. Les contributions sont publiées soit en français (9), soit en anglais (6). ↑
  2. Alexander Meert, « Theodorus « the Atheist » of Cyrene (ca 345-275 BC) : the last Representative Radical Atheism in Antiquity », op. cit., pp. 47-72. ↑
  3. Je ne peux que conseiller la lecture de sa traduction complète dans la collection Bouquins : Lucien de Samosate. Œuvres complètes. Traduction d’Émile Chambry révisée et annotée par Alain Billault et Émeline Marquis, Paris, Robert Laffont, 2015, 1 243 p. ↑
  4. Baudouin Decharneux, « Remarques philosophiques sur la « mort » du culte de Mithra », op. cit., pp. 87-100. ↑
  5. Vincent Mahieu, « La coexistence religieuse dans l’Antiquité tardive. Topographie cultuelle métroaque et implantations monumentales chrétiennes dans la Rome du IVe siècle », op. cit., pp. 101-131. ↑
  6. Sylvie Peperstraete, « Le Mexique indigène face à la « conquête spirituelle ». Le sort des prêtres amérindiens à l’époque coloniale », op. cit., pp. 157-179. ↑
  7. À l’évidence, ce que certains reprochent aux « sectes » s’applique toujours parfaitement aux Églises traditionnelles telles qu’elles fonctionnaient il y a trois ou quatre générations. ↑
  8. Isabelle Poutrin, Convertir les musulmans. Espagne 1491-1609, Paris, PUF, 2012. ↑
  9. Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, Paris, Gallimard, 2008 pour la version française, que je cite d’après Yves-Charles Zarka, La destitution des intellectuels et autres réflexions intempestives, Paris, PUF, 2010. Cf. p. 221. Je suivrais moins Habermas dans la phrase qui suit celle que je viens de citer : « Mieux encore, les religions peuvent être porteuses de principes moraux qui, lorsqu’on en libère le contenu profane, peuvent dégager « une force d’inspiration valant pour la société dans son entier ». Je ne vois là que révérence inutile à un passé dont on a du mal à se séparer. ↑
  10. Juliette Masquelier, Jean-Philippe Schreiber, Cécile Vanderpelen-Diagre, Les religions et la laïcité en Belgique. Rapport 2019, Observatoire des Religions et de la Laïcité (ORELA), de l’Université libre de Bruxelles, 2020, p.132. ↑
  11. Patrice Dartevelle, « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions ? » dans La Pensée et les Hommes », Francs-Parlers 2015, pp. 59-70. ↑
  12. Sumit Paul-Choiudhury est un scientifique londonien, ex-éditeur de New Scientist, tout à la recherche sur le futur, la futurologie en créant le centre Alternity, cf. son article « Les dieux de demain », posté le 15 janvier 2021 sur le site de la BBC. ↑
  13. Jan Nelis, « Déclin d’une « religion » et renouveau d’une autre : fascisme et catholicisme dans l’Italie de l’après-guerre », op.cit., pp. 201-217. ↑
  14. Voir Le Soir du 25 février 2021, interview par Daniel Couvreur de Philippe Bercovici et Benoist Simmat, auteurs de L’incroyable histoire de l’immortalité. ↑
  15. Interrogé sur ce qu’était sa religion, un petit-fils de 6-7 ans m’a répondu : Star Wars. ↑
  16. Alfred Loisy est initialement un théologien catholique spécialisé dans les origines du Christianisme. Ses travaux le feront excommunier en 1908 et l’année suivante, il prendra la chaire d’histoire des religions au Collège de France. ↑
  17. Danny Praet, « The End of Ancient Paganism and the End of Modern Organized Religion in the Thought of Franz Cumont »,Quand une religion se termine…, op. cit., pp. 133-152, spécialement pp. 150-151. ↑
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Turan Dursun, l’imam turc devenu athée

Posté le 17 décembre 2019 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Bahar Kimyongür

« Pour pouvoir créer un monde plus libre, nous devons briser les tabous, tous les tabous. À commencer par les tabous qui prennent leurs sources dans les religions et la spiritualité. Toute chaîne entravant les libertés doit être brisée ». (Turan Dursun, Préface de Din Bu, Vol. 1)

Au pays d’Atatürk, la laïcité toute relative et fragile du pays a donné naissance à plusieurs générations de citoyens critiques de la religion et ce, malgré le fait que l’islam sunnite y soit érigé en religion d’État et y soit régi par un ministère appelé Diyanet depuis 1924 et malgré aussi le retour en force du religieux dans l’espace public sous l’impulsion du président islamiste Recep Tayyip Erdogan.

Parmi les héritiers, disons philosophiques plutôt que spirituels du fondateur de la République laïque, il est un personnage atypique et méconnu du public européen qui pourtant a marqué de manière durable la société turque.

Son nom est Turan Dursun, un « Salman Rushdie » turc qui, en 1990, s’est sacrifié pour ses idées, quelque deux ans après la sortie des Versets Sataniques (1988).

Turan Dursun est né en 1934 dans une famille chiite duodécimaine (jaafarite) au village de Gümüştepe à Şarkışla en province Sivas, au Centre-est du pays. Lorsqu’il a cinq ans, son père Abdullah installe la famille au village de Tutak en province d’Ararat (« Agri » en turc) où son grand-père possédait des terres. Son père, qui était imam, voulait faire du petit Turan un illustre docteur en islam après des études dans les séminaires chiites de Bassorah ou de Kouffa en Irak.

Turan Dursun écuma les internats religieux et les couvents des confréries dans le sillage de maîtres illustres arabophones. À l’âge de huit ans, il est confié aux mollahs kurdes du village de Kargalik. Les années suivantes, il apprend le circassien grâce à des imams issus de cette minorité originaires du Caucase. Dans un pays où le turc est une langue obligatoire et imposée à tous, le jeune Turan Dursun ne le parle pas et ce, alors que son propre père est ethniquement turc. Il n’apprendra à lire et écrire la langue d’Atatürk que durant son service militaire entre 1955 et 1957.

Quant à sa carrière religieuse, ni l’école publique trop laïque, ni le réseau éducatif lié au ministère des affaires religieuses appelé Diyanet et exclusivement sunnite, ne lui permettaient de parcourir le cursus chiite comme il le désirait. Turan Dursun finit tout de même par suivre des cours de « religions monothéistes » et passa un examen pour devenir mufti, un grade élevé dans la « hiérarchie » sunnite. Il remporta l’examen mais ne put cependant exercer son métier, car il n’avait pas le diplôme de l’école primaire. Étrange parcours que celui de Turan Dursun, un homme studieux, curieux et brillant ayant acquis un niveau universitaire sans jamais avoir été à l’école primaire ni secondaire ! Grâce à des cours par correspondance, il obtint son diplôme de primaire à l’école Mahmut Pacha à Istanbul, ce qui lui permit de devenir mufti et, dans la foulée, de suivre des cours de collège et de lycée.

C’est en tant qu’imam de village à Baltali, en province de Tarse (Sud), que sa carrière théologique débuta réellement. À son retour de l’armée, il devint maître d’école dans des madrasas à Ismailaga et Üçbas en province d’Istanbul. Des théologiens de haut rang suivirent ses cours d’arabe et de science islamique.

Le jeune imam n’était pas uniquement un érudit, un autodidacte et un maître, c’était aussi un humaniste qui, très jeune, se mit au service des plus humbles, sans toujours obtenir leur soutien d’ailleurs, eux qui étaient souvent écrasés sous le poids des traditions sociales et religieuses.

Dans un entretien biographique, il raconte l’histoire du combat qu’il mena pour l’accès à l’eau potable des habitants du village de Hanzar à Sivas :

Un jour, cette source s’épuisa. En installant un système de captage, tout le monde aurait pu profiter de cette eau.

Pour convaincre le préfet, j’ai pris la source en photo, décidé de me rendre auprès de lui. Les villageois n’ont pas osé m’accompagner. Leur inquiétude se résumait à cette réaction : « Qu’en dirait le seigneur ? ».

Le seigneur lui, s’y est bien sûr opposé. Il répondit : « Vous voulez quoi ? Introduire de nouvelles coutumes dans un vieux village? ».

Plus tard, quand j’intégrerai la TRT [la Radio-Télévision de Turquie], « Nouvelle coutumes dans un vieux village » deviendra le nom de ma première émission[1].

En dépit de son titre religieux, Turan Dursun subit à l’époque une véritable chasse aux sorcières. Dans une Turquie fraîchement alignée sur Washington et désormais considérée comme l’avant-poste face au camp soviétique, le maccarthysme fit des ravages dans toutes les strates de la société.

On commença à répandre la rumeur selon laquelle j’étais un communiste. Il est vrai que j’étais un mufti atypique, reconnaît-il.

J’ai été l’un des membres fondateurs des Foyers de la Révolution [une association fondée en 1952 dans le but de promouvoir les valeurs laïques d’Atatürk, NDT] dont Tarık Zafer Tunaya fut le président.

On m’accusa d’avoir reçu 20 000 livres turques de la part de l’Union soviétique. Un inspecteur du ministère des affaires religieuses dénommé Abdullah Güvenç mena l’enquête. Nous n’avions même pas de verre pour lui servir de l’eau. Nous avons dû verser l’eau au moyen d’une aiguière pour lui permettre de boire. C’était gênant[2].

Comme une prophétie autoréalisatrice, à force d’être taxé de communiste, il finit par s’intéresser à la philosophie de Marx.

Lors de mon exil forcé à Türkili en province de Sinop, je louai une cabane en ruines en dehors de la ville. Un enseignant dénommé Ali Şarapçı ainsi que son épouse vinrent à mon aide. Le mari était taxé de « communiste ». Je me disais « Cet homme est tellement bon. Dommage qu’il soit communiste ».

J’ai alors décidé d’étudier le communisme à la source, en lisant. Je demandai à Ali Şarapçı « Ramène-moi quelques-uns de tes livres ». Je lui posais des questions. Je lisais. Comme à l’école. Ma foi n’en fut nullement ébranlée. Je compris surtout qu’il n’y avait rien à craindre [de telles idées]. J’ai davantage appréhendé le communisme comme une science que comme une idéologie à portée sociale »[3].

En 1958, il devint adjoint du mufti de Tekirdağ en province de Thrace. Son salaire étant misérable, il devait en même temps travailler à la billetterie du hamam pour subvenir à ses besoins. Les années suivantes, Turan Dursun fut nommé mufti dans la région d’Ankara et à Sivas, en Anatolie centrale.

Son fils Abit raconte que dans cette dernière province, Turan Dursun ordonna à tous les imams de planter cinquante arbres chacun. Il mit également fin à une vendetta malgré les menaces qu’il encourait[4].

Sa rupture avec l’islam survint en 1965, année charnière dans l’histoire de la Turquie où les idées de gauche se popularisaient dans la classe ouvrière, la paysannerie et parmi la jeunesse notamment. La même année, un parti socialiste au programme radical, le Parti ouvrier de Turquie (Türkiye Isçi Partisi) fait son entrée au Parlement.

Voici comment Turan Dursun explique son évolution vers l’athéisme :

Je me suis tourné vers la science. J’ai fréquenté de grandes bibliothèques. Un jour, j’ai découvert les légendes sumériennes. Le Déluge tel que raconté par les Sumériens figurait dans la Torah et le Coran. « Comment une histoire mythologique pouvait-elle se retrouver dans la Torah et le Coran ? », me suis-je dit. […] J’ai découvert des passages dans la Torah et le Coran qui étaient identiques à certains articles du Code d’Hammourabi. Ces découvertes m’ont littéralement bouleversé[5].

Malgré son apostasie, la télévision publique TRT l’embaucha l’année suivante pour animer des programmes religieux. Une décennie plus tard, Turan Dursun se mit à produire pour la même et unique chaîne du pays des programmes scientifiques comme « L’humanité depuis ses origines ».

En 1977, l’éditeur de gauche Ilhan Erdost publia sa traduction du premier volume des Prolégomènes de l’historien arabe médiéval Ibn Khaldoun. Mais Ilhan Erdost mourut le 7 novembre 1980 sous la torture à la prison de Mamak, à la suite du coup d’État perpétré le 12 septembre 1980 par le général Kenan Evren. Le deuxième tome des Prolégomènes parut finalement en 1989, l’année du départ à la retraite de Turan Dursun.

C’est l’époque où il décida de publier ses études critiques de l’islam.

Il rejoignit alors la rédaction de 2000’e Dogru (« Vers 2000 »), une revue scientifique de qualité mais dirigée par Dogu Perinçek, un leader politique controversé, autrefois délateur de militants de gauche via son quotidien Aydinlik (« Clarté ») aux positions pourtant pro-Pékin et aujourd’hui allié d’Erdogan. Connu en Europe pour son négationnisme concernant le génocide arménien, Perinçek s’efforçait de sauver sa réputation en diffusant les travaux d’auteurs scientifiques reconnus notamment via Kaynak (Ressources), sa maison d’édition.

En réalité, Turan Dursun choisit les éditions Kaynak faute de mieux, car de son propre aveu, la plupart des éditeurs craignaient pour leur vie s’ils venaient à égratigner le dogme islamique.

Pour publier mes écrits, confie-t-il, j’ai dû galérer. J’ai fait du porte-à-porte. Mes efforts ont duré des mois, des années. J’ai sans cesse essuyé des fins de non-recevoir. Même les milieux « progressistes », « éclairés » ont eu peur. Même pour mes articles les plus pondérés, on me répondait : « si on vous publie, on va nous lapider ». Que dis-je ? Certains ont même craint d’avoir leurs locaux détruits à l’explosif. J’ai eu droit aux vieilles rengaines « tacticiennes » auxquelles les politiciens nous ont habitués du genre : « Nous, nous sommes respectueux de la religion. Nous ne voulons pas heurter les sentiments religieux des gens ». Chaque fois que mes écrits ont été refusés, je me suis dit : « Si nous n’envisageons de blesser les sentiments, comment arriverons-nous à combattre les ténèbres ? Peut-on progresser vers la civilisation sans blesser les sentiments ? Comment peut-on atteindre les changements permettant au monde d’être plus beau, plus civilisé, plus humain ? Quelles sont les innovations que l’on a adoptées sans heurter les consciences »[6].

En juin 1990, il annonce dans la préface du premier tome de Din Bu (Voilà la religion), son œuvre maîtresse, la sortie prochaine de Sources des livres sacrés en cinq volumes et une Encyclopédie de l’islam en quatorze volumes.

Dans le premier tome intitulé Dieu et le Coran, il expose les opinions contradictoires prêtées au dieu des musulmans, l’appétit sexuel du « prophète », ses rapports avec ses nombreuses femmes notamment Khadija, Hafsa, Aïcha, Sawda Bint Zam’a et Umm Salama.

En comparant les hadiths dits authentiques avec les passages du Coran « taillés sur mesure », Turan Dursun constate et dénonce notamment la supercherie de l’intervention soudaine et miraculeuse de l’archange Gabriel qui « envoya » à Mohammed le verset 51 de la Sourate appelée « Les Coalisés » (Al Ahzab) pour qu’il puisse coucher avec qui il veut, sans devoir s’en tenir à l’équité entre ses nombreuses femmes et ses esclaves sexuelles. Ce verset du Coran dit ceci :

Tu fais attendre qui tu veux d’entre elles et tu prends vers toi qui tu veux. Et il n’y a dorénavant point de péché pour toi pour que tu reprennes vers toi celles que tu avais laissées.

Pour ses concubines, il était donc inutile d’« attendre son tour ». Le « patron » choisissait de manière aléatoire, selon ses envies du moment.

« Il me semble que ton Seigneur se hâte de satisfaire tes désirs »[7] aurait remarqué Aïcha avec qui le vieux Mohammed eut des rapports sexuels alors qu’elle n’avait que neuf ans.

Le 4 septembre 1990, peu avant la parution du second tome de Din Bu, Turan Dursun est abattu de sept balles devant son domicile par un groupe islamiste.

Grâce à l’éducation laïque portée par les institutions kémalistes, aux courants progressistes hétérodoxes comme l’alévisme et l’alaouisme établis aux plus lointaines frontières de l’islam, aux innombrables partis, syndicats et mouvements sociaux dont fait également partie le mouvement national kurde, mais aussi, et peut-être surtout, grâce à l’œuvre de Turan Dursun, la Turquie est le pays du monde arabo-musulman qui compte le plus grand nombre d’athées et de libres penseurs.

Un Turan Dursun est mort. Des millions de Turan Dursun ont pris la relève.


Notes

  1. Şule Perinçek, Turan Dursun Hayatını Anlatıyor, Kaynak Yayınları, Istanbul 1992, pp. 33-34 (ainsi que pour toutes les autres citations, il s’agit de ma traduction). ↑
  2. Ibid. ↑
  3. Ibid. ↑
  4. Abit Dursun, Babam Turan Dursun, Kaynak Yayınları, Istanbul, 1995, p. 18. ↑
  5. Turan Dursun 29 Yıl Önce Katledildi, dans BirGün, 4 septembre 2019. ↑
  6. Turan Dursun, Din Bu, Vol. 1, Kaynak Yayınları, Istanbul 1990, p. 4. ↑
  7. Sahih Mouslim, hadith 2658, http://www.hadithdujour.com/coran/sahih-mouslim.pdf, p. 153. ↑
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Déradicaliser, la belle affaire…

Posté le 20 octobre 2019 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire
Patrice Dartevelle

La question des personnes radicalisées musulmanes, djihadistes, continue de poser bien des questions. Il y a eu le 11 septembre 2001 à New York, l’État islamique et le califat, l’attentat contre Charlie Hebdo et le Bataclan en 2015, le 22 mars 2016 en Belgique et régulièrement d’autres attentats dans différentes villes d’Europe et du monde, y compris à majorité musulmane.

Actuellement on se focalise sur des personnes parties d’Europe pour rejoindre l’État islamique, maintenant prisonnières sur place, dont le retour n’enchante personne[1], sur d’autres qui ont été condamnées mais qui arrivent en fin de peine, sur des personnes au comportement suspect et dûment repérées.

La Belgique ayant le plus haut taux en Europe de djihadistes partis combattre avec l’État islamique par rapport à sa population, elle est en première ligne. Actuellement 447 détenus belges sont considérés comme radicalisés[2]. Corinne Torrekens, chercheuse à l’ULB peu suspecte d’alarmisme, ne peut cacher son inquiétude à propos de la sortie de prison de djihadistes et de radicalisés[3]. La situation est la même en France où d’ici la fin de 2020, 450 islamistes incarcérés vont sortir de prison[4].

Le choix et l’application de stratégies de déradicalisation sont donc des préoccupations essentielles en Europe (mais l’Arabie Saoudite elle-même a créé, avec une belle dose d’hypocrisie, des stages de déradicalisation).

Radicalisation et déradicalisation

Cela ne signifie pas que tout dans ce domaine, y compris l’intention de base, relève de l’évidence.

Sur le plan des résultats obtenus, c’est pire encore. Nul ne met en doute que les prisons sont un lieu privilégié de radicalisation. On ne sait trop s’il faut isoler entre eux les condamnés pour terrorisme, au risque de les conforter et de les radicaliser davantage ou les mélanger avec d’autres détenus au risque de contaminer ceux-ci.

La secrétaire du Comité interministériel (français) de prévention de la délinquance et de la radicalisation, Muriel Domenach, accepte la recommandation formulée dans le rapport des sénatrices E. Benbassa et C. Troendlé, celle de se concentrer sur la prévention, mélange de bon sens et de contournement du problème : parler ainsi, c’est avouer qu’après radicalisation, il est trop tard et tout est perdu, sans pour autant nous dire ce qu’il faut dès lors faire avec les radicalisés condamnés, à part peut-être les condamner tous à une peine de perpétuité incompressible. M. Domenach réserve pourtant à cette époque le cas du Centre de Pontourny, sur lequel je reviendrai longuement[5].

Sur le plan des principes, avant de déradicaliser, il faudrait normalement disposer d’une analyse du mécanisme de radicalisation voire une définition de celle-ci. S’agissant notamment des pays européens, il faut voir que des différences sensibles peuvent exister entre eux. Surtout depuis l’attentat contre le Bataclan en novembre 2015, on s’est habitué à voir dans les djihadistes de France et de Belgique comme un groupe unique, sans que les frontières importent. Sans doute y a-t-il de cela dans leur fonctionnement, mais si, comme assez souvent, on voit comme grande source du problème la typologie des grandes banlieues parisiennes, loin du centre-ville, déshumanisées et isolées, le cas de Molenbeek devient difficile à comprendre.

Un des meilleurs connaisseurs de la question Fahrad Khosrokhavar, auteur d’un livre de référence, voit le djihadisme comme un fait social global et ne se reconnaît pas dans le dilemme « radicalisation de l’islam ou islamisation de la radicalité ». Pour ce qui est des djihadistes des pays européens, il voit dans l’organisation du califat de l’État islamique en 2014 un moment-clé, qui a décuplé l’influence de l’organisation plus ancienne, Al-Qaida, en donnant à ceux qui en ont besoin une réponse globale, qui devrait persister après la dissolution de l’État islamique.

Bien sûr, F. Khosrokhavar met en évidence les zones défavorisées qui engendrent des frustrations, mais il reconnaît aussi que bien des radicalisés viennent des classes moyennes et de leurs quartiers. Dans tous les cas, la radicalisation islamique est perçue comme la solution par 8 à 20 % des jeunes musulmans, selon les pays européens[6].

Ces considérations ne permettent pas d’évacuer ni même de minimiser la part de l’islam dans la radicalisation, elles obligent à la contextualiser. F. Khosrokhavar pense en fait que la catégorie « musulman » est plus importante que le mot « immigré »[7], tout en constatant le rôle des prisons dans la radicalisation.

Une étude comme celle, considérable (elle a porté sur 6 000 lycéens dot 1 573 musulmans), menée par Olivier Galland montre que l’absolutisme religieux ne concerne que 3 % des jeunes chrétiens, mais 20 % des jeunes musulmans[8]. Le rôle de l’islam est certain, mais pas « génétique » pour autant. Si on pratiquait la même étude aux États-Unis, elle aurait donné des chiffres bien plus élevés chez les chrétiens du fait des évangéliques, des born again…

Plusieurs chercheurs, comme Hugo Micheron et Gilles Kepel (porte-drapeau de la théorie de la radicalisation de l’islam), contredisant F. Khorsokhavar qui avait qualifié le tueur du marché de Noël de Strasbourg de « faux djihadiste », relèvent que les terroristes ont très souvent une bonne connaissance de l’islam, obtenue par la fréquentation des mosquées, d’intellectuels du djihadisme, sur le modèle du rôle des frères Clain en France. La perméabilité entre salafisme piétiste et djihadisme leur semble évidente. Quant au terroriste de Strasbourg que l’on dit radicalisé en prison, il était déjà signalé comme radicalisé et prosélyte dès son entrée en prison[9].

Mais il faut encore aller plus profond dans la question de la déradicalisation.

Est-il légitime de déradicaliser ?

Mais quelle est la légitimité intrinsèque ou morale d’une déradicalisation ?

Les djihadistes sont-ils des malades à guérir ? J’avoue que j’ai un peu de mal avec pareille idée. Achraf Ben Brahim dans L’Emprise, livre où il donne la parole à des djihadistes combattants ou anciens combattants, assure avec force qu’il ne s’agit pas d’une maladie mais d’une conviction. Il a rencontré des djihadistes ingénieurs, graphistes, opticiens (12 % des djihadistes sont titulaires d’un diplôme selon lui). Il disqualifie la formule-réflexe à beaucoup en Europe « Pas d’amalgame », dont, nous dit-il, les djihadistes se servent eux-mêmes pour s’en moquer. En clair, pas la peine de disculper l’islam[10]. Aujourd’hui, d’aucuns – des ultra-religieux, généralement catholiques – organisent des thérapies de conversion pour que des homosexuels en reviennent à l’hétérosexualité. L’affaire est telle qu’en Espagne, de nombreuses Communautés (au sens belge) ont légiféré pour interdire ces thérapies[11]. Les homosexuels sont-ils malades ?

Avant de se consacrer plus longtemps à son expérience de déradicalisation, voyons la position sur ce point de Gérald Bronner, professeur à l’Université de Paris-Diderot.

L’objection à la déradicalisation, c’est qu’elle constitue une tentative de normalisation des esprits, priés de fonctionner à l’aune des idées dominantes, et donc une atteinte à la liberté de conscience. Certains (l’important sociologue Bernard Lahire, par exemple), parlent de ceux qui œuvrent à la déradicalisation comme de « commissaires politiques » de la rééducation mentale.

G. Bronner ne voit ni des fous, ni des malades, ni des débiles dans les radicalisés. Il leur prête même une forme de rationalité, simplement erronée ou déviante. Mais il réclame le droit de refuser d’enseigner que la terre est plate (les platistes sont un nouveau groupe anti-science en Occident), celui d’enseigner la théorie de l’évolution à l’exclusion de toute autre même si seuls 6 % des 83 % d’élèves musulmans affirmés (qui considèrent que la religion est importante ou très importante dans leur vie quotidienne) croient en la théorie de Darwin, celui d’affirmer qu’il n’y a pas d’extraterrestres reptiliens qui cherchent à contrôler le monde. Pour Bronner, soutenir le contraire, c’est nier toute possibilité d’enseignement.

Le problème pour lui est dans l’évolution des esprits en Occident, et je pense qu’il voit juste, c’est-à-dire « la passion de la prise en compte permanente de la sensibilité de l’autre et le crime majeur serait de la blesser par l’expression de nos propres sentiments ». C’est le phénomène en cours dans certaines universités américaines où on avertit que tel cours, telle conférence peut contenir des éléments perturbants pour l’étudiant, qui peuvent légitiment s‘en dispenser ou protester (il faut lire le roman de Philippe Roth, La tache, sur cette question). J’ajouterais que cette situation implique que l’idéal de recherche et de vérité scientifique s’est évaporé.

S’agissant d’enseignements scientifiques, l’argument est fort, mais une manière de croire en l’islam et de le pratiquer ne relève pas automatiquement de la science. G. Bronner s’appuie, un peu à la légère, sur le cas des sectes, ce qu’il appelle « les extrêmes », c’est le titre de l’un de ses livres. Mais « extrême » est un concept particulièrement flou et instable chronologiquement et géographiquement. Les parlementaires français et belges considèrent les mormons comme une secte dangereuse, mais il s’en est fallu de peu qu’en 2012, le président américain ne soit un mormon. C’est pour cette vision des « sectes » que régulièrement la France surtout est dénoncée par les organes officiels comme insuffisante en matière de tolérance religieuse. Et quand les médecins soviétiques envoyaient à l’asile les contestataires, ne s’agissait-il pas d’« extrêmes » dans la société soviétique ?

Reste que les radicalisés tuent et qu’on ne peut baisser les bras face au phénomène, je l’admets, tout en m’interrogeant sur le fonctionnement parfois erratique de la liberté de conscience. J’avoue rester néanmoins au balcon, mais cela attise effectivement mon intérêt pour l’expérience de Bronner proprement dite.

La méthode de Gérald Bronner

Gérald Bronner l’expose avec assez de détails dans son livre, au titre subtil, Déchéance de rationalité[12].

L’expérience de déradicalisation qu’il a accepté de mener au Centre de Pontourny est a priori curieuse. Procéder à des tentatives de déradicalisation sur des condamnés n’est pas accepté et est sans doute vain. Les sujets de l’expérience de Pontourny sont des volontaires pris parmi des gens qui ont tenté d’aller combattre en Syrie, qui sont fichés pour suspicion de terrorisme ou, au minimum, inculpés pour propos antisémites dans un contexte islamiste.

S’ils viennent volontairement, il s’agit donc néanmoins de cas assez « lourds ». Bronner en est conscient, mais il veut mettre à l’épreuve ses recherches et travaux (et ceux d’autres chercheurs de même inspiration) sur les croyances irrationnelles et leurs causes, ce qu’il explique notamment dans son ouvrage le plus connu, paru en 2013, La démocratie des crédules[13]. Il veut voir s’il est possible de convaincre quelqu’un qu’il se trompe lorsque cette erreur est l’expression d’une croyance à laquelle il tient.

Par des séances à intervalles réguliers il va s’y essayer en s’abstenant de sermonner les participants sur l’islam et l’islamisme. Il va contourner le problème en tenant compte de l’impact du complotisme, systématique sur ce genre de personne.

Le premier thème abordé a comme fondement que notre cerveau peut nous tromper facilement. Bronner commence par la croyance au Père Noël. Ce n’est pas si léger (c’est même un classique quand on veut parler d’athéisme à des enfants de 10-14 ans) : si la découverte de la réalité est brutale, une « crise » s’observe dans près de 60 % des cas. Or la fiction est particulièrement évidente. Cela ne fonctionne pas trop : les hôtes du Centre ont eu une jeunesse troublée, souvent musulmane, sans Père Noël. Il prend ensuite le cas de la Terre plate (en prenant une illustration hindoue) et de la difficulté d’établir la rotondité de la Terre. Les participants y parviennent non sans mal et comprennent par ce cas l’idée de base.

Ensuite vient l’idée que le cerveau ne produit pas une représentation objective du monde. Bronner cite le cas des individus victimes d’agnosie, capables de reconnaître des figures abstraites mais pas les objets du quotidien. Les jeunes apprécient mais il s’agit dans ce cas de cerveaux pas très en forme. Bronner passe alors aux illusions d’optique, ce qui convainc et enthousiasme les participants.

L’étape suivant porte sur les paréidolies, les illusions fondées sur une mauvaise interprétation d’une image vague, par exemple voir dans les nuages des images de choses ou de personnes réelles.

Le but de Bronner est de passer de là à la question du hasard. Elle est centrale pour les radicalisés et les complotistes pour qui le hasard n’a pas de place. L’invoquer vous déconsidère comme quelqu’un qui cherche à cacher quelque chose, comme un allié du pouvoir. Souvent c’est une coïncidence qui a conduit les djihadistes à s’engager. Un fait jugé rarissime est jugé comme un signe. Mohamed Merah, auteur d’un massacre dans une école juive – et de quelques autres assassinats de soldats –, explique Bronner, invoque un signe de ce type lorsque, convoqué à la gendarmerie, il parvient à « promener » les gendarmes. Pour lui, c’est un signe d’Allah et il se convertit à une pratique religieuse assidue. Toujours centré sur les sectes, Bronner cite le cas d’un membre (un rare rescapé) de l’Ordre solaire, qui vont tous se suicider collectivement. Il se convertit après une simple rencontre avec un conférencier qui lui prédit qu’il va bientôt rencontrer quelqu’un d’important. Il rencontre Jo Di Membro, un des patrons de l’Ordre, et comprend que c’est la rencontre importante. Le hasard n’est pour rien dans cette rencontre, c’est un signe des forces supérieures.

Bronner explique que l’erreur provient de ce que les spécialistes appellent le biais d’échantillon. Avant de considérer qu’un phénomène est extraordinaire, il faut le rapporter au nombre d’occurrences concernées.

Ce qui convainc les participants, c’est l’évocation d’un passage du film Alien. À un moment du film, un personnage s’empare d’un ballon de basket et marque facilement en envoyant le ballon dans le panier, tout en tournant le dos à celui-ci. Les jeunes comprennent vite qu’il y a eu des dizaines d’essais ratés pour finalement réussir. Le panier marqué n’a donc rien d’étonnant.

Le but déclaré de G. Bronner, c’est de faire en sorte que l’engagement religieux de ces musulmans « ne s’épanouisse pas dans un espace irrationnel où tout est signifiant, miracle et invitation à un engagement inconditionnel ». On voit ainsi quel est le programme maximal possible pour Bronner, ce qui évite peut-être la principale difficulté que j’évoquerai à la fin de la discussion de l’expérience de Bronner.

Bronner traite aussi avec les participants d’un autre problème : ils ont inconsciemment une vision essentialiste de la langue. Le concept de polysémie leur est inconnu. Il n’est sans doute pas nécessaire d’être radicalisé pour être dans cette situation, mais on en sous-estime souvent les conséquences. Bronner leur fait faire en groupe des exercices en se servant de devinettes avec des mots à multiples sens (une devinette « je commence et je finis par e, je ne suis pas e, je contiens un texte ; réponse : je suis une enveloppe). C’est une découverte pour les jeunes.

Dans l’étape suivant, prévue comme l’avant-dernière, Bronner se rapproche sensiblement du cœur du problème.

Il a relevé quelques cas de sectes millénaristes qui ont annoncé la fin du monde à une date précise. La date est arrivée et rien ne s’est passé. Il est intéressant de voir comment le groupe millénariste a réagi après le non-événement. Le but est évidement de faire comprendre aux participants qu’ils ne seraient pas les premiers à devoir admettre qu’ils avaient erré.

Dans pareille hypothèse, le groupe est dans une situation de dissonance cognitive. Celle-ci est un état pénible, tout le monde recherchant la cohérence mentale. Dès lors, à l’ordinaire, on recherche de l’une ou l’autre manière à réduire la contradiction entre ses croyances et les faits ou les informations qui les contredisent.

Ainsi, en 1954, à Lake City aux États-Unis, un groupe annonce que le 21 décembre 1954, l’humanité sera détruite. Bien entendu, cela ne se produit pas.

Invités à un jeu de rôle où chacun joue le rôle d’un membre du Groupe américain, les participants à la cure de déradicalisation trouvent spontanément des issues possibles dans un tel cas et s’en amusent. Dans la réalité, le groupe de Lake City décidera que le Grand Frère du groupe a annulé le déluge parce qu’il avait constaté que ses adeptes avaient atteint un tel degré de spiritualité qu’il n’était plus nécessaire.

J’aurais plutôt choisi de parler de la parousie (plus difficile d’accès, mais plus importante), la seconde venue du Christ sur terre pour juger les gens, thème essentiel du dernier livre du Nouveau Testament, L’Apocalypse de Jean[14].

De là, Bronner passe au cas de la contradiction entre La Genèse et la théorie de l’évolution et à la conciliation entre les deux par les catholiques, via une interprétation symbolique du texte de l’Ancien Testament. Les participants comprennent cela, c’est un progrès capital. Il ne reste plus qu’à conclure en une dernière séance qui n’a jamais eu lieu. Des radicalisés ont été arrêtés (un était un compagnon d’un des assassins du Bataclan), d’autres ont fugué[15]. Le Centre de Pontourny est vide.

Or la dernière séance était essentielle puisqu’elle devait mener au transfert de la compréhension du cas précédent au leur propre. Il y avait là quelques problèmes non négligeables comme l’abandon de l’idée que le Coran est la parole et l’écriture de Dieu lui-même, sans quoi tout est vain. Et la question n’est pas si simple[16].

Il n’y a donc pas eu de conclusion à la tentative de déradicalisation. Le chemin suivi me semble original et intelligent, malgré mes réserves de principe.

La méthode de Bronner serait à coup sûr utile pour « déradicaliser » ou plutôt « rerationaliser » les tenants de croyances fumeuses, autres que religieuses, mais comme ils ne manient pas les explosifs (mais les anti-vaccin peuvent tuer) et ne risquent pas la prison, ils ne seront jamais volontaires pour être traités.


Notes

  1. Voir Leila Mustafa, membre d’une délégation de Kurdes syriens venue à Bruxelles : « De Belgique, nous avons eu des gens qui étaient parmi les pires à Raqqua, qui coupaient les têtes, les bras ou les mains… » , La Libre Belgique du 1er février 2019. ↑
  2. Le Soir du 27 novembre 2018. ↑
  3. Site rtbf.be, le 8 février 2017. ↑
  4. Le Figaro du 7 juin 2018. ↑
  5. Le Monde du 16 mars 2017 et plus nettement encore dans Le Monde du 17 juillet 2019 où elle critique l’idée d’une « recette magique pour déprogrammer un individu ». ↑
  6. Fahrad Khosrokavar, « Un urbain djihadogène », Le Monde du 15 mai 2018. Son livre s’intitule Le nouveau jihad en Occident, Robert laffont, 2018, 592pp., dont j’ai lu le compte rendu par Christophe Ayad dans Le Monde précité. ↑
  7. Élise Vincent, « Prescience du djihad », Le Monde du 7 janvier 2017, article consacré à F. Khosrokhavar. ↑
  8. Interview d’Olivier Galland parAlexandre Devecchio, site du Figaro, le 1er juin 2018. ↑
  9. Hugo Micheron, Bernard Rougier et Gilles Kepel, « Les dénégationnistes du jihad », tribune sur le site de Libération le 21 décembre 2018. ↑
  10. Interview d’Achraf Ben Brahim par Marie-Amélie Latune, site du Figaro, le 1er décembre 2016. ↑
  11. A. Afghane/A/ Laborde « Cuatro dias para dejar de ser homosexual », El Pais du 29 juin 2019. ↑
  12. Gérald Bronner, Déchéance de rationalité, Paris, Bernard Grasset, 2019, 263 p. ↑
  13. Lors du procès des dirigeants de France Telecom en raison des suicides intervenus dans le personnel de la firme, les avocats de France Telecom avaient tous en mains un exemplaire de La démocratie des crédules. G. Bronner y montre que le taux de suicide chez les agents de France Telecom ne dépasse pas la moyenne du taux de suicide général en France (Le Monde des 12-13 mai 2019). ↑
  14. Je serais curieux aussi de savoir comment Greta Thunberg se tirera d’affaire dans quelques années, elle qui annonce l’épuisement du carbone dans huit ans et demi (Le Monde du 25 juillet 2019). L’ancien ministre vert français Yves Cochet ne vaut pas mieux : dans Le Magazine du Monde du 29 septembre 2019, il déclare que « Dans cinq ou dix ans le problème du logement sera réglé car les gens seront morts ». ↑
  15. L’histoire du Centre et de sa fin est confirmée par la presse, cf Soren Seeborn, « Interpellation d’un pensionnaire du centre pilote de déradicalisation », Le Monde du 21 janvier 2017. ↑
  16. Sur ce point , on peut lire l’ouvrage de François Déroche, professeur au Collège de France, Le Coran, une histoire plurielle. Essai sur la formation du texte coranique, Paris, Éditions du Seuil, 2019. Le texte canonique du Coran a été fixé très tôt par décision du troisième calife Othman (règne de 644 à 656), qui fait en même temps détruire les manuscrits préexistants. Fr. Déroche précise que « la transmission du Coran n’a été explorée qu’à une date relativement récente. Il faudra des découvertes récentes comme les manuscrits retrouvés à Sanaa en 1972, pour progresser. ↑
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L’athéisme dans le monde

Posté le 8 août 2019 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Patrice Dartevelle

Quelques précautions sont à prendre avant d’aborder un sujet comme l’athéisme dans le monde.

Il va tout d’abord inéluctablement conduire à une avalanche de chiffres, que je vais réduire au nécessaire. Il s’agit toujours de sondages sur les croyances. Ils appellent une remarque méthodologique. Jusqu’il y a quelques décennies, on demandait aux sondés de cocher une case correspondant à une des différentes religions ou à l’athéisme, avec en plus une case de type « Je ne sais pas » ou « Pas d’opinion », très peu utilisée. L’évolution des mentalités, du moins dans le monde occidental, a fait qu’un changement s’est avéré indispensable sous peine de voir se gonfler la case « Je ne sais pas ». On a donc créé une case généralement appelée « Non-religieux » ou « Sans affiliation religieuse ». C’était significatif il y a quelques décennies en révélant l’importance de la désaffiliation, de la rupture par rapport aux religions dominantes traditionnelles. Dans les pays de l’Ouest européen, cette catégorie comprend aujourd’hui 20 à 30 % des individus. Le danger est de la regrouper trop facilement avec celle des athées. Ce changement reste à analyser en lui-même et quant à sa pérennité. Il est à mon sens devenu le principal enjeu dans le monde occidental. J’ai exposé mes vues sur cette question en 2013 dans une intervention publiée en 2015[1]. Je reviendrai brièvement in fine sur cette question. Certains instituts de sondage utilisent maintenant une autre manière de poser les questions et elle me semble la meilleure pour le monde occidental : on demande de cocher une des trois cases « Croyez-vous en un dieu personnel qui s’occupe du monde et de vous ? » ou « Croyez-vous qu’au-delà du monde matériel existe une force, un quelque part ou quelque chose d’autre, qui nous reste étranger ? » ou « Êtes-vous athée ? ».

Malheureusement ce type d’analyse n’est pas le plus fréquent[2].

Ensuite, ne pouvant tout couvrir, je parlerai essentiellement des pays ou des continents où la problématique de l’athéisme, tout comme celle des religions, se pose en des termes différents de l’Europe occidentale.

Enfin je ne peux manquer de dire ma dette dans beaucoup de cas à l’ouvrage – et à ses divers auteurs – L’athéisme dans le monde, publié en 2015 par l’Association Belge des Athées sous ma direction. Je cite chaque fois l’article concerné et son auteur.

Les pays orthodoxes et l’ethnophylétisme

Dans les pays orthodoxes comme la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie ou la Grèce, on se trouve devant un problème identitaire, qui conditionne le champ des croyances. La situation peut parfois aller jusqu’à l’absurde, comme le montre Olivier Gillet[3].

Ainsi en Serbie, lors du recensement de 2002, 85 % de la population se déclarent orthodoxes, 0,53 % athées. Après près d’un demi-siècle de communisme – non imposé de l’extérieur –, ces pourcentages sont surprenants. Mais si on questionne sur la croyance en Dieu, on n’obtient que 20 % de réponses positives ! On est manifestement devant un problème dont il faut trouver la clé. Celle-ci s’appelle en termes savants l’ethnophylétisme. Dans le monde orthodoxe, les relations entre l’Église et l’État sont réglées par l’harmonie entre le spirituel et le temporel. Il y a là comme un air de famille avec la tradition byzantine, qui remonte aux empereurs chrétiens, sinon au césaro-papisme des premiers siècles, rendu présentable, mais où l’Église est fortement influencée par l’État.

Progressivement, avec la constitution des États-nations, les Églises orthodoxes vont se lier étroitement à ces États et constituer des Églises nationales. Celles-ci sont dites autocéphales. L’orthodoxie ne se sépare pas de l’ethnicité en cause. La différence est profonde avec le catholicisme. Rome est restée « aphylétique » et l’autonomie des Églises nationales y est très faible. Le catholicisme polonais lui-même n’est pas réellement ethnophylétique.

Les Églises orthodoxes sont les garantes de l’identité nationale. En Ukraine, une Église nationale a été créée récemment par rupture avec Moscou. La dispute se fait paroisse par paroisse pour déterminer l’affiliation de chacune et la propriété de l’église.

Formellement les constitutions sont de type occidental mais, dans une telle situation, l’affirmation publique de l’athéisme est hors-sujet. Appartenir à l’Église orthodoxe veut surtout dire qu’on est un bon patriote, même si on était communiste.

De surcroît, dans l’ambiance actuelle de remontée des nationalismes, l’athéisme déclaré peut être vu plus encore que par le passé comme une forme d’hostilité à la nation, souvent de formation récente. Dans certains cas, il est vu comme une forme d’occidentalisation, voire une réminiscence du communisme. La situation est donc devenue souvent de plus en plus difficile.

La situation de la Russie n’est pas tout à fait régie par cette conception même s’il est visible que le président Poutine cherche à l’imposer.

En 1999, il y avait en Russie 55 % d’orthodoxes et 35 % d’athées. Progressivement un transfert s’est opéré. En 2012, Gallup donne toujours 55 % d’orthodoxes mais 26 % de non-religieux, 6 % d’athées et 13 % d’indécis, chiffre qui traduit une situation mouvante. Le recul athée est manifeste mais l’affiliation religieuse précise ne croît pas pour autant. Il y a maintenant des cas de poursuites judiciaires pour athéisme[4].

Le phénomène n’est pas général dans les pays ex-communistes. L’Est de Allemagne a conservé sa spécificité : il comprend près de 60 % d’athées ou d’agnostiques contre 10 % dans l’Ouest de l’Allemagne[5].

Les pays majoritairement musulmans

Les frémissements laïques sinon athées de la première partie du XXe siècle dans le monde musulman sont loin aujourd’hui, c’est-à-dire depuis une montée de l’islamisme radical que l’on fixe souvent à 1981, date de l’assassinat du Président égyptien El Sadate par des Frères musulmans. Pourtant en 1954 Nasser pouvait encore rire publiquement des Frères, comme le montre une vidéo devenue virale et toujours visible sur le web.

Et comme l’expose Dominique Avon[6], en 1937 l’écrivain égyptien Ismaïl Adham publie un texte intitulé « Pourquoi je suis athée ». Sur la question de la liberté d’expression, de la laïcité voire de l’athéisme, le Président tunisien Habib Bourguiba est certes un cas d’exception mais d’une exception possible, du moins pour certains dans une époque révolue. En 1974, il publie un texte en faveur du libre-arbitre en religion. Il y critique la méthode consistant à prendre dans le Coran et les Hadith des références pour appuyer telle ou telle position et s’en prend à la lecture littérale de ces textes. Diverses autorités islamiques exigent une repentance publique, mais Bourguiba refuse fermement et l’Arabie Saoudite renonce à lui faire un procès.

Dans les sondages, certains pays musulmans affichent des scores préoccupants pour les athées. Le Pakistan a 84 % de croyants et 2 % d’athées en 2012 mais, curieusement, l ’Arabie Saoudite ne compte que 75 % de croyants, 19 % de non-religieux et 5 % d’athées.

La montée d’un islam fondamentaliste est significative mais ses crimes mêmes montrent l’existence d’athées. En 1990, l’écrivain turc athée Turan Dursum est assassiné. En 1993, Taslima Nasreen doit fuir le Bangladesh du fait d’une fatwa, comme Salman Rushdie doit se cacher depuis 1989 après une fatwa de l’imam Khomeini.

Cependant, plus récemment, les nouvelles technologies ne permettent plus de réduire complètement les athées au silence.

Les télévisions satellitaires ont ouvert une porte dès les années 2000. En 2006, la chaîne Al-Jazira organise un débat entre un musulman traditionaliste et Wafa Sultan, une psychiatre d’origine musulmane installée en Californie. Elle y déclare qu’elle représente la raison et le XXIe siècle contre la barbarie et le Moyen-Âge. En Égypte Ahmad Harquan et sa femme, Nadia Madour, réalisent des émissions athées pour Free Mind TV, chaîne au nom explicite dirigée par un Irakien.

En Algérie des intellectuels athées comme Kamel Daoud et Rachid Boudjedra prennent la parole comme tels.

Ce sont les réseaux sociaux qui vont véritablement ouvrir la porte beaucoup plus largement. Grâce à eux il ne s’agit plus d’intellectuels athées, de gens qui parlent et écrivent, mais de simples citoyens, le plus souvent jeunes. Ils vont jusqu’à s’organiser en réseaux de « cercles de sans-religion ». Il y a un « Cercle des athées de l’université du Caire ».

Mais évidemment arrestations et condamnations vont vite. En Égypte, la police a arrêté le blogueur Karim Amer (en 2007, quatre ans de prison), l’étudiant Sharif Jâbir (en 2013, un an de prison), Karim al-Banna, étudiant également (en 2015, trois ans de prison)…

Sur le plan qui nous occupe, malgré un texte constitutionnel sans exemple dans ces pays, la Tunisie n’est qu’un modèle relatif : trois athées y ont été condamnés à sept ans de prison en 2012. L’un des trois sera accueilli en France, tout comme l’a été le palestinien Waleed Al Husseini, l’auteur d’un essai autobiographique publié en français en 2015, Blasphémateur ! Les prisons d’Allah, ou le réalisateur iranien Mehran Tamadon.

Au Pakistan et au Bangladesh, les assassinats d’athées se comptent par dizaines ces quelques dernières années. Asia Bibi, chrétienne pakistanaise, d’abord condamnée à mort pour un blasphème de pure invention, a été finalement acquittée et définitivement innocentée par la Cour suprême le 20 janvier 2019. Le gouvernement a préféré attendre pour la libérer et favoriser son départ à l’étranger, manifestement par peur de la vindicte populaire[7]. Il ne s’agit pas d’une poignée de religieux, l’opinion entière est subjuguée par les fondamentalistes.

Partout dans le monde musulman depuis la fin des années 1970, la liberté d’expression en matière religieuse – cela ne va pas vraiment mieux pour le reste – a été restreinte. Tout athée peut y être condamné pour blasphème ou apostasie.

Le contrôle du ramadan est particulièrement strict (sauf en Tunisie), mais une contestation existe, notamment en Algérie. Elle y est réprimée (en 2010, deux ans de prison). En 2013, un déjeuner de plein air a réuni 300 à 500 personnes à Tizi Ouzou, en pleine Kabylie, il est vrai, pendant le ramadan. Deux mouvements existent aussi au Maroc pour la liberté du jeûne. Cela n’implique pas forcément l’athéisme, mais à coup sûr une contestation radicale de la religion traditionnelle.

En Égypte, El Sadate avait introduit dans la Constitution les principes de la Sharia comme source principale de la législation, mais sans donner de contenu à la référence (obscure par elle-même). Il a été précisé en 2012, mais en 2014, le Président Sissi a supprimé le texte détaillant le contenu de la Sharia. Pour sa part, en 2014, l’Arabie Saoudite a ajouté à sa législation la condamnation de tout appel en faveur de l’athéisme.

En Occident, des athées issus de familles musulmanes commencent à s’organiser. Le Forum des Ex-Musulmans affichait 20 000 abonnés sur Twitter et 5 000 sur Facebook en 2011.

De ce ceci il ne faut pas conclure que le monde musulman fonctionne, a fonctionné et fonctionnera d’une manière que l’Occident ne connaît pas, n’a jamais connue et ne connaîtra jamais. Il a raté le virage de la modernité voici un demi-millénaire, a essayé de le prendre dans la première partie du XXe siècle et connaît depuis un retour vers le théologico-politique d’antan. Plusieurs islamologues renommés soutiennent depuis vingt ans que tout cela n’est que passager. Pour l’instant, le mouvement rétrograde continue de s’amplifier et de gagner tous les groupes musulmans dans le monde, même là où l’islam est minoritaire, comme à Ceylan. Patience…

Le Japon et l’Extrême-Orient

La lecture brute des chiffres sur les croyances en Chine et au Japon pourrait remplir les athées d’une joie immense, mais bien trop rapide.

En effet, toujours selon Gallup 2012, la Chine comporterait 47 % d’athées et le Japon 31 %, soit les deux chiffres les plus élevés du monde. La contrepartie pour les autres croyances va de pair : pour la Chine 14 % de croyants et 30 % de non-religieux et pour le Japon 16 % de croyants et 31 % de non-religieux.

On peut certes considérer que les sondages sur les opinions en Chine sont à prendre avec précaution et que dans les deux cas, diront certains Européens, il est possible que certains bouddhistes aient coché la case « athée ». Il est vrai aussi que l’on a souvent glosé sur l’éclectisme religieux des Japonais qui vivraient en shintoïstes, se marieraient en catholiques et mourraient en bouddhistes. Remarquons que ces mariages catholiques au Japon sont généralement des mises en scène commerciales, un acteur professionnel faisant le prêtre.

Mais à seconde lecture des chiffres, le problème éclate. Dans les deux cas le nombre de non-réponses est anormal : 9 % pour la Chine et surtout 29 % pour le Japon. Ceci indique que la question n’est pas bien comprise, voire incomprise dans le cas du Japon, qu’elle est mal posée et qu’il faut pousser plus loin l’analyse.

Faisons-le avec Jean-Michel Abrassart[8] et commençons par examiner les termes utilisés. Ainsi le terme utilisé en japonais pour dire « religion » a été doté de ce sens à la fin du XIXe siècle. Auparavant il désignait l’art de gouverner. Le terme « agnosticisme » a été créé en japonais mais il ne s’emploie pas… parce qu’aucun Japonais ne s’est jamais déclaré agnostique.

Historiquement, le shintoïsme est la première « religion » japonaise et le bouddhisme n’arrive au Japon qu’aux Ve-VIe siècles de notre ère.

En fait le pays va développer un shinto-bouddhisme. Même les sanctuaires des deux cultes empruntent des éléments des deux religions.

À l’époque Meiji, après 1868, on va ajouter un élément en justifiant la réinstallation de l’empereur sur base du shintoïsme, précisément parce qu’il n’est pas vu comme une religion, mais le meilleur signe et cadre de l’identité japonaise. En 1945, les Américains gommeront autant que possible la doctrine impériale. L’empereur cessera d’être un fils de Dieu. Ce que veulent aujourd’hui certains hommes politiques japonais est de rétablir l’ancienne position impériale et le plein rôle du shintoïsme.

Mais pour ce qui est de l’ordinaire, les Japonais pratiquent en général un mélange des deux ; ils se marient en shintoïstes et meurent en bouddhistes. En outre, le culte revêt au Japon un fort aspect domestique, témoin de la même dualité : les gens ont un autel shintoïste ou un autel bouddhiste, mais très souvent les deux.

Le shintoïsme est essentiellement une religion pratique, à l’instar de la Rome antique et de son do ut des (je donne pour que tu donnes) : on va au sanctuaire faire des vœux pour obtenir quelque chose. Être athée dans ce cadre, c’est alors être sceptique face aux superstitions.

Le bouddhisme japonais pour sa part développe un fort aspect funéraire. L’autel bouddhiste sert essentiellement aux hommages aux ancêtres, qui au fond sont toujours présents, et se transmet au fils aîné.

Les spécialistes s’accordent pour dire qu’au Japon, il s’agit d’être sans religion dans une culture religieuse.

Bouddhisme et shintoïsme populaires sont vécus par les Japonais comme des religions naturelles tandis que les religions occidentales et le shintoïsme d’État sont par contre des religions révélées. Au fond, les religions naturelles ne sont pas perçues comme des religions et les gens peuvent se réclamer d’une « religion » sans rien croire de ses affirmations théologiques. Au Japon, se dire athée veut probablement dire « je n’adhère ni au culte impérial ni aux religions occidentales »…

En Chine, il faut tenir compte du confucianisme, qui va se confondre avec le pouvoir impérial[9]. La situation y est assez comparable à celle du Japon : les Chinois s’adressent au bouddhisme pour la mort, au taoïsme pour le mariage, etc., l’analyse de l’athéisme restant incertaine.

Pour l’ordinaire populaire, la rupture entre dimension divine et dimension humaine qui nous semble si naturelle n’est pas vécue en chine. On s’y adresse à des divinités et à des ancêtres.

L’Afrique noire

L’idée prévaut aisément que l’Afrique noire traditionnelle, avant évangélisation ou islamisation, ne connaissait que des pratiques rituelles, éloignées de la moindre rationalité, sans l’ombre d’une contestation de la part d’une population adhérant sans faille à un obscurantisme religieux dépassé.

Ce dogme a été mis en question par un théologien dominicain, professeur à l’Université de Yaoundé, Éloi Messi Metogo, aujourd’hui décédé. En 1997, il publie Dieu veut-il mourir en Afrique ? Essai sur l’indifférence religieuse et l’incroyance en Afrique noire.

Pour lui, il y a bien de l’indifférence religieuse voire de l’athéisme dans l’Afrique noire précoloniale.

Il y a là des mythes sur l’explication du monde, mais certains parlent d’une hostilité à Dieu qui peut aller jusqu’au meurtre de Dieu. On y parle par exemple d’un complot visant à l’assassinat de Ngül Mpwo, le « Dieu » du ciel chez les Congolais. Bien souvent les gens constatent des décès malgré les rites dûment effectués – ce ne doit pas être rare – ou l’inefficacité des rites magiques. On s’en prend dès lors au Dieu (« il a pris mon enfant ! »). Souvent le Dieu est considéré comme bon ou comme mauvais.

En réalité, il n’y a pas d’« âme africaine », comme l’a bien dit Aimé Césaire.

Les discussions théoriques sont vives à ce sujet. Un très important anthropologue africaniste, professeur à l’Université catholique de Louvain, Michael Singleton, a donné en 2018 à la tribune de l’Association Belge des Athées une conférence qu’il a intitulée « L’Afrique n’a jamais connu de dieux ». Il parle en fait de l’Afrique des « villages », d’avant la colonisation. Pour lui, le village africain n’a jamais connu de dieux ; il est seulement en symbiose avec les ancêtres, qui ne sont pas vraiment morts. Il n’y rien de plus.

M. Singleton professe certes une théorie plus générale qui conforte ou mine sa position. Il est dubitatif sur l’existence et même la possibilité d’une définition intemporelle ou universelle de la religion. Il défend cette idée dans ses contributions à un important volume récent de la Revue du MAUSS[10], avec un article intitulé « Pourquoi je ne crois pas à la religion en général, ni même au religieux ». Il fait la comparaison avec un oignon et ses couches de pelures : à chaque tentative de définition de la religion, il faut enlever une pelure ; à la fin il ne reste quasi rien. Faut-il baptiser « religion » la toute dernière pelure ?

L’historien congolais Elikia M’Bolkolo ( notamment directeur à l’EHESS à Paris) rappelle pour sa part que les siècles qui ont précédé la colonisation ont été riches en mouvements religieux, comme de premières christianisations. Il déclare avoir le sentiment « qu’au cours des années 1950, l’athéisme faisait bien partie de l’espace spirituel du Congo ». Bien entendu la politique du ministre libéral et très laïque des colonies en 1954-1958, Auguste Buisseret, avait ouvert les esprits[11].

Mais aujourd’hui les Églises, le plus souvent chrétiennes et plus particulièrement évangéliques ont progressé et l’univers de l’« Afrique des villages » s’est rétréci. Dans les villes surtout, les Églises de réveil sont fortes et s’opposent à une Église chrétienne dominante, rivalisant selon les aléas de l’histoire avec l’Église catholique en ce qui concerne la République démocratique du Congo.

Jean Musway a étudié le phénomène des Églises de réveil dans un travail universitaire en 2017, synthétisé dans une Newsletter de l’Association Belge des Athées[12].

Dans cette étude, restreinte à Kinshasa, 98,3 % des personnes interrogées ont répondu percevoir Dieu comme le créateur de tout ce qui existe et comme seul maître et 98,9 % déclarent ne pas respecter une vision athée de l’explication de la vie et du monde.

Du scepticisme ancien, il ne reste presque rien et l’influence occidentale a surtout apporté l’intolérance du véritable obscurantisme.

Les États-Unis

Le stéréotype des États-Unis en matière de religion est qu’il ne comporte pas d’athées, sauf dans le corps académique des universités des deux côtes et que pour le reste, si le nombre d’Églises est incommensurable, tout le monde croit.

Pourtant, si, en 2012, Gallup ne compte que 5 % d’athées aux États-Unis, il enregistre déjà 30 % de « non religieux ».

Les sondages en la matière sont particulièrement fragiles et contradictoires aux États-Unis. Répondre « Je suis athée » dans un sondage par téléphone y reste difficile.

Selon des enquêtes de la General Social Survey, si l’on regroupe athées et « sans religion » – ce qu’on appelle les nones, les « sans » –, on arrive à 8 % en 1970, 15 % en 1998 et 22 % en 2018[13].

Un sondage du Pew Research Center montre qu’en 2012, 20 % des Américains s’affirmaient sans affiliation religieuse contre 15 % en 2007. Pour mémoire, dans la même étude, les catholiques représentent 22 % de la population américaine. En 2012, ces nones représentent 46 millions de personnes dont 13 millions sont athées ou agnostiques déclarés, soit ± 6 % du total [14].

Un autre sondage du même Pew Research Center publié en 2017 [15] porte sur une question intéressante, régulièrement testée aux États-Unis, l’estime de la population à l’égard des différents groupes religieux. Les opinions favorables à l’égard des athées passent de 2014 à 2017 de 41 à 50 %. Les protestants « classiques » obtiennent 65 % tandis que les évangéliques plafonnent à 60 %. Mais n’oublions que dans la Bible Belt, la situation des athées reste très difficile et que dans sept États, les athées sont inéligibles[16].

La situation des athées s’améliore donc, surtout dans les grandes villes, Dans ce cas, l’accroissement des « sans religion » reprend sans doute des personnes de plus en plus nombreuses qui se sécularisent, mais dans un contexte différent de celui de l’Europe, sans doute avec plus de force sinon d’hostilité à l’égard des Églises, qu’habituellement elles finançaient directement. Il faut voir aussi que du côté catholique (cf. Boston), le scandale et l’écœurement dus à la pédophilie de trop de prêtres (environ 6 %) et au « laxisme » des évêques sont plus anciens et plus forts qu’en Europe. Peut-être l’afflux d’hispaniques compense-t-il les défections.

Une question centrale, souvent évoquée dans la presse sous l’angle politique, est l’authentique cultural war qui règne sur les plans politiques et religieux depuis plus d’une génération. Cette guerre est menée par les évangéliques et d’autres fondamentalistes et est relayée par le Tea Party, qui a pris le dessus au sein du Part républicain pour imposer un retour du religieux dans sa face rétrograde et intolérante. Ils mènent une lutte constante, spécialement en ce qui concerne le droit à l’avortement, devenu un marqueur central en politique américaine. Même chez les démocrates, des candidats aux investitures se mettent à disputer le terrain religieux aux républicains [17].

La guerre se prolonge en Amérique latine où les évangéliques se comptent en dizaines de pourcents de la population, aux dépens des catholiques. Ceux-ci sont passés de 1970 à 2014 de 92 à 69 % de la population, les évangéliques de 4 à 19 %. Les « sans affiliation » progressent de 1 à 8 % [18]. La politique brésilienne n’est plus guère qu’un simulacre qui dissimule mal les luttes religieuses. Le maire évangélique de Rio a même coupé les subventions aux écoles de samba et au carnaval[19].

Globalement et demain ?

Donner une interprétation globale, mondiale de la situation de l’athéisme est difficile. Quand certains s’y essaient, c’est le plus souvent pour faire prévaloir l’idée de retour du religieux, parfois à l’aide de la formule prêtée à Malraux « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », soit une ou deux idées que rien ne corrobore sur le plan mondial.

Il faut tenir compte de ce qu’en dehors des zones de religion du Livre, comme l’Extrême-Orient, on se trouve devant un univers de croyances très différent de l’occidental. Même dans celui-ci des données politiques, identitaires ou linguistiques, peuvent jouer, comme dans le monde orthodoxe.

On ne peut traiter le monde que par partie, par continent, et encore.

Si la situation de l’athéisme au Japon et très probablement en Chine semble positive ou nullement inquiétante, il n’en va pas de même pour l’Inde. Or Chine et Inde dépassent chacune le milliard d’habitants ; ce sont des zones-clefs. Pakistan, Bangladesh voire Indonésie sont des pays où l’athéisme, déjà rare, est en danger. Ils sont des cas importants d’expansion de l’islam et de sa forme radicale, l’islamisme.

L’islam pose un problème général, à commencer dans sa zone d’origine où il mène une forte régression des idées. Seule la Tunisie paraît moins touchée. Mais même dans ces pays on repère des poches de rébellion à l’encontre de la religion, spécialement chez les jeunes, grâce aux réseaux sociaux.

L’Amérique latine et l’Afrique subsaharienne ne sont pas non plus des continents de rêve pour les athées. Les évangéliques y mènent une lutte pour l’obscurantisme comparable à celle des islamistes, les attentats en moins. C’est le catholicisme qui leur fait face, du moins sa partie qui a fini par éliminer la théologie de la libération. Mais avouons qu’il n’en a pas été souvent autrement en Amérique latine, Mexique excepté.

Pour ce qui est du monde occidental et notamment de l’Europe, un cas est clair : les religions dominantes d’autrefois sont occupées à mourir et il n’y a pas le moindre signe significatif en faveur d’un renouveau.

Comme le dit l’historien Paul Veyne :

Je ne peux croire au rétablissement d’une religiosité s’étendant à toute une société. Il faudrait pour cela un conformisme de masse ou une morale d’État, ce qui n’est plus de notre temps.

Déjà en France, [le catholicisme] est devenu une « secte » ou chacun choisit d’entrer ou de demeurer, plus qu’il n’est encore une religion au sens sociologique du terme. [20]

Mais les ex-Églises dominantes conservent des privilèges (financement, personnel, écoles, institutions sociales) dus au passé et dont elles cherchent à jouer sur le thème des « racines chrétiennes ».

Comme je l’ai dit (cf. note 1), la question centrale en Europe est l’évolution des « spiritualistes » qui croient en quelque chose… Ce groupe subsistera-t-il de manière permanente dans sa force actuelle ? Une nouvelle religion apparaîtra-t-elle ? Deviendront-ils athées ? Une partie sans doute, mais je la dirais petite.

Mais reste l’épée de Damoclès de l’islam, avec le problème démographique.

Prenons la ville de Vienne. Elle comptait en 1971, 79 % de catholiques et 10 % de personnes sans affiliation religieuse. En 2011, on y est passé à 43 % de catholiques, 30 % de personnes sans affiliation religieuse, 9 % d’orthodoxes et 11 % de musulmans. Ceux-ci devraient monter à 20 % en 2046, pour des raisons de pure mécanique démographique.

Une étude globale sur l’avenir des religions jusqu’en 2050 a été menée en 2015 par le Pew Research Center. Ses conclusions en sont la croissance de la population musulmane et le déclin des « sans affiliation religieuse ». Il ne s’agit pas pour ces derniers de diminution en chiffres absolus. Ils représentaient 16,4 % de la population mondiale en 2010 et cette proportion devrait descendre à 13,2 % en 2050 sans pour autant qu’il y ait diminution en chiffres absolus.[21]

Le problème est démographique. Les athées – hors Chine (où la natalité est sous contrôle de l’État) – sont des occidentaux, des privilégiés culturels, et leur descendance est rare, plus rare que celle des religieux.

Démographie et athéisme ont donc un lien pour les prochaines décennies, ce qui n’exclut en rien les luttes et les conflits, notamment de la part des athées.

Cet article est le texte légèrement remanié d’une conférence que j’ai donnée le 3 mai 2019
à la tribune de la Maison de la Laïcité Hypathia à Ottignies-Louvain-la-Neuve.


Notes

  1. Patrice Dartevelle, « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions? », La Pensée et les Hommes, « Francs-Parlers 2015 », pp. 59-70. ↑
  2. J’ai le plus souvent utilisé, faute d’enquête globale plus récente, les chiffres du Global Index of Religiosity and Atheism de Win- Gallup International de 2012. Il utilise le système avec des non-religieux, sans créer de discordances significatives avec d’autres chiffres pour l’Europe qui utilisent le troisième système. ↑
  3. Olivier Gillet, « Athéisme et orthodoxie en Europe orientale et du Sud-Est, Patrice Dartevelle [ sous la direction de], L’athéisme dans le monde, Bruxelles, ABA Éditions, 2015, pp. 11-25. ↑
  4. Site du Guardian le 3 mars 2016, même pour une simple déclaration lors d’un »chat » sur Internet. ↑
  5. D’après Violette Bonnebas, Le Figaro du 25 avril 2019 et La Tribune des athées N° 143-2013-1 (par A.-M. D.-G.). ↑
  6. Dominique Avon, « L’athéisme face aux pays majoritairement musulmans », L’athéisme dans le monde, op. cit., pp. 87-123, que je suis pour cette partie. ↑
  7. Le Figaro du 9 mai 2019. ↑
  8. Jean-Michel Abrassart, « Le Japon est-il un pays athée? Religions, superstitions et incroyances au Pays du Soleil Levant », L’athéisme dans le monde, op. cit., pp. 71-83. ↑
  9. Cf. l’interview d’Anne Cheng, titulaire de la chaire d’histoire intellectuelle de la Chine au Collège de France, par Nicolas Weil, Le Monde des 7-8 août 2016. ↑
  10. Revue du MAUSS, N° 49 (2017/1) intitulé Religion. Le retour? Entre violence, marché et politique. ↑
  11. Le texte d’Elikia M’Bokolo a été publié dans la revue Congo – Libertés. Il est reproduit dans Croire ou ne pas croire. L’état de l’athéisme en Belgique et dans le monde, CAL-Charleroi, 2019, pp. 35-43. ↑
  12. Newsletter N° 22 ( 16 (19)) décembre 2018, reproduite dans Croire ou ne pas croire, op. cit., pp. 44-51. ↑
  13. Thomas Mahler, site Le Point, le 19 janvier 2019. ↑
  14. Je cite d’après Philippe Bernard, « Une Amérique sans Dieu, c’est peut-être pour bientôt », Le Monde des 14-15 octobre 2012. ↑
  15. Site du New York Times du 15 février 2017. ↑
  16. Cf. Maria Udrescu, « Être athée aujourd’hui : Aux États-Unis, la religion reste un gage de moralité », La Libre Belgique du 13 août 2017. ↑
  17. Cf. Nadia Marzouki, « Jésus est un personnage à part entière de la campagne démocrate américaine », Le Monde du 10 mai 2019. ↑
  18. Cf. El País du 14 avril 2018. ↑
  19. Claire Gatinois, « L’austère maire évangélique de Rio sonne la fin de la fête », Le Monde du 29 août 2017. ↑
  20. Paul Veyne, Et dans l’éternité, je ne m’ennuierai pas, Paris 2014, republié en Livre de poche en 2016, p. 116. ↑
  21. Cf. Jean-François Mayer, « Europe : recherches sur les perspectives démographiques et l’avenir des religions, Religioscope, 18 juin 2017. ↑
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Europe et religions. Retournements et enjeux

Posté le 18 mai 2019 Par ABA Publié dans Religion 1 Commentaire

Concile Vatican II

Concile Vatican II

Patrice Dartevelle

La question de l’Europe et du christianisme qui lui serait indissolublement lié fait toujours couler de l’encre. Dernière elle, frétille surtout celle de l’impensable pour d’aucuns d’une société sans religion et, à un degré moindre et quelque peu contradictoire, celle de la pénétration de l’islam.

Houellebecq, pourtant athée (certes pas du modèle standard puisqu’il méprise la Renaissance et les Lumières) affirme en 1998 dans Les Particules élémentaires que toute société a besoin « d’une religion quelconque » même si c’est sans doute une manière de dire son hostilité à l’individualisme[1].

Cette persistance a quelque chose d’étrange à mes yeux tant elle a peu de fondement théorique et tant elle est aveugle face à la réalité élémentaire, du moins européenne.

Olivier Roy vient de reprendre la question et en donne une vision qui n’encourt vraiment pas les mêmes reproches, même si je me réserve de critiquer une forme de généralisation simplificatrice.

Remarquons d’abord avec lui que le plus souvent ceux des croyants qui veulent s’illusionner parlent des « racines chrétiennes ». Que le christianisme ait eu une influence dans la construction des esprits et des mentalités en Occident n’est pas niable[2], mais « racines » renvoie – hypocritement – au passé. En plus l’image est hasardeuse : ce sont les arbres qui ont des racines dont on ne peut les couper sans qu’ils ne meurent ; les hommes ont des jambes et peuvent s’éloigner de leurs « racines ».

Olivier Roy relève le terme « racines » avec le même sourire que moi et le titre de son récent ouvrage, L’Europe est-elle chrétienne ? ne prête pas le flanc à la critique[3]. Il est surtout connu pour son conflit avec Gilles Kepel sur les causes de la radicalisation islamiste. Pour lui le phénomène relève d’une islamisation de la radicalité, c’est-à-dire d’un malaise social au sens large qui finit par trouver un exutoire dans une certaine vision de l’islam. Ça me semble fort dédouaner la religion, mais il n’est pas sûr que cette thèse soit totalement incompatible avec celle – la religion est la vraie source du problème – de Gilles Kepel.

O. Roy nous propose une synthèse de la modification des croyances religieuses au XXe siècle, fondée sur la distinction entre religion comme foi ou comme référence identitaire. Il y intègre la présence récente de l’islam et ses conséquences pour l’ensemble du domaine des religions.

La sécularisation de l’Europe

La base de l’histoire contemporaine des religions, c’est la sécularisation, la déchristianisation. C’est l’évidence, dira-t-on, mais je reste surpris d’entendre certains, même des athées faire et dire comme si Pie IX et Vatican I étaient à nos portes.

Pourtant En France et en Belgique (c’est parfois encore moindre ailleurs), la proportion de messalisants n’atteint plus aujourd’hui 5 % contre par exemple 27 % en 1952 en France, rappelle O. Roy. Pour les pays moins croyants, le phénomène est ancien, mais s’accélère dans les années 1960. Dans un pays plus catholique comme l’Irlande, le phénomène est plus récent et brutal. L’Irlande légalise en 1995 le divorce, en 2015 le mariage homosexuel, en 2018 par 68 % des voix l’avortement – refusé en 1993 par 63 %. Même dans un bastion dur du catholicisme comme la Pologne, on passe de 57% de messalisants en 1982 à 36 % en 2016. Le phénomène doit plus à l’abandon de la pratique religieuse qu’au renouvellement des générations.

La baisse des vocations sacerdotales est encore plus spectaculaire. Il y a 2.000 ordinations de prêtres en France en 1948, et c’est le maximum historique observé, contre moins de 100 par an depuis 2000.

Les changements législatifs provoqués par la sécularisation tels que ceux cités pour l’Irlande, ne sont jamais remis en cause au point d’être menacés. Il y a comme un effet de cliquet, relève O. Roy.

Bien évidemment si, au lieu de prendre comme critère l’assiduité au culte, on prend les déclarations d’opinion des gens, on arrive à des chiffres très supérieurs. Encore actuellement en France comme en Belgique, 50 à 60 % des sondés se déclarent catholiques. Mais en observant ce fait bien connu, O. Roy en tire une conclusion centrale. En 2007 59% des Français se déclarent catholiques, mais il n’y a que 38 % des Français qui déclarent croire en Dieu (et ils peuvent être catholiques, mais aussi musulmans, juifs croyants, etc.). Donc un minimum de 21% des Français parmi ceux qui se déclarent catholiques ne croient pas en Dieu. Ce n’est pas propre à la France, c’est pire au Danemark : 76 % des Danois se déclarent luthériens, mais seuls 25 % croient que Jésus est le fils de Dieu.

Ceci mène à un des principaux schèmes explicatifs mis en avant par O. Roy : il y a le christianisme de foi et le christianisme identitaire. Celui-ci est porté par des non-pratiquants, des gens qui se disent catholiques en récusant des dogmes de l’Église, voire des non-croyants. Ils tiennent à une tradition, dont il est pénible de se détacher (les parents, les grands-parents…). Dans les cas belge et allemand, l’existence d’un fort pilier catholique (et protestant en Allemagne), avec son réseau scolaire, social et politique facilite cette position-clef pour la compréhension. Elle nous montre qu’un raisonnement purement théologico-philosophique dans l’analyse des religions a d’étroites limites.

Si les organisations diffèrent de pays à pays (des pays à religion d’État à la France de la loi de 1905), partout c’est le politique qui est devenu hégémonique. C’en est fini de la centralité du religieux.

Les moralités se séparent

Mais il faut bien voir que jusque vers 1965, cette situation n’est pas si conflictuelle au plan de la morale. En effet jusqu’alors prêtres et laïques militants ont les mêmes valeurs morales, notamment familiales. O. Roy rappelle le célèbre discours de Jules Ferry aux instituteurs en 1881 où il enjoint à ceux-ci de ne jamais dire aux élèves quoi que ce soit qui puisse heurter un parent. C’est très largement vrai. Certes les laïques sont favorables à la possibilité légale du divorce, mais ils ne s’en serviront pratiquement pas pendant longtemps. Dans les premières décennies du XIXe siècle, il n’y aura que quelques divorces par an en Belgique. La seule autre pierre d’achoppement sera la contraception, mais en 1956 même l’épouse du Secrétaire du Parti communiste français dénonce le contrôle des naissances. L’idée générale est qu’il y a une morale naturelle qui est universelle (c’est le fondement des rares pouvoirs organisateurs belges d’enseignement qui, avant le Pacte scolaire de 1958, refusent d’organiser des cours de religion et organisent un cours unique de morale qu’il est contre-indiqué d’appeler « laïque »).

Pendant longtemps l’Église va lutter contre le modernisme – qui est surtout une contestation de son pouvoir –, mais dès les années 1920, elle s’en remet politiquement aux partis démocrates-chrétiens, composés de laïcs qui parviennent à s’allier avec des partis d’incroyants anticléricaux.

Dans les années 1960, l’évolution semble aller vers plus de concorde. Le Concile de Vatican II (1962-1965) entérine la sécularisation. Il adapte la théologie et les rites à la modernité. La constitution Gaudium et Spes parle d’une « juste autonomie des réalités terrestres », qui doit être respectée. En matière de liturgie, le prêtre fait désormais face à l’assemblée des fidèles. On arrête de dire la messe en latin. L’ambiance des rites change : les fidèles participent, les participants ne sont plus guère à genoux. Hors des cultes, les prêtres s’habillent comme tout le monde, mais, comme le remarque perfidement O. Roy, tout cela ne peut manquer d’aboutir à une forte désacralisation de la religion. En plus on gomme dans la pratique l’insistance sur une vérité absolue, unique, dont l’Église serait la seule détentrice. Et quand cette désacralisation va croiser l’indifférence religieuse, l’addition sera sévère pour l’Église.

Non-croyants comme la majorité des croyants s’attendent à un estompement du conflit politique entre les tenants de Rome et ceux de la République, comme on dit en France. La décennie avance et voilà mai 1968. C’est la rupture sur le plan des valeurs morales. Le désir devient la valeur centrale et il n’y a aucun moyen d’en faire une valeur chrétienne sécularisée. Le changement des valeurs dominantes touche la famille et le couple : contraception, avortement, amour libre et bientôt égalité des homosexuels.

Des esprits chagrins, dépités, attribuent la « faute » à Vatican II, mais ils ignorent la situation réelle des paroisses dès les années 1950 sinon 1940 : les hommes refusent d’aller se confesser et d’aller à l’église parce qu’ils pratiquent le contrôle des naissances et les relations avant le mariage, leurs femmes se confessent encore quelque temps, se font sermonner par le curé et, rentrées à la maison, par leurs maris. Les deux finissent par abandonner la partie et les églises se vident. C’est le mécanisme que feu le chanoine Pierre de Locht m’a décrit et qui l’a incité à promouvoir la contraception en tant que prêtre, auprès des femmes catholiques. En fait le feu couvait. O. Roy rappelle que dès 1943 deux prêtres français, aumôniers de la JOC, Henri Godin et Yves Daniel, dans leur ouvrage France pays de mission décrivent la même situation que Pierre de Locht[4].

Rome change tout

D’emblée, dès juillet 1968, l’Église prend une décision qu’à peu près personne n’attendait, ce qui montre comme il est difficile de comprendre à chaud la situation qu’on vit. Contre les propositions des experts et l’avis des cardinaux chargés de les examiner, Paul VI publie l’encyclique Humanae vitae qui proscrit la contraception. Ce qui s’est passé comporte sa part de mystère, Paul VI ne s’étant pas réellement expliqué. On devra bien étudier un jour ce pape que nul n’a jamais jugé borné et impulsif. L’explication que donne O. Roy l’inscrirait dans une réflexion dont il aurait sans doute été le précurseur, mais peut-être a-t-il simplement pris peur devant les événements, comme son futur successeur, Ratzinger. Jean-Paul II et Benoît XVI ne vont en revanche pas se priver de parler. Ils vont expliquer le revirement de l’Église et sa nouvelle opposition à la société séculière – et c’est en cela qu’O. Roy est plus pénétrant que ses devanciers – sans revenir exactement aux positions d’autrefois, contrairement à ce que la plupart ont cru. Ces deux papes ont conscience de la sécularisation de l’Europe. Ils veulent agir en tant que minoritaires et sans plus pactiser avec l’adversaire laïque, qui a adopté ou engendré les nouvelles valeurs. Mgr Léonard est une parfaite illustration de cette nouvelle politique. C’est un révolutionnaire de droite, pas un haut prélat conservateur soucieux du passé de l’Église, de ses ors et de sa position sociale. Autre point essentiel, insiste O. Roy, l’Église se recentre sur quelques points du dogme (pour la vie, contre l’avortement, l’euthanasie, la théorie du genre…) et laisse-le reste à peu près en friche. Surtout on montre agressivement sa religion, son catholicisme. C’est le « N’ayez pas peur ! » de K. Wojtyla. Cette attitude n’est pas réellement le signe du retour du religieux et moins encore de l’ancienne doctrine, montre O. Roy : on a l’impression de ce retour parce que le religieux n’étant plus visible dans nos sociétés, le militantisme nouveau surprend parce qu’il ressemble à du religieux et que « le religieux ne fait plus partie du paysage ». C’est le même étonnement (O. Roy parle plutôt d’analphabétisme du religieux) qui explique largement selon moi, l’obsession et l’hystérie anti-sectes.

Pour l’Église, la société est devenue païenne voire christianophobe, elle adhère à une culture de la mort (le mot se retrouve douze fois dans l’encyclique Evangelium vitae de Jean-Paul II en 1995). Et si le religieux ne fait plus partie du paysage, les formes « molles » de la religion n’ont plus de sens.

L’Église s’est donc rabougrie et ses 5% de croyants actifs sont soit des intégristes lefebvristes, soit des charismatiques, des revivalistes, des spiritualistes (qui insistent sur des pratiques communautaires), plus un dernier quarteron de fidèles des temps d’avant. L’opposition interne a disparu, les « cathos de gauche » faisant partie d’une génération qui ne s’est pas renouvelée[5].

Dès lors l’Église ne revient pas sur la séparation de l’Église et de l’État. Elle l’a entérinée. Ni Jean-Paul II ni Benoît XVI ne semblent avoir songé à un Vatican III pour annuler Vatican II. Tout au plus la question de la présence des religions dans l’espace public reste-t-elle en discussion, dirais-je. L’Église catholique a repris la parole en revenant à la foi pour justifier ses « principes non-négociables », selon les termes de Benoît XVI, pratiquement limités à la sexualité et la famille.

Entre foi et identité

Une telle position dans le cadre sociologique contemporain est lourde de conséquences.

L’une d’entre elles est que le relais politique de l’Église, la démocratie chrétienne, n’a plus l’utilité d’autrefois. L’Église ne s’occupe plus que d’un seul sujet, elle ne peut ou ne veut guère déléguer son programme à des laïcs et elle refuse tout compromis. De toute manière, il y avait plus de ministres catholiques dans le gouvernement de centre-gauche de Renzi que dans celui de Berlusconi et ça me semble un peu pareil dans les récents gouvernements socialistes français.

Ceci veut dire aussi que les partis de droite ont cessé de ne comprendre que des croyants même s’il en existe encore et qui mettent l’accent sur leur spécificité (Fillon).

Quant aux partis populistes, même si leur diversité est grande, ils ne constituent pas pour autant le relais de l’Église (sauf Fontana à la Ligue du Nord). Ils acceptent la sécularisation. C’est particulièrement le cas chez les Hollandais Fortuyn et Wilders[6]. Quant à Marine Le Pen, dont les réticences à l’égard des marches contre le mariage pour tous étaient symptomatiques, on cherche en vain des propos religieux dans ses programmes, tout au plus un souci, qui n’engage nulle foi, pour les églises protégées dans la partie « patrimoine » d’un de ses programmes.

On touche ici à un autre point essentiel du système d’O. Roy, la distinction entre le catholicisme de foi – celui de l’Église de Jean-Paul II – et le catholicisme identitaire. Celui-ci est vivace et souvent le cheval de bataille des populistes, mais la foi n’y est pour rien et l’Église encore moins : quand des maires français sont cités devant les tribunaux pour avoir installé une crèche dans leur mairie, les évêques ne les soutiennent en rien ; c’est du christianisme identitaire, vidé de toute foi et qui s’écarte des « principes non-négociables ». On trouve même des critiques de l’Église contre la procession d’Echternach.

Pourquoi cet intérêt des populistes pour les marques identitaires de la religion chrétienne ?

C’est ici qu’intervient l’islam, leur bête noire. Bien entendu la bienveillance à l’égard des marques traditionnelles – plus d’une fois quasi païennes – du christianisme a pour but réel de s’opposer à l’islam, de plus en plus présent.

Mais, comme il est difficile de légiférer ou de réglementer en discriminant la religion honnie, l’islam, on légifère de manière apparemment générale contre la présence du religieux. Le but est de défendre une identité en masquant la xénophobie. On n’interdit pas le voile islamique, mais tout signe religieux, éventuellement en se limitant à l’ostensible pour ne pas mettre en cause la petite croix traditionnelle, selon les législations.

Le poids de l’identité est important en matière judiciaire, relève O. Roy qui trouve là un aliment à sa thèse. Ainsi La Cour européenne des droits de l’homme valide parfois des normes religieuses (comme le blasphème), mais seulement dans des pays (Autriche…) où elle peut se risquer à dire qu’il y a une culture chrétienne dominante et elle est explicite là-dessus. En fait la Cour et à sa suite les tribunaux nationaux, quand ils tranchent de cette façon, ont toujours recours à l’argument de la tradition, jamais à celui de la foi. Et les populistes font d’une pierre deux coups, l’un volontaire, l’autre qui leur est indifférent ou agréable : ils gênent l’islam qui cherche à s’imposer davantage dans l’espace public et l’action des pouvoirs publics ou privés et chassent le religieux puisqu’ils sont généralement séculiers.

Les catholiques traditionnels, comme Rémi Brague ou Pierre Manent en France, n’aiment pas trop l’analyse d’Olivier Roy et le rôle qu’il donne au christianisme identitaire qui ne se sépare pas de la foi dans la religion d’autrefois – du moins le croit-on. Dans son débat avec O. Roy dans Le Figaro, Pierre Manent se contorsionne pour expliquer que « L’opposition entre christianisme identitaire et foi intérieure ne me paraît pas correspondre aux questions que se posent les chrétiens « sérieux »[7].

L’Europe n’est plus chrétienne

O. Roy tranche : l’Europe n’est plus chrétienne. L’Église n’a plus le choix qu’entre faire œuvre missionnaire comme aux premiers siècles, mais il n’existe aucun signe d’une chance de réussite, ou tout à l’inverse, sur le modèle de l’Opus Dei, profiter des structures et rôles dont elle a hérité par son passé pour contraindre, à défaut de convaincre. C’est ce que font les évêques rassemblés dans la COMECE vis-à-vis de l’Union européenne, mais les généraux sans troupes ont remporté peu de victoires.

La synthèse d’O. Roy n’est pas exempte d’esprit de système qui minore que les choses restent complexes et que le passé ne meurt pas si vite. La situation italienne ne cadre pas avec son analyse, sauf pour ce qui est de la disparition de la démocratie chrétienne. Dans ce pays, évêques et prêtres interviennent à tout bout de champ sur tout dans les médias, mais ce qu’il dit vaut globalement pour l’Europe de l’Ouest et du Nord. J’ajouterais que les conflits internes de ce début de 2019 au sein du Parti populaire espagnol me semblent éclairés par le propos d’O. Roy. N’est-ce pas ce qu’il dit qui à l’œuvre entre le nouveau dirigeant du parti, Pablo Casado, bien proche des idées de Jean-Paul II, et les tenants du centriste M. Rajoy qui dénoncent la relance de la campagne anti-avortement du nouveau président, les deux ne sachant trop comment contrer les populistes de Vox[8]?

In fine, O. Roy semble préoccupé par le vide créé en Europe par le fort retrait des anciennes religions dominantes. C’est une opinion courante en France, mais je ne le suis pas sur ce point. Je pense que les enjeux majeurs sont ailleurs, non plus dans la laïcité qui a remporté la victoire sur les religions à l’exception de l’islam, mais dans la rationalité et le triste développement de la course à la spiritualité. Le paradoxe est toujours là : l’évaporation des religions n’a pas profité à la raison.


Notes

  1. Je suis l’analyse de Bruno Viard, « Un romancier ambigu », Le Monde du 4 janvier 2019↑
  2. Mais ce qu’en dit Luc Ferry dans « Politique et héritage chrétien de l’Europe », Le Figaro du 14 février 2019, est fort exagéré. Déclarer que les droits de l’homme ne sont que la sécularisation de l’égale dignité des hommes devant Dieu est une valorisation exclusive et abusive du christianisme et n’explique pas la guerre plus que séculaire que l’Église leur a faite et que pendant longtemps il ait suffi d’être chrétien pour ne pas les voir ni les vouloir.↑
  3. Olivier Roy, L’Europe est-elle chrétienne ?, Paris, Seuil, 2019, 202 pp.↑
  4. Mais, différence essentielle, les deux Français sont loin de plaider pour une modification de l’Église en matière de sexualité.↑
  5. C’est la conclusion, bilan d’une vie d’engagements, que j’ai entendu nombre d’entre eux tirer en 2007 lors des funérailles de Pierre de Locht. Le cas du cardinal Danneels est parlant à cet égard. Beaucoup le trouvaient « à gauche », mais comme le dit le théologien Jürgen Mettepenningen, ce classement est dû à l’évolution de l’Église : « Le centre de l’Église s’est déplacé vers la droite. Danneels était probablement le premier surpris de se trouver du côté gauche » (Le Soir du 15 mars 2019, dans l’article d’Élodie Blogie, « Le cardinal Danneels, « dernière voix d’un catholicisme, majoritaire ». C’était là l’espoir de Vatican II).↑
  6. Sans parler du nouveau parti très à droite de Thierry Baudet dont le mentor intellectuel est le philosophe Paul Cliteur, athée convaincu et co-auteur avec Dirk Verhofstadt en 2015 de Het Atheïstich Woordenboek., cf. Le Monde du 27 octobre 2017.↑
  7. « Pierre Manent et Olivier Roy : « L’Europe est-elle (encore) chrétienne ? », interview par Eugénie Bastié dans Le Figaro du 7 février 2019. On notera avec intérêt que dans la même interview, O. Roy déclare que « demander à un croyant de reléguer sa foi au privé, c’est ne pas savoir ce qu’est la foi ».↑
  8. Sandrine Morel, « En Espagne, le Parti populaire vire très à droite pour contrer Vox », Le Monde du 6 avril 2019.↑
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Les enfants d’athées ou de chrétiens sont-ils victimes de discrimination dans les écoles bruxelloises à majorité musulmane ?

Posté le 16 décembre 2018 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Odile Roolant

Mener sa vie « comme bon nous semble » est plutôt difficile, voire téméraire, quand on n’est pas musulman dans une école à majorité musulmane. Les enfants de chrétiens et les enfants d’athées sont victimes de discriminations, leur conduite est réprouvée et suscite moqueries et rejet. Cette minorité, perçue négativement par les membres du groupe majoritaire, rencontre des problèmes à s’intégrer dans une minorité qui devient majorité passée la porte de l’établissement scolaire. C’est la conclusion de l’étude que nous avons menée dans le cadre d’un mémoire en Sciences de l’Éducation (réalisé en 2017-18, à l’Université libre de Bruxelles). Forte de nos analyses, nous avons pu démontrer l’existence de discriminations directes et indirectes, et obtenir l’assurance que la minorité non-musulmane supporte un traitement discriminant qui génère chez elle malaises et détresse.

En tant qu’agent de terrain (enseignante à la Ville de Bruxelles), un « phénomène » m’interpelle. Depuis quelques années, les conflits liés à l’appartenance religieuse se multiplient, que ce soit à la récréation, en classe, à la cantine, en sorties scolaires. Il peut s’agir du refus de prêter sa gomme à son voisin de table, car il ne va pas au cours de religion islamique, ou d’exclure un autre au foot, car il pense que Jésus est le fils de Dieu. Souvent, je suis témoin d’altercations ayant pour origine des remarques sur « la bonne conduite à avoir pour un musulman » que s’échangent les enfants entre eux. Un élément ressort en pointillé, l’intégration des enfants d’athées et de chrétiens deviendrait problématique dans plusieurs écoles bruxelloises. L’objectif de notre mémoire était de dépasser cette intuition pour répondre scientifiquement à la question de recherche, découvrir si nous pouvions révéler des mécanismes discriminatoires envers les non-musulmans, en appréciant le degré de tolérance d’élèves immergés dans un milieu homogène en termes de choix philosophiques. Ont été évaluées les opinions et attitudes des élèves musulmans et non-musulmans afin d’établir des profils types et de mesurer leurs forces et leurs proportions.

Méthodologie

Dans le cadre du mémoire, il a fallu constituer un travail théorique solide, incluant les enjeux sociétaux (comme les théories sur le vivre ensemble dans la diversité culturelle) et les enjeux scientifiques (telles les spécificités du traitement discriminatoire et ses effets). Nous avons précisé le contexte dans lequel se déroule notre enquête, et avons analysé la population-mère d’où provient l’échantillon. Et de manière presque méthodique, nous nous sommes assurés de « parler la même langue » que le lecteur en lui faisant part de définitions et d’explications de termes et concepts pour ne pas créer la polémique, laisser place aux fantasmes ou paraitre louche.

Pour répondre à notre hypothèse de travail, traduite sous forme de deux questions à savoir « les musulmans ont-ils des comportements discriminatoires ? » et « les non-musulmans sont-ils discriminés ? » nous avons procédé sur un échantillon déterminé. En l’occurrence 6 classes (de 4e, 5e et 6e primaire) issues d’une école du centre-ville bruxellois à majorité musulmane (88 %), soit 116 enquêtés (10 chrétiens, 2 athées, 2 indéfinis et 102 musulmans). Nous avons cherché à déceler précisément l’état d’esprit des élèves, par la pratique d’une enquête par questionnaire[1]. Et nous avons affiné nos recherches en organisant un groupe de parole sur un public cible (les 2 athées), et par des interviews de parents d’élèves non-musulmans. Lors des investigations menées les précautions déontologiques, et la transparence méthodologique furent observées. De plus, durant le passage du questionnaire, les répondants avaient dû créer un « isoloir » à l’aide de fardes dressées entre eux (évitant ainsi les inspirations chez le voisin). Le chercheur a garanti l’anonymat des feuillets, et a précisé fermement qu’il n’y avait pas de bonnes réponses que seul leur avis comptait. Conditions qui ont contribué à tendre à une authentique liberté de réponses. La construction du questionnaire a tenu compte d’un ensemble d’impératifs techniques, telle la connaissance du vocable des répondants, la longueur du document, le type de questions (majoritairement fermées et à choix multiples), etc. Comme il s’axe sur les aspects les plus objectifs possibles, tels les comportements remarquables, nous n’avons pas hésité à aborder des thèmes sensibles, personnels et parfois délicats. Ce qui a contribué à permettre l’élaboration d’un panel de postures tolérantes, intolérantes ou extrémistes possibles. Les questions visent en particulier à recueillir des données factuelles et des jugements subjectifs d’opinions, d’attitudes, de motivations/aspirations (sur des faits, des idées, des événements ou des personnes). Elles s’articulent autour d’une série de thèmes définis au préalable. Comme par exemple :

Thèmes Exemples issus du questionnaire
Le répondant et son rapport à la religion tel que l’appartenance ou non à une religion, la pratique des fêtes religieuses ou non, la relation envers les autres croyants, la fréquentation de lieux de cultes, la pratique de la prière. Est-ce que tu participes aux fêtes religieuses ? Le paradis et l’enfer c’est des histoires pour faire peur ? Est-ce qu’on est un mauvais musulman si on ne fait pas le jeûne à l’école ? Est-ce que ta religion est meilleure que celle des autres ?
Le répondant et sa relation au genre comme le rapport de domination ou l’attribution de rôles. Est-ce que les filles ont plus de corvées à faire à la maison que les garçons ? Est-ce que la famille préfère quand c’est une fille qui nait ?
Le répondant et son rapport au port du voile islamique Une maman qui porte le voile est-elle une meilleure maman que celle qui n’en porte pas ? Est-ce que tu penses que toutes les musulmanes devraient porter le voile ?
Le répondant et le régime alimentaire – au travers du prisme de la religion -, comme le halal,la viande porcine, la cantine Est-ce que tu demandes s’il y a du porc (gélatine) avant de manger un bonbon ? Est-ce qu’on doit interdire la viande de porc en Belgique ?
Le répondant et son rapport à l’environnement, à l’établissement scolaire, à son pays. C’est parce qu’il y a trop d’enfants musulmans à la cour qu’il y a des bagarres ? Tu préfères dire que tu es belge,que tu es musulman, ou les deux ? Est-ce qu’il ya plus de musulmans à Bruxelles que de non-musulmans ?
Le répondant et la perception de sa condition (son statut, ses obligations, sa religion) au travers de l’actualité,et en tant que croyant (ou non). Est-ce que tu trouves que les non-musulmans sont plus intéressants que les musulmans ? Est-ce qu’un musulman peut tuer au nom de sa religion ? Est-ce qu’on est plus fort si on est musulman ? Est-ce que c’est sale d’être non-circoncis ?

Au sein de ces catégories nous avons veillé à intercaler entre les groupes de questions difficiles ou épineuses, des questions plus faciles, qui détendent l’atmosphère et distraient l’attention du répondant. Nous avons pris soin d’insérer tout au long des questions de repos, sans réelle pertinence pour la recherche menée. Ces questions « bidons » n’ont pas un intérêt réel pour l’enquête, mais cette procédure technique contribue à reposer l’enquêté, à l’encourager à avancer. L’introduction des questions destinées à vérifier la cohérence des réponses fournies a aussi fait l’objet d’un travail minutieux. Ainsi on reposera la « même » question, sous des formes différentes, qui permettent le contrôle de réponses déjà données.

Rappelons que l’utilité première du questionnaire est d’envisager les perceptions que l’enfant se fait de sa propre personnalité quant à ses croyances ou son absence de croyance, et comment il se situe dans les interactions avec ses pairs. Explorer la diversité de leurs opinions constitue la première étape. Après le contrôle, le dépouillement et l’encodage des résultats, l’analyse d’abord descriptive nous a permis de définir quels objets sont affectés, c’est-à-dire sur quels aspects de la vie sociale et scolaire se traduisent des discriminations.

L’analyse explicative a permis de rendre compte et d’expliquer la dynamique du phénomène. L’analyse compréhensive a permis pour sa part d’établir des rapports entre les résultats obtenus et les perceptions des sujets. Nous sommes conscients des limites de notre recherche, et reconnaissons son caractère exploratoire.

L’école plurireligieuse menacée

Si notre enquête révèle un climat déclaré comme favorable à la mixité par la majorité des répondants – en effet, ils souhaitent une école pluriculturelle et plurireligieuse – la réalité quotidienne de ces enfants va à l’encontre de leurs aspirations d’hétérogénéité (ex : Est-ce que tu penses qu’il y a trop de musulmans dans ton école ? 62,1 % ont répondu oui). Et dans le même temps des résultats contraires à l’esprit d’ouverture nous ont permis de nuancer et de mettre en exergue des antagonismes (ex : si 75 % des répondants désirent une école avec des enfants de religions différentes, nous gardons en tête que 25 % ne le souhaitent pas). La majorité musulmane comme communauté culturelle dominante et homogène s’est exprimée au travers des résultats selon deux tendances. Il se dégage des réponses une minorité musulmane intolérante et une majorité musulmane ouverte. Après l’analyse descriptive, nous avons pu établir une typologie des individus interrogés. Au sein de notre échantillon nous avons distingué (grâce à un ensemble de scores faisant état de discriminations directes) 1/3 d’intégristes[2] et 2/3 de tolérants (nous pouvons soutenir que la majorité musulmane et croyante ne discrimine pas les non-croyants en Allah). Il existe plusieurs degrés de tolérance et nous admettons des différences de posture qui ne revêtent pas le même sentiment. Les attitudes intégristes traduisent des intentions prosélytes et sectaires ou des pratiques d’accusations et de réprimandes. Nous avons mis hors de cause la majorité tolérante en ce qui concerne la production de discrimination, si ce n’est des glissements possibles en se ralliant aux intégristes lorsque ceux-ci prennent la parole, contribuant au phénomène, le tolérant devient intolérant. Comme l’illustre cet extrait du groupe de parole :

[M : l’interviewer et O/Z : les élèves athées]
M : qu’est ce qui c’était passé ?
O : en fait elle a dit, heu comme moi je mange du porc, bah elle m’a dit que je pouvais pas manger et pas être à la même table. Parce que eux ils mangeaient à la même table…
Z : du halal
O : du halal, alors que moi je mangeais du porc, et elle m’a dit que je pouvais pas manger avec eux.
M : et qu’est-ce que tu as fait alors ?
O : ben je me suis assise toute seule.
M : ok, et qu’est-ce que tu penses de ça ? [silence]
M : ça t’a fait quoi à l’intérieur ?
O : je sais pas…
M : tu t’en moquais un petit peu ou tu t’es dit bon ben je change de place mais bof, je ne suis pas trop d’accord…
O : moui
M : et les autres enfants qui mangeaient heu le halal aussi, ils n’ont rien dit quand Lina a dit ça ?
O : mm
M : non personne n’a dit « elle fait ce qu’elle veut » ?
O : non

Selon les déclarations des intégristes et celles des non-musulmans nous pouvons affirmer l’existence d’une logique discriminatoire sur base du stigmate « être non-musulman ». Les retombées négatives sont multiples pour les non-musulmans, comme se sentir isolés ou inférieurs. La résistance aux expressions de mépris est quasi nulle, se rendre invisible semble être la voie empruntée pour ne pas faire de vagues. Le discriminé intériorise, il somatise et joue l’indifférent. Par exemples, 9/10 des enfants de chrétiens déclarent cacher aux autres élèves qu’ils fêtent Noël à l’église (¼ des enfants interrogés condamnent leurs camarades qui fêtent Noël), et sur les 14 élèves non-musulmans, 8 pensent qu’il faut avoir peur des musulmans.

Les manifestations comportementales des intégristes à l’encontre des « non-musulmans » occupent tous les domaines qui régissent la vie en groupe, comme la tenue vestimentaire (ex : 60 % des élèves interrogés pensent que les filles ne peuvent pas s’habiller comme elles veulent, 1 enquêté sur 6 estime que les filles ne peuvent pas mettre de jupe), la nourriture (ex : plus d’1/4 des répondants admettent faire des commentaires désobligeants à l’encontre de ceux qui ne mangent pas halal, 1 élève sur 2 a déjà entendu ou participé à ce type de polémique), les pratiques et les fêtes religieuses (ex : 2 élèves sur 10 déclarent avoir subi des pressions lors de la période du jeûne du Ramadan, à la proposition d’une prière obligatoire pour tous à l’école nous obtenons un score de 30 %), etc.

En présentant les éléments suivants sous la forme d’un tableau, nous n’avons pas l’intention d’opposer deux groupes, mais bien à titre d’exemple, de rendre compte des regards des uns vis-à-vis des autres et réciproquement. Ce regard est le reflet de leurs opinions et donc l’expression de leurs attitudes.

Les relations de la majorité croyante par rapport à lui « en tant que non-croyant en Allah » ou « incroyant »

— Les non-croyants se trompent et ils devraient croire en Dieu ? 49,1 % « oui » et 19,8 % « non ».

— Est-ce qu’il faut convertir les non-musulmans ? 40,5 % « oui » et 46,6 « non ».

— Ces enfants feraient bien de devenir musulmans ? 36,2 % « oui » et 25 % « non ».

— Est-ce que tu as déjà exclu un autre élève car il n’était pas musulman ? 15,5 % « oui » et 74,1 % « non » .

— Est-ce qu’il faut punir les non-musulmans, parce qu’ils ne sont pas musulmans ? 16,4 % « oui » et 69,8 % « non ».

— Est-ce que les non-musulmans représentent un danger pour les musulmans ? 6,9 % « oui » et 64,7 % « non ».

Ce qu’il assume en tant que « non-croyant en Allah » ou « incroyant » par rapport à la majorité croyante musulmane

— 10 élèves ont répondu que c’est difficile d’être non-croyant à l’école.

— 9 élèves ont déjà dit qu’ils croyaient en Dieu pour être acceptés par les autres.

— 7 élèves ont déjà été rejetés car ils ne croyaient pas en Allah.

— 2 élèves estiment que leur incroyance leur a déjà attiré des problèmes avec la majorité croyante.

— 1 élève préfère ne pas déclarer qu’il est non-croyant aux autres.

— Si tu n’es pas musulman(e), as-tu des amis qui le sont ? 8 élèves ont répondu « non ».

— 8 élèves pensent qu’il faut avoir peur des musulmans.

Les analyses révèlent une différence notoire selon les stigmates chrétien ou athée. En effet, un sort encore moins enviable est réservé aux athées, qui représentent l’insupportable aux yeux des intégristes. Comme l’illustrent ces résultats, plus de 45 % des enquêtés n’envisagent pas de pouvoir s’entendre avec un chrétien contre presque 60 % avec un athée. Dans la même veine, 6,9 % pensent que les chrétiens et les musulmans ne peuvent pas jouer ensemble tandis que le score grimpe à 17,2 % à l’encontre des athées. Ils sont 22,4 % à ne pas envisager de partager leur jeu avec un chrétien, et 32,8 % avec un athée. Ce graphique témoigne assez bien notre constat, à la question qu’est ce qui serait le plus grave ? Plus de 27 % désignent l’athée (47,4 % représente ici la majorité musulmane tolérante).

En établissant en premier lieu un constat, l’intérêt est de faire émerger les réalités exprimées par la question de recherche. Nous ne pouvons pas ignorer la problématique d’intégration d’enfants non-musulmans pris dans une dynamique complexe d’exclusion. S’attaquer au problème passe aussi par l’étude de ce « sentiment d’outsider » en immersion religieuse exprimé par l’athée.

Cette poignée d’élèves non-musulmans se sentant marginalisés, adopte des stratégies de survie, comme se montrer discret (secret parfois) quant à leur propre héritage culturel, ou bien en limitant les contacts avec les musulmans, ou encore en se faisant passer pour musulman afin de s’assurer une relative quiétude.

Vivre dans la diversité culturelle requiert un apprentissage et adopter une posture tolérante est un travail éducatif. S’en donne-t-on les moyens ? Comment se fait-il que malgré les nombreux engagements pris dans le cadre politico-scolaire, l’école ne parvienne pas à assurer sa fonction (comme de valoriser l’enfant dans ses appartenances multiples et de garantir les mêmes chances à tous) ?

Nous soulevons la question de la fuite de ces enfants vers d’autres établissements. En réorientant le parcours scolaire de leur enfant, ces parents abrègent l’expérience d’une école à mixité sociale (aussi appelé encadrement différencié). Si rien n’est fait, ce renoncement à un (certain) vivre ensemble dû en partie au sentiment de ras-le-bol d’une omniprésence du religieux dans les affaires de classes, amènera les parents à continuer de retirer leurs enfants de telles écoles et les établissements perdront encore en hétérogénéité. Si la véritable mixité sociale était la garantie d’un vivre ensemble, alors les efforts devraient être portés sur une lutte acharnée à la chasse à la ghettoïsation qui gangrène certains établissements scolaires. À ce niveau, ce n’est pas tant traiter les symptômes (comme les discriminations) que traiter les causes qui importe in fine.

Certains penseront peut-être qu’il y a d’autres impératifs que doit surmonter le monde scolaire, des problèmes de plus grande envergure et qui concernent un plus grand nombre, certes. Ils penseront peut-être aussi que ces 14 élèves sur 116 qui « se font enquiquiner à la cour » s’en remettront. Ces personnes se trompent. C’est bien l’ensemble des élèves qui se trouve perdant. Le problème n’étant pas uniquement le quotidien peu enviable des discriminés, mais l’affirmation de nos thèses montre dans une certaine mesure l’importance que peut prendre la présence intégriste, mais aussi démontre, par extension, que les actions (faibles ? dépassées ?) mises en place pour lutter contre celle-ci sont plutôt inefficaces.

Néanmoins, c’est avec positivité et surtout foi en la nature humaine, que nous concluons. Positivité, car dit autrement, le constat va aussi dans le sens d’un élan majoritairement tolérant. En outre la nature des enquêtés – des enfants – les dispose (en théorie) à une grande capacité d’apprentissage. L’Autre peut devenir matière à découvertes, et ainsi inciter à se montrer curieux et plus ouvert.

L’auteur croit en son métier. Elle prend plaisir à travailler avec tous ses élèves. Et défend farouchement la diversité culturelle comme un enrichissement essentiel à la construction d’une identité citoyenne. C’est là l’origine de cette recherche. Et cela la stupéfie de constater que si rien n’est fait, elle sera le témoin de la mort de la mixité scolaire pour certains établissements. La mort du vivre ensemble, n’est-elle pas un enjeu majeur ?


Notes

  1. Total de 231 questions, les résultats sont compilés dans un programme SPSS. (L’ouvrage de Cl. Javeau, 1990, L’enquête par questionnaire, m’a servi comme guide de construction du questionnaire). ↑
  2. Nous synthétisons l’optique des intégristes en empruntant les mots de W. D.Wall « Je détiens la vérité. Ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi. Si vous êtes dans l’erreur, il faut pour votre bien, et celui d’autrui, vous convertir, au besoin par la force, ou bien vous épurer, vous éliminer ou vous liquider » (W. D. Wall, .1978, L’Éducation constructive des enfants, Unesco). ↑
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Le Coran en libre-service

Posté le 21 octobre 2018 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire

Patrice Dartevelle

Feuillet du manuscrit du Coran trouvé à Sanaa en 1972

La violence musulmane ou commise par des musulmans au nom de leur foi telle qu’ils l’entendent est au centre des préoccupations non seulement des Européens, mais de bien d’autres, en premier lieu dans les pays à majorité musulmane qui en sont les principales victimes, comme l’Algérie, l’Irak, la Syrie et pas mal d’autres. Il n’y a pas que les violences qui soient en cause : un projet théologico-politique est visiblement en cours, que ce soit dans les pays les plus menacés, dans d’autres comme la Turquie et ceux où les Frères musulmans sont actifs, mais aussi dans les villes ou quartiers européens où les musulmans sont majoritaires.

Loin d’être une étincelle passagère, la tendance remonte à un demi-siècle, époque où elle a quitté l’ombre et s’est soustraite aux rires de Nasser. Dès 1981 le futur prix Nobel de littérature 2001, V.S. Naipaul, concluait ainsi son roman Crépuscule sur l’islam, fruit de séjours en Iran, au Pakistan, en Malaisie et en Indonésie :

Désormais, dans les pays musulmans, il y aurait de plus en plus de Behzad (un étudiant iranien islamiste qu’il a rencontré) qui, en négatif de la passion islamique, concevraient la vision d’une société purgée et purifiée, un rassemblement des croyants[1].

La question des causes du phénomène n’est pas sans doute pas close, mais en exclure l’élément proprement religieux est fort éloigné du vraisemblable. Dès lors le Coran, sa lecture et son interprétation deviennent importants, non seulement pour les musulmans envisagés, mais tout autant pour les intellectuels musulmans, hostiles au fondamentalisme et au littéralisme dans la lecture du Coran et qui travaillent ouvertement à un « islam des Lumières ». Rachid Benzine en est le porte-drapeau en milieu francophone (c’est un domaine où le rôle de la Belgique n’est ni marginal ni dissociable de celui de la France…) depuis son livre Les nouveaux penseurs de l’islam, paru en 2004. « Islam des Lumières » est d’ailleurs le titre de la collection qu’il dirige. Encore faut-il voir que jusqu’ici, même si c’est un peu tordre l’histoire, le terme et la référence aux « Lumières » connotent un anticléricalisme affirmé, un rejet non seulement des Églises mais aussi des religions, une critique scientifique de leurs textes sacrés. En Europe, sauf à date récente, il est assez rare qu’un croyant s’en réclame. Dans le cas des musulmans modérés, il ne s’agit pas plus que d’une laïcisation de la religion au sens de sa meilleure compatibilité avec la modernité occidentale.

Rendre crédible pareil projet n’est pas simple et un vrai débat approfondi sur la question est rare, surtout s’il doit inclure un athée.

Sam Harris, Maajid Nawaz et l’islamisme

Profitons donc de la récente traduction d’un tel débat entre Sam Harris et Maajid Nawaz et spécialement du chapitre « La nature de l’islam » de leur livre-débat L’islam et l’avenir de la tolérance pour en voir les données et peut-être le fond du problème[2].

Voyons d’abord les partenaires de l’excellent et révélateur débat. Sam Harris est un neuroscientifique américain, parfaitement athée et absolument pas décidé à s’en laisser conter. Maajid Nawaz est un musulman britannique, aujourd’hui modéré et fondateur d’un groupe de cet esprit, Quilliam. Il ne cache pas qu’il revient de loin et qu’il a d’abord été islamiste actif, militant d’un califat théocratique. Il faisait partie du groupe Hizb ut-Tahrir, le premier groupe islamiste contemporain qui ait popularisé l’idée d’un tel califat ou d’un État islamique. Il raconte avoir travaillé à répandre cette idéologie en Grande-Bretagne, au Pakistan, au Danemark et en Égypte. Ce dernier pays l’emprisonne quelques années. En prison, il fréquente des assassins du Président Sadate et commence une réflexion qui va aboutir à sa « conversion ». De retour à Londres, il obtient un master en théorie politique à la réputée London School of Economics.

Pour mieux se situer et cadrer les données du problème, les deux partenaires s’accordent sur quelques définitions et chiffres.

De qui et de combien parle-t-on en fait d’islamistes ? Ils conviennent que l’islamisme consiste en la volonté d’imposer une vision particulière de l’islam, fondée sur une lecture dite littérale du Coran, vision ultra conservatrice, le plus souvent liée au désir d’instituer la charia et sans écarter la lutte armée. Quand on pratique effectivement cette dernière, on peut parler de djihadisme.

Que représentent les islamistes ? Les deux partenaires convergent aisément et sans fard sur ce point. Dans plusieurs cas des élections fiables permettent de donner des chiffres : les Frères musulmans ont obtenu 25 % des suffrages lors du premier tour des élections présidentielles de 2012 en Égypte. D’autres scrutins dans d’autres pays montrent plutôt qu’il s’agit de 15 %, mais si on sonde sur la charia, on arrive à 40 à 60 % d’avis favorables. Harris et Nawaz relèvent qu’un sondage de 2013 du Pew Research Center réalisé dans onze pays à majorité musulmane sur la justification « parfois » ou « souvent » de la violence djihadiste donne pour l’accord 25 % en Égypte, 18 % au Sénégal, 16 % en Turquie, 12 % en Tunisie, 33 % au Liban (chiffre sans doute dû à la présence de réfugiés palestiniens, ce que confirme le chiffre de 62 % dans les Territoires palestiniens). Ils concluent que le plus souvent les islamistes représentent 20 à 25 % de la population musulmane. Quant à la majorité des musulmans, elle est constituée de conservateurs, attachés aux valeurs les plus traditionnelles. L’addition des deux chiffres, islamistes plus conservateurs, ne laisse pas beaucoup de place aux modérés – ceux par exemple pour lesquels l’identité religieuse n’est pas première. Mais ceux-ci existent même s’ils doivent souvent se cacher.

Le récent rapport de l’Institut Montaigne en France donne un résultat concordant. Dirigé par Hakim El Karoui, il aboutit à 28 % de musulmans fondamentalistes islamistes parmi les musulmans de France[3].

Très mordant, Sam Harris rappelle à son interlocuteur que 20 % des musulmans britanniques approuvent l’attentat meurtrier de 2005, que 30 % d’entre eux veulent la charia, que 45 % estiment que le 11 septembre est un complot américano-israélien et 68 % estiment que ceux qui insultent l’islam doivent être arrêtés et condamnés (78 % dans le cas de ceux qui ont publiés les caricatures de Mahomet). 27 % des musulmans britanniques déclarent comprendre les motivations des assassins des caricaturistes de Charlie Hebdo et un jeune musulman britannique sur sept est favorable à l’État islamique.

Ne nous faisons pas d’illusion sur la Belgique : elle a fourni le plus haut pourcentage de personnes parties combattre en Syrie par rapport à sa population.

Nul doute donc, le problème n’est pas mineur, surtout si on le rapporte au nombre et à la proportion de musulmans dans plusieurs pays d’Europe.

Le Coran nie les valeurs de notre époque

Le problème de base de la dimension religieuse vient du Coran et de l’affirmation catégorique qu’il est la pure retranscription de la parole divine.

Quand S. Harris veut empêcher M. Nawaz de se défiler en évoquant les mutazilites qui, il y a près d’un millénaire, refusaient cette thèse (R. Benzine ne manque jamais non plus de les citer) en omettant de dire qu’ils ont été rayés de la carte même s’il est bien vrai qu’ils ont existé, celui-ci dévoile un peu sa position : il peut y avoir des différences d’approche du texte sacré et le littéralisme dans lequel se complaît la très grande majorité des musulmans n’est pas la seule voie possible.

S. Harris lui renvoie la liste des problèmes les plus significatifs que pose le Coran.

Le Coran est en conflit avec la plupart des valeurs de notre époque : la rationalité scientifique, les droits de l’homme et l’égalité des sexes, la liberté d’expression, pour citer les principales. S’il arrive qu’une valeur actuelle soit exprimée dans le Coran, ce n’est pas là, estime-t-il qu’elle trouve sa meilleure expression et, ajouterais-je, il s’agit alors souvent de triviales banalités morales. Plus durement, pour S. Harris, en s’acharnant à réinterpréter les textes, les musulmans modérés, en réinterprétant principalement les passages du Coran les plus absurdes et les plus dangereux à nos yeux, font preuve d’une certaine dose de malhonnêteté intellectuelle.

En effet, les textes coraniques ne sont pas si plastiques et ne se prêtent en réalité pas aux interprétations qu’on veut. Où dans le Coran la consommation du porc est-elle permise ? Où trouve-t-on un message de paix ? Un passage où la femme n’est pas considérée comme un être de seconde zone, propriété des hommes ? Le Coran connaît-il le respect des infidèles ? Y trouve-t-on un texte qui permet l’apostasie ? En revanche, les récompenses post mortem pour les martyrs (pas tellement les trucidés par des tenants d’autres croyances, mais surtout ceux qui ont tenté d’imposer l’islam l’arme à la main) y sont présentées et constituent un vrai aliment pour les djihadistes.

Non sans vraisemblance, S. Harris ajoute qu’au fond, l’interprétation littérale est plus certaine et plus claire et qu’on peut toujours se demander s’il est normal qu’un « interprète » d’aujourd’hui se place au-dessus du texte divin. Et parfois la nouvelle lecture aboutit à une signification pire que celle que donne la lecture littérale. En plus si Dieu était vraiment en faveur des valeurs démocratiques, pourquoi ne l’a-t-il pas écrit clairement ?

Notamment dans le cas de la glorification des martyrs, le texte même du Coran pèse lourd dans les violences des dernières décennies.

Toutes les lectures du Coran sont-elles possibles ?

Pour M. Nawaz, en revanche, il faut simplement une interprétation et une méthode d’interprétation. Il rejette la méthode appelée ordinairement « littérale », qu’il rebaptise péjorativement en « ingénue ». Intellectuellement il refuse d’admettre qu’il y ait une lecture plus exacte qu’une autre. Il existe pour lui une autre méthode que l’« ingénue », celle-ci ne constituant pas l’approche originale des textes sacrés. Il s’appuie sur l’autorité de Quentin Skinner, un important spécialiste anglais de théorie politique, historien moderniste à l’origine, qui conteste toute lecture authentique des textes. On voit bien là les traces du post-modernisme, mais surtout on peut à ce compte se demander si le Coran a encore le moindre sens.

Le raisonnement semble d’une certaine manière avantageux puisqu’il aboutit à ce qu’on puisse tout dire sans risque d’être contredit, mais il est fondé sur une contre-vérité et une erreur logique. On peut parfaitement soutenir que pour certains passages, on n’arrive pas à une interprétation unique, raisonnablement acceptée ; on peut même parfois douter d’y arriver un jour, mais de cette proposition particulière en logique, on ne peut passer à la proposition générale selon laquelle il n’y aurait pas de texte univoque.

Examinons concrètement comment M. Nawaz essaie de s’en tirer, même si je ne suis ni arabisant ni coranologue mais simple philologue relevant d’un autre domaine.

Le premier cas à partir duquel M. Nawaz argumente, sans doute emblématique pour lui, vise le sort des infidèles. Si le Coran dit : « Brisez-leur la nuque », pour M. Nawaz, cela ne pourrait vouloir dire : « Brisez-leur la nuque aujourd’hui ». Certes, mais à la condition sine qua non que le texte coranique précise que le prescrit est circonstanciel. Or, rien de tel, tout au contraire. Ni dans le Coran ni ailleurs, Dieu – je veux dire celui qu’on fait parler comme tel – n’a pour habitude d’émettre des préceptes autres qu’universels et intemporels.

Venons-en à la question de la viande de porc. Je veux bien admettre qu’elle prête moins à conséquence que l’exécution des infidèles – c’est la seule réponse de M. Nawaz sur ce point – encore que… N’y a-t-il pas de par le monde des régions musulmanes où le porc est la seule source importante possible de protéines et où les musulmans sont néanmoins forcés de s’en abstenir ? Sans parler de ce que le strict respect de la non-consommation du halal est dans certaines villes ou quartiers d’Europe à forte implantation musulmane un des instruments pour forcer au marquage sinon à la domination musulmane (la moitié des boucheries artisanales en Région bruxelloise sont halal et dans certains quartiers seul le supermarché fournit encore de la viande de porc).

La question de la consommation d’alcool est significative des méthodes plus que contestables nécessaires à la multiplicité des interprétations.

La méthode de Nawaz me semble pire que la lecture littérale ou ingénue. Son système est fondé sur l’étymologie. Ainsi l’interdiction de l’alcool est basée sur le mot khamr. Pour les hanafites, première école d’interprétation du Coran, nous dit-il, le mot désigne à l’origine uniquement l’alcool de raisin et donc les autres alcools sont permis ! Outre qu’on a bien oublié ce sens et qu’on voit bien quelques invraisemblances (il y a toujours eu des musulmans qui buvaient en cachette), il faut voir que l’interprétation par l’étymologie est souvent partielle, limitée ou parfois hasardeuse en bonne philologie.

Prenons un exemple qui n’est pas simpliste et porte sur un concept important dans ce qui nous occupe, le mot « laïc ». Les laïcs, au sens contemporain, voient dans le grec laos l’origine du mot. C’est juste, mais presque toujours ils en profitent pour s’extasier sur le sens du mot, qui serait « peuple »[4]. Ils ont tort, d’abord d’avoir oublié démos, qui lui veut bien dire « peuple » dans son intégralité. Ensuite laos est un terme archaïque, homérique qui par exemple dans la bouche d’un aristocrate peut vouloir dire « tous les autres ». Le christianisme va récupérer le terme en en gardant quelque chose, en s’en servant pour désigner tous les non-prêtres, en y mettant une prêtrise inconnue d’Homère. Des siècles plus tard, on va faire des « laïcs » des adversaires des prêtres et des Églises. Mais le laos des origines ne s’occupe ni de prêtres ni d’opposants à ceux-ci ; pourtant le mot vient bien de là, il n’y en a pas deux.

Le recours central à l’étymologie pour tout expliquer traduit surtout une absence de rigueur philologique et de connaissances linguistiques de manière à pouvoir plier les textes à son gré.

Passons à des termes et des concepts plus importants comme l’intolérance virulente quasi générale du Coran. On rejoint là le cas le plus classique des débats sur l’interprétation du Coran. On y trouve un passage tolérant, contredit par tous les autres. Il s’agit de la sourate 2, 256, « Nulle contrainte en religion ». N. Mawaz renvoie à sa liberté d’interprétation (et dit clairement que les musulmans doivent accepter la critique de leur religion) tout en citant curieusement la doctrine de l’abrogation, qui veut qu’en cas de contradiction, les sourates les plus récentes l’emportent sur les plus anciennes. La question est assez simple. Même si le Coran entremêle les deux, on distingue dans le Coran deux couches de textes, celle de La Mecque, antérieure à 622, et celle de Médine consécutive au départ de La Mecque de Mahomet en 622. La première, à laquelle appartient la sourate 2, 256 est relativement tolérante, au contraire de la seconde. Rien ne peut y faire. S’il faut une solution, la version la plus récente doit prévaloir.

M. Nawaz se lance ensuite pour s’en sortir dans l’interprétation d’un autre texte : « Tuez quiconque renonce à l’islam pour entrer dans une autre religion », selon la traduction habituelle. Le mot traduit par « religion » est din en arabe qui peut être traduit tant par « religion » que « par « confession » selon certains juristes (sic). Din ne pourrait dès lors vouloir dire « religion » en 2, 256. Ce serait un terme politique. « Confession » voulant dire « déclaration de foi d’une Église », je ne vois pas le changement de registre, mais enregistre un épais brouillard. Les contradictions sont légion dans le Coran et, hors abrogation, il n’y pas de solution.

Quant au passage « Le pouvoir n’appartient qu’à Allah », M. Nawaz pense qu’il faut traduire par « jugement » et non pas « pouvoir ». Ainsi Dieu n’aurait qu’un simple pouvoir de juge, d’arbitre et non de souverain. M. Nawaz n’avance là-dessus aucun argument.

Le pire est probablement la question de la charia. Dans la grande majorité des textes qui la constituent, selon M. Nawaz, il n’est pas dit qu’il faut sanctionner les contrevenants. C’est seulement le cas pour quelques infractions – pour lesquelles on peut par exemple couper la main gauche – et tout le reste serait licite. Donc main coupée pour quelques infractions secondaires et rien pour le reste ! C’est la version musulmane du mythe d’une religion des origines, toute de douceur et de fraîcheur, particulièrement impossible pour le Coran, démentie par quinze siècles de pratique et soudainement conforme aux vœux de quelques croyants des XXe et XXIe siècles. Le tout est couronné par l’exhortation à une religion plus « spirituelle ».

Reste alors l’essentiel de cette prétendue méthode : à quoi bon s’obstiner à tenir compte du Coran si on peut lui faire dire ce qu’on veut, jusqu’au contraire de ce qu’il dit ?

Rationalisme ou politique ?

Sam Harris conclut, à propos de la décapitation d’apostats, que « Toutes ces pratiques, y compris cette sinistre méthode de mise à mort, trouvent dans les textes sacrés un soutien explicite ».

Telle est la vérité et tel est le problème. Cette influence est véritable et les crimes sont suffisants pour que l’on s’en préoccupe.

Nul doute que Maajid Nawaz et Rachid Benzine en sont conscients et que leurs tentatives de réinterpréter le Coran sont de bonne foi même si leur quête me semble tragique et vaine.

Les critiquer au risque de leur nuire n’est pas sans risque. Pour moi, on peut être croyant et laïque, mais à condition d’admettre que les textes sacrés sont œuvres humaines, datées et localisées. On peut donc n’en retenir que quelques passages qui correspondent mieux à notre vision actuelle, on peut tordre le sens historique d’autres. Mais il faut être conscient et dire que ce type d’utilisation est une fiction. À l’évidence, il n’en va pas ainsi et dénouer le lien avec le texte sacré ne se fait pas. Mais tout cela n’est pas sans danger. Vivre pour une part de ses pensées parmi les plus chargées de sens dans un défi au bon sens, à la rigueur scientifique sans que cela n’affecte le reste des pensées et actions me paraît illusoire. On me dira que dans le cas de l’islam l’urgence est ailleurs. Sans doute…

Bien entendu, décapitations mise à part et en sachant bien que dans d’autres cas l’élaboration philosophique peut être plus ancienne et plus consistante, toute ressemblance avec les textes d’autres religions est purement fortuite.


Notes

  1. Je cite d’après Pierre Maury, « V.S. Naipaul, de Trinidad au Nobel », Le Soir du 13 août 2018.
  2. Sam Harris & Maajid Nawaz, L’islam et l’avenir de la tolérance, Genève, Éditions Markus Halter, 2018, traduction de l’anglais par Patrick Hersant, 176 p. L’édition originale anglaise a paru en 2015 aux Harvard University Press sous le titre Islam and the Future of Tolerance.
  3. Le rapport est publié sous le titre La fabrique de l’islamisme. Je le cite d’après les articles de Cécile Chambraud et Louise Couvelaire, Le Monde du 11 septembre (!) 2018.
  4. Très longtemps les différentes éditions de Découvrir la laïcité ont fait fond sur ce roman.
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De la religion au-delà de Saint-Germain-des-Prés

Posté le 24 avril 2018 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire
Patrice Dartevelle

On est moins que jamais près d’en finir avec la religion, le religieux, la religiosité et, bien entendu, le retour du religieux.

J’ai déjà fait part de mes doutes sur ce retour, sur la faiblesse des arguments intrinsèques en faveur de ce retour[1] mais j’étais loin d’avoir épuisé un sujet qui continue à consommer encre et papier. Il faut donc reprendre la parole.

Les critiques vont bon train contre les « intellectuels », les « intellectuels de gauche », l’intelligentsia, l’élite « athée et libérale » américaine, pour qui la sécularisation était certaine (s’agissant du monde occidental je le crois toujours) et les religions vouées à disparaître. L’ouvrage de Jean Birnbaum publié en 2016, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme est, au-delà même des critiques habituelles des croyants, le signe d’un questionnement ou d’un retournement.

Rémi Brague, récent auteur de Sur la religion[2] et catholique grand teint, se moque allègrement de ce qu’« un club d’intellectuels s’est imaginé que la religion avait disparu. À Saint-Germain-des-Prés, peut-être ». Pour lui le religieux n’était jamais parti[3].

Parti ou revenu, qui aurait cru il y a une génération que le Ministère français des Affaires étrangères aurait créé en son sein une cellule « Religions », comme il l’a fait il y a quelques années ? Dans un ouvrage récent, sur lequel je vais beaucoup m’appuyer, Religion. Le retour ?, dont les multiples contributions tournent et retournent le sujet, François Gauthier, sociologue à l’Université de Fribourg, relève un détail, qui n’est pas une preuve en soi mais traduit bien le changement d’atmosphère. En 1994, Henry Kissinger publie son très volumineux maître ouvrage, Diplomacy. Il n’y est jamais question de religion, le mot n’y figure pas [4]. Qui peut croire qu’un ouvrage comparable aujourd’hui ferait la même impasse ?

Même Marcel Gauchet, théoricien du catholicisme comme religion de la sortie de la religion au profit de la seule politique, renvoie maintenant la fin de toute hétéronomie et donc de la religion à quelques siècles[5].

Pire, le philosophe athée, sans doute le plus « titré » actuellement en vie, Jürgen Habermas, lors du débat qu’il a eu en 2004 à Munich avec le cardinal Ratzinger avant que celui ne devienne le pape Benoît XVI, a reconnu (confessé ?) que certaines des idées ou valeurs essentielles ne peuvent être formulées uniquement dans le langage de la philosophie et de la Raison et trouvent une meilleure expression dans celui de la religion[6].

Habermas pense aux idées et valeurs telles que la faute, la rédemption, la capacité à accueillir l’échec[7]. Je ne vois là rien qui m’impressionne et m’incite à le suivre.

Définir la religion, le religieux ?

La religion a beau devenir plus présente dans les esprits, comme réalité ou comme problème, la situation du concept n’est pas si brillante au plan de la théorie anthropologique ou sociologique.

Alain Caillé, professeur de sociologie à Nanterre, responsable du MAUSS et éditeur de sa revue, n’y va pas par quatre chemins à cet égard en commençant sa contribution au volume Religion. Le retour ? par une affirmation péremptoire :

Une des raisons essentielles de l’échec de la sociologie classique de parvenir à un degré de clarté et d’unification paradigmatique comparable à celui qu’a connu – pour le meilleur et pour le pire – la science économique, a été son incapacité à déboucher sur une définition et une théorie minimales de la religion, susceptibles d’être acceptées et partagées cum grano salis par les grandes écoles constitutives de la discipline [8].

Les spécialistes du domaine s’en remettent généralement à la voie proposée par leur collègue Talal Asad, pour qui le concept de religion est décalqué du christianisme et vouloir l’imposer est selon lui une manifestation de colonialisme, expose François Gauthier[9], qui déclare lui-même, plus justement, que la religion n’est qu’un concept, qu’elle n’est pas une essence. C’est une « construction visant à fournir un éclairage voué à la ressaisie des faits sociaux afin d’en offrir une interprétation heuristique »[10].

En fait jusqu’ici il ne s’agit que d’une incapacité, peut-être momentanée, des scientifiques à résoudre le problème mais tel anthropologue dit, lui, que dans son domaine, l’africanisme, il n’a jamais vu de religion. C’est le cas de Michael Singleton, qui fut pourtant « programmé comme Père Blanc » avant de devenir professeur à l’Université catholique de Louvain. Il argue de sa connaissance des pratiques africaines animistes et, prenant exemple d’un groupe qu’il a longuement étudié, les WaKongo, il ne voit chez eux qu’une philosophie et une pratique du monde faites d’une sorte d’optimisme anthropocentrique à toute épreuve. Plus théoriquement il est réticent à l’égard des vues d’ensemble et se demande si par l’abstraction qui forcerait à la religion ou au religieux, on aboutit « à une notion extrêmement résiduelle ou à une Nature humaine quintessentielle » et « si le réel était un oignon, à force d’enlever les feuilles, resterait-il quelque chose ? »[11], Pour lui,

le « quelque chose » de récurrent oscille entre un Réel de Référence plus réellement réel que ses réalisations et une simple hypothèse heuristique qui NOUS (c’est lui qui met des capitales) permet de mettre un peu d’ordre factice ou figé pour un temps dans le Flux phénoménal des particuliers…

Et quand Alain Caillé le presse et lui propose de passer par la distinction entre le religieux et le politique, M. Singleton proteste :

mais le politique […] n’existe tout simplement pas dans le vivre ensemble organisé autour d’un « roi sacré » africain. […] Les chefs africains que j’ai connus en Tanzanie ne sont entrés dans le monde politique que vers la fin du XIXe siècle[12].

Pour sa part, François Gauthier, déjà cité essaie de départager l’approche de Weber et celle de Durkheim[13]. Il ne conteste assurément pas que la religion ne soit qu’un concept, fruit d’une construction socio-historique particulière mais, s’empresse-t-il d’ajouter non sans bon sens, il en va ainsi de tous les concepts et il serait vain d’abandonner d’autres concepts comme celui de politique. Le travail des sciences humaines et leur scientificité découle du travail jamais achevé de compte rendu du travail de leur construction. Il ne recherche pas la « bonne » définition de la religion ni à trancher entre les deux principales approches parce que pour lui l’opposition entre Weber et Durkheim est irréductible et une troisième voie n’a pas encore vu le jour.

L’approche de Weber, dite substantive, est centrée sur les personnes, s’agissant de donner une définition de la religion. Malgré des hésitations, Weber aboutit en fait à une essence de la religion en général. Pour toute religion il faut une doctrine théologique et sotériologique, des corps sociaux distincts (clercs et laïcs), une institution, des formes de pouvoir, etc. On est bien près du modèle chrétien post-tridentin et occidental.

L’approche, dite fonctionnelle, de Durkheim a quelque peu les préférences de Fr. Gauthier parce qu’elle allie mieux l’universel et ses variations historiques. L’avantage, du point de vue d’un sociologue, est que le raisonnement de Durkheim est fondé sur la religion comme constitutive du social. Pour lui religieux et religion sont dans la société et toute société est d’une certaine manière religieuse. La religion est un système dont la fonction est l’unité sociale. Si, dans un cas, le surnaturel est absent, ce n’est guère un problème. Mais alors la distinction entre religion et société est bien faible.

Fr. Gauthier tente d’améliorer la situation par un système à trois niveaux, macro (religieux), méso (religion) et micro (religiosité) qui ne me paraît pas une variation bien éclairante.

Et l’athéisme dans tout ça ?

Voilà un tableau bien peu triomphant pour des croyants et qui pourrait les chagriner. Je n’en suis pas si sûr, soit qu’ils pensent comme Rémi Brague, que seule leur religion leur importe soit que leur croyance n’ait pas besoin d’un statut anthropologique dit scientifique. Il y a parfois là de la littérature philosophico-logomachique.

Mais quel impact une définition obligatoirement insatisfaisante ou impossible de la religion peut-il avoir sur l’athéisme et les athées ? On pourrait imaginer que, loin de triompher, les athées soient quelque peu embarrassés par une cible qui paraîtrait insaisissable. Remarquons d’abord qu’il est fort rapide de faire dépendre l’athéisme de la seule existence de son contraire du fait de son appellation. Il est certes vrai que la critique des religions, non pas seulement dans leurs modalités mais dans leurs principes et fondements, constitue une part essentielle, surtout historiquement, de la réflexion athée.

Le terme « religion » est un piège pour tout le monde ; l’universalité et l’intemporalité parfaites du concept sont impossibles.

Pour ce qui est de l’universalité, une grande partie de l’Extrême-Orient fait problème, comme le montrent les études sur la Chine et le Japon[14]. Le sondage Gallup de 2012 sur les croyances montre en Chine et au Japon un taux de non-réponse fortement multiple de ce qu’on observe ailleurs. Si, quand on leur demande s’ils croient à un dieu personnel ou simplement à une transcendance ou s’ils sont athées, 23 % des Japonais refusent de répondre, c’est parce que la classification proposée ne leur semble pas naturelle.

Pour la temporalité, Baudouin Decharneux a rappelé il n’y a pas si longtemps que l’Antiquité grecque ne connaît pas de terme équivalent à « religion ». Religio est une invention romaine sur l’étymologie de laquelle on n’est pas près de conclure après vingt siècles de discussion[15].

Au plan purement métaphysique, l’athéisme peut sembler plus clair que la religion. Mais, même si c’est fort loin de mon propre sentiment, il n’exclut pas une sorte d’attitude religieuse où le monde et la nature jouent un rôle quasi divin quant à engendrer une attitude de contemplation, d’admiration, voire de vénération. C’est pratiquement la position d’Einstein. Ceci dit on ne voit pas que cela ait engendré une Église, même si un certain positivisme a localement mal tourné.

Si une définition englobant parfaitement l’intégralité des religions semble impossible et si un certain nombre de cas importants ne peuvent être réellement intégrés dans la définition, l’addition d’un grand nombre de critères comme ceux proposés par N. Heinich (voir plus loin) peut nous donner une solution praticable. Et même les anthropologues les plus critiques doivent admettre qu’on peut traiter de manière monographique d’une religion, dans un contexte chronologique et géographique donné.

Un retour du christianisme en Europe ?

Venons en à la question du retour du religieux dans les pays sécularisés. La sociologue Nathalie Heinich s’est penchée récemment sur la question[16]. Elle opère par un détour par la sempiternelle question de la définition. Elle estime que « religieux » ou « religion » sont, tout comme « la société » et « le social » des termes beaucoup trop flous. Pour pouvoir conclure sur la question du retour du religieux, elle propose, en se réclamant de Weber comme de Durkheim, de partir d’une analyse fonctionnelle, sorte de découpage du religieux en parties ou fonctions constitutives.

Elle dresse une liste de quatorze fonctions, plus ou moins fréquemment associées au religieux et à la religion. À bien les regarder, N. Heinich en considère neuf comme non spécifiques au domaine et trois comme inapplicables à toutes les religions. Curieusement, il semble que pour elle, son premier critère la fonction de séparation entre sacré et profane soit un critère pertinent et propre aux religions. Il n’est pas spécifique non plus : il y a du sacré non religieux même si c’est très souvent incompris[17].

Son système a l’avantage de lui permettre une réponse à la question du retour du religieux. Si on prend un signe fréquemment invoqué, les manifestations catholiques en France contre le mariage pour tous, N. Heinich y voit la réactivation d’une des fonctions, la fonction éthique de la religion, face à la libéralisation des mœurs et à sa légitimation par les institutions et les lois, pas plus.

Quant au retour de l’islam, elle y voit la réactivation de la fonction politique (la religion doit régir la société), de la fonction communautaire (surtout dans l’islam d’Europe mais plus globalement dans l’union autour des règles réaffirmées) et de la fonction sacrificielle (dans le cas des plus fanatiques. Les évangéliques, eux, réactivent les fonctions communautaire, mystique et rituelle. Au total, le sentiment d’un retour du religieux ne serait pas plus qu’un accroissement de la visibilité de certaines fonctions, en réaction aux évolutions occidentales actuelles. Le raisonnement tient si ces réactions ne sont que feu de paille.

Dans le numéro de la Revue du MAUSS, déjà cité, Céline Béraud, directrice d’études à l’EHSS, confirme et complète ce verdict en ce qui concerne le catholicisme occidental, pour lequel il me paraît vraisemblable[18].

Les manifestations françaises de 2012 et 2013 peuvent être interprétées comme le fait N. Heinich mais C. Béraud ajoute plusieurs éléments utiles. Selon cette dernière, l’impression de retour de la religion, alors que la proportion de croyants en France ne cesse de décliner, vient de deux sources.

D’une part la désertion des églises y a laissé les plus déterminés. D’autre part la partie jeune de ceux-ci a opéré une conversion dans les méthodes. Comme les autres groupes, ils ont appris à se montrer festifs et visibles, comme lors des JMJ. Ils ont congédié l’ère des processions sirupeuses et ennuyeuses. Ils ont intégré que les catholiques étaient devenus un groupe minoritaire mais, suivant l’exhortation de Jean-Paul II, ils ne baissent pas les bras pour autant et se comportent en activistes communautaires et adoptent un langage de victime, « parce qu’aujourd’hui le langage de la victime est devenu celui du maître », comme dit Éric Zemmour[19]. Quitte, de manière paradoxale dit C. Béraud – je dirais plutôt trouble que paradoxale – à continuer à vouloir imposer leur vision particulière à la totalité de la population.

À ces deux éléments, j’ajouterais – c’est pour moi l’explication politique du succès des manifestations – que bien des non-catholiques peuvent être opposés à l’homosexualité, au mariage pour tous, à la théorie des genres. Pour se manifester, le plus simple dans ce cas est de se joindre à un groupe qui bénéficie encore, malgré l’effondrement du nombre de prêtres, de structures couvrant tout le territoire, de moyens pratiques, d’expérience pour organiser de grandes manifestations et de la capacité de trouver des moyens financiers.

N’oublions pas le côté éphémère des manifestations et leur échec final – le retour n’était pas gagnant – et que pour bien des ex-catholiques et prêtres, le catholicisme se meurt et que « ce n’est pas nécessairement triste et désastreux »[20].

La religion et le marché

Les promoteurs de Religion. Le retour ? ont placé dans le sous-titre du volume, Entre violence, marché et politique un terme inhabituel pour le sujet, « marché ». C’est l’autre thème central du livre : la nouveauté dans les religions contemporaines, c’est leur passage par ou dans la marchandisation, ce qui a notamment un effet sur leur visibilité.

Ces auteurs visent la totalité des religions, et j’ai là quelque mal à les suivre, mais le cas de l’islam contemporain, en version salafiste ou non, est au moins troublant et valide des clés d’interprétation plutôt séduisantes.

Reprenant les travaux de plusieurs chercheurs depuis une dizaine d’années, Fr. Gauthier[21] et Florence Bergeaud-Blackler (Université de Marseille et auteur en 2017 de Le marché halal ou l’invention d’une tradition)[22] montrent que le fonctionnement des religions s’est complètement transformé en une ou deux générations. Leur principe est que l’affaiblissement de l’État-nation a éloigné les religions de celui-ci et concomitamment la sécularisation qu’il avait souvent fini par faire prévaloir. Le monde a basculé dans une logique postnationale, les religions aussi. L’islam salafiste lui-même a un net aspect matériel et de recherche de la prospérité même si son aspect « kamikaze » peut nous le faire oublier. Presque tous les combattants djihadistes ont recherché le luxe et les pires attraits de la consommation.

Le cas du halal est étonnamment parlant. Son histoire, neuve, est celle d’une tradition inventée. Si, au point de départ il y a évidemment des interdits alimentaires dans l’islam, les autorités religieuses y autorisent les fidèles à consommer si nécessaire la nourriture des gens du Livre, conformément au verset 5 de la sourate 5 (« […] la nourriture de ceux qui ont reçu l’Écriture avant vous est licite pour vous […] »[23]). La première trace de règles d’abattage halal se trouve dans le droit anglais au début des années 1920.

En 1979, premier problème, Khomeiny déclare illicite l’importation des viandes venues de pays occidentaux. En fait l’Iran, comme l’Égypte et l’Arabie saoudite sont importateurs nets de viande. Au stade suivant, on envoie des religieux pour islamiser les chaînes d’abattage dans les pays exportateurs où tout le monde s’incline, sauf quelques syndicats à cause des emplois perdus passés à des musulmans.

La Ligue islamique mondiale, très liée à l’Arabie saoudite, appuie cela et fait un lien entre cet abattage halal et la prédication. C’est donc un enjeu de pouvoir et, dans les pays européens, de représentation : qui contrôle le halal ? On voit même dans certains pays européens les pouvoirs publics s’en mêler. Le comble est en France où, foin de la loi de 1905, le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua tente d’être l’autorité mais finit par se contenter du pouvoir de désigner la grande mosquée de Paris comme seule habilitée à nommer les sacrificateurs, privilège que son successeur, Jean-Louis Debré, étend ensuite aux mosquées d’Évry et de Lyon.

Il faut voir que petit à petit, on étend le halal aux cosmétiques, aux hôtels, au tourisme, etc. Il faut ajouter aussi les agences de marketing islamique, les associations de consommateurs musulmans et leur personnel.

En 1997, un organe de normalisation mis en place par la FAO et l’OMS et reconnu par l’OMC en 1995 publie un Codex alimentarius du halal en s’inspirant du modèle malaisien de 1980. Ce Codex marque une nouvelle avancée du halal, c’est lui qui introduit le principe de pureté en interdisant non seulement les produits impurs mais également les produits qui ont pu être contaminés par des produits impurs (additifs, colorants,..). On étend le halal par le soupçon : tout poisson susceptible d’avoir pu se nourrir de déchets impurs est déclaré impur.

Le dernier pas revient aux monarchies du Golfe qui ajoutent qu’il faut que l’argent qui finance les productions halal soit halal (comme le leur). Et les industriels (belges compris comme les fabricants de cidre sans alcool) ont appris à fabriquer tout cela.

Au total aujourd’hui, environ 10 % du marché mondial est halal.

Pour Fr. Gauthier, la grande mutation de l’islam, c’est le passage à une vision où être musulman n’est plus suffisant. Il faut maintenant vivre en musulman et s’afficher musulman dans l’espace public. On le fait par la consommation halal visible et bien sûr par le port du voile par exemple. Initialement le halal désigne ce qu’on peut faire, aujourd’hui ce qu’on doit faire.

Si cette théorie est juste, c’est-à-dire que nous avons affaire à une vision nouvelle de la religion et que le retour à une religion archaïque n’est qu’une apparence, l’avenir de la sécularisation dans les pays musulmans s’annonce sombre tout comme pour les pays européens à minorité musulmane, les perspectives de vivre ensemble et de renvoi de la religion dans l’espace privé.

C’est possible mais voir à l’œuvre le même processus dans les Églises chrétiennes parce qu’elles ont adopté les techniques contemporaines du management et marketing me semble excessif ou prématuré.

Et demain, religion ou laïcité ?

Tant qu’à examiner vers quoi nous allons, la marge d’appréciation est bien plus grande que dans l’analyse de la situation. Risquons-nous à l’aventure.

François Gauthier met en évidence une idée juste, dont chacun devrait se pénétrer. Religion, politique, économique ne sont pas des domaines clairs, définitivement étanches et sans capacité de recouvrement et de substitution. Le politique est en problème, spécialement en Europe et on transporte certains besoins vers d’autres sphères. Compter sur les recettes d’autrefois est donc risqué.

En Europe il ne reste plus grand-chose des grandes religions traditionnelles, presque rien des religions séculières du XXe siècle (communisme, nazisme) et il semble vrai que la consommation a remplacé la prière et la réunion à la Maison du peuple (c’est moi qui ajoute ce tout dernier point).

Tout à la fois, Fr. Gauthier admet que « les religions ne reviendront pas sous leur forme d’hier » mais, sans doute parce qu’anthropologue, il ne parvient pas à penser une société sans religion. J’ai pourtant beau chercher, nul ne me démontre l’apport positif de l’une d’entre elles.

Dans ce que je viens d’examiner presque rien n’est dit des « nouvelles religiosités » qui sont cependant un point essentiel[24]. Pour ma part, sur ce point, je peux rejoindre les conclusions de Jean-Pierre Le Goff[25].

Pour lui, ce type de religiosité, notamment d’inspiration bouddhiste est une sorte de « bouillie » sentimentale (sic), qui court-circuite la raison. Elle

a tout […] d’un nouvel « opium du peuple » […] mais à la différence de l’aliénation religieuse du passé, telle que la concevait Marx, cette religiosité n’incite pas à se projeter dans un au-delà ni ne fournit un bonheur par procuration […]. Elle traduit le désarroi de l’individu esseulé qui cherche […] les voies de son épanouissement et de son salut. […] Cette religion de l’amour universel forme un prêchi-prêcha en dehors de l’histoire et de la réalité.

Je ne saurais mieux dire.

Reste une « solution » possible que cite Fr. Gauthier et que traite Alain Policar dans La Religion. Le retour ? [26], sans que je puisse le suivre intégralement, celle, à défaut d’une religion dominante au sens classique, d’une nouvelle religion civile, bien proche de la laïcité « à la française ».

C’est un grand débat français – et un peu belge – devant une laïcité républicaine, prétendument une, qui, loin de la loi de 1905 et de la neutralité de l’État, fait de la laïcité une véritable religion civile, incompatible avec toute manifestation de croyance (souvent au nom de la guerre contre l’islam), sinon toute croyance même privée. Jean Baubérot a souvent dénoncé cette laïcité de surplomb qui tente de promouvoir une nouvelle orthodoxie pour les personnes. J’avoue préférer ses « 7 laïcités »[27] – auxquelles j’ajouterais bien l’une ou l’autre – au « Il n’y a qu’une laïcité » et l’approuve quand il revendique que le droit au blasphème ne s’applique pas qu’aux religions[28].

L’athéisme et les athées seront encore plus nécessaires demain qu’hier. De retour ou non, la religion et le religieux nous réservent encore bien des surprises.


Notes

  1. Patrice Dartevelle, « L’héritage des Lumières. Une succession après inventaire », Newsletter de l’Association Belge des Athées, n° 17 (06/2017), mise en ligne sur www.athee.info le 18 juillet 2017. ↑
  2. Rémi Brague, Sur la Religion, Paris, Flammarion, 2018. ↑
  3. Rémi Brague : « On parle du « retour du religieux », mais il n’est jamais parti », interview par Eugénie Bastié, Le Figaro du 8 février 2018. ↑
  4. François Gauthier, « De l’État-nation au Marché. Les transformations du religieux à l’ère de la mondialisation », dans Religion. Le retour ? Entre violence, marché et politique, Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), n° 49 (premier semestre 2017), pp. 62-84, spécialement pp. 62-63. ↑
  5. C’est sa position dans L’Avènement de la démocratie-IV. Le nouveau monde, Paris, Gallimard, 2017, que je cite d’après La « Présentation » de Religion. Le retour ? par Alain Caillé, Philippe Chanial et François Gauthier, cité en note 12 p. 16. ↑
  6. Ibid. p. 7. ↑
  7. Il s’agit du débat qui a eu lieu le 19 janvier 2004. La revue Esprit, n° 306 (juillet 2004) en a publié la version française. J’en ai rendu compte dans « Débat Habermas/Ratzinger », Espace de Libertés, n° 336 (novembre 2005), p. 21. ↑
  8. Alain Caillé, « Du religieux. Esquisse d’une grammaire en clé de don », dans Religion. Le retour ? Op. cit., pp. 123-144. ↑
  9. François Gauthier, « Religieux, religion, religiosité », dans Religion. Le retour ?, op. cit. pp. 105-122, p. 106. ↑
  10. ibid., p. 108. ↑
  11. Michael Singleton, « Pourquoi je ne crois pas à la religion en général, ni même au religieux. Bref retour sur un parcours d’anthropologue », Revue du MAUSS, n°49 (2017/1) disponible uniquement dans la version électronique de la revue, qu’on peut obtenir sur cairn.info. ↑
  12. Alain Caillé et Michael Singleton, « Petit échange sur l’idée même de religion », dans Religion. Le retour ?, op. cit., pp. 167-173, voir pp. 170-171. ↑
  13. François Gauthier, « Religieux, religion, religiosité », voir ma note 9. ↑
  14. Voir par exemple Jean-Michel Abrassart, « Le Japon est-il un pays athée ? Religions, superstitions et croyances au Pays du Soleil Levant », dans Patrice Dartevelle (sous la direction de), L’athéisme dans le monde, Bruxelles, ABA Éditions, Études athées 1, 2015, pp. 71-83. ↑
  15. Baudouin Decharneux, La religion existe-t-elle ? Essai sur une idée prétendument universelle, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2012. ↑
  16. Nathalie Heinich, « Pour en finir avec le « religieux » : vers une analyse fonctionnelle des religions actuelles », dans la revue Interrogations, n° 25 (décembre 2017), Retour du religieux ? Version en ligne www.revue-interrogations.org/Pour-en-finir-avec-le-religieux. ↑
  17. La journaliste d’origine hongroise Kati Marton, accusée d’être blasphématoire par la TV publique hongroise, croit pouvoir se moquer en disant qu’elle croyait que le blasphème était un crime religieux, Le Soir du 10 avril 2018. ↑
  18. Céline Béraud, « Ce que l’épisode du mariage pour tous nous dit du catholicisme français », dans Religion. Le retour ?, op. cit., pp. 203-213. ↑
  19. Dans Le Figaro du 5 avril 2018. ↑
  20. Comme le dit Jacques Meurice, prêtre -ouvrier e.r, dans « La mort d’une religion », La Libre Belgique du 20 février 2018. ↑
  21. François Gauthier, « De l’État-nation au marché », op. cit., voir note 4. ↑
  22. Françoise Bergeaud-Blackler, « Le marché halal mondial », dans Religion. Le retour ?, op. cit., pp. 48-61. Corinne Torrekens dit fondamentalement la même chose dans « Le halal, de l’explosion consommatrice à l’exigence éthique », dans ORELA, Newsletter du CIERL-ULB, le 28 août 2017. ↑
  23. Traduction de Jacques Berque, Le Coran. Essai de traduction, Paris, Albin Michel, 2002 pour l’édition de poche que j’utilise. ↑
  24. Je ne vais pas redire dans ce que j’ai dit dans « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions ? », dans La pensée et les hommes, vol. 99, Francs-parlers 2015, pp. 59-70. ↑
  25. Jean-Pierre Le Goff, Malaise dans la démocratie, Paris, Fayard, Pluriel, 2017, pp. 234-236. ↑
  26. Alain Policar, « La laïcité dévoyée ou l’identité comme principe d’exclusion : un point de vue cosmopolite », op. cit., pp. 179-194. ↑
  27. Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Paris, Maison des Sciences de l’homme, 2015. ↑
  28. Voir son interview par Thibaut Sardier, site liberation.fr, le 6 janvier 2018. Il voudrait une association représentative des athées et des agnostiques pour traiter à égalité avec les organisations religieuses. Encore faudrait-il qu’elle n’imagine pas gagner la partie en restant à côté du terrain. ↑
Tags : halal islam laïcité religieux religion

Il était une bergère…
La Tunisie entre tolérances et intolérances religieuses

Posté le 27 décembre 2017 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Anne Staquet

Manifestation « Mouch Bessif »

Manifestation « Mouch Bessif »

La révolution de 2011 avait attisé l’espoir dans le monde arabe : l’espoir d’une vie meilleure et surtout l’espoir d’un déploiement des libertés individuelles. En Tunisie, l’optimisme premier a été de courte durée. En effet, les élections qui ont suivi ont vu la victoire massive des religieux et, plus exactement, d’un intégrisme religieux. Les valeurs démocratiques de liberté ont été présentées au peuple comme une tentative d’occidentalisation et un retour déguisé du colonialisme. Les actes de Bourguiba, qui n’hésitait pas à ôter le voile des femmes et à qui il était arrivé de boire en public à la télévision durant le ramadan, ont étayé, à son corps défendant, cette interprétation. Ses actions non démocratiques ont été mises en exergue et le fait que les budgets les plus importants de son gouvernement soient dévolus à l’enseignement et à la sécurité sociale a été soigneusement occulté.

Il ne s’agit évidemment pas de faire l’éloge d’un homme, mais de rappeler combien la Tunisie a pu jouir de libertés importantes et comment elle a pu être à la pointe des libertés et des droits des femmes non seulement au sein du monde arabe, mais même de nos pays. Le droit de vote des femmes a été acquis en Tunisie en 1956, alors qu’il n’a été autorisé qu’en 1944 en France et 1948 en Belgique (pour qu’il ne soit pas limité aux communales). Quant à la dépénalisation de l’avortement, elle survient en 1973 en Tunisie, alors qu’il faudra attendre respectivement 1975 en France et 1990 en Belgique.

Ces questions ne sont éloignées de la tolérance religieuse, y compris à l’égard des athées et des agnostiques, qu’en apparence. En effet, même s’il existe des croyants très tolérants, ceux qui remettent en question l’égalité entre les hommes et les femmes et le droit à l’avortement le font quasiment toujours – explicitement ou implicitement – au nom de la religion.

Bien sûr, l’athéisme n’est pas clairement admis, mais la tolérance a toutefois été inscrite dans le premier chapitre de la constitution tunisienne de 2014. L’article 6 précise :

L’État est gardien de la religion. Il garantit la liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes ; il est le garant de la neutralité des mosquées et lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane.

L’État s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance, à protéger les sacrés et à interdire d’y porter atteinte, comme il s’engage à interdire les campagnes d’accusation d’apostasie et l’incitation à la haine et à la violence. Il s’engage également à s’y opposer.

Comme on peut le constater, la constitution garantit la liberté de croyance et de conscience, mais elle définit aussi d’abord l’État comme le gardien de la religion.

Si les lois sont essentielles dans la détermination des libertés, les libertés ne sont réelles que lorsque la pression sociale permet de les exercer sans risque et sans condamnation morale. Et, à ce niveau, la situation en Tunisie est encore à améliorer.

Prenons le cas de la réalisatrice franco-tunisienne Nadia El-Fani. En 2011, soit en pleine révolution tunisienne (les premiers événements datent de l’année précédente), elle réalise un documentaire sur la place de la religion en Tunisie, sur les rapports de la population tunisienne avec l’islam et sur les aspirations d’une partie de ses compatriotes à une constitution laïque. Le film, initialement intitulé Ni Allah ni maître, sera renommé « Laïcité inch’Allah » suite à la polémique qu’il suscite. Le 26 juin 2011, une centaine de salafistes du mouvement, aujourd’hui interdit, Hizb Ettahrir saccagent la salle de cinéma où le film doit être présenté. Ils attaquent violemment le directeur de l’événement et menacent le public.[1] Il faut dire aussi que, deux mois plus tôt, Nadia El-Fani n’a pas hésité à revendiquer son athéisme sur une chaîne de télévision de grande écoute. Le harcèlement dont elle a été victime a été tel qu’elle est rapidement retournée en France.

Comme on le voit avec cet exemple, il ne suffit malheureusement pas que la loi autorise la liberté de culte, voire l’athéisme. Il faut aussi que les actes de violence à l’encontre de cette liberté soient condamnés et que les mentalités évoluent, ce qui ne se fait pas sans un travail sur celles-ci.

Les athées sont en fait nombreux en Tunisie. Beaucoup de Tunisiens boivent de l’alcool et ceux qui ne font pas le ramadan ne sont pas aussi rares qu’on pourrait l’imaginer[2],même si la situation est évidemment très différente à Tunis ou dans les grandes villes et dans les régions rurales retirées. Cependant, les non-pratiquants sont tolérés pour autant qu’ils enfreignent les coutumes en toute discrétion. Ainsi, pendant le ramadan, les quelques restaurants non touristiques ouverts en journée ferment les tentures ou tapissent leurs fenêtres de journaux, de manière à pas apparaître au vu et au su de tous. Une telle situation offre la possibilité à l’imam extrémiste, Adel Al Elmi, d’entrer dans ces lieux en filmant ceux qui s’y trouvent et de mettre ses films en ligne, afin de jeter l’opprobre sur eux. Pourtant, aucune loi n’interdit de manger ou de boire durant le ramadan et la nouvelle constitution garantit la liberté de croyance et de conscience.

Une telle ambiguïté, qui tente de ménager la chèvre et le chou, est toujours très dangereuse pour les libertés. Il suffit en effet que ceux qui exercent leurs libertés se retrouvent face à des religieux intégristes ou à des moralistes intolérants pour devenir une cible. C’est ce qui est arrivé en juin dernier à quatre jeunes de Bizerte, une ville du Nord de la Tunisie. Lors du dernier ramadan, ceux-ci ont mangé et fumé dans un jardin public. La police les a arrêtés. Le tribunal les a condamnés à un mois de prison pour outrage public à la pudeur ! Heureusement, des associations de défense des libertés leur ont trouvé des avocats et, en appel, ils ont échappé à la sentence.

Finalement, leur arrestation a provoqué une vague d’indignation sur les réseaux sociaux. Cela a abouti au mouvement « Mouch Bessif », que l’on peut traduire par « pas de force » ou « pas contre notre volonté ». Une manifestation a eu lieu à Tunis. Le nombre des manifestants n’était pas énorme, par contre, le relais médiatique a été massif, partout dans le monde. On peut d’ailleurs soupçonner que l’acquittement, en appel, des « non-jeûneurs » est dû au soutien massif de la population.

Cette manifestation était en grande partie organisée par le groupe des irréligieux tunisiens (actifs sur Facebook depuis 2009), lesquels ont depuis lors pris le nom, plus neutre, d’association des libres-penseurs. Cette association tunisienne a obtenu le 25 octobre dernier le visa pour tous les pays arabes. Elle revendique le droit à l’athéisme effectif et réclame que les cafés, les restaurants et les cantines puissent servir ouvertement à boire et à manger, et pas seulement dans les lieux touristiques. Elle entend défendre les droits des athées[3] et des non-pratiquants, tout en travaillant sur les mentalités. Hanène, jeune femme, web master, membre fondatrice de l’association, m’a expliqué que les membres sont d’âge et de condition sociale très différents et qu’ils ne sont pas tous des intellectuels. D’ailleurs, suite à cette reconnaissance officielle, de nombreuses personnalités tunisiennes leur ont témoigné leur soutien et leur ont proposé de les aider… mais en leur demandant expressément de ne pas les nommer. Voici encore une fois une preuve, s’il en était besoin, qu’il n’est pas bon de se déclarer ouvertement athée aujourd’hui en Tunisie. En outre, les menaces sont fréquentes à l’égard des irréligieux. Mais les choses bougent aussi, car l’association est désormais officielle. Les fondateurs eux-mêmes ont été étonnés d’obtenir leur visa. Il faut dire que c’était la huitième fois en trois ans qu’ils introduisaient leur demande. Aujourd’hui, ils attendent que les statuts soient publiés au Journal Officiel, ce qui implique une déclaration du chef de l’État. Ils vont œuvrer pour changer les lois et les mentalités et envisagent de développer un blog et d’organiser des conférences.

Il serait tentant de conclure sur une note d’optimisme, faire accroire que, après des avancées et des reculs[4], la Tunisie est sur de bonnes voies et que la liberté de croyance et d’expression en matière religieuse, par la parole ou par les actes, est en train de s’affirmer. Ce serait cependant faire preuve d’une vision simpliste de l’histoire qui irait lentement mais sûrement dans le sens du progrès. Un tel optimisme consisterait à se réjouir de toutes les avancées, en oubliant qu’elles sont fragiles et qu’il suffit de peu pour que l’obscurantisme revienne en force.

L’autre tentation est de se croire à l’abri chez nous, en Belgique, au moins en ce qui concerne la liberté de croyance et la liberté d’expression. Certes, vue de Tunisie, la condition des athées belges peut sembler idéale. Mais si elle est meilleure, elle est loin d’être parfaite pour autant. Je donne, depuis des années, des cours et des conférences sur l’histoire de l’athéisme. Or, de plus en plus souvent, des Belges ou des Français viennent m’avouer qu’ils n’osent plus se dire athées. Certains cherchent même à inventer des mots ou des expressions pour se définir sans que ceux qui ne partagent pas leur position comprennent qu’il s’agit d’athéisme. Le plus paradoxal, c’est que chez nous la réprobation sociale vient moins des croyants, qui se veulent tolérants, que des agnostiques et laïques, qui affirment avec vigueur, voire avec une certaine agressivité, que l’athéisme est une croyance dans la non-existence de Dieu…


Notes

  1. Deux mois auparavant, le réalisateur Nouri Bezid, avait été frappé à la tête au moyen d’une barre de fer peu après avoir réclamé l’inscription de la laïcité dans la constitution. Son agresseur n’a pas été retrouvé. ↑
  2. Les statistiques considèrent que 4 % de la population tunisienne serait athée. Mais on sait que sur ces questions où la parole n’est ni libre ni neutre, le nombre est souvent bien supérieur aux déclarations effectives lors des sondages d’opinion. ↑
  3. Comme c’était chez nous le cas à l’époque moderne, le terme d’athée est une invective. Aussi, les athées se définissent plutôt comme irréligieux. ↑
  4. Comme les pommes dans le panier de la bergère… ↑
Tags : Association des libres penseurs athéisme islam Mouch Bessif révolution arabe Tunisie

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